À la suite des travaux entrepris par nos prédécesseurs autour de l’abbé Claude Boyer et de son œuvre, il nous a semblé que l’on pouvait sans doute établir une interprétation de certains événements plus en faveur de notre auteur : c’est le cas de la réception de Judith.
Par ailleurs, cette tragédie nous a paru exemplaire d’une part de la maîtrise dramatique de Boyer, en ce qu’elle est le couronnement de plus de cinquante ans de carrière, et d’autre part de la question du théâtre qui se posait de manière radicale en cette fin de siècle marquée par le jansénisme.
Claude Boyer naquit en 1618, pense-t-on, à Albi, en Gascogne, dans une bonne famille. C’est là aussi qu’il effectua ses études dans le collège tenu par les Jésuites. Il y acquit une profonde connaissance la tragédie grecque, de la littérature latine, et surtout de la rhétorique, où il brilla particulièrement. Son goût pour le théâtre se développa au fur et à mesure des représentations des troupes ambulantes, mais aussi des pièces montées par les élèves, que la pédagogie jésuite encourageait. Boyer, élève en rhétorique, y participa sans doute. C’est aussi ce qui l’a certainement rapproché de Michel Le Clerc, son camarade d’études, à tel point que tous deux écrivirent en même temps chacun une pièce sur un sujet antique assez voisin : Boyer composa la Porcie romaine tandis que Le Clerc écrivait la Virginie romaine.
Boyer, bachelier en théologie, et son condisciple qui se destinait au barreau se rendirent tous deux à Paris en 1645, accompagnés de leurs œuvres. Là, sur la recommandation de l’évêque d’Albi, Monseigneur Douillon du Lude, l’Hôtel de Rambouillet leur ouvrit ses portes. À ce sujet, l’abbé Genest, successeur de Boyer à l’Académie française, dit dans son discours de réception que :
Dans ses jeunes années, il trouva l’appui d’une noble famille, dont le nom nous sera toujours cher, qui sembla l’adopter, parce que tous les gens d’esprit paroissoient naturellement en être
Ce discours prononcé le 7 septembre 1698 se trouve dans .L’Histoire de l’Académie Françoise, t. II, p. 345.
Boyer compta donc bientôt parmi les poètes protégés du Salon, et c’est à Madame de Rambouillet que fut dédicacée la Porcie Romaine. Cette pièce, jouée à l’Hôtel de Bourgogne en 1646, connut un grand succès et valut à Boyer l’éloge et l’amitié de Chapelain, dont le jugement était alors considéré comme l’un des plus autorisé en matière de Lettres.
Boyer écrivit ensuite cinq autres pièces avant d’être interrompu par la Fronde, en 1649. S’ensuivit un silence de onze ans. Boyer eut probablement du mal a trouver un protecteur durant cette période mal connue de sa vie. On sait qu’après la Fronde il fréquenta le Salon de Madame de Scudéry, héritier de la tradition de l’Hôtel de Rambouillet. Il y fut galant malgré son titre d’abbé, ce qui était fort courant en ces temps, et le témoignage en est demeuré sous la forme d’un article dans la Muse historique de 1650 (Boyer avait alors trente deux ans) :
Boyer, expert en amourettes, Qui lui disoit souvent fleurettes, Mais ne concluoit rien jamais, Pourra bien chercher désormais Quelque autre fille qui l’écoute, Car celle-ci fait banqueroute Non seulement à ses caquets, Mais à tous messieurs les coquets Cette réputation de galanterie doit être toutefois nuancée par ce que rapporte l’abbé Genest dans son discours de réception à l’Académie Française : « Ce que j’aurois particulièrement à remarquer, c’est qu’il a traité si longtemps les passion humaines sans jamais en éprouver le désordre. » On est ici bien loin de .L’Histoire amoureuse des Gaulesde Bussy-Rabutin.
De fait, Boyer n’a probablement pas prêché à Paris : sa voix « bredouilleuse et stentorée »Troisième Factum pour Messire Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, contre quelques-uns des Messieurs de l’Académie Françoise, 1686, [in] Recueil des Factums d’Antoine Furetière, éd. C. Asselineau, Paris, Poulet-Malassis, 1858.
Avec le règne du libéral Fouquet, qui reprenait la tradition de mécénat du pouvoir instaurée par Richelieu et quelque peu oubliée entre temps, Boyer revint au théâtre en 1659 et dédicaça sa Clotilde au Surintendant. Puis il enchaîna les pièces avec un certain succès, nuancé par quelques échecs. La bienveillance de grands noms, auxquels ses pièces étaient dédicacées, et surtout l’estime de Chapelain lui valurent de figurer en 1662 sur une liste que ce dernier adressa à Colbert, qui voulait récompenser au nom du Roi les gens de Lettres de valeur. Chapelain y précise que :
Boyer est un Poëte de Théâtre, qui
ne le cède qu’au seul Corneilleen cette profession, sans que les défauts qu’on remarque dans le dessein de ses Pièces rabattent de son prix ; car les autres n’étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne luy fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail, et s’exprime de même. Ses vers ne se sentent point du vice de son païs, il ne travaille guère en ProseJ. Chapelain, .Liste de quelques gens de Lettres vivant en 1662, [in]Opuscules critiques, éd. A.C. Hunter, Paris, Droz, 1936, p. 343. Nous soulignons.
Il est à noter que Boyer n’a repris son activité dramatique que depuis moins de quatre ans.
Ainsi introduit parmi les poètes protégés par la Cour, il poursuivit son ascension. Le succès de la pièce à machine Les Amours de Jupiter et de Sémélé, en 1666, lui valut l’honneur de voir figurer le nom du Roi en tête de la dédicace de cette pièce. Cet honneur fut bientôt suivi d’un autre : la même année Boyer fut reçu à l’Académie française. À 48 ans, il rejoignit ainsi son ami Le Clerc, académicien depuis quatre ans déjà.
Cette nouvelle dignité ne ralentit pas son abondante production ; il fit en effet représenter dix pièces entre 1669 et 1682. Cependant, alors que sa maîtrise de la composition dramatique s’affirmait clairement, il eut à soutenir une hostilité permanente et orchestrée. Boyer avait, comme tout auteur, ses admirateurs et ses défenseursAthalie que Göhlert attribue à l’un des partisans de Boyer : « Avez-vous vû rien de plus méchant qu’Esther ? / Oui, car le même auteur a fait jouer Athalie… »e, dans le souci de légitimer le goût institué par Boileau en le mettant à l’unisson de celui du public. Sont avérés les échecs de Clotilde, de Tigrane, d’Artaxerce. Beaucoup d’autres ne sont en fait que des demi échecs, ou des demi succès.Abbé Claude Boyer, ein Rivale Racines, p. 32).
Cependant, la réprobation était loin d’être unanime au XVIIe siècle. Boursault défendit Boyer dans sa Satire des Satires, écrite en 1669 contre les visées hégémoniques de Boileau en matière de goût : Boileau y est soutenu en la personne d’un marquis caractérisé par son mauvais goût et son peu de clairvoyance. Le marquis déclare :
J’ai beau lire Corneille, et Racine, et Boyer,
Je ne vois rien d’égal [à Boileau]. [...]
Et il poursuit :
Boyer fait mal des vers, à ce compte ?
À quoi Boursault répond :
Au contraire ; Il seroit mal-aisé de pouvoir en mieux faire ; Il écrit nettement ; et pour dire encore plus, Ses vers ont de la pompe et ne sont point confus.
On le voit, et malgré ce qu’en disent les Frères ParfaictHistoire du Théâtre François, t. XII, p. 114.op. cit.
Loin du « fade Boyer » mentionné dans l’épigramme (LI) de Boileau, ou encore des « froids déserts de la Thébaïde » que lui reproche Furetièrefeu, modéré, malgré le génie de son art, sincère, et malgré celui de sa nation [Albi], modeste »
De fait, la froideur dont on accuse Boyer fut loin d’être l’avis général ; cela semble plutôt dénoter un argument de la cabale, repris et amplifié par les commentateurs des siècles suivants. En effet, à l’image de Voltaire, ils vouaient une admiration exclusive à Racine et à Boileau, reprenant les jugements de ceux-ci sur les auteurs. Pour les Frères Parfaict, « Sa Poësie est dure, chevillée, pleine d’expressions froides ou basses, et jamais nulle image »op. cit., t. XII, p. 183.
Au XIXe siècle, Fournel écrivait encore que le vers de Boyer était « à la fois faible, dur, mou et enflé »Revue d’histoire littéraire de la France, 1894, p. 243.
Enfin, la meilleure preuve que cette réputation est bien le fruit d’une cabale est qu’il fit jouer en 1680 l’une de ses pièces, Agamemnon, sous le nom d’un de ses compatriotes, Pader d’Assezan : la pièce connut alors un très grand succèsJudith, qui connut elle aussi les louanges et l’affluence avant d’être reniée par le public sous la pression de la cabale.Agamemnon pour des raisons purement esthétiques : selon eux, le style en est trop « vif » pour qu’il s’agisse de Boyer.
Agamemnonayant suivi leComte d’Essex, et voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et je laisse afficher et annoncer celui de Mr d’Assezan. Jamais Pièce de Theatre n’a eu un succés plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le Theatre si rempli, qu’on vit beaucoup de personnes de la premiére qualité prendre des places dans le Parterre. [...] On soutint, on voulu faire des paris considérables, que je n’avois aucune part à cét Ouvrage ; on aima mieux en donner toute la gloire à un nouveau venu. Le tems et la verité ayant confondu l’imposture et l’envie, je prends quelque confiance de ce dernier succés, et crois pouvoir hazarder mon nom en faisant paroîtreArtaxerce. Il n’en fallut pas davantage pour lui attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber.
Boyer abandonna, en partie sans doute par lassitude, la carrière dramatique à l’âge de 65 ans, après l’échec d’Artaxerce, joué en 1682, et qui tomba au bout de cinq représentations seulement.
Mais en 1691, Madame de Maintenon, sur la recommandation du Père de La Chaise, influent confesseur du Roi, demanda à Boyer une tragédie sur le sujet biblique de Jephté pour Saint-Cyr. Dans son épître dédicatoire au Père de La Chaise, Boyer soulignait le succès de sa pièce :
Je vous diray donc qu’il a esté honoré d’un grand nombre de personnes, dont le jugement fait le bon et le mauvais destin des ouvrages d’esprit.
De fait, le succès de Jephté, représenté deux ans après l’Esther de Racine, reprenant l’usage du Choeur et des chants, mis en musique par le même Moreau qui composa la partition d’Esther, était propre à réveiller la cabale contre Boyer. On sait que Racine, malgré la distance officielle qu’il avait prise avec la scène profane, continuait officieusement à s’intéresser au ThéâtreGermanicus de Pradon, joué en 1694, et le Sésostris de Longuepierre, représenté en 1695, cités dans les Oeuvres complètes de Jean Racine, éd. R. Picard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. I, 1950, p. 979. Judith, écrite elle aussi pour Saint-Cyr, à la Comédie Française, le succès initial de la pièce fut assez vite contrarié par les sifflets. L’épigramme de Racine est à peu près tout ce que l’on a retenu de Boyer dans les manuels de Littérature :
A sa Judith, Boyer, par aventure,Etoit assis près d’un riche caissier ; Bien aise étoit ; car le bon financier S’attendrissoit et pleuroit sans mesure. « Bon gré vous sais, lui dit le vieux rimeur : Le beau vous touche, et n’êtes pas d’humeur A vous saisir pour une baliverne. » Lors le richard, en larmoyant lui dit : « Je pleure, hélas ! de ce pauvre Holoferne, Si méchamment mis à mort par Judith. »
Deux ans plus tard, l’Académie Royale de Musique représentait la Tragédie en musique de Méduse. Avec elle prenait fin l’une des plus longue carrière dramatique du siècle : Boyer mourut le mardi 22 juillet 1698, âgé de 80 ans.
Entre 1646 et 1697, il écrivit et fit représenter près de trente œuvres, seul ou en collaboration :
D’autre part, Boyer fut aussi l’auteur de poésies, odes, élégies, sonnets, épigrammes, pour la plupart de circonstance, comme l’Epître au Roy sur la Prise de Mons, une Ode au Roy, une autre à Monseigneur le DauphinLe Portrait de l’Amour Saint ou de la Charité
Cependant, c’était avant tout un auteur dramatique, et surtout tragique, même s’il écrivit plusieurs tragi-comédies, pastorales et comédies héroïques. Ainsi, l’Abbé Genest le loua pour son œuvre dramatique :
Il y en a plus de cinquante [ans] que sa réputation est établie, et que les Théatres ont retenti de ses ouvrages.[...] Pour son coup d’essai, il fit paroître une illustre Romaine qui reçut de grands applaudissements, et il a encore plus heureusement fini par une Héroïne sacrée qui attira le concours de tout Paris
Il s’agit de La Porcie romaine et de Judith. Histoire de l’Académie Françoise, t. II, p. 345. .
Ces mots concluaient justement la longue carrière de cet « homme franc, cordial, bon critique sans être rigoureux, qui découvroit les beautés, excusoit les fautes, faisant grâce aux autres, et souffrant qu’on luy fit justice »Histoire de l’Académie Françoise, t. II, p. 345.
La réception de Judith est à sa manière exemplaire du destin dramatique des pièces de Boyer. Promise comme Agamemnon à un long succès, Judith fut, selon la légende noire, brutalement écartée de la scène sans raison apparente.
Après le succès de Jephté, tragédie en trois actes écrite pour Saint-Cyr à la demande du Père de la Chaise, confesseur du roi, on commanda à Boyer une autre pièce biblique sur le thème de Judith. Aidé par l’abbé Têtu, Boyer écrivit donc cette tragédie. On ne sait si elle fut jouée à Saint-Cyr : aucune source connue ne le confirme. En revanche, elle fut créée à la Comédie Française, destin exceptionnel pour une pièce inspirée de l’Écriture Sainte. La Première de Judith eut ainsi lieu le vendredi 4 mars 1695.
Le contexte était certes favorable à cette nouveauté : la Cour, à l’image de son souverain, se faisait dévote ; de plus, Bossuet venait de publier ses Maximes et Réflexions sur le Théâtre, qui fustigeaient le Théâtre profane. L’ouvrage du prédicateur, abondamment inspiré de Saint Augustin, rappelait le danger de l’illusion théâtrale et de la représentation des passions : la pièce de Boyer était comme une réponse à ces exigences, et cela explique en partie son succès.
Il ne faudrait cependant pas réduire cette réussite aux seules circonstances, ainsi que l’a fait l’auteur anonyme de l’Entretien sur le Théâtre au Sujet de la Tragédie de Judith :
Elle [
Judith] avoit paru trop à propos : les partisans secrets des spectacles, peu touchés des censures qu’on venait de fulminer contre la Comédie, n’attendoient qu’un prétexte pour y retourner sans scrupule. L’étoile de Judith la fit éclore dans cette conjoncture, et c’en fut assez pour lui attirer mille et mille applaudissements.
Cette interprétation, venant d’un ennemi de Boyer, qui de plus ne cesse de citer le nom de Racine pour le couvrir d’éloge, ne saurait éclipser de plus solides raisons de succès de Judith. En effet, les admirateurs comme les détracteurs de la pièce s’accordent pour rapporter que celle-ci provoquait une forte émotion dans le public. Lesage écrit, bien qu’ironiquement:
Imaginez-vous deux cents femmes assises sur des banquettes, où l’on n’y voit ordinairement que des hommes, et tenant des mouchoirs étalés sur leurs genoux, pour essuyer leurs yeux dans les endroits touchants. Je me souviens surtout qu’il y avait, au quatrième acte, une scène où elles fondaient en larmes, et qui, pour cela, fut appelée
scène des mouchoirs.
Ce que Racine confirme dans l’épigramme qui lui est attribuée :
Bien aise était, car le bon financier S’attendrissait et pleurait sans mesure.
Les critiques de la pièce portent, on le voit, sur ce qui fait sa réussite. Le Journal des Savants, dans son édition du 30 mai 1695, note de manière plus favorable que « le merveilleux et le pathétique y paroissent [dans Judith] dans toute leur force », ce que confirme l’abbé Boileau en parlant des « larmes que Judith a fait répandre ». Cette raison semble donc plus déterminante pour expliquer le succès de Judith que le seul climat de dévotion qui régnait dans la société.
La pièce fut donc jouée huit fois entre le vendredi 4 mars et le vendredi 18 mars 1695, où elle fut produite à la Cour : 1 239 personnes étaient alors présentes à Versailles, ce qui rapporta à l’auteur la somme inespérée de 206 livres et 14 sols. Puis ce fut la clôture précédant la Semaine Sainte. Boyer profita de la relâche pour faire imprimer sa pièce. C’est à la rentrée que, semble-t-il, la cabale se déchaîna : Lesage, bien que près de trente ans après les événements, rapporte l’anecdote suivante :
Mademoiselle de Champeslé, actrice digne d’une éternelle mémoire, faisait le rôle de Judith. Etonnée d’entendre une pareille symphonie, cette actrice, dont les oreilles étoient accoutumées aux applaudissements, apostropha le parterre en ces termes: « Messieurs, nous sommes assez surpris que vous receviez aujourd’hui si mal une pièce que vous avez applaudie pendant le Carême. » Dans ce moment, on entendit une voix qui prononça ces paroles: « les sifflets étaient à Versailles, aux sermons de l’abbé Boileau
Il ne s’agit pas de l’auteur de l’ . »Art Poétique, mais de l’académicien mentionné plus haut.
Cette saillie ne doit cependant pas faire croire que la pièce est tombée immédiatement. On trouve en effet chez un compilateur du XIXe siècle la sentence suivante :
Enfin, la pièce fut jouée à la Cour, où elle perdit toute sa réputation; et personne ne la voulut plus revoir après Pâques.
Notons d’abord que l’explication d’un échec de Judith consécutif à sa représentation devant la Cour a pour origine une lettre de Racine où celui-ci affirmait à propos du spectacle du vendredi 18 mars : « […] je n’ai jamais rien vu de si méprisé que tout cela l’est en ce pays-ci »Judith, elle ne repose sur aucun fait : en effet, il y eut après cette fameuse reprise encore huit représentations, soit neuf après Pâques, une de plus qu’avant la clôture : or, on sait que les acteurs n’hésitaient pas à interrompre du jour au lendemain une pièce dont l’insuccès était avéré, ce qui était d’ailleurs déjà arrivé à Boyer. Les dates des représentations nous montrent que celles-ci s’étendirent sur dix-huit jours, entre le lundi 11 avril et le vendredi 29 avril. Ces dix-sept représentations, dont neuf eurent lieu après cette prétendue perte de réputation, montrent bien que si la cabale racinienne réussit à compromettre le plein succès de la pièce, elle ne l’ensevelit pas pour autant.
Comme les accusateurs de Socrate, les contradicteurs de Boyer invalident leur thèse en les assemblant. Lesage et l’amateur de Racine qu’est l’auteur de l’Entretien sur le Théâtre au sujet de Judith expliquent en effet la chute de la pièce par son impression. Lesage écrit ainsi :
Alors notre auteur, un peu trop persuadé du mérite de sa tragédie, se hâta d’en faire gémir la presse, si bien qu’elle fut imprimée dans la quinzaine de Pâques, et sifflée à la Quasimodo, c’est-à-dire à la rentrée.
De même, on trouve dans l’Entretien :
L’emportement du plus grand nombre leur [les connaisseurs] imposa le silence, et malgré leurs lumières, il fallut qu’ils se contentassent de désapprouver Judith, sans oser la censurer.
Mais ils n’ont été que trop vengés par les événements: cette pièce si brillante sur le Théâtre, n’a séduit personne sur le papier. Dénuée du fard de l’action, elle n’a pu se soutenir au grand jour: le dégoût a succédé à l’empressement; et les plus zélés des approbateurs ont eu honte du premier jugement qu’ils en avoient porté.
On le voit, pour ces deux témoins, à une approbation générale succède une désapprobation tout à fait unanime dès l’impression de la pièce. Là encore, ce sont les faits qui rétablissent la vérité : l’achevé d’imprimé porte la date du 23 avril 1695, soit douze jours après la reprise; les sifflets s’étaient déjà manifestés, et six représentations avaient eu lieu depuis.
Dans leur souci de justifier par le goût de la Cour ou par les règles des doctes l’échec de la pièce, ces assertions contradictoires révèlent l’existence de la cabale si présente dans la carrière d’auteur dramatique de Boyer. En effet, on a vu que c’était tantôt une phrase de Racine, tantôt de larges extraits des œuvres de ce même RacineEntretien, l’auteur cite en exemple Mithridate, Iphigénie, Phèdre, à l’exclusion de tout autre pièce, hormis Polyeucte, Sertorius et Nicomède pour les critiquer, et le nom de Racine apparaît de nombreuses fois.Judith constituait sans nul doute une ombre dans le tableau de ses gloires: faisant suite au succès de Jephté, produite sur la scène de la Comédie Française, honneur qui devait laisser froid l’historiographe du roi, mais non pas le dramaturge avide de succès, elle était en outre une insulte pour la cabale qui avait mis tant de zèle à abattre Boyer depuis tant d’années. De plus, Boyer avait été assisté dans sa composition par un grand ennemi de Racine, l’abbé Têtu.
Cela suffit à expliquer le déchaînement de la cabale, qui avait eu durant la relâche plus de trois semaines pour s’organiser. Un autre argument en faveur d’une lutte de partis autour de la pièce est la réponse que fit un admirateur de Boyer à l’épigramme de Racine, preuve que les contemporains n’étaient pas dupes de l’origine des attaques contre Judith :
Avez vous rien vu de plus méchant qu’Esther ? - Oui, car le même auteur a fait Athalie Rapporté par Lancaster et Göhlert. .
De plus, les doctes, contrairement à l’auteur de l’Entretien, ne critiquèrent pas la pièce, et l’on trouve dans le Journal des Sçavants du 30 mai 1695, publication de l’Académie, les lignes suivantes :
Le merveilleux et le pathétique y paroissent dans toute leur force. Si l’unité de lieu ne s’y trouve pas à la rigueur, c’est un léger défaut qui peut être reproché à presque toutes les pièces qui ont été plus généralement applaudies.
Cependant, malgré ce soutien, la cabale atteignit partiellement ses objectifs, et réduisit le prestige de la pièce, sans pour autant la faire tomber. Cette chute, abondamment développée chez les détracteurs de Boyer, n’apparaît pas dans les écrits de contemporains moins engagés dans la querelle. Le même article du Journal des Sçavants dit ainsi :
Judith est un essay par où Monsieur Boyer fait voir que les sujets de pieté peuvent estre portez avec succés sur le téatre.
Ce succès est aussi mentionné par l’abbé Genest :
[...] il a encore plus heureusement fini par une Héroïne sacrée qui attira le concours de tout Paris.
À quoi renchérit l’abbé Boileau :
[...] la Poësie Chrétienne, qui n’a pas eu pour lui l’ingratitude de la profane, et qui l’a bien dédommagé par les larmes que Judith a fait répandre.
Tous ces témoignages plaident donc pour un succès honnête de Judith, fort éloigné du désastre invoqué par ses détracteurs. Lancaster y voit d’ailleurs l’origine de la création à la Comédie, quelques années plus tard, d’une autre pièce religieuse, Gabinie. Judith, dernière tragédie de cet auteur courageux, constitue un parfait résumé de la réception des œuvres de celui-ci : appréciée par les contemporains malgré l’acharnement de ses ennemis, la pièce devint un échec retentissant pour les siècles suivants, au mépris des faits.
La tragédie de Boyer s’inspire bien évidemment en premier lieu de la structure que lui propose le Livre de Judith, dans la Bible. Viennent s’y greffer des situations tirées du Livre d’Esther, des éléments empruntés à l’ouvrage de l’abbé Claude Fleury, Les Mœurs des Israélites, ainsi qu’une inspiration plus profane : la tragédie de Scevole de Du Ryer.
L’entretien sur le Théâtre au sujet de Judith fournit un résumé de la pièce dont la pertinence nous a conduit à le reproduire intégralement. Cléante, l’un des protagonistes du dialogue, présente la pièce à ses auditeurs :
Judith Béthulienne entreprend la défaite d’Holofernes, et à la faveur de la passion qu’elle luy inspire, trouve moyen de luy oster la vie […]. Monsieur Boyer l’a enrichie d’Épisodes, les uns tirez de l’Histoire Sainte, les autres de son invention.
Le sujet de Judith avait semble-t-il été refusé par Racine, qui lui préféra celui d’Athalie : comme le remarque à juste titre Cléante dans l’Entretien sur le Théâtre au sujet de Judith, l’histoire de Judith est une
belle matière pour un Poëme épique, où l’on est quitte pour frapper d’admiration l’esprit d’un Lecteur ébloui.
De fait, la source biblique ne contient en soi aucun élément tragique : on y voit certes une action de caractère élevé, Judith sauvant la ville de Béthulie de la menace du général assyrien Holofernes, mais nulle place pour la crainte ou la pitié ; Judith est un personnage sans psychologie, sans doutes, dont le caractère implacable exclut toute pitié, puisqu’elle triomphe sans peine. Quant à Holofernes, son impiété ne saurait exciter la pitié au XVIIe siècle. Il fallait redéfinir les personnages et l’intrigue, tout en demeurant fidèle au récit biblique. Boyer a donc puisé aux sources précédemment mentionnées pour épaissir son intrigue et la rendre plus conforme aux goûts du siècle.
Boyer était confronté à un problème de taille: comment rendre le personnage d’Holoferne, dont l’impiété lui garantissait l’hostilité du public, plus pathétique ? L’adjonction au récit biblique du personnage de Misaël aussi posait un problème : comment montrer le courage de ce personnage, de telle manière qu’il devienne l’un des héros, et non plus le caractère épisodique qu’il semblait destiné à être ?
C’est peut-être le siège de Bétulie qui a rappelé à Boyer le siège de Rome par le roi étrusque Porsenna, qui se portait au secours de Tarquin le Superbe chassé par Brutus. Or, en 1647, Du Ryer avait écrit un Scevole dans lequel était développé le célèbre acte de bravoure du jeune héros romain ainsi que la clémence du roi étrusque.
On y retrouve la sortie avortée des Romains, semblable à celle des Bétuliens, qui permet au plus vaillant d’entre eux de s’infiltrer dans le camp ennemi.
Cette vaillance, mise en valeur par le témoignage du soldat assyrien qui décrit l’action à Holoferne, permet de faire de Misaël un héros à part entière : en effet, c’est une valeur essentielle du héros classique, ainsi que le rappelle Jacques Scherer dans La Dramaturgie classique en France (p. 21-22) :
La valeur militaire est aussi importante au héros classique qu’à son ancêtre, le preux du Moyen Age.
L’attitude de défi de Misaël reprenant trait pour trait celle de Scevole est ainsi rendue crédible par le courage militaire du jeune israélite. Il évite ainsi de devoir brûler sa main comme celui-ci. Il n’évite pas cependant la colère d’Holoferne lorsque Judith contredit sa version des faits (III, 6).
Mais on assiste alors à une scène qui est très proche de celle que l’on peut observer dans Scevole : Judith, comme la Junie de Scevole, sollicite le pardon d’Holoferne pour l’attitude de Misaël.
Holoferne lui-même est humanisé par sa clémence première à l’égard de Misaël. En accordant son pardon à celui qui a tenté de le faire périr, il montre une magnanimité qui un moment le met au niveau de ses adversaires. Sa passion pour Judith en fait même un personnage galant, et aussi pathétique, dans la mesure où il sent que Judith est un risque pour sa vie (IV, 1).
En reprenant ces traits de Scevole, Boyer introduit dans Judith un caractère à la fois héroïque et galant, et développe par là le charme de la pièce auprès d’une large part de son auditoire s’il faut en croire la chronique, les femmes.
Ce caractère héroïque et galant ne devait cependant pas éclipser le fond de la pièce, qui est la tragédie biblique. On sait que Boyer a travaillé sur Judith avec l’aide de l’abbé Testu, académicien comme lui. Pour ne pas mécontenter les doctes et les dévots, autre part importante de son public, il fallait donner à Judith une couleur biblique qui rachèterait les petites entorses faites au récit biblique.
Il était paru en 1680 un livre de l’abbé Fleury intitulé Les Mœurs des Israëlites, ouvrage qui exposait les usages des Juifs d’après les renseignements contenus dans l’Ancien Testament. Cet ouvrage connut un important succès, puisqu’il fut réédité de nombreuses fois jusqu’en 1750. Or, on retrouve dans Judith plusieurs remarques qui sont tirées de ce livre, parfois presque mot pour mot (cf. notes), alors qu’elles sont absentes du Livre de Judith.
Cette teinture biblique a sans doute contribué à rassurer une partie du public dévot et instruit qui reconnaissait dans certaines répliques de la pièce des traits qu’ils tenaient pour authentiquement bibliques.
L’emprunt que Boyer fait au personnage biblique d’Esther consiste principalement dans l’évanouissement de Judith au moment de sa présentation à Holoferne, comme Esther s’évanouit devant Assuérus.
Contrairement à l’évanouissement d’Esther, celui-ci est feint, il vise à séduire Holoferne, à endormir sa méfiance pour mieux en triompher. Il contribue ainsi puissamment à la justification dramatique de la passion d’Holoferne pour Judith.
Plutôt que de détailler l’ensemble de la structure de Judith, il nous a semblé intéressant d’en relever les points essentiels, qui permettent de dégager l’originalité de la pièce.
Dans l’Entretien sur le Théâtre, Cléante, le thuriféraire de Racine, s’exprime ainsi sur la pertinence du choix du sujet de Judith :
Belle matière pour un Poëme épique, où l’on en est quitte pour frapper d’admiration l’esprit d’un lecteur ébloui; mais la Tragédie demande autre chose, c’est au cœur qu’elle en veut, c’est à remuer les passions qu’elle doit sur tout s’attacher. Ostez-luy cet employ, quelque autre secours que vous luy prêtiez d’ailleurs, elle ne subsistera plus.
De fait, le personnage de Judith suscite l’admiration, c’est-à-dire à la fois de la stupeur et de l’émerveillement : lorsqu’Achior s’étonne, dans la scène IV du premier acte (v. 161-162), de la confiance immodérée d’Ozias envers Judith, celui-ci se justifie par deux arguments :
Et je sens malgré moy, lorsque sa voix m’appelle, Certain charme secret qui m’entraîne vers elle.
Et, plus loin :
Je respecte le Ciel qui parle par sa voix
Le premier argument est celui de la vertu de Judith, c’est à dire la force qui l’anime et laisse étonnés, au sens étymologique, les autres personnages. Le deuxième, plus profond, donne à entendre que Judith est admirable non pas seulement par ses propres mérites, mais par la présence en elle de Dieu dont elle est le messager.
C’est le deuxième sens que Boyer s’attache à développer par la bouche d’Ozias ; à la scène V du premier acte, il affirme (v. 224) :
Votre destin est grand, et vous le méritez.
Ce qui donne à Judith l’occasion de proclamer en elle la présence de Dieu. Ainsi, l’admiration que l’on a pour elle est légitimée : on n’admire pas une femme, mais la puissance de Dieu. Ce motif est répété à plusieurs reprises dans le déroulement de la pièce : lorsqu’Achior, dans la scène VI de l’acte I, se cantonne au premier sens de l’admiration :
Judith vous en répond. J’admire sa fierté;
Ozias le reprend aussitôt pour affirmer à travers l’audace de Judith la volonté du Ciel.
Dans cette perspective de l’admiration, on pourrait aller jusqu’à dire que toute la pièce est construite pour convaincre le public qu’il a raison d’admirer Judith, qui n’est pas un personnage de fiction mais bien l’héroïne de l’Histoire Sainte. Le personnage de Misaël est à cet égard un facteur essentiel pour l’adhésion du public : son aveuglement et son entêtement à ne voir en Judith qu’une femme animée par « les soins et la gloire de plaire » (v. 402) souligne a contrario l’inspiration divine de Judith. Il croit d’abord qu’elle veut s’offrir en récompense au vainqueur (II, 2) :
Je vois bien que sçachant le pouvoir de ses charmes, Elle veut obtenir le succès de nos armes, Exciter de nos Juifs le courage et les bras, En s’offrant elle-même avec tous ses appas.
L’admiration que les hommes ont pour Judith serait alors un émerveillement devant sa beauté. Le spectateur sait qu’il n’en est rien, et cela lui est de plus rappelé par la réplique d’Abra. Le dialogue entre Judith et Misaël de la scène suivante insiste sur cette confusion : Misaël croit avoir compris la source de l’admiration que suscite Judith et s’écrit naïvement :
Non, Abra, ce n’est point une beauté mortelle.
Loin de discerner l’action de Dieu, il ramène toutes ses observations à sa passion pour Judith. Celle-ci ne s’y trompe pas :
Sous quels ornements fragiles, empruntez, Me méconnoissez-vous ? [...]
Ainsi, le personnage de Misaël est essentiel pour faire ressortir l’inspiration divine de Judith : chacune de ses méprises est contredite aussitôt soit par les autres personnages, soit par l’action, comme lorsqu’Abra rapporte que Judith a tué Holoferne, juste après que Misaël a tenté de flétrir l’admiration de tous pour Judith en montrant qu’elle reposait sur l’illusion née de sa beauté.
On sait que Boyer a écrit les Caractères de l’amour profanes, dans lesquels il montre l’aveuglement de la passion : de fait, cet aveuglement perdure jusqu’à la fin pour Misaël ; s’il déclare (V, dernière) :
Moy, soupçonner Judith, elle à qui l’Eternel A voulu confier la gloire d’Israël
C’est pour aussitôt retomber dans son erreur :
Ainsi vous triomphez [...]
et plus loin :
Que de gloire ! Judith triomphe par ses charmes.
L’admiration du galant Holoferne est plus perspicace que celle de Misaël. Dans la scène VII de l’acte III, il déclare ainsi :
Ah ! Si c’est votre Dieu qui vous prête sa main, Luy seul sera le mien, et déjà je commence De le sentir en vous, d’adorer sa puissance.
Mais il touche juste sans vraiment le savoir, car sa réplique peut paraître dictée par la galanterie. Il y ajoute en effet
Ses plus beaux traits qu’en vous sa main a retracez M’inspirent des transports...
Toutefois cet émerveillement galant est compensé par une intuition tragique. Dans son dialogue avec son ordonnance Vagao (IV, 1), il fait part à celui-ci de ses craintes :
Un charme surprenant qui sort de sa personne A jusques dans mon cœur, jusques dans ma raison Fait passer tout d’un coup un funeste poison.
Funeste, qui signifie mortel, montre la lucidité d’Holoferne: il sait qu’il admire en Judith autre chose que de la beauté, et que cette autre chose est mortelle pour lui. Le terme de charme, qui désigne ici un maléfice et non la beauté physique, renforce la lucidité d’Holoferne aux yeux du public. Aussi la décision de faire périr Judith paraît-elle tout à fait vraisemblable.
Il y a donc bien tout au long de la pièce une volonté explicite de Boyer de rendre admirable son héroïne, que ce soit par la louange d’Ozias, d’Achior et d’Abra, la méprise de Misaël, ou la crainte d’Holoferne. L’habileté de Boyer est d’éviter le reproche de pélagianisme que l’on avait adressé aux personnages de Corneille en montrant que cette admiration est due à Dieu dont Judith est la coopératrice, et non à l’héroïne elle-même. Par là, Boyer évite la critique des doctes et des dévots qui avaient éreinté Polyeucte.
Il garde cependant le principe de l’admiration employé par Corneille pour Polyeucte et Nicomède. À ce titre, on trouve dans la préface de Nicomède (1662) une justification de cette intrusion de l’admiration dans la Tragédie qui constitue une réponse appropriée à l’attaque de Cléante :
Ce héros de ma façon sort un peu des règles de la Tragédie en ce qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses malheurs; mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art commande de mendier pour leurs misères. Il est bon de hasarder un peu […].
Cette préface aurait pu s’appliquer à Polyeucte, car c’est dans cette pièce que l’admiration a été introduite comme ressort tragique: comme les héros de Polyeucte et de Nicomède, Judith n’est pas un personnage de l’antiquité victime du destin, mais une véritable héroïne, c’est à dire un prodige de volonté soutenu par la grâce, ou plutôt ici la force de Dieu, qui non seulement brave le destin, mais en triomphe.
C’est ici qu’intervient le rôle de l’épisode de Misaël : ce personnage, qui n’est pas présent dans la source, introduit dans le récit une dimension nouvelle.
On l’a vu plus haut, Boyer essaie de donner à Misaël un rôle essentiel. Il en fait un héros d’abord par la vaillance ; mais il y ajoute une autre dimension, celle du héros malheureux.
En effet, Misaël est l’amant malheureux car non aimé en retour, ou du moins pas de la manière qu’il souhaiterait. Dès sa première apparition, il proclame ainsi :
Et moi, désespéré, loin du monde et du bruit... (v. 344).
Et il s’avoue inconsolable quelques vers plus loin. Au vers 557, il emploie même le terme qui nous occupe :
Touché de mon malheur...
De fait, Misaël est bien le type du héros malheureux propre à donner un caractère plus tragique à Judith. Il introduit dans la dangereuse distance suscitée par l’admiration un lien qui repose sur la pitié, proximité du spectateur avec le personnage souffrant.
Ainsi, à la fois vaillant et malheureux, ce héros au nom biblique mais à l’attitude plus proche de celle des preux forme par son action un contrepoint avec l’admiration suscitée par Judith.
Lorsque Judith doute de la légitimité de son action, c’est principalement à cause de Misaël :
Et quand de toute part je luy [Misaël] perce le cœur, Je travaille à gagner un tyran que j’abhorre: Et vous y consentez, puissant Dieu que j’adore (v. 941-943).
Misaël apporte non seulement une dimension pathétique, mais de plus il contamine les autres personnages. C’est encore lui qui nous révèle l’humanité d’Holoferne prêt à lui faire grâce.
Avec un nombre de vers supérieur à celui de Judith pour l’ensemble de la pièce, la présence de Misaël paraît ainsi nécessaire au fonctionnement de la pièce.
On peut alors douter de l’affirmation des Frères Parfaict relayée par Lancaster selon laquelle Judith aurait été écrite en trois actes pour Saint-Cyr, puis enrichie de l’épisode supplémentaire de Misaël pour constituer cinq actes sur la scène publique. En effet, Judith aurait alors été une pièce entièrement différente à laquelle aurait manqué l’équilibre que l’on observe ici : un quart du texte disparaîtrait en ce cas.
Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater la nécessité que Boyer a su conférer à son épisode.
À une époque où le rôle de l’Église est déterminant dans toute la vie sociale, la création de Judith sur la scène publique pose avec une acuité particulière le problème de la Tragédie religieuse.
En effet, quelques semaines avant la première représentation de la pièce de Boyer, une violente controverse avait éclaté à propos de la légitimité de la comédie, c’est-à-dire du théâtre. Le dramaturge Boursault avait reproduit en préface d’un recueil de ses pièces la Lettre d’un théologien à propos de la Comédie attribuée au père Caffaro, théatin, par la rumeur. Bossuet avait aussitôt envoyé ses objections à celui-ci, avant de les développer et de les rendre publiques en éditant ses Maximes et réflexions sur la Comédie.
C’est à ce climat d’anathème que l’auteur de l’Entretien sur le Théâtre au sujet de la Tragédie de Judith fait une claire allusion lorsqu’il écrit :
Les partisans secrets des Spectacles, peu touchés des censures qu’on venait de fulminer contre la Comédie, n’attendoient qu’un prétexte pour y retourner sans scrupule.
Si ce « on » désigne Bossuet, il éclaire alors Judith d’une manière particulière : la pièce est ainsi à la fois une défense du théâtre et une reconnaissance ambiguë de l’autorité de l’Église ici représentée par l’évêque de Maux : défense du théâtre en ce qu’elle affirme que « la Comédie doit se faire honneur à elle-même en faisant honneur à la Religion »Judith.
Comprendre l’attitude de l’Église à l’égard du théâtre n’est pas immédiat : il faut en effet voir ce qui motive ces choix incohérents en apparence : l’Église a soutenu le théâtre en encourageant les Mystères, puis les a proscrit.
Dans L’Évolution de la Tragédie religieuse classique en France
Or, ces Mystères devinrent progressivement l’occasion de débordements hors du cadre religieux, notamment par l’adjonction d’intermèdes farcesques. L’Église se prononça donc de plus en plus souvent contre les représentations, d’abord en interdisant aux clercs d’y collaborer, puis même d’y assister. Devant les excès de certains spectacles, la juridiction civile dut elle-même se prononcer dans de nombreux cas : ainsi, le 17 novembre 1748, le Parlement de Paris interdit la représentation des Mystères de la Passion et motiva ainsi sa décision : selon lui, il convient de protéger la Religion contre les profanations de la Scène. En effet, le texte mélange l’Histoire sacrée avec des inventions et des indécences. De plus, la mauvaise conduite des acteurs et leur ignorance discrédite le rôle des personnages saints qu’ils représentent. Enfin, ces représentations sont pour l’auditoire prétexte au désordre et aux rixes, et ce qui est grave, à railler la Religion, qui paraît ridicule devant leurs yeux.
Ce n’est donc pas le théâtre lui-même qui est visé, mais l’irrespect de la Religion qui peut s’y trouver. C’est pour cette raison que les confrères de la Passion, malgré leur privilège, durent renoncer à jouer les Mystères à la suite de cet arrêté et louer l’autel de Bourgogne à une troupe de théâtre profane qui jouait les pièces de Hardy, alors même qu’ils conservaient le privilège.
La clef nécessaire pour comprendre cette attitude de l’Église catholique romaine – qu’il convient de distinguer de l’Église de France, nous y reviendrons – se trouve dans la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Dans Ia, IIae, Q 167-168, intitulée « Le péché par excès de jeu »
Or, les condamnations ne manquent pas envers le théâtre : Tertullien, tout en reconnaissant que le théâtre n’était pas interdit par Dieu, s’insurgeait contre l’esprit païen, les passions brutales et l’indécence du théâtre de son temps. De plus, comment pouvait-on estimer un tel art lorsqu’on méprisait ceux qui l’exerçaient ? St Jean Chrysostome trouve des formules plus lapidaires : le théâtre est école d’oisiveté, perversion de la conscience. Saint Augustin ajoute à l’adresse des nouveaux convertis dans son De Symbolo ad Cathecumenos : « fuyez les spectacles, mes bien-aimés, fuyez ces théâtres infâmes du diable ». Ces anathèmes s’adressent en fait davantage au théâtre païen grec et romain, contemporain de ces auteurs, car il véhiculait alors des valeurs ennemies de la Foi chrétienne : une idéologie païenne, le travestissement des comédiens qui entraînait une confusion entre réel et imaginaire, la débauche que l’on trouvait étalée dans ces spectacles.
En fait, ce que condamne l’Église n’est pas le théâtre en soi, mais ce qu’il a d’offensant pour la religion et les mœurs. Ainsi, le synode de Tolède de 1473 déclare : « Nous n’avons pas l’intention de supprimer par là les représentations décentes et pieuses, qui incitent le peuple à la piété ».
Les arguments repris par saint Thomas participent du même esprit que les précédents. Il cite saint Jérôme :
Nous voyons des prêtres qui délaissent les Evangiles et les Prophètes pour lire des Comédies et chanter les vers amoureux des poésies bucoliques.
L’auteur de la Vulgate condamne ici la mauvaise curiosité intellectuelle, et non le théâtre en soi. Saint Thomas fait suivre cet argument d’un autre argument tiré de la Poétique (VI) d’Aristote :
l’assistance aux spectacles devient vicieuse par l’excitation à la luxure et à la cruauté qui résulte de ces sciences.
Ainsi, le théâtre ne peut être condamné comme intrinsèquement pervers. La deuxième question qui se pose est celle de la légitimité du théâtre dans la cité. N’est-il pas inutile ? Saint Thomas répond à cela en reprenant en partie Aristote :
L’âme, comme le corps, a besoin de repos. Or, le repos de l’âme, c’est le plaisir.
Le jeu est ainsi réhabilité sous un aspect plus conforme à la vérité chrétienne : il doit être honnête, ne pas faire perdre à l’homme « toute sa gravité », convenir aux circonstances de temps, de personnes et de lieu. Et il ajoute :
Toutes ces conditions du jeu doivent être réglées par la raison: il devient ainsi un habitus
C’est-à-dire une capacité de l’intelligence humaine. raisonnable, en d’autres termes une vertu morale. Cette vertu, par cela même qu’elle réprime tout excès dans les jeux, se rattache à la modération.
Ainsi, l’appréciation de la légitimité d’un spectacle est confiée à la tempérance éclairée par la prudence, et non à un carcan de règles et d’interdits.
Mais saint Thomas va plus loin : il donne une fonction, et par là une nécessité au jeu, notamment dramatique. En effet, il contre Aristote qui affirmait : « les exercices du jeu ont leur fin en eux-mêmes » en montrant que le jeu a une fin supérieure à lui-même de repos de l’esprit. Il est « récréation et repos de l’âme ».
Cet argument est de grande portée : le jeu ayant en lui-même sa propre fin détournerait nécessairement de Dieu, qui est la fin de toute chose. Or le repos de l’âme rend celle-ci plus claire, donc plus ouverte à Dieu. Le jeu, et avec lui le jeu dramatique, trouve ainsi une place de choix dans la doctrine chrétienne, à condition qu’il ne soit pas excessif.
On a longtemps vu dans saint Charles Borromée, évêque de Milan, un adversaire du théâtre. Il stigmatisait en fait l’engouement exclusif de ses ouailles pour le théâtre, sans s’attaquer à la nature des spectacles.
Un autre signe de cette bienveillance de l’Église pour le théâtre se trouve dans le statut des comédiens : c’est le droit romain, et non l’Église, qui qualifiait les comédiens « d’infâmes ». Saint Thomas n’exclut pas plus les comédiens que les autres professions du salut : il reconnaît qu’un comédien peut être aussi vertueux qu’un autre homme, tant qu’il ne se livre pas avec excès à son art, que celui-ci ne devient pas pour lui une fin en soi, ou bien un moyen de s’enrichir
Le jeu est ainsi légitimé (la section suivante s’intitule « le péché par défaut de jeu » ) lorsqu’il reste dans les limites indiquées plus haut.
Les jésuites ont appliqué avec persévérance cette réflexion sur le jeu dans tout le développement de leur pédagogie. Il nous a semblé pertinent de rapprocher cette analyse de l’histoire de la Judith de l’abbé Boyer: en effet, sans être membre de la Compagnie, Boyer avait passé toute sa scolarité dans le collège de sa ville natale tenu par les jésuites. Etant de plus élève en classe de rhétorique, il avait sans doute participé à ces représentations organisées par les pères.
Saint Ignace de Loyola parlait lui-même de ces représentations explicitement. Il écrivit ainsi en 1586 :
Pour encourager et distraire les élèves et leurs parents et les attacher davantage à notre société, qu’on leur fasse réciter sur le théâtre des vers et des dialogues, suivant l’usage romain.
Les Jésuites formèrent donc de nombreuses générations d’élèves avec l’idée de développer l’homme autant que le croyant ; pour eux en effet, tout pouvait servir à louer Dieu, pour peu qu’on le christianise dans le fond en altérant le moins possible la forme. Ils donnaient à jouer des textes romains ou grecs traduits en latin, et parfois des tragédies modernes composées en latin. Le goût de Boyer et de son condisciple Le Clerc pour le théâtre n’est donc pas incohérent avec leur formation.
Mais les méthodes de la Compagnie de Jésus étaient en contradiction avec l’attitude de l’Église de France à l’égard du théâtre durant le XVIIe siècle : celle-ci en effet fort hostile à la représentation théâtrale qui était à ses yeux intrinsèquement perverse. Or, le statut des Jésuites les faisait dépendre non de leur évêque, mais directement du Pape, par l’intermédiaire de leur préfet général nommé par celui-ci. Aussi, leurs collèges ne furent que peu touchés par la tourmente janséniste, et plus généralement augustinienne, qui frappa le XVIIe.
N’oublions pas tout d’abord que l’hérésie janséniste est une radicalisation de la doctrine augustinienne, comme le montre le titre d’Augustinus de l’œuvre de l’évêque Jansénius où sont exposés les dix points qui lui valurent l’excommunication. Par ailleurs, Port-Royal n’était pas le seul lieu acquis à cette interprétation de saint Augustin : les Oratoriens, dont le Cardinal de Bérulle, appartenaient à la même sensibilité.
Cette attitude gagna de nombreux ecclésiastiques et finit par former le fer de lance de la tendance gallicane de l’Église de France. Bossuet lui-même était imprégné de la pensée de Pierre Nicole et des autres théologiens de Port-Royal : dans ses Maximes et réflexions sur la Comédie, il reprochait au théâtre d’être un danger en soi. En effet, la représentation des passions, même conforme à la bienséance, entraînait un attrait pour ces passions chez le spectateur, qui alors s’efforçait de les reproduire même si l’issue de la tragédie dénonçait clairement cette passion. On conçoit alors le danger que peuvent représenter Phèdre ou d’autres tragédies dans une telle perspective d’analyse.
Cette doctrine reprenait à peu de chose près celle que saint Augustin formulait, mais en la radicalisant. Elle était si partagée que la Lettre d’un Théologien illustre par sa qualité et son mérite située en préface des œuvres de Boursault reçut de très nombreuses réponses, parmi lesquelles on peut ici citer quelques unes :
Et certaines des objections reçues par Boyer étaient de la même nature, ainsi que le montre la Réponse à la Préface de la tragédie de Judith, qui fut publiée dans la Lettre de M. Deprez de Boissy sur les spectacles. L’auteur y montrait qu’étaler l’Histoire Sainte sur la scène, c’était la profaner.
Judith sut tirer parti de l’ambiguïté de son statut de pièce religieuse jouée sur la scène publique pour conquérir un vaste public, alors que l’on ne jouait plus de pièces bibliques depuis la moitié du XVIIe.
Elle réussit sans doute, puisque Lancaster rapporte que quelques années plus tard les comédiens ne craignirent pas de jouer une autre pièce biblique, Gabinie.
Il existe deux éditions de Judith, exécutées en 1695 par l’imprimeur Jean Baptiste Coignard et le libraire Michel Brunet. Les variations de l’une à l’autre ne portent que sur des différences d’orthographe et de ponctuation. Elles sont toutes signalées dans les notes, sauf précision contraire. Grâce à la correction de nombreuses coquilles d’une édition sur l’autre, nous avons pu établir laquelle était postérieure à l’autre, malgré la similitude des dates d’achevé d’imprimer. C’est donc la seconde édition qui sert de référence à notre travail. Par convention, on notera J1 la première édition [B.N. : Yth 9835 ; Arsenal Rf 5653], et J2 la seconde [B.N. : Yth 9836 ; Arsenal Rf 5654]. En voici la description :
6 ff. non chiffrés-95 p. ; in-8°.
(1) : JUDITH / TRAGEDIE. / Par Mr. BOYER, de l’Académie / Françoise. / (Vignette) / A PARIS, / Chez MICHEL BRUNET, à l’entrée de la Grande / Salle du Palais, au Mercure Galant. / M. DC. XCV. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
(2) : verso blanc.
(3-10) : PREFACE (en dessous d’un bandeau gravé sur bois)
(11) : EXTRAIT DU PRIVILEGE du Roy (avec l’achevé d’imprimer en date du 23 avril 1695)
(12) : ACTEURS.
- 95 pages : le texte de la pièce, précédé d’un rappel du titre en haut de la première page (en dessous d’un bandeau semblable à celui de la préface).
Pour l’établissement du texte, nous avons suivi la leçon de la seconde édition, en nous livrant aux rectifications d’usage, nécessaires à une parfaite intelligence du texte :
C’est une erreur qui a infecté beaucoup d’esprits, qu’il étoit presque impossible d’accommoder heureusement au Theatre les Sujets qui sont tirez de l’Ecriture Sainte, et de l’Histoire Chrétienne. Indigné contre une opinion si fausse et si pernicieuse, je crus d’abord qu’elle n’étoit fondée que sur la prévention qui n’examine rien, et dont la force impérieuse entraîne ordinairement la multitude ; mais aprés avoir creusé jusques dans la source de cette erreur, je vis qu’elle venait de l’ignorance de l’art, de la foiblesse du genie, de la sterilité des inventions, et fur tout du peu de gout et de sensibilité qu’on a pour les choses de la ReligionReligon.) corrigée dans J2.
J’avouë qu’il est mal aisé d’assembler tout ce qui est necessaire à la composition de cette sorte d’ouvrages, d’autant plus qu’il y a peu de modelles dans ce genre d’écrire, et peu d’Auteurs qui soient d’humeur de les imiter. La plupart ne font que suivre & marcher aprés les autres ; privez du secours des bons exemples, ils n’osent hazarder un autre langage. C’est une route nouvelle presque inconnue à nos Anciens, et ou ceux qui l’ont suivie aussi bien que les plus habiles de nos Modernes se font quelquefois égarez. Ce qui peut encore les rebuter davantage, c’est qu’étant accoutumez à forger les événemens qui n’ont ni suite ni vray-semblance, à donner de grands noms historiques aux fictions fabuleuses, et à confondre ainsi la verité et le mensonge, ils n’osent avec raison traiter des sujets, qu’on ne peut alterer sans une espece de sacrilege. Ils ignorent le talent d’inventer, ou en font un mauvais usage. Ils ne sçavent pas qu’il consiste à parer la veritévirité) corrigée dans J2.
Quand je propose des regles si severes et si sublimes, je n’ai pas la presomption de croire que je les ai entierement remplies dans Judith. Ce Poëme quelque succés qu’il ait eu n’est qu’un essay qui ne donne tout au plus qu’une foible idée de la perfection à laquelle des genies plus élevez que le mien pourroient à peine parvenir. La seule chose dont il m’est permis de m’applaudir, c’est d’avoir choisi un sujet dont la beauté a soutenu ma foiblesse. Je ne sçay par quel hazard il a échapé aux yeux de ceux qui m’ont precedé.
Toutes les Histoires peuvent-elles fournir rien de plus élevé et de plus propre pour la grande Tragedie que l’Histoire de Judith ? n’y voit-on pas le merveilleux et le patetique dans toute sa force ? On y voit une Veuve consacrée au Seigneur, devoüée à la cendre et au cilice, dans l’obscurité d’une vie humiliée et penitente, s’arracher subitement à sa retraite, se mettre à la tête d’Israël, commander les Anciens du Peuple, et entreprendre la defaite d’Holoferne, quelle gloire ! quelle grandeur ! quelle merveilleuse nouveauté ! On y voit une Veuve si sage et si reservée quitter ses modestes habits, ajoûter à sa beauté naturelle tout ce que l’artifice et l’orgueil mondain peut inventer de pompeux et de charmant pour surprendre et pour seduire, aller au Camp des ennemis avec cet équipage, exposer sa vertu à la brutalité d’un vainqueur barbare, l’attendrir par le langage le plus engageant, et le plus flatteur. Où peut-on trouver une plus violente opposition d’interêts et de devoirs, et un plus grand contraste de sentiments et de passions ? Quel plus digne sujet peut occuper l’Autheur tragique, s’il veut conserver la verité de l’Histoire sans blesser la sainteté de la matiere.
Qu’il seroit à souhaiter que de pareils sujets fussent quelquefois representez sur la Scene Françoise pour édifier et divertir en même temps. La Comedie se doit faire honneur à elle-même en faisant honneur à la Religion. Les Comediens ont-ils moyen plus seur et plus glorieux pour confondre ceux qui s’obstinent sans cesse à décrier leur profession ? Quel attrait plus puissant pour reconcilier avec le Theatre ceux qui en sont les ennemis declarez ? Comme toute sorte de gloire appartient au siecle de LOUIS LE GRAND, aprés y avoir vû les duels et les blasphémes abolis, l’heresie exterminée, l’ordre et la discipline par tout rétablis, il faut qu’on y voye la pieté florissante au milieu des plaisirs, les Spectacles consacrez, le Theatre sanctifiésanctifié, ) corrigée dans J2.
Si j’étois d’humeur de grossir cette Preface, je pourrois faire une dissertation de l’unité de la Scene qu’on ne trouve point dans ma Tragedie. J’avoüeray qu’à l’examiner dans toute la severité de la regle, la critique est raisonnable ; mais s’il falloit s’en tenir à cette parfaite unité qu’on me demande, on auroit à reprocher ce defaut presque à tous les ouvrages de Theatre. Si Monsieur de Corneille se fût imposé cette regle, que seroit devenüe cette belle Scene que Rodrigue fait avec Chimene quand il va la trouver chez elle ? Que s’il faut justifier mon Ouvrage en particulier, il me suffit du moins pour établir l’unité morale, que ce commerce qui est entre la Ville et le Camp pour l’execution de ce qui se passe sur la Scene, se puisse faire vray semblablement dans moins de tems qu’il n’en faut pour satisfaire à la regle des vingt-quatre heures ; et d’ailleurs cette unité de Scene se doit expliquer plus favorablement pour mon Ouvrage, puisque la proximité du Camp et de la Ville estoit absolument necessaire dans les Sieges du tems de Judith où l’on ne pouvoit battre les murailles de la Ville assiegée, qu’avec des machines.
Je ne diray rien de l’Episode de Misael, il a paru si naturel et a esté si heureux, que ce seroit me rendre indigne de l’approbation qu’il a eüe, si je voulois la justifier. Je ne répondray point aux objections qu’on m’a faites par un jugement precipité, qui n’a pas examiné ce qui precede, et ce qui suit les endroits qu’on a condamnés. Je répondray encore moins à la critique qui est fondée sur le goût et non pas sur la regle.
Mais je ne sçaurois me taire sur l’étrange critique qui s’est répandüe contre les pieces saintes. Ce bruit est devenu un scandale public, et semble nous faire entendre qu’il faudroit proscrire la pieté et la bannir du Theatre, comme si nous estions encore dans ce siecle barbare et ignorant, où les spectacles publics representoient nos plus sacrez mysteres d’une maniere qui rendoit ridicule ce qui devoit estre le sujet de l’attention la plus serieuse et de la plus profonde veneration. Veut-on consacrer le Theatre aux matieres profanes, aux évenemens les plus horribles, aux parricides, aux empoisonnemens, aux passions outrées, aux amours incestueuses. J’avouë que les sujets les plus extraordinaires peuvent instruire et divertir quand ils sont maniez par des mains sçavantes et heureuses ; mais peut-on douter que les matieres Saintes quand elles tombent en de pareilles mains, puissent recevoir un tour assez agreable pour plaire et mieux encore pour édifier le Spectateur Chrestien. Nous avons un illustre exemple dans Polieucte, et puisque Judith dont l’Histoire est si delicate et si difficile à traiter, n’a pas dépleu dans la forme que je luy ay donnée, que ne peut-on pas attendre de ceux qui avec une Muse plus forte que la mienne, voudront entreprendre de semblables ouvrages, et leur donner tous les ornemens de la Scene. Puissent-ils confondre l’envie, ou plûtôt s’attirer cette critique qui s’est déchaînée sur ce qui fait tant d’honneur à Judith.
PAR grace et Privilege du Roy donné à Paris le neuviéme jour d’Avril 1691. Signé par le Roy en son Conseil, BOUCHER : il est permis au sieur Claude Boyer de l’Académie Françoise, de faire imprimer plusieurs Pieces de Poësie de sa composition pendant le temps de huit années, avec défenses à tous autres d’imprimer ny contrefaire aucunes desdites Pieces sur les peines portées à l’original dudit Privilege.
Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, le 20. Decembre 1691.
Signé, P.AUBOUYN, Syndic.
Et ledit sieur Boyer a cedé ses droits de Privilege pour la Tragédie de Judith, à Jean Baptiste Coignard Imprimeur du Roi, et à Michel Brunet Libraire à Paris, suivant l’acord fait entr’eux.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 23. Avril
Avil) corrigée dans J2.1695.
Les chiffres notés entre crochets renvoient aux vers de Judith, numérotés en regard du texte dans la marge de droite. Chaque définition est accompagnée des références de toutes les occurrences qui répondent à cette définition dans Judith. En revanche, tous les sens ne sont pas forcément notés pour chaque terme : on a ainsi volontairement omis les définitions encore usuelles. Enfin, certains termes qui n’apparaissent qu’une fois ont été expliqués dans les notes de bas de page, ceci dans un souci de clarté et de lisibilité.
* : le personnage est présent mais n’intervient pas.
? : on suppose que le personnage est là, même si sa présence n’est pas signalée en début de scène.