La Mort d'Achille
Tragédie

Isaac de Benserade

Édition critique établie par Sandra Tortel dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier

1636

Biographie d’Isaac de Benserade §

Les origines de Benserade sont mal connues. Selon ses biographes1, il serait né en 1613 à Lyons-la-Forêt2 en Normandie. Issu d’une famille de petite noblesse, son père est maître des eaux et forêts, il est destiné à une carrière ecclésiastique. Mais son caractère d’amuseur et de courtisan ajouté à sa volonté de réussir vont peu à peu le détourner de cette voie toute tracée.

Dès son enfance, il se serait fait remarquer par sa vivacité d’esprit et son désir de briller. À l’âge de 8 ans, l’évêque qui lui donna la confirmation lui proposa de changer son prénom hébreu Isaac pour un prénom chrétien : la réponse de Benserade est significative : « Volontiers, dit-il, pourvu qu’on me donne du retour3. » Cette réponse inattendue révèle l’ambition précoce de notre auteur. Plaire et être apprécié était essentiel pour Benserade. Toute sa vie sera guidée par ce désir et il n’hésitera pas à user de différents moyens pour l’assouvir. À la mort de son père, il se retrouva dans une situation financière plus que délicate. Allié par sa mère au cardinal de Richelieu, il décida de faire appel à sa générosité et bénéficia de l’aide financière du ministre jusqu’à sa mort, en 1642. Au sortir de ses études, il reçut une pension de 600 livres. À la mort du cardinal4, la reine-mère touchée, semble-t-il, par son charme et sa vivacité d’esprit5, lui accorda une pension de 3 000 livres. Dès 1634, le « beau » Benserade fut reçu à l’Hôtel de Rambouillet qui lui ouvrit les portes du grand monde. Son charme et son pouvoir de séduction lui attirèrent la bienveillance des femmes qui appréciaient ses mots d’esprit et ses plaisanteries, atout non négligeable pour avoir une place dans les cercles mondains. Influencé par ce milieu, il prit part dès 1635 aux activités littéraires du moment et s’orienta dans deux directions différentes. Parallèlement à ses tentatives théâtrales des premières années (1635-1636), il commença à composer des poèmes, des sonnets et des odes, et par la suite des chansons mises en musique par Lambert ainsi que de nombreuses épigrammes6 qui vont contribuer à sa notoriété à la Cour et à la bienveillance particulière du cardinal Mazarin. La querelle des Sonnets7 qui éclata en 1638 mit en compétition un sonnet de Benserade avec un sonnet de Voiture, ce qui fut tout à l’honneur de notre poète. Dans les années 1660, au plus fort de sa gloire, alors qu’il était considéré comme l’un des poètes les plus originaux de son temps avec Corneille et Voiture, il se mit à écrire des vers pour des ballets royaux qui célèbrent les grands événements du royaume au cours de somptueuses fêtes et dans lesquels les rôles principaux sont tenus par de hauts personnages tels que Louis XIV en personne. Ces ballets très en vogue et surtout utiles à la propagande royale contribuèrent à l’excellente réputation du poète. Il était apprécié pour son expression délicate, en accord avec les mœurs de l’époque et les goûts des personnes auxquelles il s’adressait. Son exquise galanterie auprès des femmes le rend célèbre et sa franchise lui vaudra tous les compliments de la Cour.

Tout en se conformant aux inclinations de son temps, Benserade conserve toute sa liberté d’expression8. Quand on l’accuse de changer trop souvent ses opinions, de ne tenir à aucun parti et de servir toutes les causes : « Je n’en sers qu’une, dit-il, et c’est la mienne, je ne suis qu’un parti, celui de ma fortune ; je n’ai qu’un but, celui d’être heureux et tranquille, tout ce que j’ai fait ne tend qu’à m’y faire parvenir : pourquoi m’accuser d’être changeant9 ? ». Il devint un « habitué » de la Cour et fut chargé par Melle de La Vallière de sa correspondance amoureuse avec le roi. Cet emploi contribua à façonner son image de libertin10.

Puis en 1674, consécration ultime : Benserade fut élu à l’Académie française où il succéda à Chapelain. La Bruyère lui-même, frappé de son succès continu, le peint dans ses Caractères sous les traits de Théobalde, celui qu’on applaudit en confiance, sans toujours l’entendre11. Mais peu à peu, la renommée du poète s’essouffla et ses oeuvres perdirent cette fraîcheur et cette vivacité qui faisaient le succès de leur auteur. En 1676, le roi lui commanda une mise en rondeaux des Métamorphoses d’Ovide. Cette nouvelle œuvre, critiquée, entre autres, par Boileau, sonna le glas de la carrière mondaine du poète courtisan. Peu à peu dégoûté de la Cour, il se retira à Gentilly où il s’occupa à traduire tous les psaumes et à écrire quelques ouvrages de piété pendant les dix dernières années de sa vie. Il mourut le 19 octobre 1691 à 78 ans.

Il reste dans les mémoires comme le bel esprit préféré de la cour de Louis XIV et laisse une œuvre poétique importante. Benserade a été pendant plus de cinquante ans un homme d’esprit, jouant des modes de son époque, toujours prêt à satisfaire les goûts et les caprices littéraires de la Cour. « Benserade n’a été qu’un précieux, il a toujours été un précieux ; mais il l’a été avec autant d’esprit et de ressources ingénieuses dans l’esprit qu’on a jamais pu en avoir12. »

Carrière dramatique de l’auteur §

Sa carrière de dramaturge commence alors qu’il n’a que 22 ans, en 1635. Avec la tragédie de Cléopâtre, Benserade signe son premier texte. Le théâtre connaît à ce moment-là un essor considérable qui marque le début d’une ère nouvelle. À partir de 1629, des transformations profondes réorganisent de façon décisive l’activité théâtrale : modes de production, statut des auteurs et des comédiens, localisation des troupes, composition du public. Une centralisation s’opère et deux compagnies de comédiens s’installent définitivement à Paris en 1629, celle de l’Hôtel de Bourgogne appelée la « Troupe royale » et celle de Montdory, qui se fixe au théâtre qui prendra le nom du Marais en 1634. Richelieu, nommé ministre d’État par Louis XIII en 1629, contribue à ce renouveau : il constate que le théâtre peut s’avérer un enjeu politique non négligeable s’il est mis au service de l’autorité royale. Passionné de théâtre, le cardinal s’entoure d’une équipe de poètes parmi lesquels Boisrobert et Desmarets de Saint-Sorlin, qu’il poussera à écrire des pièces de théâtre. Ainsi la reconnaissance du théâtre comme art officiel va de pair avec l’éclosion d’une des périodes les plus brillantes de la dramaturgie française.

Mongrédien est le seul à relater avec force détails les débuts théâtraux de Benserade. Il prétend que sa carrière a commencé par amour pour une actrice, La Bellerose. Cette explication romantique n’est cependant pas attestée. Benserade semble en tout cas avoir délaissé les cours de philosophie de la Sorbonne pour le théâtre. Il a préféré ainsi s’initier aux plaisirs du monde car le théâtre est à l’époque un divertissement agréable, apprécié par l’aristocratie qui permet à un auteur de se faire un nom. C’est un fervent spectateur de l’Hôtel de Bourgogne où il découvre de nombreux auteurs chez lesquels il va puiser son inspiration pour écrire ses propres pièces. Tout au long de sa carrière, il s’attaque aux trois genres du théâtre les plus en vogue : la tragédie qui a fait sa réapparition en 163413, la tragi-comédie pour laquelle l’engouement s’étiole à partir de 1640 et la comédie que Corneille remet au goût du jour après 1640.

En 1635, Benserade écrit sa première tragédie Cléopâtre. Sa pièce, jouée à l’Hôtel de Bourgogne14 avec un certain succès, est mise en concurrence cette année-là avec celle de Mairet, Marc-Antoine, représentée sur la scène du Marais. Fort de son premier succès, notre auteur se lance dans l’écriture d’une deuxième tragédie La Mort d’Achille et la dispute de ses armes, en 1636. Après ces deux premières tragédies, Benserade n’en écrira qu’une autre15 : Méléagre en 1641. Entre La Mort d’Achille (1636) et Méléagre (1641), il compose une tragi-comédie Gustaphe, ou l’heureuse ambition en 1637 et la même année, une comédie Iphis et Iante jugée comme sa meilleure œuvre théâtrale.

Le succès appréciable que lui valent ses deux premières pièces lui donne une certaine assurance. Benserade est sûr de lui et de son talent mais il ne sait pas encore dans quel domaine : pendant qu’il s’essaye au théâtre, il se mêle à des groupes très différents, s’intéresse aux beaux-arts sans jamais perdre de vue ses intérêts. Le théâtre n’a donc pas été à proprement parler une vocation pour lui : la brièveté de son expérience le montre bien. Il s’en est servi pour séduire les esprits les plus influents qui fréquentent assidûment les théâtres à cette époque. Sa carrière dramatique n’aura duré que six ans et n’aura été qu’une étape parmi tant d’autres dans sa vie, une expérience enrichissante et fructueuse. Elle dévoile les qualités du futur galant homme et marque le début d’une carrière galante consacrée essentiellement à la poésie de cour.

Le contexte littéraire et les sources de la pièce §

À l’époque où Benserade écrit La Mort d’Achille et la dispute de ses armes, c’est-à-dire dans la première moitié du XVIIe siècle, la place de la culture antique est encore fondamentale dans la société mais aussi dans l’enseignement. Les études grecques restent marginales malgré le maintien d’une certaine activité en sa faveur, au sein de cercles tels que les mercuriales de Ménage, le parloir de Saint-Germain-des-Prés qui accueille des hommes comme Bossuet, Fénelon ou Boileau, mais aussi au sein même de l’Académie française. Les textes grecs ne sont connus que dans leur traduction latine, l’accès à la langue grecque étant réservé à une petite élite. Cependant ce poids de la culture antique exerce peu à peu une véritable tutelle intellectuelle pour certains auteurs qui y voient désormais une marque de pédantisme. Un « goût plus fin » et un « discernement plus exquis » tentent de se substituer à la « profonde érudition » qui passe alors pour avoir gâté le siècle précédent. La confrontation de ces deux principes se concrétise dans la querelle des Anciens et des Modernes qui suscitera de nombreux débats dans la seconde moitié du siècle. Cependant le théâtre préclassique est imprégné des œuvres de Sénèque dont les adaptions sont en vogue depuis le milieu du XVIe siècle.

Benserade se situe à une époque charnière : il reçoit l’influence de la culture antique mais aussi celle des salons qui privilégient le bon goût sur l’érudition. Au milieu des années 1630, la tragédie renaissante cherche à se démarquer nettement des genres appréciés depuis la fin des années 1620 comme la pastorale ou la tragi-comédie, qui est d’ailleurs toujours à la mode à cette époque. Ses sujets sont puisés dans des récits mythologiques ou dans l’histoire antique, à la différence de la pastorale et de la tragi-comédie. En 1634, la pièce de Rotrou, Hercule mourant relance ainsi les tragédies mythologiques et un certain nombre des tragédies écrites jusqu’à la fin du siècle prendront leurs sujets dans la mythologie. Ce genre plaît beaucoup au public du XVIIe siècle qui distingue mal la légende de l’histoire. Comme le récit historique, la légende peut et doit être arrangée selon la vraisemblance et les bienséances. C’est au nom de ces deux principes, vraisemblance et bienséance, que naît la tragédie dite « régulière » qui met en pratique les règles d’unités.

Dans ce contexte, Benserade est naturellement conduit à écrire une tragédie conforme aux principes et aux goûts de son temps. C’est à partir de ces éléments qu’il compose ses deux premières pièces. Il choisit des sujets mythologiques qui ont déjà fait leur preuve au théâtre dans la génération précédente : ainsi Méléagre et La Mort d’Achille sont inspirées de pièces d’Alexandre Hardy. La Mort d’Achille, sa deuxième œuvre théâtrale, répond aux critères de son temps : tragédie mythologique, elle s’inspire des diverses traditions que l’auteur a pu trouver chez Homère ou Sophocle mais aussi chez des auteurs supposés antérieurs à lui tels que Darès de Phrygie et Dictys de Crète16 dont les récits sont beaucoup appréciés depuis le XVIe siècle. Jouée à l’Hôtel de Bourgogne dès la fin de 163517, la pièce remporte un succès d’estime ; le cinquième acte, jugé trop long et détaché de l’action principale, est vivement critiqué18.

L’exploitation que fait Benserade de ses sources permet de montrer que tout en modelant son schéma d’ensemble sur le tissu mythologique qu’il connaît, il tient compte de facteurs théoriques provenant de plusieurs genres dramatiques. Pour son sujet, il utilise des sources très nombreuses et très variées : d’Homère à Hardy en passant par Darès et Dictys19, les influences se font jour aussi bien dans le déroulement de l’action que dans le caractère des personnages. Dans son argument « Au Lecteur », Benserade mentionne Darès et Dictys comme sources essentielles pour l’écriture de La Mort d’Achille tout en rappelant que la légende d’Achille, héros de la guerre de Troie, est racontée dans son ensemble par Homère dans l’Iliade. Il conclut ainsi : « J’ai pris des uns & des autres ce que j’en ay jugé necessaire pour l’embellissement de la chose. » En effet, notre auteur n’a pas hésité à mêler les diverses légendes entre elles, tous les poètes ne rendant pas tout à fait compte des mêmes traditions mythologiques. En plus de ces trois principales influences, la pièce d’Alexandre Hardy, La Mort d’Achille, écrite en 1607, lui sert de modèle pour ses quatre premiers actes. Au cours de son cinquième acte, il s’inspire point par point d’un passage des Métamorphoses d’Ovide20 qui est pour une bonne part consacré à la dispute des armes d’Achille21 entre Ajax et Ulysse mais aussi de l’Ajax de Sophocle pour le suicide du héros grec.

L’abondance et la richesse des sources utilisées par notre auteur ne nous permettent pas d’organiser de façon très précise dans une étude générale ces diverses influences mais plutôt d’en dégager quelques points essentiels.

Benserade fait commencer sa tragédie au moment où une nouvelle trêve vient d’être décidée entre les Grecs et les Troyens. Le schéma de la tragédie s’appuie sur trois moments-clés, pris principalement dans le récit de Dictys22.

Pour cette première étape de l’action, Benserade a repris la scène telle que Dictys la décrit : Priam est accompagné de sa suite (I, 3, v. 124-125), ce qui rend sa requête plus solennelle. Cependant, c’est d’Homère23 que s’inspire notre auteur pour l’entrevue d’Achille et de Priam. Ce dialogue qui s’engage alors entre les deux personnages est beaucoup plus émouvant que celui relaté par Dictys. Priam s’adresse à Achille avec beaucoup de respect et d’humilité, voire de soumission (v. 134-137) pour lui témoigner sa profonde reconnaissance : Achille est pour lui incontestablement un valeureux guerrier. Mais c’est aussi en père qu’il s’adresse au héros grec : en rappelant que ce dernier est la cause de son malheur puisqu’il a tué un grand nombre de ses fils, il évoque le malheur d’un père privé de ses enfants. C’est ce sentiment paternel que Priam essaie d’éveiller dans le cœur d’Achille. Priam apparaît donc meurtri mais digne, ce qui n’est pas révélé par le récit de Dictys. Grâce à la version homérique, Benserade rend toute sa grandeur au roi troyen.

Le deuxième moment fort de l’action pris chez Dictys constitue un véritable coup de théâtre : la mort de Troïle tué au combat par Achille qui avait pourtant promis de respecter la paix au nom de son amour pour Polyxène24. Chez Dictys25 comme chez Darès26, la mort du fils de Priam provoque le désir de vengeance des Troyens contre Achille. Chez le premier, c’est Pâris qui, en poignardant Achille, cherche à venger le peuple troyen tout entier des meurtres commis par le héros grec, tandis que Darès évoque comme cause du meurtre d’Achille la volonté d’Hécube de venger ses enfants morts en tendant un guet-apens au guerrier grec. Benserade fait de la mort de Troïle un moment très important de l’action puisque c’est elle qui détermine le sort d’Achille. Elle provoque en effet le revirement d’Hécube qui, favorable, au début de la pièce, au mariage de sa fille Polyxène avec Achille, souhaite maintenant sa mort, mais aussi celui de Parîs qui décide de tuer Achille pour venger la mort de ses frères. Hécube ne cherche donc pas à se venger du passé mais à réparer une trahison qu’elle juge impardonnable.

Enfin, le troisième temps fort de la tragédie met en scène le meurtre d’Achille dans le temple d’Apollon27. Benserade s’inspire des trois versions qu’il a en sa possession : celles de Dictys, de Darès et de Hardy, lequel a inspiré notre auteur pour la mise en scène. Ces trois auteurs mettent en lumière la lâcheté du coup porté à Achille, venu dans le temple avec l’espoir d’épouser Polyxène, ou tout au moins pour apaiser la situation. C’est en tendant un piège au héros que Pâris arrive à le tuer. Benserade reprend cette idée : Pâris et Déiphobe, cachés dans le temple à l’arrivée d’Achille, tuent leur victime par surprise. Achille ne s’aperçoit qu’au dernier moment qu’il a été poignardé (IV, 4, v. 1261-1262) :

Qui se prendroit à moi ? qui seroit l’insensé
Qui viendroit m’attaquer ? mais Dieux ! je suis blessé.

La fuite des agresseurs et l’arrivée d’Ajax marquent, dans tous les textes que Benserade a pu consulter, la fin de la scène dans le temple. Ajax se pose alors en vengeur de la mort d’Achille. Chez Benserade comme chez ses prédécesseurs, cette scène est très vive et constitue le paroxysme dramatique de la tragédie.

Le récit de Dictys sert de canevas à La Mort d’Achille de Benserade et en donne les principales étapes. L’amour y est un enjeu très important, point que ne développe pas Homère et que Hardy n’exploite pas jusqu’au bout. Ces trois moments-clés de l’action donnent toute sa force à la pièce. De toutes les sources qu’il a consultées, le récit de Dictys reste le plus vivant est le plus propre à être transcrit au théâtre.

Benserade n’en perd pas pour autant toute son originalité. Il se distingue par l’exploitation qu’il fait d’un passage des Métamorphoses d’Ovide pour en faire une scène judiciaire, même si elle n’est pas réussie, ou des personnages qu’il trouve chez les auteurs tragiques grecs. Son originalité tient donc surtout au poids accordé aux caractères des personnages. Par rapport à Alexandre Hardy et à tous les autres textes consultés, Benserade s’attache à façonner avec une attention particulière les caractères de Polyxène, d’Hécube et d’Ajax.

Polyxène est le seul personnage à apparaître dans la pièce d’Alexandre Hardy, où un dialogue s’établit entre elle et Achille. Benserade s’en est inspiré et l’a placé à la scène 4 de l’acte II, avant la mort de Troïle. Les interventions de la jeune femme sont toujours tempérées et elle essaye d’agir dans le respect de son peuple et d’être en cohérence avec ses propres sentiments. Benserade accorde moins d’importance à ce personnage féminin qu’aux deux autres, Hécube et Briséis. Instrument de la vengeance des Troyens dans le récit de Darès, elle n’a ici aucun rôle direct dans le meurtre d’Achille. Mais Benserade en a fait un personnage fier et déterminé, en totale opposition avec la jeune fille suppliante et larmoyante du texte de Dictys. Elle ne se met en effet à genoux devant son ennemi que sur la demande de ses parents pour obtenir le corps de son frère mais le fait à contre cœur. C’est dans ces conditions qu’Achille, fasciné par sa beauté, cède et rend le corps d’Hector.

L’Ajax de Sophocle et l’Hécube d’Euripide ont servi de modèles à Benserade pour créer ses personnages et leur donner une dimension tragique. Pour le personnage d’Hécube, Benserade s’est inspiré du récit de Darès mais surtout de la pièce d’Euripide. De ces deux textes, il a conservé tout le pathétique de la mère accablée par la perte de la plupart de ses enfants tués par les Grecs. Ce pathétique est renforcé par le revirement qui s’opère chez elle à l’annonce de la mort de Troïle (IV, 1) : alors qu’elle consentait au mariage de sa fille avec un chef ennemi, elle décide alors de venger la mort de son fils28. Chez elle, comme chez Hécube dans la tragédie d’Euripide, le paroxysme de sa douleur de mère aboutit à un désir violent et cruel de vengeance29. Son désespoir à l’annonce de la mort de Troïle est tel qu’elle se prend d’une haine irrévocable pour Achille et suggère aux fils qui lui restent, Pâris et Déiphobe, de donner la mort au héros. Benserade supprime pourtant l’idée qu’Hécube veut user de fourberie pour se venger d’Achille : elle est entièrement responsable de ses actes. C’est un personnage sans concession. Elle ne veut que le bonheur de ses enfants et c’est dans ce but qu’elle accepte dès le début le mariage entre sa fille et Achille, le meurtrier d’un grand nombre de ses fils. L’espoir d’un avenir meilleur la laisse même rêver à la descendance qui naîtra de leur union (III, 4)30. Mais ce bonheur illusoire est de courte durée. La mort de Troïle va la conduire à un point de non-retour. Elle ne veut plus accepter passivement son destin malheureux de mère. Face à la trahison qu’elle subit, elle se réfugie, comme Ajax le fera, dans la vengeance. De là apparaît le personnage pathétique qui, dans l’excès de la douleur, est capable du pire, guidée qu’elle est par l’énergie du désir de vengeance. C’est ce même état que décrit Euripide dans sa tragédie31. Tout comme Ajax, Hécube est prête à aller jusqu’au bout de ses sentiments : c’est donc elle qui convainc Pâris de tuer Achille et qui décide de la manière d’agir.

Avec la pièce de Sophocle, Benserade a pu modeler le personnage d’Ajax qui revêt une importance toute particulière. Le dramaturge s’est en effet intéressé à la valeur humaine de ce héros telle qu’elle apparaît dans la tragédie de Sophocle. Un sentiment constant de respect et de reconnaissance vis-à-vis d’Achille l’anime et le pousse au suicide au moment où il s’apercevra qu’il ne pourra plus défendre ni son propre honneur ni celui de son ami. Son entrée en scène a lieu à l’acte III, scène 1 où s’engage un débat à propos de la décision d’Achille d’arrêter le combat. Ajax intervient peu dans cette scène où Ulysse mène le dialogue pour essayer de persuader Achille de continuer la lutte. C’est en ami qu’Ajax s’adresse à Achille et c’est au nom de cette fidèle amitié qu’il cherchera, après sa mort, à obtenir ses armes. Même si un désaccord s’établit entre eux à cause du refus catégorique d’Achille de se battre, Ajax, après la mort de Troïle, face à un Ulysse impitoyable, veut disculper son ami32. D’ailleurs le geste33 qu’il a lorsqu’il aperçoit Achille mourant montre qu’une grande affection les lie. À ce moment, Ajax promet de sauver l’honneur du valeureux guerrier qu’il a été et de contribuer à sa succession. Au nom du sentiment qui les unit, il doit venger Achille même au prix de sa vie. Son suicide est d’autant plus tragique qu’il relève de sa foi en certains principes, certaines valeurs auxquels il ne peut renoncer. Ajax est, comme Hécube, le type du personnage trahi qui ne fait aucune concession : c’est pourquoi son geste fatal n’est pas compris, ni par Agamemnon ni par Ulysse.

C’est donc le désir de vengeance qui anime ces deux personnages et les pousse à agir34. Il constitue une sorte de devoir impérieux imposé par une passion incontrôlable. Ce thème est présent déjà dans le théâtre antique et connaît un nouveau succès au XVIIe siècle qui emploie des thèmes très appréciés à la Renaissance. L’exploitation de ce sujet contribue à renforcer le caractère tragique des personnages et à éveiller l’attention du spectateur. C’est pourquoi Benserade représente sur scène à la fois le meurtre d’Achille et le suicide d’Ajax. Alors qu’il représente la destruction totale, à la fois morale et physique, de l’agresseur comme de la victime, le thème de la vengeance s’avère être, dans la pièce de Benserade, le déclencheur d’une tension dramatique extrême. En effet, c’est au moment où la vengeance est mise à exécution que l’action est la plus intense. Le dramaturge, pour transcrire toute la violence de la vengeance, doit mettre en scène la violence physique. Pour cela, Benserade s’est inspiré de la tragédie d’Alexandre Hardy35 qui met elle aussi en scène la mort d’Achille. En composant deux derniers actes très courts36, Hardy a réussi à concentrer l’action dramatique de sa pièce et à dégager toute la vivacité que requérait son sujet. C’est pour conserver cette dynamique que Benserade a représenté le suicide d’Ajax tel qu’il est exposé dans l’Ajax de Sophocle.

Benserade accorde donc une importance particulière aux caractères de ses personnages et cherche avant tout à mettre l’accent sur la spécificité tragique de leurs actes. C’est dans cet objectif qu’il se sert des dramaturges grecs tels que Sophocle et Euripide qui ont analysé avec précision les caractères d’Ajax et d’Hécube. Notre auteur tente ainsi de briser l’image héroïque des personnages mythologiques présentée par les récits homériques et de leur donner une dimension de véritables personnages tragiques.

En ce milieu des années 1630, la tragédie revient en force, prête à détrôner la tragi-comédie et la pastorale qui régnaient sur la scène française depuis une dizaine d’années et qui ont inspiré un grand nombre d’auteurs. En 1636, Benserade se doit donc d’écrire une tragédie pour plaire à son public. La Mort d’Achille et la dispute de ses armes s’inscrit dans ce contexte encore confus où diverses influences littéraires et culturelles se mêlent et se combinent et où les règles dites « classiques » font leur apparition. Ce foisonnement qui enrichit le théâtre de l’époque, transparaît dans l’abondance et la richesse des références mythologiques utilisées par Benserade qui fait appel à la culture antique de son public lettré. Comme le montre la diversité des textes, récits ou tragédies, évoqués par notre auteur, La Mort d’Achille témoigne d’un vaste héritage culturel qui s’étend des récits homériques au genre tragi-comique en passant par les outrances du baroque. La pièce n’en reste pas moins une tragédie de son temps, conforme aux tendances du théâtre préclassique.

Une tragédie préclassique §

Dès les années 1630, la notion de tragédie « régulière » est encore vague mais des théoriciens tels que Chapelain ou d’Aubignac mettent en place certaines de ses caractéristiques. Le théâtre reste aussi profondément marqué par ses expériences passées. C’est pourquoi La Mort d’Achille de Benserade rend compte de ces deux tendances, classiques et non classiques.

Pour cette pièce, Benserade s’est sans aucun doute inspiré de l’intrigue telle que la développe Alexandre Hardy dans sa tragédie du même nom, mais il a essayé de s’en détacher en présentant deux moments importants de l’action de façon différente. Benserade met sa tragédie au service du caractère galant de son héros. Dans un premier temps, la pièce semble s’organiser autour de la structure du roman37, qui présente des personnages pas encore héroïques, et fait donc penser à la tragi-comédie. Elle garde cependant les caractéristiques de la tragédie qui veut que dès le début, tout conduise le spectateur à envisager l’avenir le plus noir pour les personnages en scène.

C’est seulement dans le récit de Darès qu’apparaît Achille éperdument amoureux de Polyxène et prêt à tout accepter pour obtenir sa main38. La promesse que Priam fait à Achille de lui donner sa fille en mariage si les Grecs cessent le combat39 joue un rôle important puisqu’elle détermine la suite des événements : si Achille refuse de combattre les Troyens, il pourra épouser Polyxène. Dans la tragédie de Hardy, dès le premier acte40, la promesse d’Achille provoque l’inquiétude des chefs grecs qui s’opposent ouvertement à son projet de mariage avec Polyxène. Cette scène n’a lieu que bien plus tard (III, 1) dans la pièce de Benserade. En effet, Achille tombe amoureux à la scène 3 de l’acte I. De là découle la place différente dans les deux pièces de la rencontre entre Achille et Polyxène. Benserade précipite les événements et provoque cette entrevue dès la scène 4 du deuxième acte, tandis qu’elle n’a lieu qu’au troisième acte dans la pièce de Hardy. En effet, pour Hardy, cette scène constitue un point fort du déroulement dramatique ; pour Benserade, elle apparaît comme un moment obligé qui permet de renforcer le caractère galant du personnage d’Achille.

Dans cette même perspective, ces personnages « vierges » de tout sentiment au début de la pièce sont progressivement influencés par les événements qui se déroulent devant leurs yeux. Ce n’est pas du tout ainsi que Hardy les conçoit. Comme elle apparaît à la scène 2 de l’acte III, la haine de Polyxène envers Achille41 est exprimée avec beaucoup plus de virulence chez Hardy que chez Benserade puisque dès la première scène où apparaît le camp grec (II, 1), Pâris rend compte de la haine de tout son peuple envers Achille et de son désir de vengeance. Le projet de mariage servira de prétexte pour mettre cette vengeance à exécution. Chez Benserade, le désir de vengeance ne naît qu’après le meurtre de Troïle, c’est-à-dire au quatrième acte. C’est à cause de ce crime qu’Hécube décide de venger tous ses autres fils tombés sous le coup mortel d’Achille.

La vengeance des Troyens se concrétise à l’acte IV par la mort du héros grec. Son meurtre est représenté directement sur scène, ce que la dramaturgie classique n’approuvera plus par la suite. Benserade renforce tout le côté épique de sa tragédie en représentant sur scène la mort de son héros et suscite ainsi une vive émotion dans le public. À cette mise en scène du meurtre d’Achille s’ajoute le non respect des unités de lieu et d’action. À propos du système décoratif, il faut savoir qu’en ce début de siècle, tradition héritée du XVIe siècle, les différents décors n’étaient pas présentés successivement mais simultanément. La scène était divisée en plusieurs espaces réservés chacun à un décor particulier de la pièce. Cette juxtaposition des lieux rendait donc impossible le respect de l’unité de lieu. Quant à l’unité d’action, le titre même de la tragédie montre qu’elle n’est pas respectée42. Dans son argument, Benserade se justifie vis-à-vis de cette règle qu’il dit respecter. Pour lui, le point culminant de la pièce réside dans la mort d’Achille : les trois premiers actes convergent vers ce but. Le cinquième acte, qui présente la dispute des armes du mort, n’en est qu’un épisode. Notre auteur lie les deux moments à l’aide du personnage d’Ajax. En revendiquant les armes de son fidèle compagnon, Ajax veut en effet sauvegarder l’honneur et la mémoire d’Achille. Or l’utilisation du récit d’Ovide pour la construction de l’acte V et la forme qui en découle montrent combien cette justification est inefficace. L’unité d’action est ainsi mise à mal. Le cinquième acte se détache du reste de la pièce à cause de la rupture qui y apparaît entre l’action qu’il présente et l’action principale de la tragédie. Les harangues des deux personnages sont longues et ponctuées de références mythologiques. Le cinquième acte est donc à considérer à part comme une unité en soi. La difficulté qui apparaît à la fois dans la pièce de Hardy et dans celle de Benserade consiste à soutenir l’attention du spectateur alors que la mort du héros est survenue au cours du quatrième acte. Hardy lui aussi fait mourir Achille à l’acte 4. Il met donc en scène dans son cinquième acte, réduit à deux scènes, la bataille qui s’engage autour du corps du héros et la discussion entre les chefs grecs à propos de sa succession43. Il arrive ainsi à ne pas rompre l’unité d’action de sa tragédie. Benserade, en traduisant point par point un passage d’Ovide44, brise, quoi qu’il en dise45, l’unité d’action de la pièce. Bien qu’il soit également réduit à deux scènes, le dernier acte, déséquilibré, paraît très long46. En suivant fidèlement le récit d’Ovide, Benserade a voulu se démarquer de son prédécesseur mais n’a pas su transformer le récit épique en un épisode dramatique. C’est pourquoi, à ce moment de la pièce, l’action s’interrompt. La tentative de notre auteur était particulièrement risquée et elle ne sera pas réitérée par la suite par Thomas Corneille47 : l’action dramatique sera concentrée autour de l’enjeu amoureux.

Mais notre dramaturge s’est conformé à certains usages théâtraux en vigueur dès ces années 1630 et qui vont perdurer pendant tout le siècle.

L’unité de temps est respectée tout au long de la pièce. Le déroulement de l’action s’imbrique dans le découpage en actes de la tragédie et tient compte des entr’actes. Le combat entre Grecs et Troyens est raconté par Pâris en présence d’Hécube et de Polyxène. Le recours à l’hypotypose48 rend toute la violence du conflit ainsi que l’emploi du présent de narration. Ce récit contribue à susciter l’inquiétude d’Hécube quant au sort de son fils Troïle. Son désespoir après sa mort est renforcé par l’absence de toute représentation ou de tout récit de cette mort. Achille tue Troïle pendant l’entr’acte, entre le troisième et le quatrième acte. Le déroulement de l’action correspond donc au temps de la représentation théâtrale.

Comme il s’en explique dans son argument, Benserade respecte également les règles de vraisemblance et de bienséance. Bien qu’Achille soit tombé éperdument amoureux de Polyxène, celle-ci n’éprouve à aucun moment de la tragédie un sentiment analogue à son égard. Polyxène ne peut en effet aimer le meurtrier de plusieurs de ses frères sans briser les conventions de bienséance, à la différence de Corneille qui n’hésitera pas à décrire Rodrigue et Chimène encore éperdument amoureux malgré le meurtre commis par Rodrigue. Cette tentative lui vaudra d’ailleurs de vives critiques de la part des théoriciens. Au cours de la scène où s’engage un dialogue entre Achille et Polyxène (II, 4), on retrouve, à la fois chez Hardy49 et chez Benserade, la même attitude de la part de Polyxène : elle fait semblant d’accepter les sentiments du héros, feint l’amour pour le bien de son peuple, comme le lui a conseillé sa mère, Hécube, pour la convaincre. Mais en fait, seule une haine féroce l’unit à Achille. Elle semble prête à épouser son ennemi le plus acharné pour assurer la paix à venir mais ne montre à aucun moment quelque sentiment favorable envers Achille, même au début de la pièce. Dès qu’elle apprend la mort de son frère, elle se met du côté de sa mère (IV, 1, v. 1059-1066).

Dans ce même esprit de cohérence, notre auteur met en scène le suicide d’Ajax qui ne peut en aucune manière choquer le public. Le suicide est en effet considéré, dans la dramaturgie classique, comme un acte de courage digne d’un héros50. Le suicide de Briséis n’est quant à lui pas représenté mais évoqué par un simple soldat (v. 1326) parce qu’il ne relève pas d’un acte de bravoure aussi grand que celui d’Ajax.

Benserade supprime toute intervention du merveilleux dans sa tragédie, bien que, comme Hardy, il fasse appel à l’ombre de Patrocle dès la première scène51. Hardy la fait intervenir directement sur scène face à Achille52 alors que Benserade supprime l’élément merveilleux, peu conforme à la vraisemblance de la pièce, et fait raconter la scène par Achille en présence de Briséis (I, 1), ce qui contribue à donner une dimension plus tragique à la suite des événements.

Enfin, Benserade met en lumière deux figures traditionnelles du théâtre : le personnage du confident et celui de la rivale amoureuse.

Il s’inspire du personnage de Nestor dans la tragédie de Hardy pour créer celui d’Alcimède53. L’inquiétude de ce dernier à la scène 3 de l’acte II à propos de la décision d’Achille est semblable à l’intervention de Nestor chez Hardy54. Les deux personnages font figure de sages et prodiguent leurs conseils en vue d’aider Achille. Mais chez Benserade, Alcimède occupe véritablement le rang de confident. Il reflète les angoisses et les doutes du héros. Il le met en garde au moment où il s’aperçoit qu’Achille n’a plus toutes ses facultés de jugement, brouillées qu’elles sont par son amour pour Polyxène. Les sentiments d’Alcimède envers Achille se font jour dans le monologue qu’il tient à la scène 3 de l’acte II. Il s’inquiète de la faiblesse du héros face à son ennemi. Mais Alcimède le plaint plus qu’il ne le juge : Achille est un « pauvre aveugle » (v. 479). Il décide alors de ne pas exprimer devant lui ses inquiétudes, de s’effacer devant l’obstination de son ami, ce qui rend son dévouement encore plus poignant au cours de la scène dans le temple. Ce monologue sert à lier la scène entre Priam et Achille et celle entre Achille et Polyxène et prend ainsi un caractère lyrique. La lucidité de ce confident accentue la faiblesse d’Achille et son caractère d’amant galant.

La pièce s’ouvre sur un dialogue entre Achille et Briséis, sa captive. Celle-ci essaye de rassurer le héros grec en proie à de funestes présages. Dès le début, notre auteur met l’accent sur les liens qui unissent Achille à sa jeune captive. Dans le récit homérique, elle revêt une importance particulière puisque c’est à cause d’elle qu’une lutte s’engage entre Achille et Agamemnon. Benserade, quant à lui, lui confère le rôle de la rivale amoureuse : elle apparaît dès la première scène aux côtés d’Achille qui lui avoue ses inquiétudes et tente de le rassurer. Pour cela, elle fait appel à l’honneur du héros qui a remporté de grandes victoires. C’est elle aussi qui l’encourage à recevoir Priam et provoque ainsi son propre malheur puisque c’est au cours de cette rencontre qu’Achille va tomber amoureux de Polyxène. Elle intervient à deux reprises en aparté au cours de la scène 3 de l’acte I55 pour exprimer cette inquiétude qui la pousse par la suite à écrire à Achille56. Elle se rend d’ailleurs très vite compte du changement qu’a opéré chez Achille la vue de Polyxène (I, 3, v. 305-306) :

[…] Ce nouveau changement
Me donne de la crainte,  de l’estonnement.

Briséis met en garde Achille contre Polyxène : c’est le propre de la femme jalouse. La rudesse de la réponse d’Achille à cet égard la conduira au suicide57. Mais, dans un monologue qu’elle prononce à l’acte III, scène 3, elle semble résignée face aux sentiments d’Achille pour la jeune Troyenne58. L’amour qu’elle lui porte est vrai, profond et accentue la faiblesse des relations qu’il entretient avec Polyxène qui ne l’aime pas. Mais, comme Alcimède, Briséis décide de se taire (III, 3) et de cacher ses véritables sentiments à Achille. Le sort de Briséis qui se tue par désespoir amoureux, annonce celui d’Eriphile tel que Racine le mettra en scène dans son Iphigénie.

L’étude des personnages de la pièce montre que Benserade leur a accordé une place prépondérante. Notre auteur a pris soin de mettre en scène des êtres qui vont jusqu’au bout de leurs sentiments.

Entre éloquence et poésie §

Influencée par les tendances nouvelles qui se font jour à cette époque dans le monde du théâtre, la pièce de Benserade se distingue nettement par la forme de celle de Hardy. Outre sa connaissance de l’évolution du théâtre au moment où il écrit, notre auteur s’appuie sur le solide enseignement rhétorique qu’il a dû recevoir au collège, comme bon nombre de ses contemporains. Benserade attache donc une attention très particulière à la dimension rhétorique de sa pièce, à tel point qu’elle relève plus du discours oratoire que du discours tragique.

L’action tragique est mise à mal tout au long du texte. C’est ce qui ressort de l’examen de la pièce du point de vue de la rhétorique. En effet, le genre délibératif domine les quatre premiers actes : les différents personnages cherchent à comprendre les problèmes qui se posent à eux, analysent la situation sans toutefois se décider à agir. Ce sont les événements qui les contraignent à le faire. Deux scènes entières (I, 2 et 3) sont nécessaires à Briséis pour convaincre Achille de recevoir Priam. Ce dialogue, tout comme la première scène où Achille évoque son rêve, sert à exposer la situation au public et à poser les différents problèmes. Le récit d’Achille est rendu plus vivant par le recours à l’hypotypose qui traduit toute la force émotionnelle qu’a exercé ce songe sur lui. Cette première scène d’exposition se prolonge mais dans les deux scènes qui suivent, c’est Briséis qui se charge de relater la situation. Elle met en avant le malheur de Priam et de sa famille, à la fois pour informer le public et pour convaincre Achille de recevoir le roi troyen59. Cette longue discussion se poursuit à la scène 3 mais l’interlocuteur d’Achille change et c’est Priam qui prend la place de Briséis. Après l’échec successif du vieux roi et de sa femme Hécube pour convaincre Achille de rendre le corps d’Hector, l’intervention de Polyxène est décisive. À partir de là (v. 245), le changement de ton est très rapide : le discours délibératif fait place à la lamentation générale sur la situation et la guerre entre Grecs et Troyens. La longueur de cette scène contribue à ralentir le rythme de l’action déjà malmenée. Lorsqu’Achille annonce à l’acte II, scène 2 son refus de continuer le combat contre les Troyens par amour pour Polyxène, il met un terme à toute évolution de l’action dramatique. À partir de ce moment, les débats dans les deux camps vont mettre en confrontation, tout au long du troisième acte, les partisans et les adversaires de la décision d’Achille : l’action n’avance plus du tout.

Les trois premiers actes sont donc consacrés à un très long discours délibératif qui change d’interlocuteur chaque fois qu’il met en jeu de nouveaux débats. La force de délibération dans ces trois actes est mise en valeur par le recours presque systématique à la sentence par les personnages. Ces sentences contribuent à appuyer l’argumentation d’un personnage et à en démontrer toute la rigueur60. Les deux dernières scènes de l’acte III semblent néanmoins préparer le spectateur au coup de théâtre que constitue la mort de Troïle. Le récit de Pâris à propos de la situation sur le champ de bataille (III, 5) qui explique la tension qui y règne, provoque l’inquiétude chez Hécube et Polyxène et l’insistance avec laquelle Alcimède tente d’empêcher Achille de combattre (III, 6) montre que le moment est décisif.

L’acte IV est en totale rupture avec les actes précédents. La mort de Troïle va provoquer une vive réaction dans le camp troyen qui va décider du sort d’Achille. Mais dans le camp grec, le ton reste délibératif (IV, 2 et 3) : la mise en garde d’Alcimède quant à l’attitude à adopter succède à la confrontation entre Ulysse et Ajax à propos du geste d’Achille. Mais ce dernier se refuse désormais à toute action. La scène 4 rompt donc la passivité des deux scènes précédentes. Contrairement aux règles de la dramaturgie classique, le meurtre d’Achille est représenté sur scène pour permettre de susciter une tension dramatique : Benserade y est contraint pour donner toute sa dimension à cet événement qui va engendrer la fin tragique d’Ajax.

Le cinquième et dernier acte est, comme l’annonçait déjà le titre complet de la tragédie, un acte judiciaire. La mort d’Achille annonce la fin de la délibération, le début du procès. Cet acte met face à face les deux parties et expose dans une première scène les plaidories d’Ajax puis d’Ulysse. Les longues tirades des deux personnages font retomber la tension dramatique de l’acte précédent et ce n’est qu’au terme d’une assez longue dernière scène qu’Ajax met fin à ses jours. Le procès qui doit, au théâtre, constituer le sommet dramatique de la pièce, ne tient pas ici ses promesses puisque la rupture avec l’acte précédent est totale et que les longues harangues des deux parties diminuent toute la force de ce procès.

La Mort d’Achille met en scène de nombreux débats qui semblent nécessaires aux personnages pour agir. Il est vrai que la tragédie a très souvent recours au genre délibératif pour mettre les personnages face à face et dévoiler tous les enjeux dramatiques du sujet. Mais, dans la pièce de Benserade, l’action même dépend entièrement de la délibération : rien ne veut être laissé au hasard par les personnages, et surtout par Achille. Finalement, le débat ne débouche pas forcément sur une action préalablement et mûrement pensée. Achille illustre parfaitement ce phénomène. Personnage de la délibération par excellence, il participe malgré lui à de nombreuses confrontations qui l’opposent aux autres figures de la pièce. En effet, il sait personnellement ce qu’il doit faire pour sauvegarder la seule chose qui compte désormais pour lui, son amour pour Polyxène. Il est alors confronté à l’incompréhension générale lorsqu’il décide de ne plus combattre contre les Troyens61. Cette décision est fondamentale puisqu’elle fait passer Achille du monde homérique où la gloire est seule vertu, au monde galant de la tragi-comédie. En refusant de combattre, il renonce à la gloire digne d’un valeureux guerrier. Il se montre sensible et fragile. Cette image s’oppose à celle du guerrier homérique connu pour sa force et son invincibilité. Il suffit d’un seul regard posé sur Polyxène dès la deuxième scène pour que naisse l’amour. Le langage galant qu’il emploie pour exprimer ses sentiments révèle le profond changement qui s’est opéré en lui et qui se fait jour dans le monologue qu’il prononce en présence de Briséis (III, 2). C’est à partir de ce moment qu’il décide de ne plus combattre. Cette résolution est irrévocable et engage définitivement le héros : quand il reviendra sur sa parole pour se battre contre l’effronté Troïle, tout bascule et il commet l’irréparable. Le rachat de la mort de Troïle sera sa propre mort. Achille cherche à rester un héros aux yeux de sa bien-aimée : c’est pourquoi il part au combat, sans penser que s’il tue Troïle, c’est justement cet amour qu’il met en péril. C’est également pour sauver cet amour qu’il refuse de suivre les conseils d’Alcimède après la mort de Troïle62. La constatation d’Ajax à la scène 2 de l’acte IV n’en paraît alors que plus amère (v. 1145). Le même adjectif « aveugle » sert aux deux amis d’Achille, Alcimède et Ajax, pour le qualifier. Achille apparaît donc affaibli par son amour, contraint à l’inaction et à la contemplation de ce qui se passe autour de lui et c’est son amour qui l’y condamne. C’est pourquoi il est totalement en décalage par rapport aux autres personnages qui ont une dimension tragique. Ce contraste contribue à accentuer la faiblesse tragique du caractère d’Achille mais aussi à mettre en valeur son caractère galant. Sa confrontation avec Briséis à la scène 2 de l’acte III montre combien il est indifférent à la souffrance de sa captive qui, dans un élan tragique, s’écrie (v. 812) : « Non, non, vivons aymee, ou mourons odieuse. »

Il est aussi tout à fait insensible aux conseils d’Alcimède (III, 6 et IV, 3). À ces recommandations, Achille répond toujours en évoquant son amour pour Polyxène et son bonheur à l’idée de mourir de sa main (v. 1235-1238) :

L’arrest de mon destin sortira de sa bouche
Et puis pour me fraper il faut qu’elle me touche,
Entre les plus heureux qui le fut jamais tant ?
Elle vivra vangee,  je mourray content.

Les discours délibératifs qui ponctuent la pièce permettent de mettre en relief le caractère d’Achille, en proie à l’amour. Car c’est sur ce point qu’a voulu s’attarder Benserade : le héros homérique peut tomber amoureux mais cet amour le conduit à sa propre perte car il constitue sa seule faiblesse. C’est de ce personnage galant que s’inspirera Thomas Corneille pour sa Mort d’Achille écrite en 1673, où une rivalité amoureuse s’instaure entre Achille et son fils pour la même Polyxène.

La Mort d’Achille et la dispute de ses armes est une pièce de son époque, qui témoigne du poids considérable qu’a exercé la tragi-comédie sur le théâtre français dans les premières trente années du siècle. C’est pourquoi le personnage d’Achille est peut-être le plus convaincant, Benserade lui ayant accordé beaucoup d’attention. Les faiblesses de cette pièce, quelque peu déséquilibrée à cause des diverses influences théâtrales qui s’y mêlent, ont contribué à sa mauvaise réputation, du temps où elle a été représentée. Mais cette tragédie n’en reste pas moins très instructive quant à l’utilisation qu’un auteur peut faire de ses sources et de tous les éléments qu’il a en sa possession pour écrire sa pièce.

Les éditions de La Mort d’Achille §

1636-I : In 4º, 95 p.

LA MORT D’ACHILLE,/ ET/ LA DISPUTE/ DE SES ARMES./ TRAGEDIE./ [vignette]/ A PARIS,/ Chez ANTHOINE DE SOMMAVILLE,/ au Palais, dans la petite salle, à l’Escu de France./ M. DC. XXXVI./ Avec Privilege du Roy.

Paris, Bibliothèque nationale : microfiche Yf 580.

1637 : In 4º, 95 p.

Paris, BNF : microfilm M 1575.

Établissement du texte §

Pour la présente édition, nous avons restitué le texte de l’édition de 1636 de La Mort d’Achille de Benserade en opérant quelques modifications :

  • – les i et u voyelles ont été distingués des j et v consonnes
  • – les accents diacritiques ont été rétablis là où le sens les exigeait
  • – les voyelles nasales surmontées d’un tilde ont été décomposées.

Nous avons conservé l’orthographe et la ponctuation de l’édition de 1636.

Rectifications §

Nous présentons ci-dessous la liste des erreurs et coquilles relevées dans les différentes éditions consultées et corrigées dans le texte que nous proposons :

Epistre au roy : l. 7 navoir

La Mort d’Achille : v. 55 ensemble :/ v. 71 a/ v. 125 n’y/ v. 343 Travaillez-donc/ v. 408 mon/ v. 505 Ou/

v. 582 N’esteignez-pas/ v. 646 cest / v. 661 non non/ v. 711 donnez-pas/ v. 743 Comment/

v. 763 fait/ v. 773 m’escognuë/ v. 794 (didascalie) en le baisant/ v. 831 une/

à partir du v. 851 POLIXENE/ v. 923 Quoy/ v. 950 vien/v. 983 puisje/ v. 1016 cest/ v. 1025 a/

v. 1046 Empire/ v. 1075 na/ v. 1091 ma/ v. 1100 çay-je/v. 1103 ou/ v. 1132 s’on/

v. 1166 d’écouvrir/ v. 1274 Sçachez/ v. 1447 fusse/ v. 1540 na/ v. 1578 ce qui ne/

v. 1637 non pus/

LA MORT D’ACHILLE

TRAGEDIE. §

Epistre

Au roy §

Sire,

Puis que toute la France delivrée de sa crainte se jette aux pieds de V.M. pour luy tesmoigner qu’elle n’est pas méscognoissante, je serois le seul coupable, si je n’augmentois cette honorable foulle de vos peuples qui porte si haut dans l’air le bruit des justes acclamations qu’elle donne à la derniere, et à la plus illustre de vos victoires, voyant comme elle déploye desja ses ailles pour voller de vostre costé. Et en effet, SIRE, quelques grandes, et quelques estonnantes qu’ayent esté vos actions depuis que vous tenez ce magnifique Sceptre que le droit du sang vous a mis en main, et que vos Royales vertus vous confirment tous les jours, V.M. sembleroit n’avoir pas tout à fait travaillé pour son honneur, si elle n’avoit eu une plus ample matiere pour occuper sa grandeur et sa force : tantost elle s’emploioit à vaincre des Rebelles, tantost à soûtenir la foiblesse de ses Alliez contre la violence des Usurpateurs, et tantost à reprimer l’insolence et la perfidie d’un Voisin, et d’un Vassal ; Il estoit temps qu’elle fit parêtre que toutes ses armes luy sont également avantageuses, et qu’elle s’aide aussi glorieusement du bouclier que de l’epée : Et ç’a esté en cette derniere guerre qu’elle en a donné, et en donne encore des preuves qui mettent sa gloire au plus haut poinct qu’elle puisse estre, et qui font rougir l’Espagne de la honte, et de la vanité de ses entreprises.63 Si les autres Monarques ont de l’assurance, et de la tranquillité dans leurs Etats, ils la tiennent moins d’eux mesmes que de leurs sujets qui travaillent sans cesse pour le salut et pour l’affermissement de leurs couronnes, mais au contraire le repos et la seureté que nous avons ne vient pas tant de nous comme c’est un effet de vostre agitation, et des dangers où V.M. s’expose tous les jours pour la conservation de nos vies, et de nos biens : De façon que nous ne pourions nous dispenser de nos hommages legitimes à moins que d’ajouster l’ingratitude à la desobeissance, et d’offencer en vostre personne le meilleur pere qu’ait jamais eu la Patrie, et le plus grand, et le plus vaillant Roy du monde ; Achile que je vous offre en toute humilité le confesseroit de sa propre bouche si V.M. avoit besoin des louanges d’un moindre qu’elle ; Je la suplie tres-humblement qu’il en soit veu de bon oeil, et qu’elle pardonne à l’ambition de celuy qui l’ose présenter ; C’est,

SIRE

de V.M.

Le tres-humble, tres-obeïssant, & tres-fidelle serviteur & subjet,

DE BENSSERADDE64

AU LECTEUR §

Le sujet de cette Tragedie est assez fameux pour n’estre pas ignoré de ceux qui la liront, puis que les plus beaux gestes de celuy qui en est le Herôs sont escrits d’un style si merveilleux par le divin Homere ; quelques Autheurs comme Dares Phrygius, & Dictys Cretensis65, en parlent historiquement, & avec plus de vray-semblance, j’ay pris des uns & des autres ce que j’en ay jugé necessaire pour l’embellissement de la chose sans en alterer la verité.66 Je m’asseure que l’on m’accusera d’avoir icy chocqué les loix fondamentales du Poëme Dramatique67 en ce que j’ajouste à la mort d’Achille, qui est mon objet, la dispute de ses armes, & la mort d’Ajax, qui semble estre une piece detachée, mais je m’imagine que mon action n’en est pas moins une, & que cette dispute & cette mort qui pourroit ailleurs tenir lieu d’une principale action ne doit estre icy considerée qu’en qualité d’Episode & d’incident68, veu qu’elle regarde principalement Achille, & qu’elle n’est pas le veritable but de ma Tragedie, bien que ce soit par où elle finit, s’il falloit tousjours finir par la mort du premier Acteur, le Theatre se verroit souvent despoüillé de ses plus beaux ornemens, la mort de Cesar69 ne seroit pas suivie du pitoyable spectacle de sa chemise sanglante qui fait un si merveilleux effect ; & qui pousse si avant dans les coeurs la compassion, le regret, & le desir de vengeance, quand Ajax se tuë du desespoir d’estre frustré des armes d’Achille, il ne donne pas tant une marque de sa generosité qu’il laisse un tesmoignage du merite de ce qu’il recherchoit, & par consequent cét acte ne tend qu’à l’honneur de mon Herôs. En tout cas si j’ay failly pardonne moy, & puis qu’il ne m’est pas permis d’esperer une juste loüange de la meilleure de mes productions, souffre que je tire un peu de gloire de la plus belle de mes fautes.

PERSONNAGES §

  • ACHILLE.
  • BRISEIDE Sa Captive.
  • ALCIMEDE. Escuyer d’Achille.
  • PRIAM. Roy de Troye.
  • HECUBE. Sa femme.
  • POLIXENE. Leur fille.
  • PARIS. Leurs fils.
  • DEIPHOBE.
  • AJAX.
  • ULISSE. Capitaines Grecs.
  • AGAMEMNON. General d’armée.
  • CONSEIL DES GRECS.
  • TROUPE DE TROYENS.
  • UN SOLDAT GREC.

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

ACHILLE. BRISEIDE.70

ACHILLE.

Je ne sçay, mon cher coeur, ce qui doit m’arriver,
Mais depuis quelque temps je ne fay que resver,
J’ay tousjours dedans l’ame un soucy qui me ronge,
Tousjours l’esprit troublé de quelque horrible songe,
5 Je ne voy qu’en tremblant l’ombre qui suit mes pas,
Enfin je crains un mal que je ne cognoy pas.

BRISEIDE.

Si vous n’estiez Achille, ou si je n’estois femme,
Je voudrois vous oster cette frayeur de l’ame.
Hé quoy vous laisser vaincre à des illusions !
10 Que fait vostre courage en ces occasions ?
Ne voyant dans ces lieux que meurtres, & que pestes,
Quels songes feriez-vous que des songes funestes ?

ACHILLE.

Soit une illusion, soit phantosme, ou vapeur,
Les prodiges sont grands, puis qu’Achille en a peur.

BRISEIDE.

15 Encore, beau Vainqueur, qu’est-ce qui vous effraye ?

ACHILLE.

Patrocle m’aparoist71, & me fait voir sa playe,
Au milieu de la nuict son phantosme sanglant
S’approche de mon lict d’un pas affreux, & lent :
Et quand je l’aperçois, ou que je l’entends plaindre,
20 J’aymois tant cet amy que j’ay peur de le craindre.
Il m’appelle, il me presse, & me comblant d’effroy.
Me dit d’un triste accent, tu m’as vangé, suy moy72.
Là ma bouche est sans voix quelque effort qu’elle fasse,
Je me la sens fermer par une main de glace,
25 Un pesant faix m’abat quand je me veux lever,
Je le sens qui m’estouffe, & ne le puis trouver.
La nuict a beau finir, tousjours mon dueïl persiste :
Avecque mes amis malgré moy je suis triste,
Je pers de jour en jour l’usage des plaisirs,
30 Et ne respire plus qu’avecque des soupirs73.

BRISEIDE.

“ C’est ainsi que le Ciel advertit ceux qu’il ayme,
“ Et qu’il voit s’engager dans un peril extresme.
Croyez pour l’esviter ce que vous avez veu,
“ Le plus certain presage est menteur estant creu.
35 Achille, autant d’objects qui troublent vostre joye,
Sont autant de conseils que le Ciel vous envoye.
Evitez les dangers où l’on vous voit courir,
“ Un grand coeur comme vous peut tuër, & mourir.
Un malheur peut ternir l’esclat qui vous renomme,
40 Achille est redoutable, il est vaillant, mais homme74.

ACHILLE.

“ Nostre vie est un bien difficille à garder,
“ Afin de la deffendre on la doit hazarder.
Je m’en croirois indigne au destin qui nous presse
Si je ne l’exposois pour le bien de la Grece.
45 La mort dans le peril ne m’espouvante pas,
Je la crains dans la paix, & la cherche aux combas75.
Qu’elle ne vienne à moy que par la noble voye,
Je ne la craindray point pourveu que je la voye,
Je l’ay veuë effroyable, & la verrois encor,
50 Sans pallir je l’ay veuë au front du grand Hector
Mais la fine qu’elle est fait son coup dans le calme,
Souvent elle se cache à l’ombre d’une palme76,
Et c’est là le sujet de ma timidité,
Je me fie au danger, & crains la seureté.

BRISEIDE.

55 Cet instinct qui confond nos deux ames ensemble,
Confond nos passions, vous craignez, & je tremble.
Achille, au nom des Dieux tesmoins de nostre amour,
Par mes yeux, par mes pleurs, conservez-moy le jour,
Refroidissez un peu cette chaleur extresme,
60 Et ne meurtrissez point l’innocent qui vous ayme,
Mon coeur où comme un Dieu vous estes adoré,
A qui vostre peril est un mal asseuré :
Assez de vostre sang honore la Phrygie,
La vague du Scamandre77 en est assez rougie.
65 Quel honneur maintenant pouvez vous aquerir ?
Hector, & Sarpedon78 ne sçauroient plus mourir.
Ilion n’en peut plus, qu’il soit pris par un autre,
La gloire qu’il en reste est moindre que la vostre.

ACHILLE.

Tu n’es pas toute seule objet de mon soucy,
70 La gloire est ma maistresse, & je l’adore aussy :
Pourtant à quelque effect que mon courage monte,
Mes jours sont à toy seule, & je t’en rendray conte.
Mais que veut Alcimede ? un homme si discret
N’interrompt pas pour peu nostre entretien secret.

SCENE DEUXIESME. §

ALCIMEDE. ACHILLE. BRISEIDE.

ALCIMEDE.

75 Le souverain de Troye, & des femmes dolentes
En faveur de la treve arrivent dans vos tentes,
Avecque des presens, de l’argent, & de l’or,
Afin de racheter le cadavre d’Hector.

ACHILLE.

Si c’est pour ce dessein qu’ils ont quitté la ville,
80 Je plains un tel travail qui leur est inutille,
Ils devroyent pour leur bien encore y sejourner,
Puis qu’ils ne sont venus que pour s’en retourner.

BRISEIDE.

Helas ! n’adjoustez rien à leur triste fortune,
Voyez les, & souffrez leur priere importune,
85 Admirez dans ces gens les divers coups du Sort,
Monstre capricieux qui vous baise, & les mord.
Faittes reflexion sur la misere extresme
D’un pere sans enfans, d’un Roy sans diadesme :
Car le trespas d’Hector met Priam à ce point,
90 Il est pere, il est Prince, & pourtant ne l’est point.
Quant à moy je ne plains que cette pauvre mere.
Ha ! combien sa douleur luy doit sembler amere,
De voir que son fils mort est en vostre pouvoir,
Et de n’esperer pas peut-estre de le voir !
95 D’un favorable accueil consolez leur tristesse,
“ C’est une cruauté d’oprimer qui s’abaisse.

ACHILLE.

Je ne doy pas aussi m’abaisser devant eux.

BRISEIDE.

Priam est tousjours Roy bien qu’il soit malheureux,
Vous le devez traicter comme on traicte un Monarque,
100 Bien qu’un Roy soit tout nu, jamais il n’est sans marque :
“ Bien qu’il ait despoüillé tout ce que les Roys ont,
“ La majesté luy reste encore sur le front.
“ Cette pompe invisible, & ce rayon celeste
“ Est de tous ses honneurs le dernier qui luy reste.
105 “ Le Sort dont l’inconstance, & l’eleve, & l’abat
“ Peut tout sur sa couronne, & rien sur cet éclat.

ACHILLE.

Alcimede va querir Priam.
Qu’il vienne, je suis prest d’entendre sa requeste :
Oüy, je respecteray ce qu’il a sur la teste,
Et je m’efforceray sans le rendre confus,
110 De faire un compliment d’un honneste refus.
Car de rendre ce corps à la douleur d’un pere,
Il eut trop d’arrogance, & j’ay trop de cholere.
Mon cher amy Patrocle en fut trop outragé,
Et je l’offencerois apres l’avoir vangé.79

BRISEIDE.

115 Quoy dédaignerez-vous, & le prix & les larmes
Qu’ils offrent pour un fils triste object de vos armes ?
Voyez à quel mal-heur les a reduits le Sort,
De l’avoir eu vivant, & de l’acheter mort.
Les voicy, ce vieux Roy monstre plus que personne
120 Que tousjours le bon-heur n’est pas sous la couronne.

SCENE TROISIESME. §

PRIAM. HECUBE. POLIXENE. ACHILLE. BRISEIDE. ALCIMEDE.

ACHILLE allant recevoir Priam.

Certes mes ennemis sont trop officieux80,
Vous me faictes rougir de venir en ces lieux,
Je respecte dans vous, & l’âge, & le merite,
Et sçay ce que je dois à cette belle suitte.

PRIAM.

125 Ma suitte n’attend point de respect, ny d’honneur,
Elle est bien moins qu’esclave, & vous estes Seigneur,
De moy je ne croy pas, en l’estat desplorable,
Où m’ont reduit les Dieux, estre considerable,
Ny pouvoir exiger un hommage contraint,
130 Et par ces cheveux blancs, & par ce qui les ceint.
Non, nous ne venons point l’ame triste, & saisie,
Tirer des complimens de vostre courtoisie,
Ny de ces vains honneurs, brave sang de Thetis.

ACHILLE.

Que me demandez-vous ?

PRIAM.

Nous demandons mon fils,
135 Par nos cris, par nos pleurs, par l’ennuy qui nous presse,
Par une langoureuse, & trop longue vieillesse,
Par vos mains que je baise81.

ACHILLE.

O Dieux, que faictes-vous !
Des Reynes, & des Roys embrasser mes genoux !

PRIAM.

Elle s’évanoüist cette Majesté haute,
140 Nostre malheur, Achille, & vostre bras nous l’oste.

ACHILLE.

Je ne souffriray point que vous vous abaissiez.

HECUBE.

Nous sommes comme il faut.

ACHILLE.

Levez vous, & priez.

BRISEIDE tout bas.

Tenir pour un fils mort cette lasche posture !
A quoy ne nous réduit le sang, & la nature ?

PRIAM.

145 Tous mes enfans82, Achille, ont tombé sous vos coups,
Et je n’en ay jamais murmuré contre vous.
Je vous croy de mes maux l’instrument, non la cause :83
Aussy parlant de vous, je n’ay dit autre chose.
Quand sur moy la fortune a vomy tout son fiel,
150 Sinon, la main d’Achille est le glaive du Ciel :
Mes enfans les plus chers ont esté ses victimes,
Et dans mon propre sang il a lavé mes crimes :
Par vous il m’a puny, son foudre est vostre fer,
Et les Dieux par vos bras ont voulu m’estouffer.
155 Ils n’ont pas assouvy leur hayne insatiable,
Troye est plus mal-heureuse, ou je suis plus coupable.
Tout ce que j’ay souffert ne les contente pas,
Achille, par vos mains ils veulent mon trespas,
Finissez donc ma vie en achevant mes peines,
160 Tirez ce peu de sang qui reste dans mes veines,
Ou rendez-moy ce fils qui me touche si fort,
Je seray chastié quand je le verray mort :
Si je le demandois avec l’ame, & la vie
Qu’il ne peut plus avoir, que vous avez ravie,
165 J’attendrois un refus, mais helas il me plaist
Tout pasle, tout sanglant, tout massacré qu’il est !
Ha ! si vous cognoissiez les mouvemens d’un pere
Qui sent mon infortune, & souffre ma misère !
Le vostre ( brave Achille ) est plus heureux que moy,
170 Cependant sa vieillesse est tousjours dans l’effroy,
Aprehende pour vous, ne cesse de se plaindre,
Et craint ce qu’autrefois j’eus le bon-heur de craindre.
Hélas je le souhaitte exempt de mes malheurs !84
Que jamais vostre sang n’attire de ses pleurs,
175 Soyez tousjours heureux, & que jamais Pelée
N’ait les tristes ennuys dont mon ame est troublee.

ACHILLE.

J’ay pitié de vos jours que la misere suit,
Et je plains l’infortune où je vous voy reduit,
Peussay-je vous monstrer comme j’en suis sensible !
180 Mais vous me demandez une chose impossible :
Vous voulez par des cris en obtenir le don,
Et contre la justice, & contre la raison ;
Que vostre fils Hector en ait abatu mille,
Ait combatu pour vous, ait deffendu sa ville,
185 Et poussé contre nous par un courage ardent
N’ait pas mesme espargné mon plus cher confident,
A qui d’un coup de pique il fit mordre la terre,
Je sçavois sa valeur, & les loix de la guerre ;
Mais de le despoüiller apres l’avoir tué,
190 Que ce lasche projet se soit effectué,
Le rendre apres cela c’est une faute insigne,
Il auroit les honneurs dont il est trop indigne,
Et l’on diroit de moy l’autheur de son trespas,
Achille fait mourir, mais il ne punit pas.

PRIAM.

195 N’estoit-il pas puny, s’il vous parut coupable,
Lors que mort, & vaincu, ce Prince desplorable
Traisné par vos chevaux, percé de part en part
Faisoit le tour des murs dont il fut le rempart ?
Quand on voyoit sa teste en si triste esquipage
200 Bondir sur les cailloux sanglante, & sans visage,
Et que de tout cela nous estions les tesmoins,
Patrocle, & sa vengeance en vouloient un peu moins.85
A quel ressouvenir vostre rigueur m’oblige !
Pour vous persuader faut-il que je m’afflige ?
205 Que mon fils soit du moins arrousé de mes pleurs.

ACHILLE.

Son aspect ne feroit qu’augmenter vos douleurs.

PRIAM.

Quoy vous ne voulez pas mesme que je le voye ?
à Hécube
O Prince miserable ! ô Troye, autrefois Troye !
Esprouve si son coeur s’amolira pour toy,
210 Peut-estre la pitié n’est morte que pour moy.

HECUBE.

Que les pleurs d’une mere attendrissent vostre ame,
Donnez à la nature un bien qu’elle reclame ;
Celuy de qui le bras vous resistoit jadis
N’est plus vostre ennemy, mais c’est tousjours mon fils :
215 Estre vindicatif mesme apres la victoire,
C’est vostre deshonneur plutost que vostre gloire.

ACHILLE tout bas.

Rien sur ma volonté ne peut estre absolu :
Ils ne l’auront jamais, j’y suis trop resolu.

HECUBE.

Dequoy murmurez-vous86 ?

ACHILLE.

Vostre infortune est grande,
220 Et je m’accorderois à ce qu’elle demande.
Mais quoy ? je ne vous puis livrer ce bien fatal
Sans la permission de nostre General.
Dans l’armée où je suis on n’excepte personne,
Rien de ce corps n’agit que le chef ne l’ordonne.

HECUBE.

225 “ Le plus chetif soldat a droict sur son butin,
Et la valeur d’Achille auroit pire destin ?
A genoux devant luy (ma chere Polixene.)

POLIXENE.87

La mere n’y peut rien, la soeur perdra sa peine.

HECUBE.

Adresse ta priere à l’honneur des humains,
230 Et tends devers le Ciel tes innocentes mains.

POLIXENE.

Je n’ose (grand Herôs) esperer que mes larmes
Pour vous toucher le coeur soient d’assez fortes armes,
Car j’ay trop peu de grace à pleurer un malheur
Pour faire la pitié fille de ma douleur.
235 Mais si vostre bonté me donne l’asseurance
Qu’elles esbranleront cette rude constance,
Ces pleurs dont j’entretiens la memoire d’Hector,
Ces deux fleuves taris pourront couler encor ;
Perdez cette rigueur où peu de vertu brille,
240 Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille,
Que l’animosité mette les armes bas,
“ C’est gloire de se rendre aux injustes combas.
Que vostre passion ne vous soit plus contraire,
Que vostre ennemy mort, ce miserable frere
245 Ait un sepulchre ailleurs qu’au sein de ses parens,
Helas voyez mes pleurs !

ACHILLE.

Je me rends, & le rends ;
Vos larmes ont esteint ma vengeance enflammee,
Ce que n’auroit pas fait le pouvoir d’une armée,
“ Une simple douceur calme nos passions,
250 “ Et des humilitez ont vaincu les lions.
Madame, l’equité veut que je vous le rende,
Oüy, vous avez de moy plus que vostre demande,
Essuyez donc ces pleurs qui font un tel effort,
Il n’en falloit pas tant pour obtenir un mort :
255 Je recognois ma faute, & je voudrois, Madame,
En vous rendant ce corps l’animer de mon ame.

PRIAM.

“ Ainsi des justes Dieux l’adorable pouvoir
“ Fait naistre le bon-heur au tombeau de l’espoir.
Achille, vos faveurs monstrent ce que vous estes,
260 Ces presens sont le prix du bien que vous nous faites.
Avec quelle rigueur suis-je traicté du Sort ?
Il offre des présens.88
Que je m’estime heureux de revoir mon fils mort ?

ACHILLE.

Que n’ay-je le pouvoir de le remettre au monde ?
J’estimois sa valeur, elle estoit sans seconde,
265 Et combien que je sois l’autheur de son trespas,
Mon coeur, je vous le jure, en veut mal à mon bras.
Mais quand dedans son corps l’ame seroit remise,
(Souffrez que je vous parle avec toute franchise)
Quand mesme il paroistroit comme il parut un jour
270 Quand il fit à nos gens souhaitter le retour,
Et qu’il vint furieux deffendant vos Pergames89
Jetter dans nos vaisseaux la frayeur, & des flames,
A quoy vous serviroit la force de ses coups ?
Vous avez la justice, & les dieux contre vous :
275 “ Que l’on soit plus qu’un Mars, & puissant, & robuste,
“ Il n’est rien de si fort qu’une querelle juste,
“ L’ennemy vigoureux combat moins vaillament
“ Que le foible ennemy qui combat justement,
“ Et l’on voit bien souvent où la force perfide,
280 “ Un pigmée innocent vaincre un coupable Alcide.
Que ne nous rendez-vous cette infame beauté90
Qui nous fait tant de peine, & vous a tant cousté ?
C’est elle plus que moy qui fait rougir vos fleuves,
Qui dépeuple Ilion, & qui fait tant de veufves,
285 Qui perdant vos enfans vous fait perdre un thresor,
Et qui porta ma pique à la gorge d’Hector.
Je voudrois vous servir avec un zele extresme
Mais comment vous servir ? vous vous nuisez vous-mesme,
J’ay pitié de vous voir en ce fascheux estat,
290 Et je ne marche plus qu’à regret au combat.
Vos affaires vont mal.

PRIAM

En l’estat où nous sommes,
Nous n’avons du secours ny des Dieux, ny des hommes.
Nous avons sous les maux mille fois succombé :
Le superbe Ilion seroit desjà tombé,
295 N’estoit qu’il doute encore en son destin supresme
S’il faut ou qu’il se perde, & s’accable soy-mesme,
Ou tombe du costé d’où la foudre luy vient :
Et cette incertitude est ce qui le maintient.
Deiphobe, Pâris, & le jeune Troile
300 Dignes freres d’Hector, sont l’appuy de ma ville :
C’est où j’en suis reduit.

ACHILLE.

Entrons. Pour vos presens,
Avec le corps d’Hector de bon coeur je les rens,
Il faut nous visiter tant que la tresve dure,
Vous serez plus heureux, Achille vous le jure.

HECUBE.

305 O genereux Guerrier !

BRISEIDE.

Ce nouveau changement
Me donne de la crainte, & de l’estonnement.

Fin du premier Acte.

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

PRIAM. HECUBE. PARIS.

PRIAM.

Mais est-il bien possible, & le devons-nous croire,
Que sur luy Polixene ait aquis cette gloire ?
Que cette passion ait calmé son courroux,
310 Et qu’il ayme estant Grec quelque chose de nous ?

HECUBE.

Mais est-il bien possible, & le devons nous croire91
Qu’une voix sans visage ait aquis cette gloire ?
Ou que sur ce grand coeur une grande beauté
Ait eu tant de pouvoir sans l’avoir surmonté92 ?
315 Que n’avons-nous pas fait ? la jeune Polixene
L’a moins prié que nous, n’a pas eu tant de peine.
A quoy donc si ses yeux n’avoient eu quelque droit,
Auroit-il accordé ce qu’il nous refusoit ?

PARIS.

Que n’estois-je avec vous ? j’eusse veu sa pensée,
320 De quelle affection elle estoit traversée,
Et d’où venoit en luy ce mouvement si prompt,
Car je cognoy le coeur dés que je voy le front,
Des feux les plus cachez je voy des estincelles,
Et juge de l’amour aussy bien que des belles.
325 Achille inexorable, & puis humilié,
C’est ensemble un effect d’amour, & de pitié,
Ce double mouvement qui tient l’ame engagée,
Peut naistre des appas d’une belle affligée,
“ Rien n’est plus eloquent que de beaux yeux moüillez,
330 “ Par eux sont de fureur les Tygres despoüillez.
Sans doute que ma soeur est dans l’esprit d’Achille,
Et cette affection nous est beaucoup utille.

PRIAM.

Si ma fille devoit vous attirer à nous,
Achille, ha que plutost ne l’apperceustes vous !
335 On ne vous eust point veu si fatal à ma joye,
Derriere vostre char traisner Hector, & Troye .
Tu vivrois mon enfant, l’appuy de mes citez,
Et le retardement de nos fatalitez93.

PARIS.

Que vostre majesté ne perde point courage,
340 Et sauvons, s’il se peut, les restes du naufrage.
L’Amour nous donne Achille, & s’il est diverty94,
Nous pourrons voir Ajax entrer dans son party.

PRIAM.

Travaillez donc pour vous, Hector, & ma vieillesse
N’accroistront point l’honneur des pompes de la Grece95,
345 Il est mort, & je meurs, attendez vostre fin,
Et poussez jusqu’au bout vostre jeune destin,
Car c’est pour vous, Pâris, que Mars se rassasie,
Et du sang de l’Europe, & du sang de l’Asie,
Nos mal-heurs sont de vous, vous les avez produits,
350 Et vostre seule pomme a fait naistre ces fruits.

PARIS.

Je sçay que j’ay causé nos plus tristes journees,
Et ce juste reproche a plus de neuf annees96.
Mais quoy que cette guerre offre à mon souvenir,
L’amour la commença, l’honneur la doit finir.

HECUBE.

355 Que l’amour la finisse, & que le coeur d’Achille
En aymant Polixene ayme aussi nostre ville,
Nous le pourrons gagner, jamais selon nos voeux
Plus belle occasion97 ne monstra ses cheveux.
Le voicy, cet oeil doux, & ce front peu severe
360 Ne s’accordent point mal à ce que j’en espere.

SCENE DEUXIESME. §

PRIAM (luy allant à la rencontre.)

Nous venons de pleurer sur les cendres d’Hector,
Et de ses os bruslez le bucher fume encor,
Depuis que nous menons cette vie affligée,
Neuf fois j’ay veu jaunir nos plaines de Sigée,
365 Et desja par neuf fois Ide le Sacré mont
De neige, & de frimas s’est couronné le front98.
Nous n’abandonnons point ceux qui cessent de vivre,
On nous voit tous les jours les bruler, ou les suivre,
Et la fatalité de nos communs malheurs
370 Nous fait tousjours respandre ou du sang, ou des pleurs.
Que ne vous trouviez-vous parmy la compagnie
Pour estre spectateur de la ceremonie.

ACHILLE.

Je ne recherche point d’accroistre mon mal-heur,
Ma douleur me suffit sans une autre douleur,
375 Mon esprit souffre assez au mal qu’il se propose,
Sans voir ce triste effect dont mon bras est la cause,
“ Nostre felicité n’est pas d’estre Vainqueur,
“ Et souvent la victoire est triste dans le coeur99.

HECUBE.

Ha ne vous plaignez point : tout vous rit sur la terre,
380 Jamais sur vos lauriers n’est tombé le tonnerre,
Vous rompez, terracez tout ce qui nous deffend,
Tousjours victorieux, & tousjours triomphant.

ACHILLE.

Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joye,
Je ne serois heureux quand j’aurois conquis Troye,
385 Qu’en ce poinct que j’aurois loin de vous affliger,
L’honneur de vous la rendre, & de vous obliger ;
Car où j’en suis reduit, mon plaisir, ny ma gloire
Ne me sçauroient venir du fruict d’une victoire.
Mais souffrez que tout haut je vous proteste icy,
390 Que si vous endurez, Achille endure aussy.
J’ignore qui de nous a plus sujet de craindre,
Encor vous plaignez-vous, moy je ne m’ose plaindre.

PRIAM.

Quel que soit vostre mal, je le souffre avec vous,
Et j’ay pitié de ceux qui n’en ont point de nous.
395 Contraire à l’ennemy qui nuit alors qu’il aide,
J’y voudrois aporter un diligent remede,
Et je soulagerois les maux que vous avez,
Pourveu que je le peusse.

ACHILLE.

Helas ! vous le pouvez.
Que vostre Majesté m’accorde une requeste,
400 Je vous offre mon bras, je vous offre ma teste,
Si vostre courroux veut, ou ne veut s’assouvir,
Il s’en pourra vanger, ou s’en pourra servir :
Nos vaisseaux reverront les rives de Mycene,
Je feray subsister la paix avecque Helene,
405 Si le Grec orgueilleux ne veut pas l’accorder,
Nous le mettrons au poinct de vous la demander.
Troye apres ce refus me verra, je le jure,
Soustenir sa querelle, & vanger son injure,
Tournant contre les miens ma colere, & ce fer,
410 L’on verra par Achille Ilion triompher,
Et mieux que quand Hector par tout se faisoit voye,
Vous verrez refleurir vostre premiere Troye,
Achille estant Troyen ne demordra jamais.

PRIAM.

Vous nous le promettez ?

ACHILLE.

Ha ! je vous le promets100.

PRIAM.

415 Demandez hardiment, asseuré que ma vie,
Si vous la demandez se donne à vostre envie

ACHILLE.

Mais devant qu’à vos yeux mon mal soit exposé,
Pardonnez-moy celuy que je vous ay causé,
Je n’obtiens que par là ceste faveur insigne,
420 Et par là seulement mon espoir s’en rend digne :
Dois-je helas ! me flatter de l’honneur que j’espere ?
“ Qui tremble pour la peine est bien loin du salaire.
Aussy suis-je bien loing d’impetrer ce beau don,
Si je ne fais encor que demander pardon,
Il se met à genoux.
425 Ces sentimens d’orgueil enfin se sont perdus,
Je vous rends les devoirs que vous m’avez rendus,
Par vos mesmes sanglots où j’adjouste la flamme,
Vos souspirs arrachez du plus profond de l’ame,
Par cette voix qui triste, & touchant ma rigueur
430 Me demandoit un corps, je vous demande un coeur,
C’est ce grand coeur dont mesme une fille est maistresse,
Polixene a forcé le bouclier101 de la Grece :
Mais qu’au lieu de le rendre il puisse estre accepté,
Et que ce pauvre coeur n’en soit point rebuté,
435 Qu’un hymen des souspirs fasse naistre la joye,
Et pour un commun bien sauvez Achille, & Troye.

PRIAM.

“ Celuy certes n’est pas mal-heureux à demy
“ Qui n’attend des bien-faicts que de son ennemy :
Un mortel craint des Dieux, aymé de la victoire
440 Se laisse donc surprendre au milieu de sa gloire ?
Et vostre grand courage est donc reduit au point
D’esperer en ma grace, ou de n’esperer point ?
Quoy ma fille aymeroit nos plus grands adversaires ?
Elle seroit le prix du meurtre de ses freres ?
445 Et je vous pourrois faire un traittement si doux
Apres les maux sanglans que j’ay receu de vous ?
Je ne veux point pourtant tromper vostre esperance,
Ny faire qu’un refus me serve de vengeance,
Nous procurant la paix sous ces conditions,
450 Que ma fille responde à vos affections102.

ACHILLE.

Ha ce doux mot ranime un coeur reduit en cendre !
Vous me donnez la paix, & je vous la veux rendre.
Achille qui joüist d’un bon-heur sans esgal,
Vous fera plus de bien qu’il ne vous fit de mal,
455 Et si de vostre sang il rougit plus qu’un autre,
Il vous offre le sien en eschange du vostre,
J’acheveray pour vous ce qu’Hector projettoit.

HECUBE.

Helas ! soyez nous donc ce qu’Hector nous estoit.

ACHILLE.

Je ne merite pas cét honneur que j’espere,
460 Je fus son homicide, & je seray son frere.

PARIS.

Il faut rompre les loix de la civilité,
Et que je vous embrasse en cette qualité103.

ACHILLE.

Ouy, Pâris, en faveur des beaux yeux de ma Reyne
Ce bras qui poursuivoit deffendra ton Helene,
465 Je ressens les transports dont tu fus possedé,
“ Et sçay qu’un beau thresor doit bien estre gardé.
Mais, Sire, permettez qu’en ce lieu je m’acquitte
Des devoirs d’un amant devant que je vous quitte,
Souffrez qu’auparavant que d’aller au conseil,
470 J’offre un premier hommage à ce jeune Soleil104.

PRIAM.

A recevoir vos voeux ma fille est preparée,
Mais que vos entretiens soient de peu de durée,
Vous n’estes pas encore au point de vous unir,
Et la tresve accordée est preste de finir.
475 Hastez-vous, & pensez que toute vostre joye
Ne depend seulement que du respos de Troye,
Et qu’il faut pour son bien qu’Achille desormais
Change une courte tresve en une longue paix.
Tous r’entrent.

SCENE TROISIESME. §

ALCIMEDE demeure seul105.

Où va ce pauvre aveugle ? il court au precipice,
480 “ Ha je voy bien qu’Achille est foible sans Ulisse,
“ Que la force ne peut divertir un mal-heur,
“ Et qu’il faut la prudence avecque la valeur106.
Priam se voit superbe, & tout d’un temps sa ville
Vange Hector, tient Helene, & triomphe d’Achille.
485 Comme sa passion se change incontinent,
Tantost il estoit froid, il brusle maintenant,
Il songeoit à Patrocle, il songe à Polixene,
Il regrettoit sa mort, il souffre une autre peine,
Il arrousoit de pleurs son triste monument,
490 Nous le vismes amy, nous le voyons amant107 :
Une jeune ennemie est sa chere maistresse108,
Tu t’en plains (Briseide) & moy je plains la Grece,
Affligeons nous tous deux privez de tout bon-heur,
Et de son inconstance, & de son des-honneur ;
495 Une fille sur luy remporte la victoire !
Il perd en un seul jour plus de neuf ans de gloire,
Et s’abaisse, vaincu par de simples regars,
Jusqu’à rendre à l’Amour ce qu’il a pris à Mars ?
De plus son mal s’aigrit en telle violence,
500 Que qui le veut guerir se ruyne, & l’offence,
Et l’on doit pour complaire à ses feux dissolus
Dire qu’il est bien sain quand il souffre le plus.
Je ne luy diray mot109, mais aussy cette lettre
Qu’en partant Briseide en mes mains vient de mettre,
505 Où peut-estre elle tasche à l’attirer à soy,
Luy parlera sans doute, & pour elle, & pour moy :
Par là je l’advertis du danger qui le presse,
C’est la voix d’Alcimède, & la voix de la Grece !
Je le desgageray de ces foibles appas,
510 Et luy remonstreray mesme en ne parlant pas.

SCENE QUATRIESME. §

ACHILLE. POLIXENE.110
Une chambre paroist, & Achille aux pieds de Polixene
qui luy presente son espee nuë.

ACHILLE.

Non, Madame, achevez mon destin miserable,
Vangez-vous, perdez-moy par un coup favorable,
Qui retarde l’effort de vostre belle main ?
Est-ce pitié, foiblesse, injustice, ou desdain ?
515 J’ay choisi ce supplice, en songez-vous un autre ?
Espargnez-vous mon sang ? j’ay tant versé du vostre.

POLIXENE.

Quelle grace au coupable enfin puis-je donner
Puis que c’est le punir que de luy pardonner111 ?
Pourquoy desirez-vous que cette main vous tuë ?
520 Quoy depuis la faveur que de vous j’ay receuë,
Depuis qu’à ma priere on vous a veu changer,
M’avez-vous obligée à vous desobliger ?

ACHILLE.

Si vous m’estiez bon juge en cognoissant mon crime,
Vous le feriez passer pour acte legitime.
525 Mais vous estes severe, & je suis criminel
A cause que je sçay que vous me croirez tel.
Ouy je vous faschay moins meurtrissant vostre frere,
Je ne fus que hardy, mais je suis temeraire.
Tous mes faits ne sont rien, je m’esleve au dessus,
530 J’ay beaucoup fait, Madame, & j’ose encore plus,
Mon audace merite une cheute pompeuse,
Et cette vanité rend ma honte fameuse.
Qu’elle perisse donc sans me faire parler,
Que l’ambition creve à force de s’enfler :
535 Je peche contre vous sans remors, & sans blasme.

POLIXENE.

Mais quel est ce peché112 ?

ACHILLE.

Je vous ayme, Madame,
C’est ma temerité, ma gloire, mon forfait,
Et voilà ce que j’ose apres ce que j’ay fait :
Mon coeur s’ose flatter de l’espoir de vous plaire,
540 Et qui peut tout ailleurs est icy temeraire.
Vous m’avez commandé de ne le point celer,
Si ce sont deux pechez que souffrir, & parler,
Le premier est de moy, le dernier est le vostre,
Punissez-moy de l’un, accusez-vous de l’autre.
545 J’ay cessé d’estre libre afin d’estre captif,
Afin d’estre amoureux d’estre vindicatif :
Ma colere a donné la gésne à la Nature,
Je n’ay point eu pitié de sa triste aventure,
Qu’un pere ait souspiré, qu’une mere ait gemy,
550 Je n’ay point pour cela cessé d’estre ennemy :
Mais vos yeux ont flechy mon courage farouche,
Et m’ont persuadé bien mieux que vostre bouche,
Je pensois resister, mais il a bien fallu
Rendre Hector, & mon coeur quand vos yeux l’ont voulu :
555 Je les veux adorer, contentons mon envie,
Et que je sçache d’eux à quel point est ma vie.
Orgueilleux Souverains, dont j’adore les loix,
Espoir ambitieux de plus de mille Roys !

POLIXENE.

Vous dont le bras nourrit l’ennuy qui me devore,
560 M’affligez-vous desja ? la tresve dure encore,
Quand vous vous reposez, laissez-moy respirer,
Attendez le combat pour me faire pleurer,
“ Ce n’est pas desirer un plaisir agreable
“ Que de chercher à rire avec un miserable.

ACHILLE.

565 Doutez-vous que mon mal ne soit pas violent ?
Pour voir mon coeur bruslé, vous l’allez voir sanglant,
Ce fer.

POLIXENE.

Je vous veux croire, hé bien Achille m’ayme,
Il me veut quelque bien, j’en fais aussi de mesme.

ACHILLE.

Vous m’aymez ?

POLIXENE.

Il est vray, je vous le dis encor,
570 Comme je puis aymer l’homicide d’Hector.

ACHILLE.

Ha mal-heur de mes jours ! mais finissez ma peine.

POLIXENE.

Mais vous estes Achille, & je suis Polixene,
Vostre coeur ayme-t’il ceux que vostre bras hait,
Contre qui tous les jours vous suez sous l’armet ?
575 Et comment voulez-vous que de bon oeil je voye
L’homicide d’Hector, & l’ennemy de Troye113 ?
Ha triste souvenir de mes derniers mal-heurs !
Las ! esteignez vos feux, laissez couler mes pleurs114.

ACHILLE.

Faut-il qu’à ses grands maux mon foible esprit resiste ?
580 Que le plus affligé console le moins triste !
Ne moüillez plus vos yeux mes aymables vainqueurs,
N’esteignez pas ainsi le beau bucher des coeurs ;
Adorable Princesse, en mon ardeur extresme,
Helas vous fay-je tort de dire, je vous ayme ?
585 Un ennemy mourant offence-t’il beaucoup,
S’il dit à son vainqueur, voy ma playe, & ton coup ?
Blasmez, si je vous ayme avecque violence,
Vostre commandement, non pas mon insolence,
Ne m’avez-vous pas dit me demandant Hector,
590 Pour vous fleschir mes pleurs peuvent couler encor ?
Perdez cette rigueur où peu de gloire brille,
Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille.
Eussay-je apres cela combatu vos appas ?
Souffrés que j’obeïsse ; ou ne commandés pas.
595 Que n’ay-je pour vous vaincre avec vos propres armes,
Vos cheveux arrachés, vos sanglots, & vos larmes !
Vous en avez fléchy mon furieux couroux,
Et je n’ay jusqu’icy rien obtenu de vous :
Je ne puis empescher que ma douleur n’esclatte,
600 Vous estes pour mon bien trop belle, & trop ingratte ;
Je sçay bien, que par moy Troye a souvent gémy,
Mais je n’ay pas tousjours esté vostre ennemy :
Vos chefs, & vos soldats mesme vantent ma gloire,
Je n’ay point de leur sang fait rougir ma victoire,
605 Je croy que le bien-fait a l’offence esgalé,
J’ay fait mourir Hector, mais vous l’avez bruslé.
Souffrez que je me plaigne, & vous nomme cruelle,
“ Sous le pied qui l’escrase un ver est bien rebelle.

POLIXENE.

Quoy l’Amour n’a pour vous que de rudes appas ?
610 Si l’on ne vous embrasse, on ne vous ayme pas115 ?
“ Le soldat ancien de son sang ne s’effraye,
“ Et le jeune pâlit au soupçon d’une playe :
“ L’un ignore comment un laurier est gagné,
“ L’autre a vaincu cent fois apres avoir saigné.
615 “ Celuy qui dans l’Amour a consommé son âge
“ Pour un simple desdain ne perd pas le courage,
“ Et le jeune au contraire aussitost qu’on le void
“ Pense qu’on le deteste alors qu’on luy fait froid,
“ L’un cognoist les desdains, & sçait qu’Amour en use,
620 “ L’autre ignore qu’il donne aussi-tost qu’il refuse.
Esperez, je veux suivre au point où je me vois,
Ce que leurs Majestés me prescriront de lois.

ACHILLE.

Si ces discours sont vrais, si le coeur les avoüe,
La fortune m’esleve au dessus de sa roüe,
625 Et je ne voy si haut par mon amour ardant,
Que je ne puis aller au Ciel qu’en descendant.

POLIXENE.

Vous aurez ce bon-heur, si le Ciel vous l’octroye :
Cependant épargnez le plus pur sang de Troye,
N’ayez plus aux combas un coeur trop enflammé,
630 Et soiez moins vaillant pour estre plus aymé.

ACHILLE.

Si les moins valeureux dedans vostre memoire
Sont les plus caressez, je renonce à la gloire,
Et ne recherche plus l’honneur dans les hazars,
J’ayme mieux estre aymé de Venus que de Mars.
635 Mais pour m’en assurer, que je laisse, Madame,
Sur cette belle main la moitié de mon ame.
Il luy baise la main.
Voyons leurs Majestés devant que mon conseil
Applique sur vos maux un premier appareil116.

Fin du 2. Acte.

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

ACHILLE, AJAX, ULISSE, BRISEIDE.

ACHILLE.

Non, je n’en feray rien, vous perdez vôtre peine,
640 Vous écrivez sur l’onde, & semez sur l’arene.
Ulysse, vos discours sont icy superflus,
Ajax, nostre amitié ne peut rien là dessus ;
Des interests d’autruy j’ay l’ame dépouïllée,
On ne me trompe plus, ma veuë est défillée,
645 Et je voy bien apres tant de nobles efforts
“ Qu’obliger des ingrats c’est embaumer des morts.
Qu’ils me viennent conter que je ternis ma gloire,
Puis qu’on ne me croit plus, je ne les veux plus croire :
Je ne doy plus pour eux à la guerre estre ardant,
650 Et vous me trahissez me le persuadant.
Je me veux conserver, le repos dans mes Tentes
Rendra mes passions tranquilles & contentes.
Je les verray perir mes lasches, mes ingras,
Et me vangeray d’eux en ne les vangeant pas117.

AJAX.

655 Mais tu pardonnerois, si tu me voulois croire,
A cette ingratitude, à cause de ta gloire.
Exerce pour ton bien ce bras si valeureux,
Fais pour toy (cher Amy) ce que tu fis pour eux :
Quoy tu veux estre oysif au siege d’une ville ?
660 Parce qu’ils sont ingrats, tu cesses d’estre Achille ?
Tu te prives d’honneur ? non, non, qu’ils soient ingras,
Qu’ils ne t’escoutent point, qu’ils pechent, & combas,
Que des fleuves de sang rougissent la campagne,
Va (genereux Achille) & qu’Ajax t’accompagne.

ACHILLE.

665 J’espargne icy mon sang, va prodiguer le tien,
Ton bras pour triompher n’a que faire du mien.
Si tous les autres chefs lasches, & plains de vices
Devenoient des Ajaxs, devenoient des Ulysses,
Que chacun eust en soy la force de vos bras,
670 Je m’en vangerois mal en ne combattant pas.

ULISSE118.

Si je combas sans vous, ma foiblesse est extresme,
Et les plus valeureux sans doute en sont de mesme,
Vostre seule presence anime nostre coeur,
Et nous sommes vaincus, si vous n’estes vainqueur.
675 Venez donc comme un foudre au milieu des allarmes,
Que je vous recognoisse encore par les armes,
Vous perdites Patrocle en un pareil courroux,
Si vous ne nous menez combien en perdrez vous ?
Si jusques à la fin le malheur nous travaille,
680 Sans avoir combattu vous perdrez la bataille,
Et les Troyens ravis se vanteront apres
D’avoir bien profité des querelles des Grecs.
“ Une dissention rompt la plus forte armee,
“ Et de tant de projets fait un peu de fumee :
685 “ Sa malice affoiblit ce corps le demembrant,
“ Et fait mille ruisseaux d’un vaste, & fier torrent.
Quoy vous voir à la paix ardent plus que personne,
Que pouvez-vous penser que l’armee en soupçonne ?
Vous offencez la Grece, & sur tout Menelas,
690 Vous le pouvez vanger, & ne le faites pas119 ;
Vous voulez tout avoir de puissance absoluë,
Et ne combattrez plus si la paix n’est concluë,
Et l’accord estant fait des Troyens, & de nous,
En quelle occasion nous obligerez-vous ?
695 Ce n’est pas qu’en la paix vous ne soyez utille,
Mais c’est par la valeur que vous estes Achille.
Je dis sans vous flatter quel est mon sentiment,
Et parlant en amy je parle hardiment,
Et dis que ce demon qui trouble nostre joye
700 A de l’intelligence avec celuy de Troye.
Hé quoy pouvons nous faire une honorable paix
Avec des ennemis que nous avons deffaits ?
Doit-on ainsi traiter l’ennemy qu’on terrasse ?
Ils sont dessous nos pieds, demanderons nous grace ?
705 Pourquoy finirons-nous la vieille inimitié ?
Nous ne les craignons pas, en avons-nous pitié ?
Voyons nous quelque chose en cette ville infame,
Qui nous doive empescher d’y jetter de la flame ?
Que pretendez-vous donc ?

ACHILLE.

Je veux que ces ingras
710 Usent de mon conseil comme ils font de mon bras.

ULISSE.

Si vous ne donnez pas un conseil salutaire,
Faut-il qu’on se ruyne afin de vous complaire ?

ACHILLE.

Il n’est pas plus utile au Phrygien qu’au Grec.

ULISSE.

A l’un il est utile, à l’autre il est suspec120.

ACHILLE.

715 Autant, ou plus que Troye, Argos est affligee.

ULISSE.

L’une pourtant assiege, & l’autre est assiegee.

ACHILLE.

Troye a bien de la force, & son pouvoir est grand.

ULISSE, un peu bas.

Elle est forte, il est vray, puis qu’Achille s’y rend,

ACHILLE.

Ses murs facilement ne se peuvent abbatre.

ULISSE.

720 “ Où l’on resiste mieux, c’est là qu’il faut combattre.

ACHILLE.

Ses temples sont remplis d’enseignes, & d’escus.

ULISSE.

Ha qu’on ne cognoist pas tous ceux qu’elle a vaincus121 !

AJAX.

Je n’en suis pas du nombre, & l’orgueil des Pergames122
M’a veu luy resister, & destourner ses flames :
725 Ce bouclier123 d’un vainqueur ne fut jamais le prix,
On me l’a bien faussé, mais on ne l’a point pris,
Et tout rompu qu’il est, avecque mon adresse,
Il pare bien des traits qu’on descoche à la Grece :
Mais contre les Troyens nos trouppes sont aux champs,
730 Desja l’on voit à nû mille glaives trenchans,
Rejoignons le soldat que nostre absence effraye,
Peut-estre la patrie a receu quelque playe,
Allons la secourir, allons vaincre, ou mourons,
Irons-nous seuls, Achille, ou si124 nous te suivrons ?

ACHILLE.

735 Plutost je tombe vif dans l’Erebe125 effroyable,
Plutost.

AJAX.

Allons, Ulysse, il est inexorable,
Ce mouvement cruël en luy n’est pas nouveau,
Il verroit tout en feu qu’il plaindroit un peu d’eau126 ;
Allons où la valeur esclate, & se renomme,
740 Et ne perdons pas tout pour gaigner un seul homme.

ULISSE en r’entrant.

“ Achille, un ennemy ne se doit frequenter,
“ C’est gloire de le perdre, & non de le hanter.

SCENE DEUXIESME. §

ACHILLE, BRISEIDE.

ACHILLE.

Comment, on me soupçonne ? on me fait cette injure ?
Et ma fidelité trouve qui la censure ?
745 Apres cette asseurance où mon bras les a mis,
On croit que je m’entends avec nos ennemis :
Voilà ma recompense, & c’est là le salaire
Des belles actions qu’Ilion m’a veu faire ?
Ha que l’ingratitude est un vice odieux !
750 Mes lauriers sont flétris devant que d’estre vieux,
Et la Grece oubliant sa misere ancienne
Tasche à perdre ma gloire, & j’ay sauvé la sienne ?
Tout ce qui reste à Troye alors que l’on se bat,
Que le sexe, ou que l’âge exempte du combat,
755 Vieillards, femmes, enfans, vains fardeaux de la guerre,
Contre moy dans un temple invoquent le tonnerre,
Parce qu’à des ingrats mon coeur maintient sa foy,
Et j’attire pour eux tous ces voeux contre moy.

BRISEIDE.

C’est ce que le devoir m’a commandé d’écrire
760 Quand la timidité m’empeschoit de le dire,
Ulysse, & tous les chefs ont cette opinion
Que vous favorisez le party d’Ilion,
Et que vous avez fait, charmé de Polixene
L’objet d’une amitié de l’objet d’une hayne :
765 Voyant par ce soupçon vostre honneur se flestrir,
Je n’osay vous le dire, & ne le pus souffrir,
Si bien qu’en ce billet127 je vous ay fait apprendre
Qu’on pensoit qu’aux Troyens vostre foy s’alloit rendre,
Qu’une jeune beauté changoit vos passions,
770 Et qu’elle avoit gaigné vos inclinations.

ACHILLE.

“ De combien d’accidens est la vertu suivie,
“ Et qu’elle évite peu les pieges de l’envie !
“ Comme elle est mescognuë, & comme l’innocent
“ Passe pour criminel alors qu’il est absent !
775 Si la tresve permet qu’Achille se promene,
Il veut du bien à Troye, il ayme Polixene :
Et si durant le temps que l’on prend du repos,
Il parle aux ennemis, Achille vend Argos.

BRISEIDE.

J’ay peur que l’inconstance ait terny vostre gloire.

ACHILLE.

780 Vous m’accusez à tort.

BRISEIDE.

Hé bien je le veux croire
Que tousjours sur vostre ame un mesme amour agit,
“ Mais on peut accuser l’innocent qui rougit.
Briseide en beauté le cede à Polixene,
Souffrez, souffrez pour elle une amoureuse peine,
785 Preferez ses attraits à ma fidelité,
Mais aimez vostre honneur autant que sa beauté.
Je ne demande pas (beau, mais cruel Achille)
Que vous n’aymiez que moy, je serois incivile,
Ny que vous vous teniez à mes foibles appas,
790 Ny que vous me gardiez ce que vous n’avez pas,
Je ne veux point forcer vostre humeur desloyale,
Non, non, mais seulement cognoissez ma rivalle,
Songez que de vos faicts elle a souvent gemy,
“ Et qu’il est dangereux d’aymer son ennemy.

ACHILLE en la baisant.

795 Ne croy point, mon soucy, que je change de flame,
Et qu’un objet nouveau te chasse de mon ame.

BRISEIDE.

Perfide, ces doux mots ne sont plus de saison,
A quoy sert le baiser apres la trahison ?
Eclatez mes douleurs, puis que je suis sortie
800 Des bornes du respect, & de la modestie.
Inconstant, infidelle, est-ce là cette foy
Que tu m’avois juré qui ne seroit qu’à moy ?
Quoy te verray-je donc entre les bras d’une autre
De qui l’affection n’égalle point la nôtre ?
805 Qui te suscitera les fureurs de l’enfer,
Et ne t’embrassera qu’afin de t’étouffer ?
Qu’Amour te fasse voir ma rivale plus belle,
Tu peux bien t’assurer qu’elle t’est moins fidelle :
Donc sans changer l’object de ton contentement,
810 Vis avec moins de joye, & vis plus seurement :
Auray-je cet affront moy qui fus glorieuse ?
Non, non, vivons aymee, ou mourons odieuse.

ACHILLE.

Que voulez-vous, jalouze ! ha que mal à propos
Je pris cette importune au siege de Lesbos
815 Pour acroistre l’ennuy de la guerre de Troye,
Et pour persecuter mon repos, & ma joye !128
Il est vray, Polixene occupe mon soucy,
Vous éclatez, la belle, & moy j’éclate aussi :
Je ne veux plus souffrir que vôtre orgueil me brave,
820 Polixene est maistresse, & vous estes esclave,
Je luy rends par devoir, & d’inclination
Ce que je ne vous rends que par affection,
On vous aime, on vous sert, vous estes reveree,
Mais c’est vous captiver d’une chaine doree.
825 Adieu, ne pensez plus que l’on vous fasse tort,
Et ne regardez point plus haut que vostre sort.
Il r’entre

SCENE TROISIESME. §

BRISEIDE seule.

Taisons-nous, il le faut, & mon maistre l’ordonne,
“ Heureux qui n’a de loy que celle qu’il se donne,
“ Dont toujours la fortune est en un mesme point,
830 “ Qui ne fut jamais haut, ou qui ne tombe point !
Pourquoy faut-il servir deux puissances pour une,
Esclave de l’Amour comme de la Fortune ?
Cruel commandement de l’ingrat que je sers !
Je n’ose témoigner que je cheris mes fers,
835 Quoy que j’en sois jalouse en une telle sorte
Que je ne puis souffrir qu’autre que moy les porte :
Bien, mon coeur, qu’il s’engage à de nouveaux apas,
Crains pour luy seulement, mais ne murmure pas,
Songe qu’il se ruine, & non pas qu’il t’offence,
840 Ne plains que son malheur, souffre son inconstance
Il n’est point de malheur qui soit égal au mien,
Je crains plus toutefois les presages du sien,
Aux sacrez intestins des victimes plus pures
Je voy d’un accident les sinistres augures,
845 Ciel destourne ce mal, j’ayme mieux au surplus
Voir Achille inconstant que de ne le voir plus,
Je luy témoigneray que ma flame est extrême,
Et je me veux haïr pour montrer que je l’aime,
S’il faut souffrir sa mort, son change ou mon trépas,
850 Qu’il vive, que je meure, & qu’il ne m’ayme pas.

SCENE QUATRIESME. §

HECUBE. POLIXENE.

HECUBE.

Mon Dieu ! qu’il est parfaict, qu’il est remply de charmes,
Quand je ne le voy point mettre la main aux armes !
J’ay regret que son bras qui nous estoit fatal,
M’ait si long-temps forcée à luy vouloir du mal,
855 Combien pour cette paix il est opiniâtre,
N’ayant pû l’obtenir l’aperçoit-on combatre ?
Qui de cette meslée est aussi le témoin,
Juge facilement qu’Achille en est bien loin :
C’est la meilleure preuve, & je n’en veux point d’autres
860 Que le mal-heur des Grecs, & le bon-heur des nôtres.
Nous sommes les vaincus quand il est animé,
…...................................................................129
Vous avez bien pû voir de dessus la muraille,
Ceux à qui Mars promet l’honneur de la bataille.
865 Le Troyen par son sang commence à s’enflamer,
S’il en pert une goute, il en tire une mer.
Qu’il fait beau veoir Pâris, Deiphôbe, & Troïle,
Et que leur force éclate en l’absence d’Achille !

POLIXENE.

“ Ainsi loin du Soleil tous les arbres sont beaux,
870 “ Ainsi pres du Soleil il n’est plus de flambeaux :
Aussi l’aspect d’Achille horrible à ma memoire130,
Change en fatalité le sort de la victoire,
Et ce jeune guerrier ne sort point du combat
Qu’il n’ait couché par terre un pillier de l’Estat.

HECUBE.

875 Caressez-le pourtant, faictes-en de l’estime,
Si ce n’est par amour, que ce soit par maxime,
Songeons au bien present, le mal soit oublié131,
Il nous perd ennemy, qu’il nous serve allié,
Que son affection repare nôtre perte,
880 Et qu’il ferme la playe apres l’avoir ouverte :
Nourrissez son espoir d’un favorable acueil,
Quoy que vous ayez peine à le voir de bon oeil,
Et qu’il vous soit à charge en sa flame amoureuse,
Il fut nôtre ennemy, vous estes genereuse132,
885 Et vous vous souvenez qu’il nous a fait pastir,
Mais sommes-nous au temps de nous en ressentir,
Nous qui n’avons plus rien de ce pouvoir antique ?
Non, flattons le serpent133 de peur qu’il nous repique,
Ne nous ressentons point de tant d’affreux combas,
890 Sauvons seulement Troye, & ne la vangeons pas134.

POLIXENE.

Suivant vos loix, Madame, on n’est jamais blâmable,
Vous voulez que je l’ayme, hé bien il est aymable,
Je prefere à mes voeux le commun interest,
Et le trouve charmant à cause qu’il vous plaist,
895 Je rendray mon desir conforme à vôtre attente.

HECUBE.

Que nous serons heureux ! que vous serez contente !
Vous avez en cela de faciles moyens
De faire triompher la valeur des Troyens,
Vous regnerez, les Dieux vous en feront la grace,
900 Quels seront vos enfans, cette superbe race,
Estant fils d’un Achille, & neveux d’un Hector ?
N’estimerez-vous pas un si riche thresor ?
Achille est un époux que le Ciel vous envoye,
Et l’aymant vous aymez Priam, Hecube, & Troye.
Pâris paraist armé.
905 Mais le jeune Pâris ayant quitté son rang
Vient couvert de sueur, de poussiere, & de sang.

POLIXENE.

De quelque horreur que soit la bataille comblée,
Il se démelle bien tousjours de la meslée135.

SCENE CINQUIESME. §

HECUBE. PARIS. POLIXENE.

HECUBE.

Sommes-nous les vaincus, ou les victorieux ?
910 Comment va le combat ?

PARIS.

Tout va bien grace aux Dieux,
L’armee136 est en deroutte, elle a pris l’espouvante,
La bataille nous est glorieuse, & sanglante.

HECUBE.

Nos gens, comme on les voit de la tour d’Ilion,
Ont bien de l’advantage à mon opinion.

PARIS.

915 Oüy, mais une victoire est-elle si parfaicte
“ Qu’elle ne coute rien ? qui la gaigne l’achette,
“ Sur sa felicité le vainqueur s’appuyant
“ Tresbuche, & l’ennemy se retourne en fuyant :
Tousjours quelque Troyen que son courage incite
920 Poursuivant un Gregeois trouve ce qu’il évite,
A tous deux le combat apporte du renom,
Et mesme le vaincu fait gloire de son nom.
L’on ne cueillit jamais de palme moins facile,
Quoy, dans chaque Gregeois se trouve un coeur d’Achille,
925 Tous Chefs, & tous soldats qui ne redoutent rien,
Ils occupent sa place, & la remplissent bien.
Nous triomphons pourtant, & le champ nous demeure.

HECUBE.

Et vos freres, Pâris ?

PARIS.

Ils combattent sur l’heure,
Mille escadrons vaincus rendent l’ame à leurs pieds,
930 Pour moy j’en suis sorty comme vous me voyez,
Je ne compare point mes faits à ceux d’Alcide,
Mais je reviens sanglant, & mon carquois est vuide.

HECUBE.

Nous n’avons desormais pour nostre commun bien
Qu’à suplier les Dieux qu’ils ne nous ostent rien.

POLIXENE.

935 Mais mon frere, Troile ?

PARIS.

Il est comme une foudre,
Qui brise, qui sacage, & qui met tout en poudre,
Ses regards menaçans sont des éclairs d’horreur,
Et son front est un ciel ou tonne la terreur,
Il a trop de furie, & gagne plus de gloire
940 Dans l’ardeur d’un combat que dans une victoire,
Son couroux devroit estre un peu moins violent,
Il est brave, il est fort, mais il est insolent,
Comme il a du courage, & comme il hait Achille,
Il croit que la dépouïlle en est assez facille,
945 Pense l’épouvanter, & croit que ce vainqueur
Aprehende le frere, & n’ayme pas la soeur,
Sa vaillance deffie un qui vous idolâtre,
Qui nous permet de vaincre, & nous laisse combatre,
Et sa temerité le porte aveuglement,
950 Une pique à la main, jusqu’au retranchement,
Viens, lasche, viens, poltron, parois devant Troïle,
(Ce sont ses propres mots) es-tu ce brave Achille ?
Sois-le contre celuy qui s’opose a tes veux,
Viens me donner la mort plutost que des Neveux.
955 A quoy que sa promesse, & son amour l’engage,
Achille n’est pas homme à souffrir un outrage137.

POLIXENE.

Où va-t’il s’engager ?

HECUBE.

Quel accident voilà,
Dieux ! mais pourquoy le craindre ? ils n’en viendront pas là,
En faveur de l’objet du feu qui le consomme,
960 Achille excusera cette ardeur de jeune homme.
Voudroit-il ruyner ses amoureux desseins ?

PARIS.

Mais je croy ce mal-heur, parce que je le crains.

HECUBE.

Pour voir de nos esprits cette crainte soustraitte,
Persuadez au Roy qu’on sonne la retraitte,
965 Qu’aux ennemis battus on daigne pardonner.
Aussy bien c’est trop vaincre, il faut se couronner.
Qu’avant qu’on la demande il accorde la tresve,
Et que par la pitié sa victoire s’acheve,
Afin que Mars respire apres avoir fremy,
970 Et que nous puissions voir nostre cher ennemy.
Courez, tandis qu’au temple138 avec un sacrifice
Nous allons à nos voeux rendre le Ciel propice.

SCENE SIXIESME. §

ACHILLE, ALCIMEDE.

ACHILLE, Il sort armé l’espée à la main.

Ha c’est trop, Alcimede, à ma gloire estre lent,
Il faut que je responde à ce jeune insolent,
975 Que je me satisface, & que je le contente,
Puis qu’il nous vient braver jusques dans nôtre Tente,
Par ce coup mes desseins ne seront plus suspects,
Il finira ma honte, & le soupçon des Grecs.

ALCIMEDE.

Mais Polixene ?

ACHILLE.

ô Dieux !

ALCIMEDE.

Vous l’aimez ?

ACHILLE.

Je l’adore139.

ALCIMEDE

980 N’allez point au combat, si vous l’aymez encore,
Obeïssez aux Loix que l’Amour vous enjoint,
Ou ne la voyez plus, ou ne combattez point.

ACHILLE.

Ce n’est pas le conseil qu’Achille voudroit suivre,
Ou ne la voyez plus ? sans la voir puis-je vivre ?
985 Non, non, sois assuré (fidelle confident)
Que je ne les140 perdray jamais qu’en me perdant,
En frapant les Troyens je luy veux rendre hommage,
Et je sçay le secret de vaincre sans dommage,
Je n’attaqueray point qui me vient d’affronter,
990 Mais en me deffendant je le veux surmonter.
Allons, je vay gagner une telle victoire
Que mesme les vaincus auront part à ma gloire.

Fin du troisiesme Acte.

ACTE IIII. §

SCENE PREMIERE. §

HECUBE. POLIXENE. PARIS. DEIPHOBE.

HECUBE.

O Dieux ! Severes Dieux, contre nous mutinez,
Vous avez bâty Troye, & vous la ruinez !
995 Vous faillez comme nous tous parfaits que vous estes,
Vostre ouvrage est mauvais puisque vous le deffaites,
Mais j’ay tort, je blaspheme, & vous n’estes point tels,
Vous estes justes Dieux, nous coupables mortels,141
Ilion justement souffre ce qu’il endure,
1000 Et c’est un chastiment, & non pas une injure.
Toy sous qui l’Univers autrefois a tremblé,
Grande ville deserte, & Grand tombeau peuplé,
Aide contre toy-mesme à la fureur celeste,
Couvre ce qui n’est plus, opprime ce qui reste,
1005 Ce coup apaisera la colere des Dieux,
Et s’il est volontaire, il sera glorieux.
Des respects (Polixene)142 & la mort de Troile
Sont enfin les doux fruits de l’amitié d’Achille ?
Voilà des traits d’un coeur qui n’adore que vous,
1010 Voila comme il vous aime, & comme il est pour nous.
Aussi je m’estonnois que cet inexorable
Vous eust veu malheureuse, & vous eust crûe aymable,
Eust cogneu des attraits parmy tant de malheurs,
Et qu’il eust veu vostre oeil au travers de ses pleurs.

POLIXENE.

1015 Nous luy devions ravir d’une puissante amorce
Avec l’inimitié le pouvoir, & la force,
“ C’est ainsi qu’on s’assure, & c’est estre imprudens
“ Qu’aprivoiser un Tigre143, & luy laisser des dents.

PARIS.

Quand j’aperceus Troile aveuglé par sa gloire,
1020 Je commençay dés lors à craindre la victoire ;
Je vis où se romproit son insolent effort,
Il portoit sur le front nos malheurs, & sa mort ;
Achille eust bien voulu pardonner à mon frere,
Il fut impatient, l’autre fut temeraire.

HECUBE.

1025 Quoy vous tonnez si peu contre un si grand forfait ?
Qui le blasme à demy l’excuse tout à fait,
Vostre frere eust raison de deffendre sa ville,
Il aymoit un Hector, nous aymions un Achille,
S’oposoit bravement à ses pretentions,
1030 Il vouloit le punir, nous le récompensions,
Le traistre fit mourir & son frere, & le vôtre,
Il detestoit sa main, elle touchoit la nôstre.
Que n’eus-je mesme sort, mesme dessein que luy,
Je n’aurois pas ailleurs recherché de l’apuy,
1035 Et loin d’une action si lasche, & si honteuse,
J’aurois vescu sans crime, & mourrois glorieuse.

PARIS.

Bien loin de l’excuser, je voudrois que ma main
Luy mit pour nous vanger un poignard dans le sein,
Je me ressentiray de cette offence extrême144.

DEIPHOBE

1040 Je suis bien resolu d’en faire aussi de mesme,
Quand nous aurons passé le jour de nostre dueil,
Et que mon frere aura sa pompe, & son cercueil ;
Pour la voir tout le peuple est dessus les murailles.

HECUBE.

Hé quoy veut-on si tost faire des funerailles ?
1045 Tentons auparavant un genereux effort,
Tout ce qui doit mourir n’est pas encore mort,
Nous devons des sujets à l’infernal Empire,
Troïle ne vit plus, mais Achille respire :
Mon superbe dessein veut estre effectué,
1050 Attendons à bruler que nous ayons tué,
Et pour bien assouvir ma vangeance, & la vôtre,
Preparons un bucher devant qu’allumer l’autre.
Si jamais (Polixene) un si perfide Amant
Regna dans vostre esprit, changez de sentimant,
1055 Si jamais il y fut, ostez-le de vostre ame,
De peur qu’on ne vous blesse en frapant cét infame,
Plus que ce traitre objet mon vouloir vous fut doux,
Vous l’aymastes pour moy, detestez-le pour vous.

POLIXENE.

Vostre commandement ne m’est pas beaucoup rude,
1060 Je reprens aysément cette douce habitude :
Si pour un desloyal je parus m’enflamer,
Ce fut vous obeïr, ce ne fut pas l’aymer :
S’il estoit dans mon coeur, ce qu’on ne doit pas craindre,
Je me le percerois pour tascher de l’atteindre,
1065 Cet amour fut de vous, il estoit tout nouveau,
Vous avez estouffé vostre enfant au berceau.

HECUBE.

Detestable, & perfide, ennemy de ma joye,
Tigre qui dans mon sang as presque noyé Troye,
Que ne tiens-je ton coeur sous mes avides dents,
1070 Et que ne puis-je faire en mes desirs ardens,
En te le devorant, & rongeant tes entrailles,
A ton corps demy-vif de longues funerailles145 !
Soyez les instrumens de mon juste couroux,
Elle parle à Pâris & à Déiphobe.
Perdez-vous pour le perdre, & qu’il tombe sur vous :
1075 Ne peut-on pas punir ce cruel adversaire ?
Quoy, n’est-il pas vivant, n’a-t’il pas une mere
Qui craint de voir trop tost ses beaux jours abregez,
Qu’il meure, qu’elle pleure, & nous sommes vangez.
Pour Hector, & Troïle animez vos coleres,
1080 Car vous ne m’estes rien, si vous n’estes leurs freres146.

DEIPHOBE.

Nous ferons voir, Madame, à vostre majesté
Que nous tenons beaucoup de ce qu’ils ont esté.

PARIS.

Ouy, nous luy ferons voir mourant en braves hommes
Ce qu’Hector nous estoit, & ce que nous luy sommes.

HECUBE.

1085 Dans ce noble dessein vous ne pouvez perir,
Et le jour est venu qu’Achille peut mourir,
Le perfide qu’il est, ce detestable Achille
Demande Polixene en me rendant Troïle,
Il pense qu’il m’oblige, & croit le ranimer,
1090 Nous faisant obtenir le temps de l’inhumer.
Son Escuyer m’a dit qu’il me prioit de croire
Qu’il n’avoit point commis une action si noire,
Qu’à regret son serment avoit esté faussé,
Mais qu’il n’avoit rien fait qu’il ne s’y vit forcé,
1095 Qu’il me prioit d’aller feignant un sacrifice
Au Temple d’Apollon afin que je le visse,
Et là qu’il esperoit de se rendre inocent,
Et digne des regars de son Soleil absent,
Moy cachant ma douleur qui taschoit de paraistre,
1100 Ouy j’iray, ç’ay-je dit, parler à vostre maistre.
Vous pouvez aux cheveux prendre l’ocasion
De faire maintenant une belle action,
Une belle action sous l’image d’un crime
Au Temple où vous attend cette noire victime
1105 Que vous immolerez sur la tombe d’Hector.

DEIPHOBE.

Ha ! qu’il meure, ou mourons, consultons-nous encor ?

PARIS.

Il perira par moy, sa mort est assuree,
Les Dieux me l’ont promise, & ce bras l’a juree,
De son perfide sang mes fleches rougiront,
1110 Et je feray pallir son crime sur son front,
Il verra que ma main, quoy qu’il soit plus qu’un homme147,
Sçait aussi bien donner le trespas qu’une pomme148,
Qu’un nombre de Troyens pour en estre témoin
Environne le Temple & nous suive de loin,
1115 Si nous le surprenons ce n’est point chose estrange,
“ Car qui trahit un traitre est digne de loüange.

DEIPHOBE.

“ Quand on sçait bien choisir & le temps, & le lieu,
“ On peut venir à bout de la force d’un Dieu.

HECUBE.

“ Qu’un desir de vangeance est doux à ceux qu’il presse,
1120 Ha que j’en suis ravie ! une seule tristesse
Rend en quelque façon mon plaisir alteré,
C’est qu’il a moins de sang qu’il ne m’en a tiré.
Le Ciel guide vos pas, l’infortuné Troile
N’aura point les devoirs devant la mort d’Achille,
1125 Je veux qu’il soit vangé devant que d’estre plaint149,
Donc, ô brave Paris, si fort, & si peu craint,
Rens deux divers transports satisfaits à mesme heure,
Sois lent, que je me vange, haste-toy, que je pleure.

PARIS.

On me r’aporte mort, ou je reviens vainqueur.

HECUBE.

1130 Ha ! si vous le pouvez apportez moy son coeur150.

SCENE DEUXIESME. §

ULISSE. AJAX.

ULISSE.

Ouy sans doute il persiste en ses flames impures,
Et je n’en tire point de foibles conjectures.

AJAX.

Il nous a tesmoigné que son feu s’est éteint.

ULISSE.

Et c’est par où je voy qu’il est encore atteint :
1135 Il monstroit son amour estant opiniâtre,
La Grece en murmuroit, il falloit bien combattre.
Mais ses coups n’ont esté que de subtils moyens
Pour vaincre nos soupçons plutost que les Troyens.

AJAX.

Je veux que cela soit, mais apres tout Achille
1140 Pour plaire à Polixene eust espargné Troïle.

ULISSE.

Son bras se deschargeoit sur le simple soldat,
Attribuez le reste à l’ardeur du combat,
Il eut une fureur à soy-mesme contraire,
Et nous voulut tromper, & non pas les deffaire.

AJAX.

1145 “ Aussi le plus vaillant est le plus aveuglé.
“ Dans la chaleur des coups un bras n’est point reglé,
“ Il frappe ce qu’il flatte, & l’ardente Bellonne151
“ Couvre les siens de sang, & ne cognoist personne.

ULISSE.

Quoy qu’à tant de Troyens il ait rougy le flanc,
1150 Il pleure dans le coeur sa victoire, & leur sang,
Sa fureur n’estoit rien qu’une pitié cachee,
Et nous avons de luy cette palme arrachee.
Elle n’est pas entiere, Achille en ce beau jour
Fait trop peu pour la Grece, & trop pour son amour.
1155 La tréve qu’aussy tost il leur a procuree,
M’est de sa passion une preuve assuree,
Il veut les consoler des travaux qu’ils ont eus,
Et se veut excuser de les avoir vaincus.
Un temple est icy prés que mon esprit soupçonne,
1160 Le lieu du rendez-vous que cette amour se donne,
Couvrons nostre dessein du service des Dieux,
La tréve nous permet de visiter ces lieux,
Ou plustost demeurons pres des murs de la ville.

AJAX.

Nous servirons la Grece, & cognoistrons Achille,
1165 Moy pour en faire apres un utille rapport,
Je verray de la ville, & le foible & le fort,
Tu pourras découvrir tout ce qu’Achille brasse,
Et nous recognoistrons, toy son coeur, moy sa place.

SCENE TROISIESME. §

Le Temple d’Apollon parest.
ACHILLE, ALCIMEDE.

ACHILLE.

Mais je suis innocent puisque j’ay combatu
1170 Pour vaincre le soupçon que l’armee avoit eu,
Ma reputation n’eust aquis que du blame,
Et j’eusse trahy mesme Ilion, & ma flame,
Ce naufrage dernier les approche du port,
Je travaille à leur paix,

ALCIMEDE.

Ouy, mais Troile est mort152.

ACHILLE.

1175 Sa temerité seule est cause qu’il succombe,
Je me deffens, il meurt, je me soutiens, il tombe.

ALCIMEDE.

Hé bien, Achille est juste, il n’a point offencé,
Mais qu’attend l’innocent d’un Juge interessé ?
Priam est vôtre Juge, il est vostre partie,
1180 Vous venez à l’Autel de mesme que l’Hostie153,
Ce sont des ennemis qui flattent pour tromper,
Qui ne vous ont paré qu’afin de vous frapper,
Vous estes menacé d’une affreuse tempeste,
Et le Ciel, & l’Enfer grondent sur vostre teste.
1185 Que faittes-vous icy ? qu’esperez-vous de bon
Pres du tombeau d’Hector, & des Dieux d’Ilion ?
Hecube, & Polixene auront un front severe,
Les pourrez-vous fléchir ? l’une est soeur, l’autre est mere,
Tant de fiers ennemis vous pourront outrager,
1190 Et s’ils ayment leur sang ils voudront le vanger :
Empeschez, juste Ciel, que ce malheur arrive,
Meurs, ô pieté sainte ! afin qu’Achille vive.

ACHILLE.

Foible, & trop lâche esprit à la frayeur ouvert,
Me puis-je pas sauver, si le Ciel ne me perd
1195 S’il veut qu’avec mes jours ma gloire se consomme,
Le Ciel n’est-il pas Ciel, & ne suis-je pas homme154 ?
Si tu m’as veu saigner, tu me peux voir mourir,
La mort est un danger que je dois encourir,
“ Tout l’effort des humains contre elle est ridicule,
1200 C’est le destin d’Achille, & ce le fut d’Hercule.
Mais quel presage as-tu de ce mal que tu crains ?

ALCIMEDE.

“ Où le malheur se voit les presages sont vains,
Quoy pour vous avertir du danger où vous estes,
Est-il besoin qu’en l’air s’allument des cometes155 ?
1205 Que la terre ait pour vous d’horribles tremblemens,
Que le Ciel soit en trouble avec les elemens,
Et vous voyant tomber dans un indigne gouffre
Que la Nature éclate à cause qu’elle souffre ?
Je sçay dans quel desordre autrefois elle fût,
1210 Combien elle sua quand Alcmene conçût156,
Tout fut ensevely dans une nuit profonde,
Alcide en se formant couta trois jours au monde,
Le monde sans dommage aussi vit son trépas,
Le Soleil l’aperceût, & ne s’en émeût pas,
1215 L’air fut sans aucun vent, le Ciel fut sans tonnerre,
Sans orage la mer, sans abisme la terre,
Le cours de ces flambeaux ne fut point déreglé,
Luy seul perdit le jour, rien n’en fut aveuglé.
Briseide, & ses pleurs, vos songes, ma tristesse,
1220 Vous devroient faire craindre, ils m’agitent sans cesse,
Ces augures encor seroient indifferens,
Si vos fatalitez n’en avoient de plus grands
C’est Hector, c’est Troïle, Hecube, & Polixene,
Je crains la mort des uns, & des autres la haine,
1225 Vous ostez à la mere un nom qui luy fut doux,
Et vous aymez la Soeur qui ne l’est plus par vous,
Vous leur ajoustez foy, n’est-ce pas un presage
Du peril evident où le sort vous engage ?

ACHILLE.

Achille concevroit une sotte terreur ?
1230 “ Ha qui fait tout trembler ne doit pas avoir peur !
Il faut, quoy qu’Ilion contre luy s’évertuë,
Que pour le voir mourir Polixene le tuë,
Si tu pleures sa vie en de si belles mains,
Il te dira mourant, je te hay, tu me plains ;
1235 L’arrest de mon destin sortira de sa bouche,
Et puis pour me fraper il faut qu’elle me touche,
Entre les plus heureux qui le fut jamais tant ?
Elle vivra vangee, & je mourray content.
Mais je n’espere pas des punitions d’elle,
1240 Je suis trop peu coupable, elle est trop peu cruelle,
Et puis pour me punir avec plus de rigueur,
Ses beaux yeux sçavent bien le chemin de mon coeur.
Pour toy si ton repos n’est pas icy tranquille
Pour vivre seurement éloigne toy d’Achille,
1245 Tant de lasches discours sont vains & superflus.

ALCIMEDE.

Perissons, j’y consens, & je n’en parle plus.

SCENE QUATRIESME. §

PARIS, DEIPHOBE cachez. ACHILLE, ALCIMEDE157.

ACHILLE continüe son discours.

Crains-tu quelque ennemy quand ton oeil me contemple ?

PARIS à Deiphobe.

Nos gens ne sont pas loin ?

DEIPHOBE.

A la porte du Temple.

ACHILLE.

Mars n’oseroit tonner sur moy, ny sur les miens.

ALCIMEDE.

1250 Mais vous estes mortel.

PARIS l’apercevant.

Le voicy, je te tiens.

ALCIMEDE.

Vostre danger est grand.

ACHILLE.

“ Qui dans son entreprise
“ Voit tousjours le danger à la fin le mesprise :
Mais je n’ay pas sujet de craindre en ce lieu-cy,
Je ne me vis jamais plus seurement qu’icy,
1255 Une tréve sacree est ma juste deffence,
Et par elle s’endort la haine, & la vengeance,
Je goute le repos des plus lasches humains,
Loin des coups, dans un Temple.

ALCIMEDE.

Et c’est pourquoy je crains.

PARIS prest à porter son coup.

Je sçay l’endroit fatal où je dois faire breche,
1260 Juste Ciel, vange Troye, & conduis cette fleche158.

ACHILLE.

Qui se prendroit à moy ? qui seroit l’insensé
Qui viendroit m’attaquer ? mais Dieux ! je suis blessé.

PARIS parest, & les Troyens accourent.

A nous, Troyens, à nous.

ALCIMEDE l’espée à la main.

Assassins execrables !

ACHILLE se voulant deffendre159.

Je vengeray ma mort, infames, detestables,
1265 Mais Achille succombe à l’effort de vos coups,
Percez, percez ce coeur, il se fioit à vous.

ALCIMEDE.

Quoy, je ne mourray pas pour deffendre sa vie ?

DEIPHOBE.

Elle sera dans peu de la tienne suivie.

ACHILLE.

Apres ce lasche coup, malheureux, vous fuyez.

PARIS.

1270 C’est comme nous traittons nos mauvais alliez.

ACHILLE.

Je souffre ce trespas, dy moy qui me l’envoye,
Et qui l’a conspiré ?

PARIS s’en allant.

Moy, Polixene, & Troye.

ALCIMEDE mourant.

Pour vous faire éviter ce funeste accident,
Alcimede vivoit, il meurt vous deffendant.

SCENE CINQUIESME. §

ACHILLE Seul accoudé sur l’Autel.

1275 Sçachez, vous qui tremblez aux actions hardies,
Qu’il est des chastimens, s’il est des perfidies,
Les Dieux me vangeront, non pas ces foibles Dieux,
Ilion les adore, ils sont pernicieux,
Vous desirez ma mort, eux aussi la souhaittent,
1280 Et traistres, comme vous, meritent ce qu’ils jettent.
Ha ! que je souffre bien ce que j’ay merité160
Ayant fait une tache à ma fidelité,
J’ay combatu trop peu, j’ay trop espargné Troye,
Si je l’eusse frappee elle eust esté ma proye,
1285 J’eusse à mes volontez asservy son destin,
Et qui m’a fait esclave eust esté mon butin.

SCENE SIXIESME. §

AJAX. ULISSE. ACHILLE mourant.

AJAX.

Entrons effrontément, c’est trop de patience,
Et je crains les effets d’une telle alliance.
Nous sommes ruinez s’il fait tout ce qu’il peut.

ULISSE.

Il aperçoit Achille.
1290 O Ciel !

ACHILLE.

Coulle, mon sang, Polixene le veut.

ULISSE.

Que voy-je ? Achille meurt, son propre sang le noye,
Sa mort est ton forfait, triste, & perfide Troye.

AJAX.

Par quelle perfidie, ou par quelle valeur
Te voy-je, nostre Amy, reduit à ce malheur ?

ACHILLE.

1295 Deux mots vous apprendront mon infortune extreme,
Mon amour vous trahit, & m’a trahy moy-mesme,
Priam veut mon trespas, & Paris l’entreprend,
Une main si debile a fait un coup si grand,
Ces lasches ont rompu la tréve, & leur promesse :
1300 Mais quoy que mon amour ait offencé la Grece,
Faites-les ressentir du tort que j’en reçoy,
Et ne vous vangez pas de moy, mais vangez moy161.

AJAX en l’embrassant.

Ouy, j’useray contre eux de ta valeur extréme,
Et je m’efforceray d’heriter de toy-mesme.

ACHILLE.

1305 Que de vives douleurs ! Parque, acheve ton coup,
Je ne veux pas me plaindre, & j’endure beaucoup.

ULISSE.

Juge quelle est ta faute, Achille, par ta peine,
Voilà ce que te vaut l’amour de Polixene,
Ce sont de l’ennemy les plus douces humeurs,
1310 Voilà comme il nous flatte.

ACHILLE, il meurt.

Il est vray, mais je meurs.

ULISSE.

D’une eternelle nuit sa paupiere est couverte,
Ris de ton crime, ô Troye ! Argos, pleure ta perte !

AJAX.

Perdons-nous pour jamais un si rare thresor ?
Que nous sert sans ce bras le conseil de Nestor162 ?
1315 Meschans, qui violez au mespris du tonnerre,
Et les loix de la paix, & les loix de la guerre,
Ce bras jusqu’aux enfers vous ira poursuivant,
Achille n’est pas mort puis qu’Ajax est vivant :
Souvenez-vous qu’Ajax est le vangeur d’Achille,
1320 Que bien-tost de sa cendre il en renaistra mille,
Ces Dieux, vos protecteurs, vous verront trébucher,
Et vostre ville un jour sera vostre bucher.
Mais que veut ce Gregeois ?

SCENE SEPTIESME. §

SOLDAT voyant Achille mort.

Funestes aventures !
Je voy ce qu’ont predit tant de tristes augures,
1325 Le camp sans les sçavoir commence à s’attrister,
Et Briseide vient de se precipiter163.

ULISSE.

Chacun doit ressentir la mort du grand Achille,
Le corps qui pert ce bras doit bien estre debile.

AJAX.

Mais sans mettre du temps à s’affliger ainsi,
1330 Puis que nous sommes trois enlevons-le d’icy,
Devant qu’il ait reçeu ses honneurs, & nos larmes
L’on verra qui de nous remportera ses armes,
Un superbe tombeau luy doit estre erigé,
Aussi-tost mis en cendre, apres plaint, puis vangé164.

Fin du quatriesme Acte.

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

AGAMEMNON. LE CONSEIL DES GRECS. AJAX. ULYSSE165.
Et les armes d’Achille au milieu.

HARANGUE D’AJAX166.

1335 Quoy grands Dieux ! qu’un debat aujourd’huy s’acomplisse,
Et devant nos vaisseaux, & d’Ajax contre Ulisse ?
Moy qui les preservay lors que Mars furieux
Y mit le fer, la flame, Hector, Troye, & ses Dieux,
Je soutins tout cela, luy n’osa les deffendre,
1340 A ce que je merite il ose bien pretendre.
Combattons-nous de langue, & d’un parler subtil ?
Je luy cede, & me rends, couronnez son babil,
Il a de l’eloquence, & sa voix a des charmes167,
Mais combattons demain en demandant des armes,
1345 Cognoissons leur usage, & si Vulcan les fit,
Ou pour un bon soldat, ou pour un bon esprit.
Il n’est pas necessaire (illustres Capitaines)
Que de mes actions vos oreilles soient plaines,
Vous en fustes témoins, tout le monde les sçait,
1350 Et la nuit seule a veu tout ce qu’Ulisse a fait.
La gloire que je veux me doit estre assuree,
Elle est grande, il est vray, mais elle est mesuree,
Et puis à mon merite Ulisse la debat,
Et cette concurrence en avilit l’éclat :
1355 Sa plus superbe gloire est un honneur frivolle,
Et d’où s’éleve Ajax, c’est là qu’Ulisse volle.
Quand il n’obtiendra pas les armes qu’il pretend,
Il a des-ja son prix en me les disputant :
Et quand j’auray sur luy remporté la victoire,
1360 Nous aurons combatu, ce sera là sa gloire.
Si j’estois sans l’éclat dont je suis revestu,
La Noblesse chez moy tiendrait lieu de vertu168,
Les Dieux, Achille, & moy, sommes de mesme race,
Et j’obtiendrois ce bien de naissance, ou de grace.
1365 Mais je le haïrois, je le veux meriter,
Et l’avoir comme un prix, non pas en heriter.
Je sçay l’humeur d’Ulisse, & voy qu’il apprehende
D’obtenir sur le champ les armes qu’il demande :
Quand pour luy plaire Ajax s’en voudroit départir,
1370 Il feroit l’insensé pour ne les pas vestir,
Comme autrefois charmé de sa natalle terre
Une feinte fureur l’exempta de la guerre169,
Quand son esprit touché d’une ordinaire peur
Fuioit ce qu’il recherche avecque tant d’ardeur :
1375 Il sera preferable à tant d’autres personnes,
Et qui n’en voulut point en aura de si bonnes ?
Le merite éclattant ne sera point cognu ?
Il fuira tout armé, je combatray tout nu ?
Ha que si la fureur dont il eut l’ame esmuë
1380 Eust esté veritable, ou qu’elle eust esté cruë,
Il nous en seroit mieux, nous aurions de l’apuy,
Et nous n’aurions point veu ny ses crimes, ny luy ;
Tu serois avec nous, malheureux Philoctete170,
Lemnos ne seroit pas ton affreuse retraitte,
1385 Et tu n’y perdrois point par occupation
Les traits qui ne sont deubs qu’au destin d’Ilion,
C’est là que tu languis dans une maladie,
Que tu te plains d’Ulisse, & de sa perfidie,
Implorant contre luy le Ciel à ton secours ;
1390 (Voeux qui seront ouys, si les Dieux ne sont sours)
Palamede171 vivroit, ou seroit mort sans crime,
Sans qu’à tort l’avarice eust taché son estime.
Il affoiblit ainsi les forces d’un Estat,
C’est comme on le doit craindre, & c’est comme il combat :
1395 Ailleurs il prend la fuitte en toute diligence,
Lors que Nestor blessé reclame sa deffence ;
Diomede172 le sçait qui mesme s’en facha,
Qui rougit de sa honte & la luy reprocha :
Cette action des Dieux ne fut pas oubliée,
1400 Mais en un mesme temps fut veuë & chastiée,
Tout aussi-tost luy-mesme a besoin de secours,
M’implore, & se r’assure aussi-tost que j’accours,
J’empeschay qu’à son corps l’ame ne fut ravie,
C’est la seule action qu’on reproche à ma vie.
1405 Ingrat, si tu me veux disputer cét honneur,
Retourne aux ennemis, à ta playe, à ta peur,
Que je t’aille assurer lors que ton ame tremble,
Et que sous ce bouclier nous querellions ensemble.
Tout fuit, Hector paraist, il amene avec soy
1410 Pour vaincre sans combattre, & la crainte, & l’effroy,
Se dispose à brûler nos voilles, & nos rames,
Mon bras seul repoussant Hector, ses dieux, ses flames,
Couvre toute la Grece avec ce large écu,
Nous en venons aux mains, je n’en suis pas vaincu,
1415 Nous nous craignons tous deux, quel honneur, quelle gloire,
Ne triomphois-je pas empeschant sa victoire ?
Et quand tout furieux sous les murs d’Ilion
Je repoussois l’effort de ce jeune lion173,
Que faisoit lors Ulisse avec sa Rhetorique ?
1420 Qui vous servoit le mieux ou sa langue, ou ma pique ?
Quels estoient nos vaisseaux en ce triste accident ?
N’alloient-ils pas sans moy faire un naufrage ardent ?
Par les feux nostre flotte eust esté consommee,
Et l’espoir du retour s’en alloit en fumee,
1425 Songez quels nous estions quand Hector arriva.
Vos vaisseaux sont entiers, armez qui les sauva.
Ces armes dont jadis la gloire fut si grande,
Vous demandent Ajax, comme Ajax les demande,
Qui si vostre Justice honore ma valeur,
1430 J’en augmente mon lustre, & je maintiens le leur.
Voyons qui les merite, & que ce brave Ulisse
Compare à ma vertu son infame artifice,
Qu’il compare à ces faits glorieux à mon nom,
Et les chevaux de Rhese174, & la mort de Dolon175 :
1435 Il n’a rien fait de jour, & rien sans Diomede,
Qu’il en ait la moitié, si l’autre les possede.
Mais qu’Ulisse n’ait rien puis qu’il est sans vertu,
Il a bien dérobé, mais j’ay bien combatu.
Ha certes sa folie est digne de nos larmes,
1440 Il demande sa perte en demandant ces armes,
L’éclat de cét armet de qui l’oeil est touché,
Le pourroit descouvrir quand il se tient caché :
Ses lueurs trahiroient ses ruses, & sa gloire,
La nuit sa confidente en paroistroit moins noire ;
1445 Acheveroit-il mieux ses illustres desseins ?
Que feroit cette espee en ses debiles mains ?
Au lieu de récompence il recherche un suplice,
Ne fust-ce rien qu’un bras que tout le corps d’Ulisse,
Ce grand, & large écu que j’ay seul merité,
1450 Qui porte tout le monde, en seroit-il porté ?
Si vostre jugement à cet honneur le nomme,
Vous ruinez la Grece, & perdez ce grand homme,
Comme dans un cercueil ce sera l’enfermer,
Et vous l’étouferez en le pensant armer.
1455 Ce prix de la valeur, ces armes deffenduës
Par un si foible corps, seront bien-tost perduës,
J’ay donné de moy-mesme une assez ample preuve,
Ma cuirasse est usee, il m’en faut une neuve,
Qu’est-il besoin qu’Ulisse ait un autre bouclier176 ?
1460 Le mien est tout percé, le sien est tout entier.
Mais c’est trop discourir, ces armes disputees
Entre les ennemis doivent estre jettees,
Meritons par le sang un si glorieux prix,
Et qu’enfin il demeure à qui l’aura repris.

HARANGUE D’ULISSE177.

1465 Sy le Ciel m’eust ouy (justes, & braves hommes)
On ne nous verroit pas en la peine où nous sommes,
Je me tairois, Ajax seroit moins animé,
Car tu vivrois (Achille) & tu serois armé.
Mais puis que le trespas qui se rit de nos larmes
1470 En nous l’ayant osté n’en laisse que les armes,
Qui par ses actions les peut mieux meriter
Que celuy d’entre nous qui les luy fit porter ?
N’estimez point qu’Ajax ait obmis quelque chose
Dont le ressouvenir soit utille à sa cause.
1475 Que si de ses raisons le poids n’est pas trop grand,
Croyez qu’il est injuste encore plus qu’ignorant,
Pour en venir au point où son audace aspire
Il a dit, quoy que mal, tout ce qu’il pouvoit dire.
Si j’ay de l’éloquence, au jugement de tous,
1480 Souffrez que je m’en serve, elle a parlé pour vous.
Je m’en puis bien ayder en cette procedure,
Et me servir d’un don que m’a fait la Nature.
Je ne veux point briller de l’éclat d’un ayeul,
Et je ne vante icy que mon merite seul,
1485 Mes peres dans le Ciel ont pourtant une place,
Le crime, ny l’exil ne sont point dans ma race,
Mais quelques grands honneurs qu’ayent reçeu mes ayeux,
Ulysse rougiroit s’il n’estoit pas comme eux,
Et si vos jugemens rendant ses voeux prosperes
1490 Recompensoient en luy la vertu de ses peres.
Ses gestes sont presens, leurs gestes sont passez,
Honorez leur memoire, & le recompensez.
Je voudrois en ce lieu tous mes faits vous déduire,
Mais j’en ay bien plus fait que je n’en sçaurois dire.
1495 Parlons-en toutesfois. Quand l’esprit de Thetis,
Eut lû dans les secrets du destin de son fils,
Par le conseil rusé d’une crainte subtille
Sous l’habit d’une femme elle déguise Achille178,
Et cette invention la tire de soucy,
1500 Tous les yeux sont trompez, & ceux d’Ajax aussi ;
Que fera mon esprit pour le bien de la Grece ?
S’il ne trompe une mere, & mesme une Deesse ?
Pour estre mieux Ulisse il faut ne l’estre point,
A mon déguisement l’artifice se joint,
1505 J’étalle ce qui rend les filles mieux parees,
Et parmy tout cela quelques armes dorees,
La curiosité fait que je les cognois.
L’une orne ses cheveux, l’autre pare ses doits,
L’une prend des habits qui relevent ses charmes,
1510 L’autre prend des joyaux, Achille prend des armes.
Je le voy, je l’amene, & luy dis à l’instant,
Marche contre Ilion, sa ruïne t’attend.
Tous ses faits sont les miens, par moy Thebes fut prise,
Et Lesbos sacagee, & Tenede179 conquise,
1515 Troye en la mort d’Hector commença de perir,
Je ne l’ay pas tué, mais je l’ay fait mourir ;
Enfin par le secours de mon sage artifice
Tout ce qu’a fait Achille est ce qu’a fait Ulisse.
A ses armes (Seigneurs) puis-je pretendre à tort ?
1520 Vif, il en eut de moy, qu’il me les rende mort.
Et quand le port d’Aulide envieux de nos palmes
Retenoit nos vaisseaux sur des ondes trop calmes,
Que Neptune craignoit nos glorieux combas,
Qu’Eole estoit Troyen, & ne nous souffloit pas,
1525 Qu’il falloit par la voix d’un severe Genie
Mesme acheter les vens du sang d’Iphigenie,
Qui pût jamais resoudre Agamemnon que moy ?
Il estoit pere, & Roy, mais il demeura Roy.
Si seulement Ajax eust par la mesme voye
1530 Tenté ce que je fis, nous n’aurions pas veu Troye,
Je croy que son discours eust esté sans pareil,
Et qu’il eust bien émû Priam, & son conseil,
Si ce grand Orateur s’exposant à la haine
Eust esté chez Pâris redemander Helene,
1535 Il eût bien évité de si forts ennemis,
C’est le premier danger où nous nous sommes mis.
Je voudrois bien sçavoir à quel utile ouvrage
S’est tousjours exercé ton valeureux courage,
Il s’est passé des jours qu’on n’a point combatu,
1540 Toy qui n’as que ton bras, à quoy t’ocupois-tu ?
Quel estoit ton travail ? car si tu me demandes
Mes occupations, elles sont tousjours grandes,
Je veille quand tu dors, je ne pers point de tems,
Ou je te fortifie, ou bien je te deffens,
1545 Tu n’és point asseuré, si mon esprit sommeille,
Et si je ne combas, il faut que je conseille,
Je n’ay jamais perdu mes discours, ny mes pas,
Je creuse des fossez, j’exhorte nos soldats,
Mon esprit pour objet n’a que de grandes choses,
1550 Sans cesse je travaille, & souvent tu reposes.
Et lors que le Gregeois d’un songe espouvanté
Quittoit ce qu’en neuf ans son bras avoit tenté,
Qu’on voyoit de nos gens le courage s’abatre180,
Que ne combatois-tu pour les faire combatre,
1555 Mais tu fuiois toy-mesme, & tu te disposois
A ce retour honteux au Gendarme Gregeois,
Ma remontrance utille à la gloire des nostres
Te fit tourner visage aussi bien comme aux autres.
Voilà ce que j’ay fait pour nostre commun bien,
1560 Je le dis pour ma cause, & ne reproche rien.
Me refuserez-vous ce que je vous demande ?
Quoy ? qu’un autre qu’Ulisse à cet honneur pretende ?
Il n’est point de dangers qu’Ulisse n’ait tentez,
Vous le sçavez (Gregeois) ou si vous en doutez,
1565 J’en porte dans le sein des assurances vrayes,
Et nous avons aussi de glorieuses playes,
Regardez-les, de grace, au point où je me voy,
Ces bouches sans parler harenguent mieux que moy.
Qu’a de plus cét Ajax ? Quoy m’est-il preferable,
1570 A cause que sa main par un coup favorable
A couvert nos vaisseaux de son large bouclier ?
Il fit bien ce jour là, je ne le puis nier,
Et je ne suis pas homme à luy ravir sa gloire,
Mais bien d’autres qu’Ajax ont part à la victoire.
1575 Un mystere secret à ces armes est joint,
Quoy possederoit-il ce qu’il ne cognoist point ?
Les Cieux, les eaux, les champs, & les villes gravees,
Ouvrage de Vulcan, seroient mal observees181,
Cet écu pour Ajax a-t’il esté formé ?
1580 Un soldat ignorant n’en doit pas estre armé.
Je me suis feint, dit-il, de la guerre incapable,
Si ma feinte est un crime, Achille fut coupable,
Deux femmes sur nous deux l’emporterent jadis,
Nous n’en rougirons point, je fus mary, luy fils,
1585 Elles ont obtenu par un pouvoir celeste,
Un peu de nostre temps, vous avez eu le reste.
Mais sans toy, poursuit-il, Palamede eust vescu,
Car tu l’as accusé sans l’avoir convaincu,
Ailleurs son innocence eust trouvé des refuges,
1590 Vous l’avez condamné, deffendez-vous, mes Juges ;
Non, non, vos jugemens ne sont point éblouys,
Ses crimes furent veus devant que d’estre ouys,
Et je n’ay point causé les maux de Philoctete,
Ny voulu que Lemnos luy servist de retraite.
1595 Mais malgré son couroux qui contre nous s’émeut,
Il faut pourtant qu’il vienne, & le destin le veut,
Qu’Ajax l’aille trouver, & qu’il le persuade,
Si vous luy commettez une telle ambassade :
Le superbe Ilion sera long-temps debout,
1600 Fust-il plus animé, j’en viendray bien à bout,
Ses fleches, & sa main déjà vous sont aquises,
Et cela n’est qu’au rang des moindres entreprises,
Ulisse a bien sué par de plus grands travaux,
Dolon en est témoin, & Rhese, & ses chevaux,
1605 Et sur tout, & sur tout l’image de Minerve182
Où la fatalité d’Ilion se conserve ;
Ma genereuse main l’arracha de l’autel,
Avecque ta vaillance as-tu rien fait de tel ?
Troye estoit invincible en estant deffenduë,
1610 J’ay fait qu’on la peut vaincre, ainsi je l’ay vaincuë,
J’ay vollé ce thresor, le Ciel m’apercevant,
Le jour, dans Troye, au Temple, & mesme Hector vivant.
A quelque haut dessein où ta vaillance butte,
Oserois-tu tenter ce qu’Ulisse execute ?
1615 Tu fais ce que tu peux alors que tu combas,
Mais j’ay le jugement aussi bien que le bras.
Accordez-moy (Gregeois) une faveur si grande,
J’ay merité ce prix, & je vous le demande,
Souvenez-vous d’Ulisse, & de ce qu’il a fait,
1620 Ses services de vous exigent cét effet,
Pour les recompencer, qu’il se puisse deffendre,
Par ceux qu’il vous rendit, par ceux qu’il vous peut rendre,
Par ses conseils suivis, par ses soins vigilans,
Par Troye à demy prise, & par ses murs branlans,
1625 Que les armes d’Achille animent mon courage,
Au moins honorez-en Ulysse, ou cette image.
Il montre le Palladion.

SCENE DERNIERE. §

Icy le conseil delibere avec Agamemnon.
AJAX. ULYSSE. AGAMEMNON.

AJAX.

Le vice, & la vertu tendent à mesme fin,
Je montre nos vaisseaux, il montre son larcin,
A personne (Gregeois) ne soyez favorables,
1630 Je vous ay bien servis, vous estes équitables,
Des effects d’un causeur ne soyez point charmez,
Escoutez-le, je pers, voyez-moy, vous m’armez,
Ce prix à l’eloquence est un prix inutille,
Ornez-en vostre Ajax, il sera vostre Achille.
1635 Ulisse est mon Rival, & vous deliberez ?
Soyons seulement veus, & non pas comparez.

ULISSE.

La Grece a par mes soins la fortune prospere,
Elle cognoist Ulisse, elle est juste, j’espere.
Oublieriez-vous (Gregeois) mes services passez ?
1640 J’attens ma recompence, & vous en jouïssez.
Comme vous le sçavez, mes parolles sont vrayes,
Voyez cette Pallas, vous avez veu mes playes,
Quoy qu’Ulisse ait ravy par de nobles moyens
Tout ce qui soustenoit l’Empire des Troyens,
1645 Il vous peut rendre encore un fidelle service.

AJAX.

Souvenez-vous d’Ajax.

ULISSE.

Souvenez-vous d’Ulisse.

AGAMEMNON.

Tout le conseil s’estant rassis.
Que ne suis-je privé du Sceptre, & du pouvoir
Que malgré mes desirs le Ciel m’a fait avoir,
Je n’obeïrois pas à cette loy severe
1650 Qui tout Roy que je suis veut que je la revere,
Et veut que je prononce un arrest importun
Qui de deux concurrens n’en peut obliger qu’un.
Ma fille par ma voix servit au sacrifice,
Parce que je commande il faut que j’obeïsse,
1655 Que si l’un de vous deux se voit des-obligé,
Je parle seulement, les autres ont jugé,
Qu’il tesmoigne pourtant une constance insigne,
Et s’il n’a pas ce prix qu’il en paroisse digne,
Supportant ce refus sans en estre estonné
1660 Il est plus glorieux vaincu que couronné,
Ces armes qu’on luy nie apres luy seront deuës,
Ou ne les gagnant pas il les aura perduës.
Ulysse, on vous cognoist, & non pas d’aujourd’huy,
Pour Ajax, tout salaire est au dessous de luy.
1665 Ouy, brave, & fort Ajax, j’ay charge de vous dire
Que la Grece vous doit l’honneur de son Empire,
Contre Hector, & pour nous parut vostre vertu,
Vous l’avez repoussé, vous l’avez combatu,
Enfin vous meritez agissant de la sorte,
1670 Au dessus de ce prix, mais Ulisse l’emporte.

ULISSE prend les armes.

Pour ces armes mon coeur a fait des voeux ardens,
Assurez-vous (Gregeois) que je mourray dedans.

AGAMEMNON à Ulisse.

Ses yeux, & son silence expliquent bien sa rage,
Ulysse, adoucissons ce violent courage.

ULISSE.

1675 J’y consens, j’ay mon prix. Que veux-tu, cher Amy ?
Ces armes ne t’auroient satisfait qu’à demy,
C’est trop peu pour Ajax, c’est assez pour Ulisse,
Si tu crois que par là ta gloire s’accomplisse,
Accepte-les, j’eus tort de te les disputer,
1680 Et personne que toy ne les sçauroit porter.

AJAX monstrant l’espée d’Achille au costé d’Ulisse.

Vous avez pour ce fer des mains assez robustes,
Ajax est moins qu’Ulisse, & mes juges sont justes.

AGAMEMNON.

Ne vous irritez point d’un jugement forcé,
Esperez d’estre ailleurs bien mieux recompencé.

AJAX.

1685 Je ne m’irrite point de vos arrests augustes,
Ma cause estoit mauvaise, & mes Juges sont justes.
Qu’espererois-je, ingrats, quelle faveur, quel bien,
Puis que du grand Achille il ne reste plus rien ?
Il est vray, ce salaire estoit digne d’Ulisse,
1690 Je vous l’ay demandé, j’ay fait une injustice,
Comme pour vous j’eus tort d’exercer ce bras cy
En me recompençant vous auriez tort aussi,
Et puis mon esperance estoit illegitime,
Qu’attendrois-je de vous n’ayant point fait de crime ?
1695 Vous, dis-je, dont l’esprit laschement abatu
Recompence le vice, & punit la vertu ?
Ne soyez point ingrats, c’est assez d’estre iniques,
R’appellez du passé vos miseres publiques,
Remettez vostre flotte en son premier malheur,
1700 Ressuscitez Hector, sa force, & vostre peur,
Fuiez bien loin des murs d’une superbe ville,
Implorez mon secours, qu’il vous soit inutille,
Empeschez que mon corps n’ait reçeu tant de coups,
Rendez-moy tout le sang que j’ay versé pour vous,
1705 Et qu’apres, s’il le faut, Ulisse me surmonte,
Et qu’il demeure apres glorieux de ma honte,
Coeurs sans recognoissance ! il vous faut un tel bras,
Vous voulez qu’il vous serve, & vous ne l’armez pas,
On me prefere Ulisse183 !

AGAMEMNON.

Ha ! sa fureur l’emporte.

AJAX, Il tire son espée.

1710 Mais sçachez que ma cause est tousjours la plus forte,
Ce fer au lieu de vous me recompensera,
Et d’Ajax seulement Ajax triomphera,
L’honorable secours de ma fidelle espee
Qu’au sang des ennemis j’ay trop souvent trempee
1715 Me rendra glorieux par le reste du mien,
Ulisse, elle est à moy, vous n’y pretendez rien ?

AGAMEMNON.

Estouffez, brave Ajax, cette fureur extresme,
Vous aurez tout vaincu vous surmontant vous-mesme.

AJAX le regardant de travers.

Qu’on ne m’aproche pas, ou je me vangeray
1720 Dy moy, mon desespoir, quel chemin je suivray,
Que feray-je vaincu ?

AGAMEMNON.

Son courage est à craindre.

ULISSE.

C’est enflamer ce feu que le vouloir esteindre,
Empeschons seulement qu’il ne se fasse tort.

AJAX dans une irresolution184.

Voicy mes ennemis, voilà Troye, & ma mort,
1725 Nous vangerons nous d’eux ? j’aurois trop peu de gloire,
Feray-je qu’Ilion ait sur eux la victoire ?
Je ne leur veux point faire un si sensible affront,
Tous lâches, tous meschans, & tous ingrats qu’ils sont,
Mais leur faux jugement m’a traité de la sorte,
1730 Ajax est sans deffence, Ulysse armé, n’importe,
Cela sentiroit trop son courage abatu,
Laissons-les dans le vice, & suivons la Vertu,
Mourons, c’est le dernier, & le plus seur remede
Que je doive appliquer au mal qui me possede.
Il se donne un coup185

AGAMEMNON & les autres.

1735 Hé, de grace !

AJAX, il s’en donne encore un.

Mourons, ha qu’aujourd’huy ma mort
Affoiblit, & r’enforce, est utille, & fait tort !
Mais dans mon sang ma vie, & ma honte se noye,
Puis qu’Ajax est tombé, subsiste, heureuse Troye.
Il tombe mort.

AGAMEMNON.

O Ciel ! de sa main propre il s’est ouvert le flanc,
1740 Et son couroux éteint fume encor dans son sang ;
Cette mort de nos Dieux est donc veuë, & soufferte ?
Ha que nous faisons bien une seconde perte !

ULISSE.

Je goute peu l’honneur de ce prix obtenu,
Pleust aux Dieux qu’il fust vif, & que je fusse nu !
1745 Mais puis que c’est un mal qui n’a point de remede ;
Dissimulons au moins le dueïl qui nous possede.

AGAMEMNON.

Il est vray qu’Ilion, s’il sçait cet accident,
S’animera bien mieux, deviendra plus ardent.
N’encourageons pas tant cette orgueilleuse ville,
1750 Soupirons pour Ajax, éclatons pour Achille ;
Brulons l’un en public, brulons l’autre en secret,
Et de tant de regrets ne montrons qu’un regret,
Affin que le Troyen n’y puisse rien comprendre,
Nous en pleurerons deux sur une mesme cendre186.

FIN

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace et Privilege du Roy donné à Roye, en datte du dernier Septembre, 1636. Et Signé, Par le Roy en son Conseil. DE MONSSEAUX, Il est permis à ANTOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une piece de Theatre, intitulée, La Mort d’Achille et la dispute de ses armes, Tragedie, durant le temps et espace de sept ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et deffences sont faictes à tous Imprimeurs, Libraires, et autres, de contrefaire la dite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaicte, à peine de trois mille livres d’amende, de tous ses depens, dommages et interests ; ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien et deuëment signifiées, à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.

Achevé d’imprimer le 30. Octobre 1636.

Lexique §

Arene
Sable en bord de mer ou de rivière.
V. 640.
Amorce
Appât.
V. 1015.
Armet
Casque.
V. 574.
Brasser
Tr. faire une conspiration.
Intr. trahir.
V. 1167.
Conseil
Décision, résolution.
V. 637.
Debile
Faible.
V. 1298 ; 1328.
Departir (se)
Abandonner une demande.
V. 1369.
Devant que
Avant que.
V. 417 ; 468.
Diadesme
Couronne.
V. 88.
Endurer
Employé ici absolument : supporter avec patience.
V. 390.
Ennuy
Douleur, souffrance.
V. 135 ; 176 ; 815.
Estonnement
Frayeur.
V. 306.
Gesne
Peine (donner la gesne : tourmenter).
V. 547.
Hymen
Mariage.
V. 435.
Impetrer
Obtenir (une faveur, une grâce).
V. 423.
Insigne
Remarquable.
V. 191 ; 419.
Misere
Malheur.
V. 177.
Pompe
Magnificence.
V. 344.
Renommer
Rendre célèbre.
V. 39.
Souffrir
Permettre, tolérer.
V. 389.
Timidité
Manque d’énergie ; prudence.
V. 53.
Travail
Fatigue, peine.
V. 80.

Bibliographie §

Éditions §

Oeuvres consultées §

ACHAINTRE Nicolas-Louis [traduction et annotation], Histoire de la guerre de Troie attribuée à Darès de Phrygie, Paris, 1813.
ACHAINTRE Nicolas-Louis [traduction et annotation], Histoire de la guerre de Troie attribuée à Dictys de Crète, Paris, 1813.
CORNEILLE Thomas, La Mort d’Achille, 1673.
EURIPIDE, Hécube, Les Belles Lettres.
HARDY Alexandre, La Mort d’Achille, 1607.
HOMÈRE, L’Iliade, Traduction, introduction et notes par Eugène Lasserre, GF-Flammarion, 1965.
OVIDE, Les Métamorphoses, J.-P. Néraudau (éd.), Georges Lafaye (trad.), Folio, 1992.
SOPHOCLE, Ajax, Les Belles Lettres.

Études §

Études générales sur la littérature et le théâtre du XVIIe siècle (et de l’Antiquité) §

Oeuvres §
BURY Emmanuel, Le Classicisme, Paris, Nathan (coll. 128), 1993.
DELMAS Christian, La Tragédie de l’âge classique (1553-1770), Paris, Seuil, 1994.
DEIERKAUF-HOLSBOER Sophie Wilma, L’Histoire de la mise en scène dans le théâtre français de 1600 à 1657, Paris, 1933.
HOWATSON M.C. (dir.), Dictionnaire de l’Antiquité, Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1993.
KNIGHT Roy C., Racine et la Grèce, Paris, Nizet, 1950.
LANCASTER Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the XVIIth. Century, Baltimore, 1929-1942.
LEBEGUE Raymond, Études sur le théâtre français, Paris, Nizet, 1977-1978.
MOREL Jacques, De Montaigne à Corneille, Paris, Arthaud (coll. poche Arthaud), 1986.
MOREL Jacques, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
PARFAICT François et Claude, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, 1734-1749.
RIGAL Eugène, Alexandre Hardy et le théâtre français, Paris, Hachette, 1889 (réédition Genève, Slatkine, 1970).
ROMILLY Jacqueline de, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970.
ROUSSET Jean, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, Corti, 1954.
SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950.
TRUCHET Jacques, La Tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975.
ZUBER Roger et CUENIN Micheline, Le Classicisme (1660-1680), Paris, Arthaud (coll. poche Arthaud), 1984.
Articles §
MOREL Jacques, « Le théâtre français », dans Histoire des spectacles, Encyclopédie La Pléiade.

Études critiques §

Oeuvres §
BREITINGER Heinrich, Les Unités d’Aristote avant le Cid de Corneille, Genève, Georg, 1879.
FORESTIER Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques. Eléments de poétique et de rhétorique du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993.
FORSYTH Elliott, « Le thème de la vengeance », dans La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1650), Paris, Nizet, 1962.
JANET Pierre, Les Passions et les Caractères dans la littérature du XVIIe siècle, Paris, C. Lévy, 1888.
KIBEDI VARGA Aron, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Didier, 1970.
Article §
NADAL Octave, « La scène française, d’Alexandre Hardy à Corneille », dans Jean Tortel, Le Préclassicisme français, Paris, 1952.

Études biographiques §

Oeuvres §
MONGRÉDIEN Georges, Libertins et amoureuses, Paris, 1929.
TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. II, La Pléiade, 1961.
Articles §
GUTTINGUER Ulrich, « Études littéraires. Le poète courtisan. Benserade », Salon littéraire, vol. II, nº 26, 3 avril 1842, p. 8-10.
UZANNE Octave, « Du Sapphisme en littérature. Femmes damnées. Benserade et Baudelaire », Marges, vol. XX, 1921, p. 131-141.