Après la mort de Molière en 1673 la comédie semblait être hantée par sa mémoire. Non seulement ses pièces continuèrent pour quelques années à constituer le principal élément dans le répertoire de ses compagnons, mais aussi on chercha à ramener ses personnages sur la scène comme le firent Brécourt (dans L’Ombre de Moliere), Champmeslé (dans Les Fragmens de Moliere), ou encore Thomas Corneille, à la demande d’Armande Béjart, veuve de Molière, il est vrai, avec la réécriture en vers du Festin de Pierre. Beaucoup d’autres auteurs imitèrent Molière et sa mémoire était si forte que Dufresny fit déclarer par un personnage de son Négligent en 1692 qu’il était difficile d’écrire une comédie car elle serait considérée soit comme une imitation médiocre de Molière soit comme une pièce qui, ne l’ayant pas imité, serait par conséquent sans valeur. Néanmoins, beaucoup s’y essayèrent et tentèrent d’associer à la fois imitation et innovation.
Comme il était difficile d’accepter le fait qu’après février 1673 il n’y aurait plus de nouvelles comédies écrites de la main de Molière, les trois auteurs cités plus haut cherchèrent à capitaliser sa popularité dans des pièces écrites en son honneur, reproduisant de célèbres scènes qu’il avait composées ou rendant possible la représentation d’une œuvre interdite. Assez étrangement, ce fut la troupe rivale, celle de l’Hôtel de Bourgogne, qui chercha la première à rappeler sa mémoire.
C’est ainsi qu’en mars 1674 Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, produisit pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne L’Ombre de Moliere, pièce qu’il espérait voir être une « espèce de table » des comédies de Molière et donc largement inspirée de ses pièces et de ses personnages. Dans cette optique, la pièce est quelque peu incomplète mais elle rappelle bon nombre de pièces majeures et montre que Brécourt les admirait grandement. La seconde pièce qui rend hommage à Molière requiert encore moins d’esprit inventif : il s’agit des Fragmens de Moliere de Charles Chevillet, sieur de Champmeslé, qui fut probablement composée à la fin de l’année 1674 après la représentation et la publication de L’Ombre. Le fait que Le Festin de Pierre n’avait pas été publié à ce moment-là encouragea Champmeslé à reproduire quelques unes de ses scènes, en prenant soin d’éviter celles qui avaient fait scandale en 1665.
De fait, une telle entreprise de la part de comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, la troupe rivale de celle de Molière, peut surprendre, car la concurrence entre les troupes était, au XVIIe siècle, virulente et se trouva renforcée à la mort de Molière.
Du vivant de Molière, trois troupes étaient en compétition : la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, ou Troupe royale, celle du Marais, les « petits comédiens », et celle de Molière au Palais Royal, appelée la Troupe du roi depuis 1665. À la mort de Molière en 1673, La Grange, comédien et régisseur de la troupe (qui a laissé un précieux registre où il a consigné les événements marquants et tenu les comptes de la compagnie), regroupa les comédiens autour d’Armande Béjart, veuve de Molière, et assura la fusion avec le Marais. Désormais il n’y avait plus que deux troupes en compétition : celle de l’Hôtel de Bourgogne et celle qui résultait de la fusion des compagnons de Molière avec le Marais et qui se produisit désormais au Théâtre Guénégaud.
Or à la mort de Molière une querelle débuta entre les troupes pour savoir qui pouvait reprendre son répertoire. On sait que la plupart des comédies de Molière connurent un grand succès et que sa mémoire hantait toujours la comédie à cette période-là. Ses pièces demeuraient à l’affiche des théâtres et le public prenait plaisir à venir revoir les personnages et les intrigues qui l’avaient tant fait rire. Il y avait donc beaucoup d’intérêt pour chaque troupe à reprendre ce répertoire pour attirer le plus grand public possible et faire recette. Mais qui pouvait prétendre posséder légitimement son répertoire ? Il y avait ceux qui se disaient ses héritiers, c’est-à-dire les compagnons de Molière, et ceux qui estimaient, comme leurs rivaux, que Molière n’appartenait à personne. Or le répertoire de Molière n’était pas la propriété de ses successeurs et c’est pourquoi l’Hôtel de Bourgogne se réserva le droit de représenter toutes ses pièces qui étaient désormais, parce que publiées, du domaine public.
Par ailleurs, La Grange entendait conserver pour ses compagnons le répertoire et l’esprit de Molière. Les deux troupes possédaient alors quasiment le même répertoire comique. Il s’agissait donc d’innover pour attirer le public tout en lui donnant à voir ce qui lui plaisait. C’est dans ce contexte de compétition et d’âpres luttes opposant les troupes rivales que l’on peut comprendre la démarche de Brécourt et de Champmeslé. L’heure était à la concurrence et c’était à celui qui saurait tirer profit du succès de Molière à son avantage propre et à celui de sa troupe. Ces auteurs cherchèrent donc à capitaliser sa popularité dans des pièces écrites en son honneur. Si la démarche honorifique pouvait sembler réelle au départ, elle ne deviendrait ici plus qu’un prétexte pour faire ressurgir plusieurs personnages de Molière, ou reproduire de célèbres scènes qu’il avait composées, les uns et les autres étant bien connus du public et encore très présents dans sa mémoire. Ainsi, les deux auteurs étaient-ils d’emblée presque assurés du succès de leur pièce : ils ne pouvaient être accusés de plagiat, puisque leur démarche honorifique les légitimait, et l’attente et le plaisir des spectateurs seraient satisfaits. Brécourt le certifie lui-même dans le prologue de sa comédie comme pour assurer sa démarche et faire comprendre son intention au public :
Allez, Oronte, quelque chose que ce soit, le seul sentiment qui vous l’a fait entreprendre, vous doit assurer de la eüssite de vostre Ouvrage ; et rien n’est plus honneste à vous, que de montrer au Public avec quelle justice vous estimiez un si grand Homme
Brécourt, .L’Ombre de Molière, Prologue, p. 11-12.
De plus, il était bon pour un auteur comique d’associer son nom à celui de Molière, la référence en matière de comédie. On pourrait y voir aussi une sorte de revendication : le désir d’être reconnus comme de véritables auteurs comiques en montrant que, s’ils n’étaient pas Molière, ils étaient capables d’écrire du Molière.
Cependant, on ne peut évaluer la démarche de ces deux auteurs sur les seuls enjeux historiques, car ce serait réduire leur volonté honorifique à la simple recherche de profit personnel et cela amoindrirait leur désir de rendre mémoire à cet illustre comédien dramaturge. Il faut considérer leurs rapports personnels avec Molière.
En ce qui concerne Brécourt, ce lien personnel est évident puisqu’il a été comédien de la troupe de Molière. Même s’il n’y resta que deux années, Brécourt faisait partie des excellents comédiens de la troupe et des amis de Molière. Il put donc admirer de près aussi bien le comédien que le dramaturge et apprécier son style, sa verve, son succès à plaire et à divertir le public tout en corrigeant les vices de son siècle. Par la suite, s’il quitta la Troupe du Roi pour la Troupe royale de l’Hôtel de Bourgogne, cela n’empêcha pas Brécourt de continuer à admirer ce grand homme qui avait su « révolutionner » la comédie et mettre ce genre à l’honneur. C’est cette admiration que Brécourt cherche à montrer dans son prologue même si celui-ci contient sans aucun doute une dimension rhétorique. Il commence d’abord, à travers le personnage d’Oronte, par redire son amitié pour ce grand homme :
Vous sçavez que j’estimois Moliere ; et cette Piece n’est autre chose qu’un Monument de mon amitié que je consacre à sa mémoire
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, Prologue, p. 9.
Il continue ensuite en dressant un portrait élogieux de Molière pour prouver la constance de son éthos, dans sa vie privée comme dans sa vie d’auteur et de comédien :
Il estoit dans son particulier, ce qu’il paroissoit dans la Morale de ses Pièces ; honneste, judicieux, humain, franc, généreux ; et mesme, malgré ce qu’en ont crû quelques Esprits mal faits, il tenoit un si juste milieu dans de certaines matières, qu’il s’éloignoit aussi sagement de l’excés, qu’il sçavoit se garder d’une dangereuse médiocrité. Mais la chaleur de nostre ancienne amitié m’emporte, et je m’apperçoy qu’insensiblement je ferois son Panegyrique, au lieu de vous demander quartier ; j’ay plus besoin de grace, que sa mémoire de loüanges
. Ibid., p. 10-11.
Par une pirouette rhétorique, Brécourt rappelle donc que Molière n’a pas besoin de cette petite « bagatelle » pour que sa mémoire soit louée, et montre ainsi qu’il ne peut soutenir la comparaison avec ce grand dramaturge. Il ne veut d’ailleurs pas parler, à propos de L’Ombre, de pièce ou de comédie, il leur préfère les notions de « petit ouvrage », ou de « chose » qu’il a, dit-il, « dédiée à la seule mémoire de son ami ». Mais par cette fausse modestie, Brécourt laisse suggérer le contraire de ce qu’il écrit, peut justifier sa démarche en la plaçant uniquement sur le mode de l’éloge à un grand homme, et s’assurer ainsi l’assentiment du public.
Néanmoins, si l’hommage n’est qu’un moyen pratique pour s’attirer les bonnes grâces des spectateurs et de l’opinion, l’admiration de Brécourt pour Molière est sincère et le portrait qu’il esquisse prouve qu’il a bien compris ce grand homme et son œuvre.
Connaître le rapport que Champmeslé aurait pu avoir avec Molière est beaucoup moins aisé car il ne fut jamais membre de la Troupe du Roi. Néanmoins, Molière étant le grand auteur comique, il ne pouvait pas ne pas remarquer l’engouement général qui se manifestait pour ses comédies, de son vivant même, mais aussi encore après sa mort. Lui-même fut forcé de se mettre « à la mode » lorsqu’il écrivit des comédies pour plaire au public et répondre à ses attentes et à ses exigences. C’est pourquoi, avec les Fragmens de Moliere, ce n’était pas la première fois que Champmeslé s’inspirait de Molière. On peut prendre pour exemple Les Grisettes (1671). Mais il faut avant tout replacer le contexte pour expliquer les raisons d’une telle influence.
À partir des années 1660 et jusque dans les années 1670, quand les grands comédiens virent que Molière attirait la foule au Petit-Bourbon, puis au Palais-Royal, Villiers, Poisson et le fils de Montfleury fournirent l’Hôtel de Bourgogne d’un répertoire de petites comédies et de farces pour concurrencer la Troupe du Roi, ce que certains leur reprochèrent :
On vit tout à coup, écrit Gabriel Guéret, ces comédiens graves devenir bouffons, et leurs poètes héroïques se jeter dans le goguenard
Dans Adam, Antoine, .Histoire de la littérature française du XVII, Domat, 1948-1952 ; rééd. Del Duca, 1962 ; rééd. Albin Michel, 1996.esiècle
D’autres, comme Robinet, s’indignèrent, au cours de la querelle de L’Ecole des femmes, de voir l’unique et incomparable Troupe royale obligée de « renoncer »
Champmeslé rejoignit les Comédiens du Roi en 1670. La rivalité demeurait forte avec la troupe de Molière et tout était bon, même les intrigues, pour concurrencer ses adversaires et avoir la préférence. La Troupe royale chercha donc à se fournir un répertoire complet tant dans le genre tragique que dans le genre comique pour être la référence et avoir l’exclusivité du public. Elle avait déjà obtenu la Champmeslé, la meilleure actrice de tragédie, et l’interprète préférée de Racine, et cinq de ses acteurs étaient parmi les plus en vue de l’époque. Villiers, Poisson, Hauteroche, Brécourt et Champmeslé fournissaient à l’Hôtel une bonne partie de son répertoire. C’était un avantage pour la troupe d’avoir Brécourt qui avait joué sous l’autorité de Molière, mais aussi Champmeslé, « comédien qui réunissait les talents de la représentation et de la composition », comme le notera MaupointBibliothèque des théâtres, 1733.
Et de fait, Champmeslé commença sa carrière d’auteur après son entrée à l’Hôtel de Bourgogne, et sa première pièce fut une comédie en trois actes, Les Grisettes. Or cette pièce s’inspirait en grande partie des sujets et des personnages moliéresques. Selon LancasterA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942.George Dandin, mais imite, en tout cas, largement les Précieuses ridicules dont elle reprend le schéma. De fait, il s’agit d’un bourgeois qui désire marier ses deux filles à des hommes de leur propre classe, mais celles-ci sont décidées à n’avoir que des amants gentilshommes. Lorsque Champmeslé édita la pièce pour la seconde fois en 1671, il la réduisit en un acte et changa le titre en : Les Grisettes ou Crispin Chevalier. On retrouvait, dans le titre, le personnage de Crispin que Poisson avait opposé au personnage de Sganarelle, et Lancaster estime que ce changement était probablement dû au désir de Champmeslé d’imiter davantage Les Précieuses ridicules et de donner une plus grande unité à sa pièce.
Cet exemple parmi d’autres prouve que Champmeslé connaissait bien les œuvres de Molière, qu’il les appréciait et qu’il ne pouvait s’empêcher de s’en inspirer pour la composition de ses propres comédies. On peut comprendre alors sa démarche, lorsqu’il composa, après la mort de Molière, Les Fragmens : il rendait hommage au grand dramaturge chez qui il avait abondamment puisé. Cependant, la démarche honorifique est quelque peu amoindrie par le fait qu’il profita de ce que Le Festin de Pierre n’avait pas été publié pour reproduire des fragments de la pièce interdite. Il offrit ainsi en exclusivité à l’Hôtel de Bourgogne des scènes reprises intégralement au Festin de Pierre, encadrées par des scènes de sa propre composition, sans que l’on puisse l’accuser de plagiat puisque son intention était honorable. Dans le jeu des rivalités et de la concurrence la Troupe royale y trouva un avantage non négligeable.
L’Ombre de Moliere de Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, fut représentée pour la première et dernière fois à l’Hôtel de Bourgogne en mars 1674. Elle fut reprise ensuite au Théâtre Guénégaud, le 23 septembre 1682, par la Comédie-Française créée en 1680. Brécourt composa cette comédie en un acte et en prose juste après la mort de Molière, lui rendant ainsi hommage, et contribua à populariser l’idée d’un Molière défenseur de la morale des honnêtes gens et ennemi des outrances. Il dresse d’ailleurs en ce sens un portrait de celui-ci dans son prologue :
La maniere dont il paroît dans ma Comédie, le represente naturellement comme il estoit, c’est à dire comme le Censeur de toutes les choses déraisonnables, blâmant les sottises, l’ignorance, et les vices de son siecle
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, Prologue, p. 9.
Cela lui permet aussi d’expliquer sa démarche et de montrer en quoi il admirait ce grand acteur dramaturge. Le 12 avril 1674 Brécourt obtient un privilège du roi et le premier achevé d’imprimer date du 2 mai 1674 : la pièce est d’abord éditée à Paris chez Claude Barbin, puis elle est jointe aux éditions des Oeuvres de Molière qui apparaissent en 1675 et en 1682. L’éditeur admit que ce n’était pas une pièce de Molière mais tint qu’elle méritait d’apparaître dans la collection parce qu’elle chantait ses louanges et introduisait plusieurs de ses personnages.
Dans son épître dédicatoire au duc D’Enguien, Brécourt souhaite que sa comédie « soit une espèce de table » pour les œuvres de Molière et justifie ainsi son procédé de faire défiler dans sa pièce bon nombre des personnages de quelques comédies de Molière avec leurs caractères et leurs attributs comiques. La pièce devient, en ce sens, un véritable ballet de personnages moliéresques.
Brécourt place la scène dans les Champs Elysées, c’est-à-dire les Enfers romains où séjournent les morts. L’ombre de Molière y rencontre plusieurs personnages types dont il a fait la satire, et qui viennent se plaindre du sort qu’il leur a réservé dans ses comédies. On assiste donc au procès de Molière devant la Cour de Pluton où chaque plaignant vient demander justice et réparation, accusant Molière de la mauvaise presse qu’il leur a faite. Après s’être défendu lui-même, Pluton l’honore en lui donnant une place entre Térence et Plaute, deux figures majeures de la comédie durant l’Antiquité romaine.
Cette pièce est originale car, si dans l’intrigue Pluton doit rendre un jugement sur Molière, à travers lui Brécourt rend lui-même son propre jugement sur les comédies de Molière et sur son théâtre qui, dit-il, « nous a servy longtemps d’une divertissante et profitable EcoleL’Ombre de Moliere, Prologue, p. 10.
Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, naquit le 10 février 1638 à Paris et y mourut le 28 mars 1685. Il était fils du comédien Pierre Marcoureau, sieur de Beaulieu et de Marie Boulanger. Un annaliste de spectacle a prétendu qu’il était Hollandais de nation et qu’un nommé Filandre, chef d’une troupe de comédiens de campagne, ayant trouvé au jeune Brécourt de la disposition pour jouer la comédie, lui fit apprendre le français et le garda quelques temps. LemazurierGalerie historique des acteurs de théâtre français depuis 1600 jusqu’à nos jours…, Paris, J. Chaumerot, 1810, t. I, p. 160.
Arrivé à Paris, il se fit connaître d’abord sur la scène du Marais, où il entra à Pâques 1659, avant de passer dans la troupe de Molière, le 10 juin 1662 avec La Thorillière, où il fut regardé dès lors comme l’un des meilleurs acteurs de sa troupe. Il épousa Etiennette des Urlis, comédienne du Théâtre du Marais, le 18 décembre 1659. Il joua le rôle d’Alain dans la première représentation de L’Ecole des femmes, le 26 décembre 1662. Il s’illustra aussi en tenant un rôle dans L’Impromptu de Versailles. Mais il ne resta pas longtemps. Les anecdotes sont nombreuses sur les raisons de son départ de la troupe. La plus répandue est la suivante : on dit de lui qu’il mettait facilement la main à l’épée et si cela lui valut, au cours d’une chasse au sanglier à Fontainebleau en 1678, les félicitations de Louis XIV, cela lui attira à plusieurs reprises des difficultés et notamment, quelques années plus tôt, la blessure mortelle qu’il infligea à un cocher l’obligea à s’enfuir en Hollande où il alla diriger la troupe des comédiens du duc d’Orange. Mais, rentré en grâce en 1664, à la suite du rôle qu’il joua dans une affaire politique, il retourna à Paris et entra à l’Hôtel de Bourgogne pour y trouver, notamment, des rôles plus en rapport avec ses dons de tragédien. D’autres prétendent, et c’est le cas notamment au XVIIIe siècle avec Beauchamps (1735), qu’il s’était brouillé avec Molière mais on ignore la cause de leur brouillerie.
Lors de la réunion des troupes en 1680, Brécourt fut conservé, et joua encore pendant un peu plus de quatre années. Il partagea, à la Comédie Française, avec Rosimond, les rôles de Molière. Il se rompit, dit-on, une veine par les efforts qu’il fit en représentant à la cour le principal rôle de sa comédie de Timon, et mourut des suites de cet accident à la fin de mars 1685.
En tant qu’acteur, il excellait aussi bien dans le genre comique que le genre tragique. On a gardé plusieurs anecdotes dont celle de Louis XIV qui, charmé de son jeu dans le rôle d’Alain de L’Ecole des femmes, ne put s’empêcher de dire : « Cet homme-là ferait rire des pierresGalerie historique des acteurs de théâtre français depuis 1600 jusqu’à nos jours…, t. I, p. 162.
Il parut en qualité d’auteur dès 1660, mais Lemazurier prétendit qu’ « il se fit bien plus de réputation en jouant dans les pièces des autres qu’en risquant les siennes au théâtre ». Cela explique en partie le fait que ses pièces soient tombées dans l’oubli et qu’il ne soit pas passé pour un grand auteur. Néanmoins, il composa plusieurs pièces, et principalement des comédies, dont La Feinte mort de Jodelet (1660), Le Grand benêt de fils (1664), La Noce de village et Le Jaloux invisible (1666), L’Infante salicoque, ou les Héros de Roman (1667), L’Ombre de Moliere et Les Régals des cousins et des cousines (1674), Les Apartements et La Cassette (1683), et enfin Timon, repris sous le titre Les Flatteurs trompés, ou l’ennemy des faux amis (1684). A propos des comédies qu’il fait jouer, Lemazurier explique qu’elles « n’ajoutent rien à sa réputation : elles sont du genre le plus bas et le plus trivial ; aussi personne ne lui en disputa-t-il la propriété. On sait cependant qu’elles eurent du succès ».
On connaît, selon Alan Howe, l’origine du pseudonyme de Brécourt grâce à « un accord du 5 avril 1647 qui dévoile la dérivation du surnom Brécourt, adopté par Guillaume Marcoureau. « Grâce à cet acte, on peut déduire que Marcoureau prend son nom professionnel de l’ancien hôtel de Brécourt, à l’enseigne du Petit-Saint-Jean, situé rue d’Arbre-Sec, propriété que possédaient en division son père, Pierre Marcoureau, dit Beaulieu, et ses cousins, enfant de Jeanne Marcoureau, sa tanteLe Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Paris, Archives Nationales, 2000.
Dans sa dédicace au duc d’Enguien, Brécourt affirme, on l’a vu, le souhait que sa comédie soit considérée comme une « espèce de table » des comédies de Molière et son désir va être satisfait, de façon incomplète certes, mais au détriment de l’action de la pièce. De fait, il compose une intrigue qui lui permet de faire ressurgir, comme dans un ballet, quelques uns des grands personnages moliéresques. La pièce ne comporte donc pas de véritable action ni d’enjeu réel. Il n’y a pas non plus de pierres d’attente à poser pour le spectateur et qu’il faudrait satisfaire dans le dénouement. De ce fait, il n’y a pas de dénouement à proprement parler puisqu’il n’y a aucun nœud à délier.
Tout l’enjeu de la pièce est de savoir si l’on peut honorer légitimement Molière. L’action est donc très simplifiée : il s’agit du procès de l’ombre de Molière devant Pluton, et plus exactement de son jugement dernier, pour juger non pas sa vie et ses actions sur Terre, mais son œuvre dramatique, et pour déterminer si l’on peut le louer comme un illustre poète et auteur dramatique. Tout, dans cette pièce, est orienté vers la question de l’hommage à rendre au grand dramaturge défunt. Non seulement c’est cette volonté de lui rendre hommage qui pousse Brécourt à composer cette petite comédie, mais encore dans l’intrigue même de sa pièce il met en jeu cette question, en la posant au public, comme pour légitimer sa démarche, puisque finalement la seule question que pose L’Ombre et qui importe est celle-ci : est-il légitime d’honorer Molière ? Brécourt met en question son propre travail devant le spectateur et l’incite à entrer, lui aussi, dans cette réflexion. La question est rhétorique car, d’emblée, le spectateur sait que la réponse sera affirmative. Mais le dramaturge le fait participer pour qu’il parvienne lui-même jusqu’à cette évidence. Et l’action de la pièce progresse en ce sens, c’est-à-dire de façon à montrer que Molière est un honnête hommeHonnête homme : la notion est à prendre au sens du XVIIe siècle : « On le dit premièrement de l’homme de bien, du galant homme, qui a pris l’air du monde, qui sait vivre. » L’honnêteté désigne la « pureté des mœurs. Les règles de l’honnêteté sont les règles de la bienséance, des bonnes mœurs. L’honnêteté des hommes est une manière d’agir juste, sincère, courtoise, obligeante, civile. » Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.L’Ombre de Moliere, Prologue, p. 10.
C’est son arrivée icy qui cause cette Audiance, qui sans doute ne sera pas sans difficulté. Chacun prétend avoir sujet de se plaindre de luy ; Luy prétend n’avoir offensé personne ; Au contraire, de la maniere dont il parle, il semble que tout le monde luy soit obligé, et mesme il en donne d’assez bonnes raisons, et voilà qui est embarrassant
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène III, p. 30-31.
Minos semble donc déjà prendre parti pour Molière, en d’autres termes l’accusé, d’où son embarras, puisqu’un juge doit être impartial et objectif et ne doit pas baser son jugement sur un sentiment et une intuition personnels. Avant même le début du procès, Molière s’est donc déjà attiré la sympathie de l’un des juges pourtant réputé pour son extrême sévérité et l’impartialité sans appel de ses décisions. Cela augure bien pour l’issue du procès. En outre, Brécourt annonce, dès la scène III, le dénouement heureux de la pièce, comme pour démontrer que son évidence ne vient pas du fait qu’il s’agit d’une comédie mais du fait que Molière est incontestablement digne de louanges et d’éloges. Ainsi lorsque Pluton demande à Minos où il a laissé Molière avant que le procès ne débute, celui-ci répond :
Dans l’Allée des Poëtes, où il a trouvé l’Esprit de Térence et de Plaute, avec qui il se divertit
. Ibid., scène III, p. 31
C’est la place même que Pluton conférera à Molière, une fois justice rendue à la dernière scène, pour l’honorer. Voici le poème que Brécourt dédie à la mémoire de Molière à travers la bouche du dieu Pluton :
Mais il est temps de prononcer En quel endroit je doy placer Ton Ombre avecque ta Memoire. Que la Posterité t’en choisisse le lieu ; Et tandis qu’elle ira travailler à ta Gloire, Entre Térence et Plaute occupe le milieu . Ibid., scène dernière, p. 97.
L’hommage à Molière est donc d’emblée présenté comme une évidence, et il devient un prétexte commode pour faire défiler les personnages moliéresques. Le procédé est original car il permet de confronter sur la scène le créateur à ses œuvres. Brécourt ne fait pas allusion à toutes les comédies de Molière, car il serait trop long et trop fastidieux pour le spectateur de voir défiler tous ses personnages les uns après les autres, et l’action de la pièce, déjà presque inexistante, piétinerait et disparaîtrait totalement. Brécourt doit donc faire un choix et présenter les personnages qui reflètent l’ensemble de son œuvre et, en même temps, des personnages dont la seule apparence et le simple langage doivent faire rire le spectateur. En effet, puisqu’il n’y a pas de véritable intrigue, ni d’action réelle, Brécourt doit combler le manque en insistant sur le côté plaisant et divertissant de sa pièce pour conserver son public et garder son attention. Il prend néanmoins la peine d’annoncer et de justifier le fait que son ouvrage n’est pas exhaustif : lorsque Caron dresse la liste de tous les plaignants, sorte de rappel de l’ensemble des comédies de Molière, « des Prétieuses, des Bourgeoises, des Marquis ridicules, des Femmes sçavantes, des Avares, des Hypocrites, des Jaloux, des Cocus, et des Medecins », sans oublier le Limousin Pourceaugnac, Pluton s’écrit :
En voila trop pour un jour : Qu’il n’en vienne qu’une partie
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène IV, p. 34-35.
Ainsi, sans présenter sur scène tous les personnages de Molière, Brécourt parvient néanmoins à présenter l’ensemble de son œuvre ou, du moins, à y faire allusion en nommant tous les types qu’il a créés.
L’ordre d’apparition des personnages n’est donc pas anodin puisqu’il correspond à l’idée que Brécourt se fait de l’œuvre de Molière. Cette idée, il la présente à la scène III par l’intermédiaire de Minos qui informe Pluton du cas qui doit être traité dans ce procès. On peut suivre ainsi la liste de tous les plaignants qui vont défiler :
Il y avoit autrefois là-haut un certain Homme qui se mesloit d’écrire, à ce qu’on dit ; mais il s’estoit rendu si difficile, que rien ne luy sembloit parfait. Il se mit d’abord à critiquer les façons de parler particulières ;
En suite il donna sur les habillemens ;
De là il attaqua les mœurs,
et se mit inconsidérément à blâmer toutes les sottises du monde :
Il ne pût jamais se résoudre à soufrir tous les abus qui s’y glissoient. Il dévoila le mystere de chaque chose, fit connoître publiquement quel intérest faisoit agir les Hommes, et fit si bien enfin, que par les lumières qu’il en donnoit, on commençoit de bonne-foy à trouver presque toutes les choses de la vie un peu ridicules. Il n’y eut pas jusqu’à la Medecine mesme qui n’eut part à sa Censure ;
et ce fut une des choses qu’il toucha le plus souvent, et sçeut si bien reüssir en cette matiere, que pour peu qu’il l’eut traittée encore, il y auroit eu lieu de craindre pour les Medecins qu’ils n’eussent accomply pour une seconde fois quelque petit Bannissement de six cens années
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène III, p. 28-30.
Ainsi, plus qu’une véritable action, la pièce présente une succession de petits tableaux où l’ombre de Molière est sans cesse confrontée à l’un des personnages qu’il a créés. L’action piétine, puisque pour les trois premiers plaignants, la Précieuse, le Marquis et le Cocu, Molière ne prend pas la peine de répondre ni de se défendre. Tout se succède donc sans lien apparent et le spectateur peut être tenté de se « lasser de tout cecy » avec Pluton car Brécourt n’exploite pas assez les attributs des personnages pour créer une véritable situation comique, un échange cocasse, un quiproquo ou une attitude ridicule. Il semble, en effet, ne chercher qu’à montrer, à donner à voir ces personnages sur la scène plutôt qu’à tirer parti de leurs traits et de mettre en valeur leur discours. Plusieurs personnages sont d’avantage présents sur scène pour faire de la figuration, se montrer, que pour faire avancer l’action. On comprend mieux alors pourquoi les répliques manquent de saveur, pourquoi Molière ne répond rien jusqu’à l’arrivée de M. de Pourceaugnac et pourquoi les personnages donnent une idée incomplète des satires de Molière. Néanmoins, s’il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, la pièce fait preuve d’une grande unité. Unité d’action, malgré la grande diversité des personnages qui défilent sur la scène, puisque les quatorze scènes présentent le seul procès de Molière, et parce que tout est fait en fonction de l’hommage à rendre à Molière. Cependant, Lancaster estime pour sa part que l’unité d’action n’est pas respectéeA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Part. III et IV, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942.
À propos du lieu, on remarque au passage le choix du lieu mythologique, les Enfers de l’Antiquité romaine. Arrêtons-nous un instant sur ce lieu et ses habitants. Les Enfers, royaume des morts que Pluton a reçu en partage du monde, est un lieu souterrain où descendent les âmes après la mort pour y être jugées et recevoir le châtiment de leurs fautes ou la récompense de leurs bonnes actions. Des fleuves sombres et limoneux parcourent les Enfers comme le Styx et l’Achéron. De vagues ombres s’étendent à perte de vue le long de ces fleuves : ce sont les âmes de ceux qui ont cessé de vivre que Mercure amène par groupes sans cesse renouvelés. Elles attendent le moment de passer à l’autre bord. Une seule barque remplit cet office, la barque de Caron, personnage représenté à la scène I avec sa rame. De l’autre côté de l’eau se trouve un carrefour dit le Champ de Vérité. Deux routes s’en détachent : l’une pour pénétrer dans les profondeurs du Tartare, séjour de la Douleur et du Châtiment où sont précipitées les âmes injustes et criminelles, l’autre pour conduire aux Champs Elyséens, le séjour heureux des âmes vertueuses. En plaçant la scène directement dans les Champs Elysées, Brécourt nous offre une preuve de plus de l’inévitable hommage qu’il faut rendre à Molière, et montre que, quoiqu’il arrive, il finira nécessairement par être honoré et récompensé par Pluton. Près du trône de Pluton, dans la salle où il rend sa justice, siègent trois juges qui demeurent sous son contrôle : Eaque, Rhadamanthe et Minos qui jugent aux Enfers tous les hommes. Leurs décisions sans appel sont exécutées par Némésis, déesse de la vengeance. Les âmes des bons, des sages et des vertueux, désignées par les trois juges, prennent la route des Champs Elysées, lieu de délices et de printemps perpétuel. Ses prés sont arrosés par les eaux du Léthé, fleuve qui possède une propriété souveraine : l’oubli. En boire, c’est oublier les peines et les chagrins de l’existence pour jouir d’une félicité totale. Dans ce territoire sont réunis tous les charmes et les plaisirs, et il est impossible d’espérer mieux pour reprendre une vie éternellement heureuse, remplissant l’âme de joie et de béatitudes.
Les accessoires requis pour la représentation sont, d’après le Mémoire de Mahelot, « un trône, trois tabourets, une fourche, une rame, des cloches, des baguettes, des robes de médecinsLe Mémoire de Mahelot, Laurent et autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, Champion, 1920, p. 136.
Brécourt réintroduit donc sur la scène des personnages moliéresques avec leurs traits et leurs attributs comiques que le public connaît bien. Comparer les similitudes et les différences de chacun d’eux avec son original, permet aussi de voir comment ces personnages étaient considérés au XVIIe siècle, ce qui diffère parfois de la conception que l’on peut en avoir aujourd’hui. Si Brécourt cite parfois directement le texte de Molière, et cela principalement dans le rôle de Mme Jourdain, il se contente, dans l’ensemble, de reproduire les attitudes des types que Molière a attaqués. Les attitudes et les attributs de chaque personnage sont indispensables pour permettre de les reconnaître sans avoir à les présenter. C’est pourquoi, Pluton exige ceci :
Faites-les moy paroistre sous les mesmes figures qu’ils avoient en l’autre Monde, afin de les mieux discerner
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène III, p. 32.
La PrétieuseL’Ombre de Moliere, scène V, p. 36.
Marotte Voilà un laquais, qui demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
Magdelon Apprenez, sotte à vous énoncer moins vulgairement. Dites : “Voilà un nécessaire qui demande ; si vous êtes en commodité d’être visible.”
Marotte Dame, je n’entends point le latin, et je n’ai pas appris comme vous, la filofie dans le Grand Cyre
Molière, .Les Précieuses ridicules, scène V.
Un peu plus loin Magdelon parle du « conseiller des Grâces » pour parler du miroir, en priant Marotte de n’en pas salir la glace « par la communication de son image » ; ou encore, à la scène IX, elle demande à Almanzor de leur « voiturer les commodités de la conversation » pour désigner des sièges.
Brécourt met donc l’accent sur les quelques passages des Précieuses ridicules où elles tiennent un discours absurde pour en faire l’attribut absolu de sa précieuse. Son discours est si absurde et si obscur que Molière ne prend pas la peine de répondre à son accusation, jugeant que « cette matière est indigne de luyL’Ombre de Moliere, scène V, p. 41.
Le Marquis de Mascarille qui réfère seulement aux attaques sur son habillement et sa voix – Brécourt mentionne en didascalie son « ton de faucet » – donne, selon Lancaster, une idée incomplète de la satire de Molière. De fait, comme pour la Précieuse, Brécourt met l’accent uniquement sur un seul aspect du personnage, mais pas des moindres, son accoutrement ridicule. Il montre en fait la particularité principale du marquis ridicule, personnage qui revient souvent dans les comédies de Molière, et qui a souvent cet attribut-là que le public connaît bien. C’est l’un des personnages de la cour que Molière prend pour cible, notamment dans L’Impromptu de Versailles, quand il répond à Mademoiselle Molière, lassée de toujours voir représenter des Marquis :
Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis d’aujourd’hui est le plaisant de la comédie, et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie.
Le Marquis ne se présente d’ailleurs pas comme le Marquis de Mascarille mais comme « un de ces Marquis » que Molière a tourné en ridicule. « Mascarille » ne figure pas non plus dans le nom du personnage, excepté dans la liste des acteurs, et ainsi Brécourt ne fait pas référence à un marquis en particulier mais à tous les marquis ridicules satirisés par Molière. Pourtant, Brécourt ne le fait pas entrer sur scène avec ses rubans, ses plumes et ses « grands canons », ce qui l’oblige à préciser qui est le personnage que le spectateur, comme l’ombre de Molière, peut ne pas reconnaître. Mais dès lors qu’il a été présenté, l’entretien tourne immédiatement sur la question de son habillement. Molière veut savoir ce qu’il a fait des « grands canons » qu’il lui a donnés, ce à quoi le marquis répond :
Ils sont restez à la Porte, qui estoit trop étroite pour les faire passer
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène VI, p. 43.
La réplique cocasse montre bien que le marquis porte les rubans et les fanfreluches avec excès, à tel point qu’il ne peut plus passer les portes, mais Brécourt n’exploite pas d’avantage ce trait qui pourrait créer une situation éminemment comique et divertir le public. Au lieu de cela, le marquis se contente de demander justice pour ses rubans, ses plumes, sa perruque, sa calèche et son faucet que Molière a joués publiquement. Bien sûr le spectateur peut y voir un écho à la scène IX des Précieuses ridicules où Mascarille montre son habit à Magdelon et Cathos avec force détails et commentaires comiques :
Mascarille Que vous semble de ma petite-oie ? La trouvez-vous congruante à l’habit ?
Cathos Tout à fait.
Mascarille Le ruban est bien choisi.
Magdelon Furieusement bien. C’est Perdrigeon tout pur.
Mascarille Que dites-vous de mes canons ?
Magdelon Ils ont tout à fait bon air.
Mascarille Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tout ceux qu’on fait.
Magdelon Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement.
Mascarille Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.
Magdelon Ils sentent terriblement bon.
Cathos Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.
Mascarille Et celle-là ?
Magdelon Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement.
Mascarille Vous ne me dites rien de mes plumes, comment les trouvez-vous ?
Cathos Effroyablement belles.
Mascarille Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi j’ai cette manie, de vouloir donner généralement, sur tout ce qu’il y a de plus beau.
Magdelon Je vous assure que nous sympathisons vous et moi ; j’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière.
Le spectateur du XVIIe siècle, semble donc ne retenir du marquis que sa mise ridicule, c’est-à-dire son habit où se mêlent plumes, rubans et fanfreluches avec démesure, excès de préciosité et manque de goût. Une fois cela montré, le marquis est vite renvoyé.
Le Cocuimaginaire « n’essaye pas, dit Lancaster, d’imiter le personnage de SganarelleSganarelle ou Le Cocu imaginaire.A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Part. III et IV, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942.
Rien ; je passe condamnation pour les Cocus, et j’ay trop mal reüssy dans cette affaire pour me pouvoir défendre. Quelque soin que j’aye pris de faire horreur du Cocuage, j’avouë de bonne-foy que c’est un vice dont je n’ay pû corriger mon siècle.
Brécourt, L’ombre de Moliere, scène VII, p. 49.
Nicole est aisément et principalement reconnaissable à son irrépressible rire. C’est le personnage type de la servante truculente et audacieuse qui ne se gêne pas pour dire haut et fort ce qu’elle pense de ses maîtres et de leur comportement. Elle est à mettre sur le même plan que le personnage de Dorine dans Tartuffe. Cependant, ce n’est pas cet aspect-là que montre Brécourt puisqu’elle entre sans maître. L’accent est porté sur son rire communicatif, comme l’indique la didascalie « riant à gorge déployée », qui fait écho à l’acte III, scène I, du Bourgeois gentilhomme où Nicole se moque de la mise ridicule de M. Jourdain et ne parvient pas à réprimer son rire durant toute la scène. Là encore Brécourt ne présente qu’un aspect du personnage, mais peut-être est-ce encore la vision qu’en garde le public du XVIIe siècle. Dans l’économie de la pièce, elle prend ici le rôle, décrit par Molière, du valet bouffon qui fait rire les auditeurs. Son personnage est comique, et bouffon à la fois, car elle se moque de tout, même de sujets graves tels que la mort dont elle vient donner une vision plaisante et positive.
C’est que, dit-elle à Molière, vous m’avez appris à me moquer de tout : Et puis franchement je ne suis pas trop fâchée d’estre icy, et je ne trouve point que la Mort soit si dégoûtante que l’on se l’imagine
. Ibid., scène IX, p. 53.
Comme elle offense Pluton en se moquant de lui et de son Royaume, il n’est pas nécessaire pour Molière de répliquer, et on lui fait quitter la scène de force.
Pourceaugnac est reproduit avec plus d’exactitude dans sa simplicité provinciale et rurale. C’est un personnage également ridicule qui fait rire tous ceux qui le voient à cause de ses manières rustres et de sa physionomie qui semble détoner avec le bon ton parisien. De fait, dans Monsieur de Pourceaugnac, avant même son entrée en scène, Nérine s’exclame : « Ah ! comme il est bâti ! » Puis, à peine arrivé dans la rue, les badauds se mettent à rire et à se moquer de lui. Sbrigani attire l’attention sur sa mine et sa physionomie ridicules en décalage total avec le bon ton. « Pour moi, dit Pourceaugnac, j’ai voulu me mettre à la mode de la cour pour la campagne. […] L’habit est propre et riche, et il fera du bruit ici »Monsieur de Pourceaugnac, scène III.
Mme Jourdain est, pour sa part, identifiable à son discours abrupt, son habitude d’inverser ses phrases comme, par exemple « J’aurois beau me plaindre, beau me plaindre j’aurois », et sa façon de faire rimer ses répliques sans que cela ait un quelconque rapport avec le dialogue :
Moliere Madame Jourdain est un peu en courroux.
M
eJourdain Oüy, Jean Ridoux.Pluton Courage. Hé bien, qu’avez-vous à me dire ?
M
eJourdain Oüy, qu’avez-vous à me frireBrécourt, ?L’Ombre de Moliere, scène XI, p. 70.
Brécourt, plus que pour les autres personnages, reprend quelques répliques qu’elle tient dans Le Bourgeois gentilhomme et notammant son expression « j’ai la tête plus grosse que le point, et si elle n’est pas enflée », ou encore la réponse comique qu’elle donne à Molière qui lui demande comment elle est ici : « Sur mes pieds comme une Oye ». Cependant, il paraît étonnant de faire de Mme Jourdain un personnage ridicule, elle qui passe pour la voix de la raison et de la sagesse face à la folie bouffonne de M. Jourdain. Est-elle considérée ainsi au XVIIe siècle ? Certes, le personnage est comique, dans Le Bourgeois gentilhomme, lorsqu’elle parle d’elle à la troisième personne, « Madame Jourdain se porte comme elle peut », inverse ses phrases, « Oui vraiment, nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons », et donne à entendre son langage prosaïque et son discours abrupt en opposition avec le discours galant que tient Dorante. Or, ces procédés, elle ne les emploie qu’avec Dorante pour se moquer de lui qui essaye de tromper et de cajoler les gens par de belles paroles. D’ailleurs, lorsque Mme Jourdain parle d’elle à la troisième personne, c’est pour pasticher Dorante qui s’adresse à elle avec cette même troisième personne : « Et Madame Jourdain que voilà, comment se porte-t-elle ? » De même lorsqu’elle répond à Dorante qui lui demande comment se porte sa fille, « elle se porte sur ses deux jambes », c’est pour montrer son agacement et le fait qu’elle n’est pas dupe de ses minauderies et de l’attention hypocrite qu’il lui porte. Brécourt porte donc à l’excès ses procédés langagiers qu’elle emploie consciemment pour se moquer des façons et des cajoleries hypocrites de la noblesse. Il est néanmoins vrai qu’à chaque fois qu’elle prend la parole, dans la comédie de Molière, elle adopte un ton acerbe pour tout critiquer, et cela avec raison, et que son discours terre à terre et prosaïque détone avec le langage galant et précieux que tiennent M. Jourdain et Dorante, l’un de façon ridicule, l’autre avec hypocrisie. Mais ce n’est pas pour autant que le lecteur contemporain la considère come un personnage ridicule, alors qu’il semble en aller tout autrement pour le spectateur du XVIIe siècle. Ainsi l’on voit, à travers la présentation de ces différents personnages que la perception que l’on peut en avoir évolue avec le temps. Cela peut venir du fait que le public de l’âge classique est avant tout spectateur et auditeur, tandis que nous sommes, nous contemporains, avant tout des lecteurs et que nous n’avons pas eu le privilège de voir l’interprétation originale des personnages moliéresques. Ainsi, nous nous forgeons diverses interprétations à partir de plusieurs hypothèses, sans savoir vraiment laquelle est véritable.
Les quatre médecins, qui sont un écho direct à ceux de L’Amour médecin, sont présentés simplement comme des accusateurs. C’est contre eux que l’ombre de Molière dirige toute son énergie et ainsi un véritable dialogue peut s’ouvrir comme il l’annonce d’emblée à l’ouverture de la scène :
Ha, voicy de mes Gens. Ecoutons les parler, et puis nous répondrons
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène XIII, p. 75.
Tout se passe comme s’il avait fallu attendre la scène XIII pour que le sujet soit enfin digne de Molière. Pluton s’exclame même : « Ah ! voici une Conversation raisonnable celle-cy. » De fait, c’est à eux qu’il répond le plus abondamment et c’est seulement à leurs accusations qu’il éprouve le besoin de se défendre et de se justifier. Brécourt se fait le successeur de Molière dans la satire qu’il dresse contre les médecins. Leur présentation est comique et les condamne aussitôt car, avant même leur apparition sur la scène, Pluton les désigne comme ceux qui « ont augmenté le nombre de ses Sujets », leur en devant ainsi « une ample reconoissance ». Les médecins sont donc ici, comme chez Molière, présentés comme ceux qui donnent la mort par leur incapacité et leurs mauvais remèdes ainsi que par leurs tergiversations incessantes autour d’une même maladie, chacun l’interprétant et l’expliquant d’une façon différente, le malade finissant par mourir pendant leur querelle, faute d’avoir été soigné à temps. M. Tomès, l’un des quatre médecins de L’Amour médecin, se vante même de ceci devant son confrère qui lui explique qu’il « faut toujours garder les formalités » :
Pour moi, j’y suis sévère en diable, à moins que ce soit entre amis ; et l’on nous assembla un jour, trois de nous autres, avec un médecin de dehors, pour une consultation, où j’arrêtai toute l’affaire, et ne voulus point endurer qu’on opinât, si les choses n’alloient dans l’ordre. Les gens de la maison faisoient ce qu’ils pouvoient et la maladie pressoit ; mais je n’en voulus point démordre, et la malade mourut bravement pendant cette contestation
Molière, .L’Amour médecin, Acte II, scène III.
Et il ajoute plus loin qu’ « un homme mort n’est qu’un homme mort, et ne fait point de conséquence ; mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins » ! Molière, dans sa pièce est catégorique et virulent dans ses attaques à leur égard et fait dire à Lisette « qu’il ne faut jamais dire : “Une telle personne est morte d’une fièvre et d’une fluxion sur la poitrine” ; mais : “Elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires.” »
Brécourt reprend de façon plaisante et originale toutes les attaques de Molière, puisque Pluton fait l’éloge des médecins et de tous leurs procédés, mais le spectateur comprend bien la dimension ironique et satirique de ses propos puisque c’est pour augmenter le nombre des morts aux Enfers ! Ainsi, aux médecins qui lui démontrent leur « obéissance et fidélité », Pluton répond :
J’en suis persuadé. L’Opium, l’Emétique, et la Saignée, m’ont rendu témoignage que vous m’avez fidellement servy
Brécourt, .L’Ombre de Moliere, scène XIII, p. 76.
Comme Molière, Brécourt accuse la médecine « d’imposture et de Charlatanerie », ce à quoi Pluton répond avec humour : « C’est donc quelqu’un qui la connoît » ! L’accusation étant grave, et le sujet si important, il est nécessaire pour Molière de justifier le bien fondé de sa satire. Néanmoins, Brécourt prend soin de préciser que Molière ne prétend pas « se déchaîner » contre le « grand art de la Medecine », car il en « adore l’étude », en « révère la judicieuse pratique », mais il « en abhorre et déteste le pernicieux et meschant usage qu’en font par leur négligeance des Fourbes ignorans, que la seule Robe fait appeller Medecins ; et ce n’est qu’à ceux qui abusent de ce nom » qu’il va répondre. Molière condamne donc ceux qui abusent de leur robe, les querelles des uns envers les autres à propos des diagnostics et des traitements, ce qui prouve bien leur ignorance, leurs remèdes et leurs drogues plus à même de faire mourir que de guérir, la légèreté avec laquelle ils jouent avec la vie de leur malade pour « hazarder effrontément toutes les épreuves que leur suggèrent leurs ambitieuses imaginations », et, enfin, il donne l’exemple concrêt d’un malade qu’un médecin a précipité dans la mort. Or, devant les arguments de celui-ci Pluton, qui défendait les médecins, ne peut que donner raison à Molière. Lui-même connaît les effets néfastes de leur médecine, mais s’en accomodait puisque cela servait ses intérêts. C’est ainsi qu’il fait pencher la balance du côté de Molière et, « pour faciliter l’affaire », il préfère « relâcher de ses intérests » et consentir que les médecins lui envoient « quelques millions de Morts moins qu’à leur ordinaire ». Les médecins refusant le verdict, Pluton souffle sur leurs ombres pour les faire disparaître et termine la scène en rendant hommage à Molière par un petit Poème.
Brécourt fait aussi référence, dans une moindre mesure, aux Fâcheux de Molière, à l’opéra de Quinault, ainsi qu’à sa tragédie en musique, Alceste. L’allusion aux Fâcheux est évidente à la scène VI lorsque Pluton parle du « plus fâcheux de tous nos Morts. Un chasseur ». Or, dans Les Fâcheux, Molière présente le personnage du chasseur « qui ne parle à tout le monde que de gaulis, de gigots, de pieds, de croupe, et d’encolure ».
Il dirige également une satire contre Quinault, notamment à la scène II, où il est représenté par le personnage du poète Doucet qui se lamente sur sa place parmi les ombres. Il s’agit peut-être, selon LancasterA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Part. III et IV, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942.e siècle, « pour la douceur même ». Fournel montre que la réplique, « Helas, Caron ! helas ! » est une reprise de son Alceste. Quinault est accusé d’avoir fait des héros grecs « de forts jolis Garçons » et ceux-ci semblent, dans son son œuvre, « dignes d’un divertissement de carnaval », critique que semble apprécier Boileau, ajoute Fournel.
La référence à Quinault se poursuit avec l’introduction de la danse et de la musique sur la scène. La danse est introduite dans la première scène avec les deux ombres qui, « en dansant, apportent chacune un morceau de tout ce qui peut former un Tribunal ». Lancaster ajoute, mais cela n’est pas certifié dans le texte, que la musique apparaît à la fin de la pièce où l’on entend « un carillon avec des cloches qui s’accordent avec les violonsA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, mais malgré toutes nos recherches et après consultation des différentes éditions de L’Ombre, nous n’avons trouvé aucune didascalie semblable ni aucune modification de ce genre.
L’Ombre de Molière a remporté un vif succès auprès du public du XVIIe siècle, comme l’assurent Lancaster et Lemazurier même s’ils nuancent tous deux leur propos. Lemazurier est acerbe dans ses remarques à propos des comédies de Brécourt puisqu’en parlant de leurs succès, il estime que « cela pourrait surprendre si l’on ne se rappelait pas qu’à la même époque le Régulus de Pradon réussissait sur le même théâtre où se jouaient les chef d’œuvre de Corneille et de Racine ». En ce qui concerne L’Ombre de Moliere, il écrit : « On la trouve dans les premières éditions des Œuvres de Molière ; mais, comme elle est bien peu digne d’un pareil honneur, les derniers éditeurs se sont bien gardés d’imiter en cela leur devanciers »Galerie historique des acteurs du théâtre français depuis 1600 jusqu’à nos jours…, Paris, J. Chaumerot, 1810, t. I, p. 169.e siècle prouve encore une fois pourquoi on a retenu si peu d’œuvres et d’auteurs du XVIIe siècle, puisque l’on considère qu’il n’y a pas de grands auteurs autres que Molière, Corneille et Racine. Finalement, cela revient à dire qu’en dehors de ces trois auteurs, point de théâtre.
Lancaster estime pour sa part que l’appréciation de la pièce et son succès sont principalement dus au lien étroit qu’elle noue avec Molière, ce qui est bien assez fort pour lui offrir quelque succès.
La pièce est mentionnée dans Le Mercure Galant d’octobre 1677 parmi plusieurs pièces récemment jouées à la cour. Sa première représentation à la Comédie Française est datée du 23 septembre 1682 et elle est reprise vingt fois entre 1682 et 1698.
Nous connaissons onze publications de L’Ombre de Moliere du vivant de l’auteur. La première est éditée chez Claude Barbin à Paris en 1674. La pièce a ensuite été imprimée chez divers imprimeurs suivant la première copie faite à Paris: chez D. Desclassan puis Henry Loyson à Paris en 1674, à Paris en 1681 et 1683 chez des imprimeurs inconnusŒuvres posthumes de Monsieur de Molière: à Paris chez D. Thierry en 1676; à Paris par D. Thierry, C. Barbin et P. Trabouillet en 1682; chez D. Thierry à nouveau en 1682 dans Les Œuvres de Monsieur de Molière, revues, corrigées et augmentées par Ch. Varlet, Sieur de la Grange et Vinot, amis de Molière, avec L’Ombre de Molière (par Guillaume Marcoureau de Brécourt); et, enfin, à Amsterdam chez Jacques Lejeune en 1684. Il n’y a pas non plus de variante avec l’édition de 1674 car il s’agit de fac similéFragmens de Moliere, comédie par Monsieur de Brécourt, publiée à la Haye chez Adrian Moetjens en 1682. En réalité cette comédie est de Champmeslé, il y a eu confusion avec L’Ombre de Moliere de Brécourt. On trouve cet exemplaire à la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, Arts du spectacle: 8-RF-3099.
L’édition originale se présente comme suit :
In-12, VIII-98 pages.
[I] : L’OMBRE / DE / MOLIERE / [fleuron du libraire] / A PARIS, / chez CLAUDE BARBIN, sur le / second Perron de la S. Chapelle. / [filet] / M. DC. LXXIV / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
[II] : [Verso blanc].
[III-V] : Epître dédicatoire au duc d’Enguien.
[VI-VII] : Extrait du Privilege du Roy.
[VIII] : Acteurs.
1-98 : Texte de la pièce, s’ouvrant sur un Prologue de la page 1à 12 ; suivi d’un rappel du titre en haut de la page de la première scène page 13.
L’achevé d’imprimer est daté du 2 mai 1674.
Bibliothèque nationale de France : Site François-Mitterrand : Rez-de-jardin, Yf 7506, Rés. Yf 3719, Rés. Yf 4180
En règle générale nous avons conservé l’orthographe de l’édition originale, à quelques réserves près :
Cette comédie est entièrement en prose à l’exception de six vers, trois octosyllabes et trois alexandrins, à la fin de la dernière scène.
Nous avons remarqué une coquille dans la numérotation de la page 93 désignée comme la page 9.
Nous donnons ci-dessous la liste des erreurs et coquilles, ainsi que leurs corrections pour faciliter le repérage dans le texte, et qui ont été corrigées dans le texte que nous proposons :
Page 6 : represénteront en : représenteront.
Page 19 : ordure corrigé en : ordures / 20 : LeGénie en : Le Génie.
Page 23 : le corrigé en : de, de fort jolis Garçons en : de forts jolis Garçons.
Page 35 : Cà corrigé en : Çà.
Page 38 : ceChronologiste corrigé en : ce Chronologiste.
Page 47 : dequoy corrigé en : de quoy.
Page 55 : assises corrigé en : assise.
Page 67 : laissé corrigé en : laissée / 69 venez-vous en : venez vous / 70 Camon en : Ça non.
Page 77 : le Saignée corrigé en : la Saignée / Page 81 encorejusqu’à en : encore jusqu’à.
Page 23 : [Héros ;] corrigé en [Héros ?].
Page 34 : [entrer ?] corrigé en [entrer.].
Page 60 : [Ombre leur Partie] corrigé en [Ombre, leur Partie].
Monseigneur,
Voicy l’Ombre de Moliere ; c’est une Comédie dont le bonheur sera parfait,Monseigneur, que les Œuvres de Moliere tiennent quelque rang dans vostre Bibliothèque, et que ma Comedie soit une espece de Table pour les siennes.
DE V.A.S.
Monseigneur,
Le tres-humble et tres-obeïssant Serviteur,
BRECOURT.
Point, vous dis-je ; C’est une raillerie qu’on vous a faite de moy.
Je vous dis que je suis seûr de la chose.
C’est quelqu’un qui a voulu se divertir à mes dépens, vous dis-je.
Ah ! que vous estes reservé !
Mais que vous estes folâtre avec vostre Comedie ! C’est bien à moy à entreprendre de ces ouvrages ? Non, non, Cleante, je me connoy ; et si parmy mes Amis je me laisse aller à produire quelque Epigramme, quelque MadrigalMadrigal : « Petite Poésie amoureuse composée d’un petit nombre de vers libres inégaux, qui n’a ni la gêne d’un Sonnet, ni la subtilité d’une Epigramme, mais qui se contente d’une pensée tendre et agréable ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.e siècle, le pluriel en -és des substantifs et des participes passés est fréquemment rendu par -ez.Force, en termes de Jurisprudence, signifie, Violence. […] Mener à force. » Idem. Il faut comprendre ici que le hasard est forcé ; ce n’est donc plus du hasard, mais quelque chose qui est provoqué. Incidents forcés.
Je vous trouve admirable, Oronte, avec tous ces justes et beaux raisonnemens ! Mais ce qui m’en plaît le plus, c’est
Moy ?
Vous l’avez donnée à étudier déja.
Encore ?
C’est une petite Pièce en Prose.
Bon.
Et les Comédiens qui la représenteront, sont cachez là-haut dans vostre Chambre, pour la repéter aujourd’huy. Là, rougissez à present qu’on vous met le doigt sur la Piece. Hé ?
Comment avez-vous sçeu cela ?
Ah ! comment je l’ay sçeu ? Que me donnerez-vous, et je vous le diray ?
Hé, de grace, dites-moy qui m’auroit pû trahir. C’est une chose que je n’ay confiée
Socrate se repentit d’avoir dit son secret à la sienne : Mais ce n’est point de la vostre dont j’ay appris cecy ; et pour vous tirer d’inquiétude, sçachez que le hazard, et votre peu de soin, m’ont appris que vous aviez fait une Comédie. Vous connoissez vostre écriture apparamment, puis que je la connoy aussy. Tenez. L’Ombre de Moliere, petite Comedie en Prose. Eh ?
Ah Cleante ! je vous l’avouë, puis que vous le sçavez : Je
Ah ! je vous suis trop obligé vrayment ; et vous m’avez confié ce secret de trop bonne grace, pour ne vous en pas témoigner ma reconnoissance.
Que vous estes fou ! Donnez donc. C’est une bagatelle que je n’ay pas jugé digne d’entrer dans vostre confidence ; et pour vous le dire franche-
Il est vray qu’il a heureusement joüé toutes sortes de
Il estoit dans son particulier, ce qu’il paroissoit dans la Morale de ses Pieces ; honneste, judicieux, humain, franc, genéreux ; et mesme, malgré ce qu’en ont crû quelques Esprits mal faits, il tenoit un si juste milieu dans de certaines matieres, qu’il s’éloignoit aussi sagement de l’excés, qu’il sçavoit se garder d’une dangereuse médiocrité. Mais la chaleur de nostre ancienne amitié m’emporte, et je m’apperçoy qu’insensiblement jeDemander quartier : Terme de guerre : « Signifie le bon traitement qu’on promet à des troupes qui se rendent, qui mettent les armes à bas. Les ennemis ont demandé quartier », c’est-à-dire la pitié de leurs ennemis. Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Comprendre : Epargner. Oronte demande l’indulgence de Cléante.
Allez, Oronte, quelque chose que ce soit, le seul sentiment qui vous l’a fait entreprendre, vous doit assurer de la reüssite de vostre Ouvrage ; et rien n’est plus honneste à
Ne me faites pas rougir davantage, Cleante ; et venez seulement donner vostre avis sur nostre Repétition.
Fin du prologue.
Donne, donne-moy ce Balay.
Je n’en feray rien, c’est à
Oüy, mais je te dispute cet honneur ; cela m’appartient mieux qu’à toy.
Et par quelle raison ?
Par la raison que quand j’estois dans l’autre Monde, je me suis si bien acquitté de mon Employ, que je mérite bien en celuy-cy l’honneur de l’exercer encore.
Et quel mérite avois-tu plus
Oüy, mais il y a Laquais, et Laquais.
Et qu’as-tu à me reprocher ? N’ay-je pas fidellement servy tous les Maistres à qui j’ay esté ?
Ay-je manqué en rien, moy, à tout ce que les miens m’ont commandé ? Et quand je servois, par exemple, cet illustre et fameux Tailleur, m’a-t-on jamais veu luy friponnerFriponner : « Voler, tromper, escroquer ». Le fripon est celui « qui dérobe secrètement, qui tâche à tromper ceux qui ont à faire à lui, qui fait des gains illicites au jeu, ou dans le négoce, et qui est sans honneur et sans bonne foi ». Dictionnaire universel d’Antoine Furetière.
Et quand je servois, moy, mon petit Grison de Procureur, m’a-t-on jamais veu abuser des secrets qu’il me confioit, ny revéler aucune des friponneries qu’il faisoit à ses PartiesPartie : en termes de Palais, se dit de tous les plaideurs. Les demandeurs et les défendeurs, les appelants et les intimés, s’appellent parties principales ; et les parties intervenantes sont celles qui s’y joignent par quelque intérêt, ou qui y sont appelées en assistance de cause ». Idem.
M’a-t-on veu manquer jamais à la fidélité que j’ay dûë à une Maistresse coquette que je servois, ny avertir son mary que je portois tous les jours des Billets-doux à ses Galans ?
Et, durant les quatre années que j’ay servy ce fameux EmpiriqueEmpirique : « Terme de médecine. Celui qui tient que la médecine ne consiste que dans l’expérience. Un Médecin empirique ». le mot peut être utilisé substantivement. « Faire l’empirique, c’est-à-dire, faire le charlatan ». Dictionnaire François par P. Richelet.
Tout-beau ; Le secret de faire mourir les Gens a quelque rapport avec la Medecine, et nous ne serions pas bien venus à enfiler ce discours. Nous nous échaperions peut-estre à parler contre les Medecins en parlant des Morts. Tu sçais que ces Messieurs sont un peu vindicatifs, et que depuis quelque temps sur tout, nous en avons icy qui ne preschent que la
A propos, c’est donc pour ces Messieurs que la Feste se fait, et que nous venons tout préparer icy ?
Je ne sçay si c’est pour d’au-
Tu as raison ; mais j’entens du bruit ; Seroit-ce déja Pluton ?
Attens : Non, non ce n’est pas luy encore ; c’est CaronPoëte Doucet est une référence au dramaturge Quinault qui, dit-on, « a passé pour la douceur mesme », ce que Brécourt rappelle à la scène II, p. 25. Cf. Introduction, IV- L’intertextualité dans L’Ombre de Moliere.
A qui en a Caron aussy, de tourmenter incessamment ce pauvre Génie ?
Il faut bien qu’il luy ait fait quelque chose.
Que font là ces Coquins ? Allons, tout est-il net ?
Oüy, Messieurs, et vous pouvez quereller icy fort proprement.
Quoy ! tu ne me laisseras pas en repos ? Veux-tu te retirer ?
Helas, Caron ! helas !
Helas, Caron ! helas ! A qui diable en as-tu avec tes piteux helas ?
Quoy ! me laisser secher ainsy dans les Champs Elysées ! N’as-tu point quelque endroit à me mettre, et doy-je rester parmy les Ombres errantes ?
Et où veux-tu que je te fourre, malheureux Génie que tu es ? Veux-tu que je te mette parmy les Poëtes ? Cela est indigne de ton mérite. Que je t’aille nicher aussy parmy desAccommoder : « on dit qu’un Poète a accommodé un sujet au théâtre, pour dire, qu’il l’a disposé pour paraître agréable sur la scène ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Et quel outrage leur ay-je fait ?
Ce que tu leur as fait ? Ma foy, tu en as fait de forts jolis Garçons ; et principalement les Héros Grecs ont grand sujet de se loüer de toy. Tu les as si bien barboüillez, qu’ils n’ont plus besoin de masques de Carnaval pour se déguiser.
Que tu fais le plaisant mal à propos !
Tu as raison, mais ce n’est que depuis que nous nous voyons. Ce Faquin, sans me connoistre, m’a si bien traduit en Diseur de bons mots, que l’on me chante en l’autre Monde comme un Opérateur Grotesque, moy qui à force d’entendre des lamentations, dois estre triste comme un Bonnet de nuit sans coëffe. Hé bien, tenez, ne voila-t-il pas encore ? Un Bonnet de nuit sans coëffe ! Depuis que je connoy cet Animal, je ne dis que des sottises. Il me prend envie de te mettre aux mains avec Virgile, il t’ap-
Helas, Caron ! helas !
Encore ? Ma foy, je te bailleray de ma Rame sur les oreilles.
Peux-tu traitter avec tant de rigueur un Génie qui a passé pour la douceur mesme ?
Hé tu n’estois que trop doux, mon Enfant, et un peu de sel t’auroit fait grand bien. Mais je suis las de t’entendre ; nous avons bien d’autres affaires ; Adieu, va te promener. Ne va pas gâter nos belles
Où veux-tu donc que j’aille ?
Promene-toy sur l’Egoust ; et si la faim te prend, on te permet de manger quelques Chardons pour te rafraîchir la bouche.
Helas, Car…
Ah, le Bourreau ! Tu ne sortiras pas ? Allons, Balayeurs, faites vostre charge ; Voicy
Ça, il est donc question de rendre justice aujourd’huy. Fay venir l’Accusé, Caron ; et que l’Envie ameine les Complaignans. Nous avons donc bien des
Sans-doute, et il nous est arrivé aujourd’huy une Ombre qui nous va bien donner de la besogne.
Ce ne sera pas une bagatelle que cette affaire-cy.
Comment ?
Je vay vous instruire de tout, afin que vous n’ayiez pas la peine tantost d’interroger les Parties. Il y avoit autrefois là-haut un certain Homme qui se mesloit d’écrire, à ce qu’on dit ; mais il
Cela nous auroit fait grand tort.
Et c’est son arrivée icy qui cause cette Audiance, qui
Tu l’as donc veu ?
Je viens de l’entretenir il n’y a qu’un moment.
Où l’as-tu laissé ?
Dans l’Allée des Poëtes, où
Il faudra entendre les raisons de chacun. Qu’on les fasse venir ; mais faites-les moy paroistre sous les mesmes figures qu’ils avoient dans l’autre Monde, afin de les mieux discerner.
Voicy déja l’Accusé que Caron vous ameine.
Où sont les Complaignans ?
L’Envie les doit conduire icy.
Je n’y puis plus tenir ; Jamais il ne s’est veu tant d’Ombres en un jour ; et la Porte va rompre si vous n’y donnez ordre.
Caron…
Entendez-vous comme on m’appelle ? Dés qu’ils ont veu
Caron…
On y va. Ordonnez donc ce que vous voulez que je laisse entrer.
Caron…
Hé patience. Qui sont-ils tous ces gens là ?
Ce sont des Prétieuses, des Bourgeoises, des Marquis ridicules, des Femmes Sçavantes, des Avares, des Hy-
En voila trop pour un jour : Qu’il n’en vienne qu’une partie.
J’oubliois encore un Limousin, dont l’esprit est assez matériel pour servir de Corps en un besoinDictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Il faut comprendre que le Limousin a assez de biens pour payer s’il en a besoin dans une situation extrême. Il s’agit de M. de Pourceaugnac qui apparaît à la scène X.
Fais-les entrer selon le rang qu’ils auront à la Porte. Radamante, prens le Rôle
Vous l’allez reconnoître à son langage.
Grand Monarque des sombres Habitations, plaise aux Destins que vous prestiez attentivement le sens auriculaire de vostre Justice aux éloquentes articulations de nos clameurs, et que par le triste [37] visage de nostre ame vous puissiez estre pénétré de nos unanimes sentimens.
Quel langage est-ce là ?
C’est le franc précieux.
Voila un beau jargon, vrayment. Ecoutons.
La surprenante horreur de nostre accablement coûtera, sans-doute, quelque égarement à la grandeur de vostre ame. Vous voyez à vos genoux une Addition de Pretieuses qui vous en represente le Corps, pour faire pancher [38] en leur faveur l’équilibre de vostre Justice contre le matériel échapement de ce Chronologiste scandaleux. Bien que la vengeance ne soit pas d’une ame du premier Ordre, lors que l’outrage a pris le vif, c’est une foiblesse de se laisser aller aux tendres émulations d’une pitié séduite par les vaines erreurs de l’ostantation.
Ma foy, je n’y entens goute.
La férocité de cet Esprit sauvage a si bien donné la chasse au Gibier de nostre éloquence, que l’indigestion de nos pensées n’ose plus [39] trouver le suplément de nos expressions. Il nous a si bien atteintes du crime d’absurdité, que nous en paroissons presque convaincuës par tout le pied-d’estal du bas Monde. Pardonnez, grand Monarque, si j’ose vous parler si vulgairement, et si toutes nos pensées ne sont pas revestuës d’expressions nobles et vigoureuses.
Hé, il n’y a point de mal à cela ; au contraire, on ne se pique pas icy de beau langage. Dites un peu naturellement vostre affaire, car foy de Dieu d’icy-bas je n’y ay rien compris encore.
Se peut-il faire que vostre noire Majesté ait la forme si enfoncée dans la matiere ?
Ma foy, je ne vous entens pas.
Quoy ! la dureté de vostre Compréhension ne peut estre amolie par le concert éclatant des rares qualitez de vos vertus sublimes ?
Je ne sçay ce que c’est que tout cela, mais j’auray soin de vous rendre justice. Passez sur les aîles de mon Trône.
Quoy, Monarque enfumé ! vous répandrez de vos propres bontez sur le gemissement de nos altercations ?
Cela se pourra bien ; mais laissez-nous un peu travailler à d’autres Jugements. Minos, écrits-la sur le RôleDictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Rien, et cette matiere est indigne de moy.
Hé bien, que quelqu’autre
Allons, que le plus proche de la Porte vienne.
Ça, qui est celuy-cy ?
Ah parbleu ! mon petit Monsieur, je suis bien-aise
Qui es-tu, toy, pour me parler ainsy ?
Je suis un de ces Marquis, mon Amy, que vous tournez en ridicule.
Et où sont les grands CanonsCanon : « Est un ornement de toile rond fort large, et souvent orné de dentelle qu’on attache au-dessus du genoux, qui prend jusqu’à moitié jambe pour la couvrir […]. C’est dont Molière se raille ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Ils sont restez à la Porte, qui estoit trop étroite pour les faire passer.
Çà, que demandez-vous ?
Je demande justice pour
Que répons-tu ?
Rien.
Aux autres ; passez, on vous jugera à loisir.
Arrestez donc, vous n’entrerez pas.
Qu’est-ce ?
C’est le plus fâcheuxFâcheux : « Importun. Qui ennuie, qui lasse et fatigue à cause de ses sottises et de ses manières. Qui cause du chagrin. [C’est un fâcheux des plus fâcheux du monde, Molière.] ». Dictionnaire François par P. Richelet. Allusion aux Fâcheux, comédie de Molière qui présente le personnage du chasseur.Gaulis : Terme de Vénerie. Branche d’arbre qu’il faut que les Veneurs plient ou détournent quand ils percent dans le fort d’un bois ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.Gigot : Se dit burlesquement des cuisses d’un homme ». Idem.
Fay donc venir qui tu voudras. Je commence à me lasser de tout cecy.
Entrez, vous.
Çà, qu’est-ce encore que cette grosse Ombre-cy ?
C’est l’Ombre d’un Cocu.
L’Ombre d’un Cocu ? Il
Vous voyez en ma seule Ombre tout le Corps des Cocus ; Vous les voyez icy en moy, dis-je, affligez, outragez, et tout contrits des affronts publics que ce grand Corps a reçeus depuis queDictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Qu’avez-vous à dire là-dessus ?
Rien ; je passe condamnation pour les Cocus, et j’ay trop mal reüssy dans cette affaire pour me pouvoir défendre. Quelque soin que
Minos, mets-le sur le Rôle
Je ne sçay d’où nous est venuë encore une plaisante espece d’Ombre : Mais je
Comment donc ?
Elle rit de tout, et ne s’afflige de rien, pas mesme d’estre venuë icy à la fleur de son âge.
Cela est de bon sens ; y venir tost ou tard, c’est toûjours y venir ; et comme l’usage de la mort est un peu de durée, on fait bien de s’y accoûtumer de bonne heure. Mais qui est-elle, cette Ombre ?
Ce n’est qu’une Servante.
N’importe, fais-la entrer, il faut entendre tout le monde.
Allons, la Rieuse, entrez.
Ah ! c’est Nicole.
Hé, oüy, c’est moy. Quand
Tu es donc bien-aise d’estre en celuy-cy, Nicole, puis que tu ris si fort ?
C’est que vous m’avez appris à me moquer de tout : Et puis franchement je ne suis pas trop fâchée d’estre icy, et je ne trouve pas que la Mort soit si dégoûtante que l’on se l’imagine.
Et d’où vient que tu t’accommodes si aisément d’une chose que les Hommes trouvent si peu aimable ?
C’est que je ne me souciois guére de vivre.
Quoy ! tu n’estois pas bien-aise de voir la lumiere ?
Non, car je ne faisois tous les jours que la même chose, dormir, boire, et manger ; et il me semble que le plaisir de la vie est de changer quelquefois. A cette heure, voulez-vous que je vous dise, il y aEndesver : « Etre fort fâché de quelque action. Ce mot est du bas peuple ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.Caresme-prenans est « le jour du mardi qui précède le Carême, et quelque fois tout le temps du Carnaval depuis les Rois ». Idem.
Il n’est pas question de cela. Qu’avez-vous à dire contre l’Accusé ?
Moy ? Par ma figue, je n’ayPiece, en termes de Palais, se dit de tout ce qu’on écrit et produit en un procès pour le mettre en état, et justifier de son droit. On fait un inventaire de production pour l’induction et la conservation de ses pièces ». « Sac, en termes de Palais, se dit de celui où l’on met les papiers d’un procès. Cette partie a chargé un tel Avocat de son sac ». Idem.
Que voulez-vous donc ?
Monsieur, je vien vous prier…
Hé ?
Je viens vous prier, Monsieur…
Et là, dites donc ?
Je viens vous prier, Mon-
Et moy, ma Mie, je vous prie de nous laisser… de nous laisser… de nous laisser… de nous laisser en repos, s’il vous plaist.
Monsieur, je vous prie… s’il vous plaist… de m’accorder le plaisir… le plaisir de rire tout mon sou, de vous, et de vostre Royaume.
Ostez-moy cette Impudente. Qu’est-ce encore ? Je n’en veux plus entendre ; Qu’on me laisse en repos ;Prononcer « signifie, Décider avec autorité. On a ouït les Avocats, il ne reste qu’à prononcer ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Il s’agit donc de la décision du Juge à la fin du procès.
Hé, c’est l’Ombre de Pourceaugnac, ce brave Limousin ; Elle n’a qu’un mot à vous dire.
Hé bien, qu’il entre. Ah quelle peine ! Ne sera-ce jamais fait ?
Grand Roy des Morts, vous me voyez icy, Député de la part de tous les Limousins trépassez, qui vous demandent qu’il leur soit permis ajourner cette Ombre, leur Partie, par-devant Vous, à trois jours, pour se voir condamner à reparation d’hon-
Repondez.
Hé Monsieur de Pourceaugnac ! Quel sujet avez-vous de vous plaindre de moy ? Si vous preniez bien les choses, ne me loüeriez-vous pas, au lieu de me blâmer, d’avoir rendu vostre Nom aussy celebre que j’ay fait ? Car dites-moy un peu ; Ne vous ay-je pas déterré du fond du Limousin, et à force de tour-
Hé… oüy.
N’est-ce pas moy qui vous ay fait connoistre ?
D’accord.
Ne vous a-t-on pas veu avec beaucoup de plaisir ?
Cela est vray, car chacun rioit dés qu’on me voyoit.
Vous a-t-on jamais banny des Lieux publics ?
Au contraire, on y donnoit de l’argent pour me voir.
Et enfin n’ay-je pas rendu vostre Nom immortel pour tout vostre Royaume ?
Et comment immortel ?
Comment ? Hé dés qu’il arrive en France quelqu’un qui ait tant-soit-peu vostre air,
Il a quelque raison au fondse siècle, il n’y a pas de distinction orthographique entre fond et fonds.
Hé, prenons toûjours les choses du bon costé ; n’allons point envenimer les intentions, et croyons tout à nostre avantage : je n’ay jamais rien fait qu’à vostre honneur et
Ma foy, apres tout, je pense en effet que j’ay tort de m’estre fâché contre luy. Qui diantre sont les sottes Ombres aussi qui s’avisent de me mettre des fariboles dans la teste ? Allez, vous estes des Bestes : Monsieur est une honneste Ombre, qui a pris la peine de me faire connoistre, et vous ne sçavez pas prendre les choses du bon costé. Monsieur, je suis fâché de tout cecy, et je vous de-Assesseur : « officier de Justice gradué, créé pour servir de conseil ordinairement à un Juge d’épée dans la Maréchaussée ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.Verres d’oubly et le Léthé, c’est-à-dire le fleuve de l’oubli de la mythologie qui coule aux Enfers et qui a la propriété souveraine de faire oublier les peines et les chagrins de l’existence. De plus l’alcool favorise aussi l’oubli car on y noie soucis et chagrins.
Adieu, Monsieur de Pourceaugnac.
Messieurs, il est tard, et je vay lever le Siege.
Justice, justice, justice, justice, justice.
Qui est-ce encore icy ? Je ne veux plus entendre personne, et je suis las de tant d’impertinentes Plaintes. Pourquoy l’as-tu laissée entrer ?
Elle a forcé la Porte.
Pren donc bien garde aux autres, et qu’il n’en entre plus. Je n’ay jamais veu tant de Canailles en un jour. Çà, que demandez-vous ?
Ce que je n’auray pas.
Que vous faut il ? hé ?
Il me faut ce qui me manque.
Quelle nouvelle espece est-ce encore icy ? Dites-nous
J’ay la teste plus grosse que le poing, et siEt si a une valeur concessive : comprendre : et cependant.
Ah ! c’est Madame Jourdain, je la reconnoy : Et comment estes-vous icy, Madame Jourdain ?
Sur mes pieds comme une Oye.
Ah quelle Femme !
Vous venez vous plaindre de moy, n’est-ce pas, Madame Jourdain ?
Ça non ; j’aurois beau me plaindre, beau me plaindre j’aurois.
Encore ?
Madame Jourdain est un peu en courroux.
Oüy, Jean Ridoux.
Courage. Hé bien, qu’avez-vous à me dire ?
Oüy, qu’avez-vous à me frire ?
Diable soit la MasqueMasque : « Terme injurieux qu’on dit aux femmes du commun peuple, pour leur reprocher leur laideur, ou leur vieillesse ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Grand Roy…
Non, je croy que tout cet embarras me fera renoncer à mon Empire.
Ce sont…
Quoy, sans repos !
Il y a…
Sans plaisir !
Ce sont…
Sans relâche ! Non, je ne veux plus rien entendre. Que tout soit renversé, bouleversé, sans-dessus-dessous, je n’ecoute personne ; Qu’on ne m’en parle plus.
Ce sont des Medecins qui viennent d’arriver, et qui voudroient vous demander un moment d’audiance.
Des ?
Des Medecins.
Des Medecins ! Ho ! qu’on les fasse entrer : Ce sont nos meilleurs Amis ; Qu’ils viennent, qu’ils viennent. D’honnestes Gens, à qui je doy trop pour leur rien refuser. Ils ont augmenté le nombre de mes Sujets, et je leur en dois sans doute une ample reconnoissance. Mais les voicy.
Ha, voicy de mes Gens. Ecoutons-les parler, et puis nous répondrons.
Messieurs, soyez les bien venus. Vous visitez un Prince qui vous honore fort ; je sçay toutes les obligations que je vous ay, et que dans ce vaste Empire des Morts vous pou-Revenche : Reconnaissance et ressentiment qu’on a d’une chose ». Dictionnaire François par P. Richelet. Il faut comprendre ici : en échange, en retour ; Pluton exprime sa reconnaissance aux médecins qui l’ont servi fidèlement.
Grand Monarque des Morts, vous voyez icy la fleur de vos plus fidelles Pensionnaires.
Jamais nous n’avons laissé échaper la moindre occasion de vous donner des marques de nostre obeïssance et fidelité.
J’en suis persuadé. L’O-Emetique : « Est un remède qui purge avec violence par haut et par bas, fait de la poudre et du beurre d’antimoine préparé, dont on a séparé les sels corrosifs par plusieurs lotions ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Nous avons fait nostre devoir.
Beaucoup de Gens sont venus icy de vostre part, qui m’en ont assuré.
C’est avec plaisir que l’on sert un si grand Monarque.
Je vous suis obligé, et j’ay bien de la joye de vous voir. Ce n’est pas que vous ne m’eussiez esté encore un peu
Nous venons vous demander justice d’un Téméraire qui prétend traitter la Medecine d’imposture, et de Charlatanerie.
C’est donc quelqu’un qui la connoît ?
C’est une rage sans fondement, une simple avidité de tout satyrizer, et une animosité envenimée par la seule envie d’écrire, et de former des Cabales contre nous.
Je vous confondray dans peu, superbes Imposteurs.
Il s’est mesme déjà glissé jusques dans ces Lieux une médisance secrette qui nous regarde. Tous les Morts semblent se liguer contre nous ;
On apprendra à vivre à ces Morts-là. J’entens et je pretens qu’on vous regarde comme les plus fermes appuis de mon Estat. Mais qui sont ces Morts-là qui ont l’impudence d’aller gaster vostre Mestier ?
C’est un nombre infiny de petits Esprits qui se sont laissez emporter au torrent, et qui n’ont poussé leur Plainte que comme les Echos qui répetent les peines des autres sans les avoir senties. Mais c’est à l’Autheur de nos maux que nous en voulons ; c’est à celuy qui comme un nouveau Caton, s’est venu déchaîner contre nous et qui, apres le mépris évident qu’il a fait de nostre Illustre Corps, a poussé son audace encore jusqu’à nous
Répondez.
C’est donc à moy à qui vous en voulez, Messieurs ? Vous demandez vengeance du mépris que j’ay fait de vostre Illustre Corps : Je vous ay tourné en Ridicules, je vous ay rendus la fable et la risée du Public ? Hé bien, il faut vous répondre, et tracer
Ah ! voicy une Conversa-
Imposteurs ! Qui peut mieux prouver vostre ignorance, et l’incertitude de vos projets, que vos contrarietez perpétuelles ? Vous trouvez-vous jamais d’accord ensemble ? Et jusqu’à vos moindres Ordonnances, a-t-on jamais veu un Medecin suivre celle de l’autre, sans y ajoûter ou diminuer quelque chose ? Quant à leurs opinions, elles sont encore plus diférentes que leurs pratiques. Les uns disent que la Cause des maux est dans les humeursHumeur : « En terme de Médecine, on appelle les quatre humeurs, les quatre substances liquides qui abreuvent tous les corps des animaux, et qu’on croit être la cause des divers tempéraments, qui sont la flegme ou la pituite, le sang, la bile, la mélancolie ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.
Messieurs, hé ?
Ce qu’ils ont de plus unanime dans leur Ecole, et où ils s’entendent le mieux, c’est que tous tant qu’ils sont vous assurent que dans la composition d’une Medecine, une chose purge le cerceau, celle-cy échauffe l’estomac, celle-là rafraîchit le foye, et font partir un Breuvage à bride abbatuë, comme si dans ce mélange chaque Remede portoit son Etiquette, et que tous n’allassent pas ensemble sejourner au mesme lieu. Il faut que ces Messieurs soient bien
Messieurs, hé ?
Mais quoy, les Imposteurs abusant de l’occasion, usurpent effrontément une authorité tyrannique sur de pauvres Ames affoiblies et abbatuës par le mal, et par la crainte de la mort. Il pren-
Messieurs, hé ?
Il me souvient icy, avec quelque douleur, de la foiblesse d’un de mes Amis quiHydropisie : « Enflure des membres du corps causée par une eau qui se coule entre cuir et chair, lorsque le foie ne fait plus ses fonctions ». Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière.Brutal : « Se tient de la brute, qui a quelque chose de l’animal, qui est de bête ». « Brute, ce mot se dit des bêtes, et veut dire qui est sans raison, mais dans ce sens il ne se dit proprement qu’au féminin ». « Brutes : les animaux. Les bêtes brutes ». Dictionnaire François par P. Richelet.
Messieurs ?
Qu’ils se plaignent maintenant de moy, et que ton équité, Grand Monarque, paroisse dans tes Jugemens.
Oh ! je n’y puis plus tenir. Depuis que je conduits la Barque, je n’ay jamais tant veu de Morts pour un jour ; et si vous n’y venez donner ordre, je ne sçay pas ce que nous en ferons.
Comment ? Nous avons donc bien des Gens ?
Tout créve à la Porte.
Puis que nous avons tant de Morts icy-bas, il faut qu’il y ait encore bien des Medecins là- haut. Mais qu’ils attendent à un autre jour, je ne juge d’aujourd’huy, et voicy ma derniere Sentance. Retirez-vous un peu, que je prenne les opinions. Minos, qu’en dis-tu ?
Moy ? Que cette Ombre est de bon sens, et qu’elle mérite bien quelque Jugement avantageux.
Il n’y a qu’honneur à juger en sa faveur.
J’en demeure d’accord ; mais aussi les obligations que nous avons à ces Messieurs m’embarrassent ; et je croy qu’un Arbitrage conviendroit mieux à cette affaire qu’un Jugement dans les formes. Ne trouvez-vous point à propos de leur proposer un accommodement ?
Hé, oüyda ; car il est vray que nous avons quelque mesure à garder avec la Faculté.
Je suis de cet avis.
Je m’en vay leur parler. Ça, Messieurs ; Qu’est-ce ? N’y a-t-il pas moyen de vous rapatrierRapatrier : « Réconcilier, raccommoder des gens qui étaient brouillés ». Dictionnaire François par P. Richelet.
Quoy ! nostre Ennemy juré ? Non, non…
Ho, ho, Messieurs, si vous n’êtes contens, prenez des Cartes. J’y pers plus que vous, et si
Quoy, Pluton…
Quoy ! vos Ombres teméraires m’osent repliquer, moy, qui puis vous faire évanoüir d’un souffle seulement ?
Nous demandons justice, justice.
Le carillon se fait.
Messieurs, Pluton se va coucher ; son Bonnet de nuit l’attend ; Vous avez oüy la retraite. Bon-soir.
FIN.
Par Grace et Privilege du Roy, donné à Versailles le douziéme Avril 1674. Signé, Par le Roy en son Conseil, le normant : Et scellé du grand Sceau de cire jaune. Il est permis à Claude Barbin, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer, faire imprimer, vendre et débiter une Pièce de Theatre, intitulée l’ombre de molière, Comédie en Prose : Et défenses sont faites à toutes Personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’imprimer ou faire imprimer, vendre ny debiter ladite Pièce de Theatre, sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droict de luy, pendant le temps et espace de cinq années, entieres et accomplies, à compter du jour que ladite Piece sera achevée d’imprimer pour la première fois, à peine contre chacun des contrevenans, de trois mil livres d’amende, confiscation des Exemplaires contrefaits, et [VII] de tous despens, dommages et interests, ainsi que plus au long il est porté esdites Lettres de Privilège.
Registré sur le Livre de la Communauté, suivant l’Arrest de la Cour.
D.Thierry. Syndic.
Achevé d’imprimé pour la premiere fois
le 2 May 1674.