D.R : Du Ryer
Ch : Chevreau
Cr : Crisante de Rotrou
Ro : Rotrou Jean (de)
Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée;Qui s’affligent par art, et, fous de sens rassis,S’érigent, pour rimer, en amoureux transis.Nicolas Boileau, Art Poétique, éd. Sylvain Menant, Paris, GF Gallimard, 1998, Chant II v. 45-48.
Dans son Art poétique, Boileau s’attaque avec virulence aux petits faiseurs de vers tout en dressant un inventaire des plus grands auteurs de son temps. Ce schème quelque peu manichéen suivi par la critique littéraire du XVIIIe siècle a forgé notre culture classique. Que reste-t-il, alors, aujourd’hui du Théâtre français du XVIIe siècle ? Seuls Corneille, Molière et Racine s’imposent en maîtres du genre. Au reste, on ne lit et on n’étudie plus que quelques œuvres de cette trinité triomphale. Il est donc sans nul doute naïf de considérer qu’il n’y ait que ce petit groupe d’auteurs qui ait existé mais dans notre culture littéraire cette hypothèse candide semble résonner comme un aphorisme. Se conforter dans cette acception, c’est nier tout un pan de la littérature, c’est renier l’existence de tout un arsenal d’écrivains.
Parfois discrédités par les théoriciens contemporains et les critiques postérieurs, des dramaturges comme Hardy, Quinault, Boyer, Thomas Corneille, Du Ryer, Mairet, Rotrou, L’Estoille – on ne peut tous les citer – s’illustrant aux cotés des écrivains qui ont marqué l’Histoire, ont eux aussi bâti l’édifice théâtral. Urbain Chevreau est l’un de ces auteurs mineurs dont la vie et la carrière littéraire sont tombées dans l’oubli avec le temps. Pour autant, au XVIIe siècle, il n’est pas le moins connu. Dès 1637, il tente de s’imposer sur la scène française avec une tragédie en cinq actes, La Lucresse Romaine. En dramatisant le célèbre épisode de la légende romaine qui conduisit Tarquin le Superbe à la déchéance de sa royauté et à l’avènement de la République, Chevreau devait s’assurer les grâces du public parisien. Surtout qu’au même moment, Du Ryer proposait lui aussi une Lucrèce au théâtre. Deux pièces rivales, deux auteurs, mais un seul vainqueur. Au détriment de Chevreau, les contemporains plébisciteront la Lucrèce de Du Ryer. C’est donc une première bataille perdue, un premier succès envolé pour Chevreau qui loin de capituler, persévère dans le genre dramatique jusqu’en 1645. Entrer en littérature, percer dans le genre le plus en vogue de l’époque, en bref se faire un Nom, tel était le dessein de Chevreau lorsqu’il poussa les portes du Théâtre français en 1637.
Conquérir est notre destin.Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, éd. Michel Delon, Paris, Le livre de Poche, 2002, Lettres IV.
Urbain Chevreau est né à Loudun, le 13 Avril 1620. Gustave BoissièreUrbain Chevreau, sa vie, son œuvre : étude bibliographique et critique, Thèse de l’Université de Poitiers, Niort, G. Clouzot, 1909, p.4. La famille de notre auteur s’était établie à Loudun au XVe siècle.Ibid., p. 5. Ses parents eurent sept enfants. Chevreau était leur cinquième.Nom. Mais comment se faire connaître dans ce Paris du XVIIe siècle ? Et comment expliquer le choix de cette ville ? Alain Viala dans La Naissance de l’écrivain, nous donne les réponses à ces questions : À cette époque, la littérature était en pleine effervescence. L’essor des académies, lieux de réflexions collectives où s’élaboraient des normes, et des salons, lieux d’échanges et de divertissement, était un « un phénomène national »La Naissance de L’écrivain, Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 18.Ibid., p. 16.
Ce que l’on a conservé de la correspondance entre Saint-Amand et Chevreau, atteste qu’il [Chevreau] était du parti des Malherbiens contre les « extravagants »Histoire de la littérature française au XVII e siècle, t. 2, Paris, Albin Michel, 1948-1997, p. 71. Cyrano de Bergerac et d’Assoucy renvoient aux « extravagants ».
Ce n’étoit pas de ses savans, qu’un Pédantisme insuportable rend à charge à tout le Monde ; son humeur libre et enjoüée, la persuasion, où il étoit que les vastes connoissances sont toujours très bornées ; enfin la Haine qu’il portoit à tout ce qui ressentoit l’amour propre, sont des qualitez, qui rendoient sa conversation agréable autant qu’elle étoit utile ; aussi la Renommée le fit bien-tôt connoître, et son Erudition lui fit des Amis depuis la Loire jusqu’au fond du Nord
« Abrégé de la vie de Mr Urbain Chevreau », in Urbain Chevreau, .Œuvres meslées, Amsterdam, 1717.
Il pu ainsi étoffer son réseau littéraire. Il fréquenta Furetièreop. cit., t. II, p. 15.La Lucresse Romaine, Paris, T. Quinet, 1637, p. VII.e siècle, la pédanterie était considérée comme un des fléaux du monde des Lettres. Voir le personnage de Trissotin dans Les Femmes savantes de Molière.
Mais je treuve encore plus étrange que ceux qui connessent toutes les vertus, et qui les croient pratiquer, oublient la modestie que je tiens une des principales.
Au fil des années, ce jeune Loudunais, réussit à s’implanter dans les milieux les plus réputés de la capitale et fréquentait le beau monde : il semble même qu’il fit partie avec Segrais de l’entourage de Mademoiselleop. cit., t. II, p. 167.Chevraeana, t. I, Paris, Florentin & Pierre Delaulne, 1697, p. 154.op. cit.
Tout bascule pour Urbain Chevreau en l’année 1637. Comme on a pu le voir, il a réussi à s’introduire et à s’imposer dans le milieu des Lettres. Mais la reconnaissance que lui avaient accordée ses pères ne lui suffisait pas ; il souhaitait désormais s’illustrer sur la scène française. Pourquoi Chevreau avait-il décidé d’écrire des pièces de théâtre ? Gustave Boissière émet l’hypothèse suivante :
Il [Chevreau] avait dû au collège de Poitiers applaudir et aussi jouer lui-même plusieurs pièces ; c’est sous l’influence de ce souvenir agréable qu’il s’était mis sans doute à en composer à son tour ».
Cette supposition est probable mais à la lumière du témoignage de Voltaire qui dans un entretien avec MarmontelMémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfans, in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, le livre conquérant, t. I, Paris, Fayard, 1989. op. cit.
Le théâtre est la plus belle des carrières ; c’est là qu’en un jour on obtient de la gloire et de la fortuneMérope, in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, le livre conquérant, t. I, Paris, Fayard, 1989.
On l’aura donc compris, le théâtre est un moyen pour des jeunes auteurs en quête de gloire, comme Chevreau, de s’émanciper socialement et financièrement (n’oublions pas qu’il est issu d’une famille modeste). De plus, le débat qui s’organise autour du théâtre dans les années 1630 permet à une nouvelle vague d’écrivains – Chevreau en fait partie – de se faire une place sur les scènes françaises.
En 1628, la tragédie, genre qui repose sur une imitation absolue des Anciens, tombe en disgrâce au profit du genre tragi-comiqueLa Tragédie Française, passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010, p.13.La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2002.op. cit., p. 36.Coriolan, éd. Frédéric Sprogis, mémoire de Master sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV, 2009.La Tragédie de l’âge classique 1553-1770, Paris, Seuil, 1994.dispositiodispositio renvoie à l’organisation, à l’architecture d’une pièce de théâtre. sur la règle des vingt-quatre heures.
Il serait impossible que l’œil se pût disposer à croire que ce même théâtre qu’il ne perdrait point de vue fût un autre lieu que celui que le poète aurait voulu qu’il fût la première fois et par ce moyen il jugerait la représentation faite de la sorte fausse et absurde en même temps
Dotoli, .Temps de Préfaces, 1996, p. 232,in Opuscules critiques, éd. Hunter-Duprat, p.230,inGeorges Forestier,op. cit., p. 78.
Mareschal récuse ces propositions :
Qu’ils me soutiennent encore que la scène ne connaît qu’un lieu, et que pour faire quelque rapport du spectacle aux spectateurs qui ne remuent point, elle n’en peut sortir qu’en même temps elle ne sorte aussi de la raison.
Durval, quant à lui, conclut que seules les pièces traitant d’un sujet connu par les spectateurs doivent obéir au principe de l’unité de tempsDiscours à Cliton, in Georges Forestier, op. cit., p. 65.op. cit., p. 65.
Tel poèmes ne peuvent être faits que de sujets véritables ou à tout le moins tirés des histoires écrites et connues.
Face aux contestations grandissantes, les irréguliers résistaient en multipliant la production de tragi-comédies irrégulièresIbid., p. 61.Ibid., p. 56.e siècle : « des nains sur des épaules de géants ». Pascal, dans sa préface du Traité sur le Vide, développe cet aphorisme équivoque. Les nains voient plus loin que les géants anciens. C’est dans cette perspective, que les réguliers, autour du débat théâtral, manifestent leur supériorité face aux anciens.l’Hercule Mourant et Mairet avec La Sophonisbe, sont les premiers à se confronter au théâtre régulierop. cit.La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640), Le thème de la vengeance, Paris, Champion, 1994.exempla afin de proposer des leçons de morale aux spectateursLe Théâtre français de l’âge classique, t. I, Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006, p. 322.
Pour Chevreau, le choix était donc clair : la tragi-comédie qui avait atteint son apogée avec le Cid de Corneille (1637) passait son tour. Au reste, la querelle suscitée par cette pièce n’en finissait plus. S’illustrer dans une tragédie devint alors une évidence pour ce jeune auteur. La situation était inédite : s’il parvenait à convaincre et à conquérir le public ; on ne parlerait plus de lui que comme étant, au côté de Rotrou et Mairet, le jeune écrivain qui aurait réussi à manier avec brio les règles modernes. Il proposa donc en 1637, une tragédie en cinq actes, La Lucresse Romaine. Même si cette première pièce – nous le verrons précisément par la suite – ne reçut pas les faveurs du public, elle eut néanmoins une vertu : celle d’ouvrir les portes du théâtre français à Chevreau. En effet, cette même année, Chevreau s’essaya à tous les genres : il donna une tragi-comédie, La Suite et le mariage du Cid, au théâtre du MaraisL’avocat duppé, au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Sa Suite fut plusieurs fois rééditée sans que l’on sache pour autant quel en a été le succèse n’épargnèrent pas Chevreauin Dalla Valle Daniela, op. cit., p. IX.Coriolan fut représenté au théâtre du Marais.Les Deux Amis (tragi-comédie) et Coriolan (Tragédie). Cette seconde tragédie semble plus aboutieop. cit, p. 54.Avertissement au Lecteur, in Frédéric Sprogis, éd. cit., p. 100.légère modification qu’il reçut enfin, pour cette pièceéd. cit.L’innocent exilé publié sous le pseudonyme « Provais » (1640), Les Véritables frères rivaux (1641) et Hydapse, tragédie perdue datant de 1645 avant de mettre définitivement un terme à sa carrière théâtrale.
En une huitaine d’année, Chevreau s’était fait une place sur la scène française. Dès 1644, il change de direction préférant au statut exclusif de « dramaturge » celui de polygraphe. À cet effet, il publie son premier roman Scanderberg et un traité de moraleTableau de la Fortune.Hermiogèneop. cit., p. 168.Hermiogène dans les salons de La Calprenède
Avant de quitter la France, Chevreau fut reçu bachelier et licencié en Droit le 30 Décembre 1647 à l’âge de 34 ans. Comme le soulignent les critiques, cette date tardive peut surprendre surtout qu’il était déjà reconnu pour son érudition. Alors pourquoi attendre 1647 ?
Selon Boissière, Chevreau serait revenu à ses études de droit à la fois pour se conforter dans son appartenance aux milieux lettrés et pour s’assurer des revenus confortables pour le reste de sa vie. On peut aussi supposer que Chevreau ait attendu 1647 pour des raisons financières. Peut-être avait-il à cette époque amassé assez d’argent pour s’acheter une charge d’avocat après l’obtention de sa licenceDictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 2003.op. cit. M.Moreau détient cette information de M.Arnault Poirier.
Cy dessous gist le corps de M
rUrbainChevreau, avocat au Parlement,
Toujours est-il qu’après avoir obtenu sa licence de droit, Chevreau part pour la Hollande en 1652 pour un court séjourelle de Scudéry, dans son Grand Cyrus, dépeint cette haute figure du mécénat à travers le personnage de Cléobuldine. Sept sages dont Chevreau entourent la reine de Corinthe. Cette peinture donne un bref aperçu des relations entre notre auteur et Christine de Suède. Pour faire preuve de son amitié, la reine fit de Chevreau l’ordonnateur de ses fêtes et le choisit pour être son « secrétaire des commandements ». Pour honorer ses nouvelles fonctions, il composa entre autres, des ballets des vers galants et des madrigaux pour la cour. La place qu’occupait Chevreau auprès de cette reine lui permit de la mettre en relation avec son ami Scudéry. Ce dernier dédicaça son Alaric à la Reine. Quand elle abdiqua, Chevreau resta fidèle à la cour de Suède et devint secrétaire de cabinet sous Charles Xop. cit.Ibid., « on sait que sa première lettre envoyée de Loudun date du 15 Juillet 1656 ».Ibid., p. 21.Remarques sur la poésie de Malherbe (1660). Dès 1661, notre Loudunais reprend ses pérégrinations qui le mènent à Constance, à Cassel, à Venise (1663) ; en atteste la lettre qu’il envoya à son ami Le FevreChevraeana, t. I, Paris, Florentin & Pierre Delaulne, 1697, p. 141.la bougeotte. Il quitte le Danemark pour Cassel puis suit à Venise Sophie de Hanovre, plus connue sous le titre de Princesse Électrice. En 1665op. cit., t. II, p. 168. À cette époque il fixe les « idées directrices de la critique classique ». En substance il reprenait le concept de l’imagination soumise à la raison, et la raison rectifiée par l’art. C’est dans ses lettres adressées à ses amis restés à Paris en 1665 que l’on a traces de ses idées critiques. Il n’était pas le créateur de ce système comme nous avons pu le voir dans notre sous-partie « Décadence et renaissance de la tragédie : le contexte théâtral 1627-1638 » mais il avait réussi à rassembler les propos de chacun. Il opposait donc le « bon parti », à savoir, Malherbe, Mainard, Chapelain, Malleville, Balzac et les académies à celui de Bordier, Dulot, Maillet, Assoucy, Neufgermain, Voiture et Costar. modique somme de cinq cents écus. Il rejoint ensuite la cour de l’Electeur Palatin où il fut nommé conseiller. Il reçut de l’Electeur une mission de la plus haute importance : Convertir au catholicisme la princesse Palatine « en vue de » éd. cit., p. 6.
Ce périple d’une vingtaine d’années, fit de Chevreau un véritable « ambassadeur » des Lettres françaises dans les cours étrangères. Il avait occupé au cours de ses voyages des postes plus éminents les uns que les autres. Il semble que cette séduction, que cette conquête des cours européennes ait porté ses fruits lorsqu’il revint en France.
Son retour en France ne passa pas inaperçu. Il se vit offrir par Louis XIV le poste de précepteur de Louis-Auguste de Bourbon
Une fois son éducation terminée en 1682, Chevreau resta à ses côté comme secrétaire de ses commandements. Il fut nommé secrétaire des Etats au mois de Mai 1682 quand le jeune Prince devint gouverneur du Languedoc. La pension de notre auteur s’élevait désormais à 6000 livres. Le journal de Trévoux déclare, à propos de Chevreau, qu’il « joignit à une grande érudition tout ce qui est nécessaire pour vivre dans le grand monde ». Et on pouvait lire dans ce même journal quelques années auparavant, toujours à propos de Chevreau, « M. Chevreau n’est pas de ces savants que l’étude rend sauvages et peu propres au commerce de la vie ». En 1686, Chevreau publia son Histoire du Monde. C’était un projet de vie, un projet qu’il avait commencé en 1654, alors qu’il était à la cour de la reine Christine. Cet ouvrage reçut un large succès et l’éleva définitivement au rang d’éruditop. cit., p. 7.
Les qualités érudites de notre auteur n’étaient donc plus un secret pour la société du temps. Considéré par les uns comme un fin connaisseur de poésies antiques, il était reconnu par les autres comme un admirable comparatisteop. cit.Œuvres meslées de Monsieur Chevreau, La Haye, Henri Scheurleer, 1717.ChevraeanaChevraeana, op. cit.
je ne m’ennuie point dans ma solitude, où j’ai une bibliothèque assez nombreuse pour un ermite et admirable pour le choix des livres. On peut y trouver généralement tous les Grecs et tous les Latins, de quelque profession qu’ils aient été : orateurs, poètes, sophistes, rhéteurs, philosophes, historiens, géographes, chronologiste, les Pères de l’Eglise, les théologiens et les Conciles. On y voit les antiquaires, les relations les plus curieuses, beaucoup d’Italiens, peu d’Espagnol, les auteurs modernes d’une réputation établie et le tout dans une fort grande propreté. J’y ait des tableaux, des estampes, un grand parterre tout rempli de fleurs, des arbres fruitiers et dans un salon, des musiciens domestiques qui par leur ramages ne manquent jamais de me divertir pendant mes repas.
Après sa mort, sa bibliothèque fut vendue selon Beauchampop. cit., p. 35.les ventes publiques de livres en France 1630-1750, ne mentionne pas la bibliothèque de notre auteur. Quels en ont été les acquéreurs ? Cela reste flou. Pourtant à l’époque, d’après la République des Lettres, la bibliothèque de Chevreau était « une des plus belles qu’on puisse voir par la rareté des livres, le choix des auteurs, le papier, l’impression et la reliure ». Il est donc étrange que l’on n’est pas trace de ses acheteurs. Charles de Grandmaison dans sa biographie de Gaignières nous éclairci quelque peu
La riche bibliothèque du savant Chevreau, mort à Loudun, sa patrie, en février 1701, contenait un volume qu’il [M.Gaignières] convoitait et il avait prié Mme de Fontevrault dont l’abbaye était voisine de Loudun, de le prendre pour lui. Malheureusement l’affaire n’aboutit pas.
À l’évidence, sa bibliothèque était donc très convoitée sans que l’on ait plus de renseignements. En décembre 1700, un an avant sa mort, il cède sa maison aux dames de la mission chrétienne. Il se réserve bien évidemment le droit de jouissance pendant le reste de sa vie et le droit de disposer « de tous les oignons de tulipe, jonquilles, hyacinthes, pattes d’anémone et de renoncules, ainsi que des orangers, citronniers, etc.Ibid., p. 37.
Il s’éteignit le 15 Février 1701 à Loudun. D’après Dumoustier de la Fond, sa disparition fut très « regretté de tous les gens de Lettres ». Le journal de Trévoux juge que « La République des lettres vient de faire une perte considérable dans la personne de M. Urbain Chevreau ». Le Mercure Galant reconnaît en lui « l’un des plus doctes et des plus profonds hommes qui aient paru dans le XVIIe siècle, quoiqu’il est fécond en grands personnages ».
Afin de marquer les esprits, Chevreau devait réussir son entrée en scène. L’histoire de Lucrèce, dame romaine violée par Sexte, fils du tyran Tarquin le Superbe, retint toute son attention. Ce n’était pourtant pas un sujet nouveau. Nicolas Filleul avait déjà donné une Lucrèce en 1566op. cit., p. 46.La Lucrèce ou l’Adultère puniIbid., p. 47.Lucrèce au théâtre.
Où fut représentée La Lucresse Romaine ? J. Gaines et P. GethnerLucrèce, présentation par J. Gaines & P. Gethner, Genève, Droz, 1994.raccourcis. Lancaster reste dans le probable et n’affirme pas ce qu’on lui attribue :
Elles ont dû être jouées à peu près en même temps, probablement en 1636 par les Troupes rivales de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais
Henry Carrignton Lancaster, .A History of French Dramatic literature in the Seventeenth Century, vol. 1, part. II 1635-1651, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, p. 67. “They must have been acted at about the same time, probably in 1636, by the rival troupes of Hotel de Bourgogne and the Marais.”
Dans sa thèse, Sandrine Blondet conclut après avoir mis en parallèle la représentation de la Mariane et de La Lucresse Romaine, que la pièce de Chevreau « aurait bien été créée à l’Hôtel, et aurait répondu à une commande de cette compagnieop. cit., p. 237.Lucresse. Rappelons que la date de publication ne correspond jamais à la date de création d’une pièceop.cit.Gascon extravagant, publié en 1637, nous permet d’en savoir un peu plus sur l’affaire. À leur arrivée dans une ville, des comédiens de campagne proposent au héros du roman de jouer parmi eux dans leur pièce de théâtre :
Les comédiens furent reçus des Habitants avec une grande allégresse, et Monsieur le Maire, et tous les autres officiers de justice, contribuèrent à leur contentement et les obligèrent à leur représenter quelque bonne pièce […] Ils promirent pour l’ouverture de leur théâtre
La Lucrèce violée[…] On attendait avec impatience le lendemain pour jouir des contentements qu’ils avaient fait opérer en la représentation de cette […] pièce de Chevreau.
Cet extrait, comme le souligne Sandrine Blondet, sous-entend que la pièce de Chevreau était déjà créée en 1637La Lucresse Romaine de Chevreau, Sandrine Blondet, op.cit., p. 228-231. Nous ne ferons ici que retracer succinctement sa pensée.Lucresse de Chevreau est absente du Mémoire de Mahelot, ce qui permet à Sandrine Blondet de situer sa création au plus tôt à la saison 1634-1635. Cette première hypothèse, comme elle l’explique, tombe vite caduque si l’on se réfère aux pièces qui annoncent le renouveau du genre, à savoir l’Hercule mourant de Rotrou (HB 1633-1634) et la Sophonisbe de Mairet (TM, fin 1634). La Lucresse Romaine participe bien au bal de la nouveauté sans pour autant en être l’instigatrice. Par ailleurs, la pièce n’apparaît pas non plus dans les libelles de la Querelle du Cid. En mettant en perspective tous ces indices, Sandrine Blondet fixe la création de la pièce entre les saisons 1635-1636/ 1637-1638.
Avec cette première pièce, Chevreau ne reçut pas les faveurs tant attendues du public. Et pour cause, la querelle du Cid, comme nous l’avons déjà évoqué un peu plus haut, occupait tous les esprits et laissait peu de place aux nouveaux écrivains. Les témoignages que nous avons rassemblés sur la réception de la Lucresse Romaine rendent compte d’un succès mitigé. C’est Chevreau lui-même qui nous donne le premier indice sur cette réussite en demi-teinte.
Ce sont ces êcrivains qui cherchent leur gloire dans le mêpris qu’ils font des autres, et qui s’estiment aussi necessêres dans les boutiques des Librêres pour corriger les defauts d’un livre, que ces grands censeurs pouvoient être dans les anciennes Republiques pour corriger le defaut des mœurs. Ceux-cy treuvant ma LUCRESSE y remarqueront peut-étre autant de fautes que de mots et diront que je fais presque autant de chûttes que de pas : Quelques uns moins jaloux, et plus veritables, treuveront quelque chose de rude, parmi quelque mouvement qui les pourra chatoüiller : Mais qu’ils sçachent que les êpines d’ordinêre sont parmy les roses, et s’ils s’étonnent de voir une faute plus insuportable où je ne devois pas tomber, qu’ils se souviennent qu’on rencontre quelquefois des viperes sous de belles fleurs. En un mot comme je reconnois mon esprit foible, je croy être aussi sujet à mal êcrire, qu’à mal faire, pour ce que je suis homme.
Urbain Chevreau, Aux Honnestes gens, op. cit., p. VII.
Ce qui interpelle à la première lecture de cette adresse « aux honnestes gens », c’est bien le ton virulent de Chevreau. Conscient des imperfections de sa Lucresse, il se défend face à ses futurs détracteurs. Cette défense anticipée apparaît comme le premier symptôme d’une réussite mitigée. La modification de l’épître dédiée à Mme de Coaslin en 1642 par l’auteur confirme sa mauvaise fortune. En effet, il demande qu’on ne fasse pas cas du témoignage des hommes à propos de sa Lucresse.
Mais il est certain que vous vous contentez du témoignage de vôtre conscience, sans avoir égard à celui des hommes, que nos paroles n’instruiroient pas tant que vos actions, et que je me dois bien moins occuper à vous faire voir qui vous estes, qu’à vous faire voir que je suis, Madame, etc…
Urbain Chevreau, Lettres Nouvelles, Paris, Nicolas Sersy, 1642,inFrédéric Sprogis,éd. cit., p. 11.
À l’évidence, la demande de Chevreau fut prise en compte : Il semble qu’on oublia La Lucresse Romaine. D’Aubignac, grand théoricien du théâtre classique, n’y fait jamais allusionop. cit., p. 69, “d’Aubignac […] who seem never to have heard of la Lucresse Romaine”.Lucrèce.
J’estime celuy [Du Ryer] qui n’a pas voulu faire mourir Tarquin sur la scène, après l’outrage qu’il avait fait à Lucrèce Ibid. .
En contrepoint de cette critique, Du Bail dans son Gascon extravagant, loue notre jeune auteur.
Ils promirent pour l’ouverture de leur théâtre la
Lucrèce violée[…] On attendait avec impatience le lendemain pour jouir des contentements qu’ils avaient fait opérer en la représentation de cette incomparable pièce de Chevreau.
Un anonymeArgument de la Lucrèce Romaine, Bibliothèque de l’Arsenal, cote : GD-13025.La Lucresse Romaine de Chevreau déclare que « l’on rencontre quelquefois de fort bonnes choses dans ces vieilles tragédies, et nos plus grands hommes n’ont pas dédaigné d’y puiser. Qui pourrait croire que l’on retrouve dans celle-ci, l’une des plus extravagantes du tems, ces vers que tout le monde se rappellera sans peine ? »
« L’inconstante fortune* où buttent les humains « Tourne aussi-tost le dos qu’elle nous tend les mains, Et nous pourrions nous voir par le tour de sa rouë Aujourd’hui sur un thrône, et demain dans la bouë. (v. 29-32)
La nouvelle émissionLe Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009, p. 100.La lucresse Romaine
C’est la critique du XVIIIe siècle qui lui assigne le coup de grâce. Fontenelle comme d’Aubignac au XVIIe siècle, passe littéralement sous silence la pièce de Chevreauop. cit., p. 69.Histoire du théâtre françois,op. cit.
Voici encore l’histoire de Lucrèce mise au Théâtre par Chevreau, après M. Du Ryer, à peu près de la même façon mais plus mal conduite, et plus mal versifiée. Au reste, le croiroit-t-on ? Dans le titre des Acteurs, Tarquin est appelé Empereur de Rome, c’est pourtant ce fameux Chevreau, Auteur de l’Histoire du Monde, qui a fait cette faute-là.
Deux dramaturges, Chevreau et Du Ryer, proposaient au même moment une pièce de théâtre sur l’histoire de Lucrèce. Cette situation concurrentielle n’était pas sans importance : au XVIIe siècle, la rivalité entre deux dramaturges, entre les deux théâtres – Hôtel de Bourgogne et Marais – participait à la création d’une œuvre théâtraleLes Pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre, Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne 1629-1647), thèse de doctorat ès Lettres sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV Sorbonne, 2009, p. 70. Dans ses travaux, Sandrine Blondet affirme que ce doublon fait en un certain sens état d’une concurrence. Cependant, l’absence de témoignages sur cette rivalité fait que nous n’en saurons pas plus sur son déroulement, p. 227.La Vertu de l’héroïne tragique (1553-1653), Thèse de doctorat ès Lettres sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV Sorbonne, Paris, 2004, p. 126.e siècle qui laisserait penser que Chevreau connaissait La Lucrèce de Du Ryer avant de s’emparer à son tour de ce sujet :
Voici encore l’histoire de Lucrèce mise au Théâtre par Chevreau, après M. Du Ryer
Frères Parfaict, .Histoire du théâtre françois, depuis son origine jusqu’à présent, Paris, 1745.
Lancasterop. cit., p. 67.Lucrèce auraient été jouées probablement en même temps. Ainsi, il est difficile de déceler l’influence de l’un des dramaturges sur l’autre. Surtout que la comparaison des deux pièces montre que les deux dramaturges ont chacun pris un parti différent. Au reste, bien qu’elles traitent le même sujet, les deux pièces ont une architecture distincte.
Le premier point de divergence entre les deux dramaturges réside bien dans leur choix des personnages. Chevreau met en scène la famille des Tarquin au complet (Tarquin le Superbe, sa femme Tullie et Sextus Tarquin leur fils) alors que Du Ryer se focalise uniquement sur le personnage de Sexte Tarquin qu’il renomme dans sa pièce sous le nom de Tarquin. Ce choix est significatif car il détermine l’action.
L’histoire de Lucrèce suggère des passages obligés : Chevreau et Du Ryer ne peuvent faire l’impasse sur le viol et le suicide de l’héroïne car ce sont ces deux épisodes qui fondent le mythe. Comment alors, avec un personnel dramatique différent, les deux auteurs vont-il dramatiser l’histoire de cette dame romaine ? Comment vont-ils parvenir aux épisodes fameux du viol et du suicide de l’héroïne ? Et pour quelles conséquences ?
La pièce de Chevreau s’ouvre au siège d’Ardée. Tarquin galvanise ses troupes en vue d’un ultime combat contre les Rutules. Après avoir instruit les Romains du moyen d’assujettir cette ville rebelle, il ordonne à Sexte Tarquin d’aller à Colatie pour avertir la reine Tullie du succès des armées romaines. Sexte se résigne à quitter le combat (sc. 1). Très vite, il délaisse ses désirs de gloire et voit dans cette ambassade forcée une occasion de revoir Lucrèce, femme de Colatin, qu’il aime éperdument. Il dévoile son amour criminel à Maxime son confident qui tente en vain de raisonner son maitre (sc. 2). L’acte se clôt sur l’échange entre Colatin et son domestique Misene qui lui donne des nouvelles de Lucrèce. À son tour Colatin renvoie le messager à Colatie pour qu’il rassure sa femme. À ce moment, les trompettes sonnent et annoncent le combat final (sc. 3).
Chevreau donne donc dès l’acte I une tonalité politique à sa pièce : la guerre entre Romains et Rutules est au premier plan. Du Ryer adopte une toute autre démarche pour lancer sa pièce. En reléguant « le politique » au second plan ; Collatin et Brute font une brève allusion au camp d’Ardée ;
Brute Quelque trefve accordée aprés tant de hazards A-t’elle suspendu la cholere de Mars ? Ou bien Arde rebelle à la force Romaine, De sa temerité reçoit-elle la peine ? Ses Murs bien attaquez, et si bien deffendus, Aprés tant de combats sont-ils pris ou rendus ? Collatin Non, non, fidelle Ami, ni trefve, ni victoire Ne nous accorde point de repos ou de gloire ; Arde est toujours debout, et nos soldats campez A batre ses rampars sont toujours occupez. (v. 69-78)
Du Ryer met d’emblée l’accent sur l’amour qui unit les personnages. En effet, à la scène 1 de l’acte I Collatin vante auprès de Tarquin sa femme Lucrèce. Dès lors, Collatin suscite la curiosité et le désir du prince qui conclut d’aller voir Lucrèce pour attester lui-même des qualités extraordinaires de la jeune femme (sc. 1, D.R). Collatin commet donc la faute de lancer involontairement un défi à Tarquin en louant, entre autres, la vertu exceptionnelle de sa femme. Brute qui a assisté à cet échange, met en garde Collatin (sc. 2, D.R) :
Pourquoi loüer ta femme, et pouquoi la vanter Devant un esprit foible et facile à tenter ? (v. 61-62)
La clairvoyance de Brute perce dès le premier acte de Du Ryer. Il comprend que l’orgueil démesuré de Collatin – notons que Chevreau gomme totalement ce trait du personnage – a fait naître une flamme, un amour dans le cœur de Tarquin. Ainsi, Brute apparaît comme l’idéal de l’honnête homme, le sage et le prudent ; valeurs propres au XVIIe siècle.
Qu’elle vienne d’amour, qu’elle vienne de Mars, L’une ou l’autre origine est feconde en hazars ; Si chacun a son vice, et son sujet de blasme, Ami, le tien consiste à trop loüer ta femme. (D.R, I, 2, v. 185-188)
Chez Chevreau ce personnage est presque inexistant. Il apparaît pour la première fois à la scène 4 de l’acte III, puis reparaît à l’acte V.
Deux conceptions dramatiques autour du couple Sexte-Tarquin/Lucrèce s’opposent. Si dans la pièce de Chevreau, Sexte se ressouvient de son amour pour Lucrèce, chez Du Ryer le prince s’éprend de la jeune femme au début de la pièce. La scène du banquet relaté par Collatin (I, 2, D.R) est l’élément qui confirme la passion de Tarquin pour Lucrèce. L’acte I de Du Ryer met donc plus en relief l’union Lucrèce/Collatin et les prémices de leur désunion que celui de Chevreau.
Sexte arrive à Colatie et confie à nouveau à Maxime sa violente passion pour Lucrèce (sc.1, Ch.). Celui-ci tente une nouvelle fois de raisonner son maître en lui prouvant que son amour est criminel. Cette deuxième tentative se solde par un échec ; il se retrouve même contraint à participer au stratagème élaboré par Sexte pour séduire Lucrèce. Malgré lui, Maxime devient complice de cet amour interdit. Tullie interrompt cet entretien et permet à Sexte de remplir son rôle d’ambassadeur (sc. 2, Ch). Le prince rassure la reine de la bonne fortune du roi au camp d’Ardée mais Tullie doute de ces informations car elle surprend un secret entretien entre son fils et Maxime. Afin de remplir la première phase du plan, à savoir faire croire à Lucrèce que son mari Colatin a trahi Tarquin au combat et que seul Sexte peut le sauver des griffes du Superbe, Maxime quitte la scène. Après cette sortie, Sexte peut enfin achever son discours sur la réussite romaine. Tullie s’interroge alors sur l’honneur et le pouvoir. Sexte et la reine ne partagent pas les mêmes opinions sur la façon de gouverner un royaume. Lucrèce reçoit Misene à Colatie (sc. 3, Ch). Celui-ci l’informe de la réussite romaine et du retour de Colatin à Colatie le lendemain. Malgré ces bonnes nouvelles, Lucrèce est mélancolique. Misene et Cecilie, la suivante de Lucrèce, incitent leur maîtresse à se préparer pour accueillir Colatin. Manifestant toujours une grande inquiétude, Lucresse se met alors à raconter un songe dans lequel elle se trouvait déshonorée. Dans cet horrible rêve, Lucrèce entendit les paroles de la déesse d’honneur qui l’informait que seule sa mort pouvait réparer sa faute. La jeune femme, empreinte d’un désespoir extrême voit en Maxime, qui vient au devant d’elle, un espoir (sc. 4, Ch). D’emblée Maxime engage la conversation sur la fausse trahison de Colatin. Lucrèce pense alors que son mari est mort et associe cette sombre nouvelle au songe qu’elle vient de raconter à ses serviteurs. Ce complice renchérit tout en insistant sur le fait que Colatin n’est pas mort mais qu’il a été fait prisonnier. Alors que tout semble jouer dans l’esprit de Lucrèce pour Colatin, Maxime lui propose une solution. Celle-ci, horrifiée par la situation de Maxime, s’évanouit.
L’acte II de Du Ryer ne diffère pas totalement de celui de Chevreau. Après avoir vu Lucrèce, Tarquin ne songe plus qu’à elle. Il considère que son haut rang social suffira à la charmer (sc. 1, D.R) :
Tarquin Et je suis en un rang à ne rien respecter. Je puis tout esperer, et je ne doi rien craindre. (D.R, v. 290-291) […] Ne considerons point cette vertu supréme Comme un empeschement à mon amour extréme. (D.R, v. 295-296)
Les deux dramaturges dépeignent l’amour démesuré du prince pour la jeune femme. Ils s’accordent également sur le caractère rusé de Sexte-Tarquin mais en rendent compte différemment : Chez Chevreau, la ruse du prince est perceptible à partir du stratagème (II, 1, Ch), alors que chez Du Ryer, la ruse de Tarquin évolue en crescendo. Elle se développe en trois temps avant d’aboutir comme chez Chevreau à l’élaboration d’un stratagème de séduction (II, 4, D.R).
Enfin à la scène 4 de l’acte II (D.R) le caractère rusé de Tarquin atteint son paroxysme. Il élabore seul un stratagème afin de ravir Lucrèce à Colatin. Bien que la nature de la stratégie soit différente dans les deux pièces, les deux dramaturges s’accordent à calomnier Colatin et font ainsi de ce personnage la faiblesse de l’héroïne. Chez Chevreau Colatin est accusé d’un crime politique (trahison de Tarquin au combat) et chez Du Ryer Colatin est adultère. Les scènes 5 et 6 de l’acte II (D.R) amorcent les premières phases du plan machiavélique du prince. Tarquin flatte, manipule Collatin et Lucrèce de sorte qu’à la scène 6 la jeune femme court, à son insu, à sa perte en acceptant que son mari quitte Colatie « Je le rendrois coupable, et lui serois rebelle/ Si je le retenois quand la gloire l’appelle ; » (D.R, v.627-628). Plus largement, ce sont les deux amoureux qui se perdent mutuellement : le comportement orgueilleux de Collatin suscite la perte de sa femme et malheureusement à la scène 6 comme nous venons de le voir Lucrèce se rend vulnérable. Privée de la protection de son mari, elle offre la possibilité à Tarquin d’agir sans être inquiété. Ce deuxième acte scelle la désunion du couple Lucrèce-Collatin.
Lucrèce se réveille dans sa chambre en compagnie de Maxime (III, 1, Ch). Le complice de Sexte ne laisse pas une minute de répit à la jeune femme et réattaque dans sa première ruse [trahison de Colatin]. Bien que Lucrèce n’approuve pas cet acte déloyal, elle ne peut se résigner à blâmer son mari. Maxime désemparé devant cette parole hautement vertueuse enclenche la deuxième phase du plan élaboré à la scène 2 de l’acte I : Sexte, prince et fils du roi Tarquin, est le seul qui puisse sauver Colatin. L’héroïne est face à un dilemme cornélien : Aimer Sexte et sauver Colatin/ Refuser le prince et perdre Colatin. Lucrèce préférant l’honneur, rejette la proposition scandaleuse du confident. Elle aperçoit alors Sexte et l’implore en vain de pardonner son mari (III, 2, Ch). L’héroïne voit dans les paroles du prince l’effet du songe. Elle résiste. Sa défense agace Sexte qui se résout à quitter la scène. Se retrouvant seul avec Maxime, son complice de toujours, il lui figure la dernière phase du plan : Par les paroles ou par la force il obtiendra Lucrèce. Tullie, la mère de Sexte, s’est bien rendue compte que son fils était tourmenté. Elle en fait donc part à sa suivante Melixene (sc. 3, Ch) qui pense que le prince est amoureux de Lucrèce, la plus belle femme de la cour. La reine enjoint à sa confidente d’enquêter sur la nature du mal qui hante son fils pour en avoir le cœur net. La scène se déplace au siège d’Ardée où on retrouve Tarquin le Superbe victorieux des Rutules (sc. 4, Ch). Il décide avec ses soldats de retourner à Rome pour célébrer cette victoire. Colatin, quand à lui, préfère rejoindre Lucrèce à Colatie, comme il l’avait prévu à la scène 3 de l’acte I. Nous voici de retour à Colatie, dans la chambre de Lucrèce (sc. 5, Ch). Sexte s’y est introduit pendant le sommeil de la jeune femme. Il tente « le tout pour le tout » en la charmant par ses douces paroles, en la suppliant même mais Lucrèce reste inflexible. Fou de rage, il la menace : si elle décide de se donner la mort, il tuera un esclave qu’il déposera près de son corps, laissant peser ainsi sur elle le soupçon d’adultère. Sexte, conscient que les paroles, la séduction, les menaces ne persuaderont pas la jeune femme, décide de la conquérir par la force. Il commence à la violer sur scène.
L’acte II de Chevreau n’était donc qu’une préparation au viol de l’héroine à l’acte III. Tout va très vite : En trois actes, le destin de Lucrèce est scellé. Du Ryer adopte une autre démarche : il privilégie la technique du retardement. L’action progresse lentement, ce qui nous permet d’observer les attitudes des personnages et d’entrevoir leurs pensées. L’acte III constitue, chez Du Ryer, la préparation du viol de Lucrèce. Livie, suivante de Lucrèce, a des doutes sur Tarquin après le départ de Collatin (sc. 1, D.R). Elle remet en cause son statut de monarque. Cornélie, autre suivante, nuance ces propos et ordonne à Livie de taire ses pensées infondées. Libane, l’esclave de Tarquin, vient à leur rencontre, feignant de s’être égaré (sc. 2, D.R). Devant elle, il enclenche la première étape du plan de Tarquin. Il les informe de la fausse perfidie de Collatin envers Lucrèce. L’esclave n’en dit pas plus, effet de stratégie, car il attend la venue de Lucrèce pour déployer totalement son plan (sc. 3, D.R). D’après Tarquin Collatin a trompé Lucrèce avec une autre femme au camp d’Ardée :
Libane Collatin vous trahit, vous prefere une infame, Et malgré les saints nœuds d’hymen et du devoir, Il lui donne le cœur que vous croyez avoir. (D.R, v. 708-710)
Mais Lucrèce confesse à ses suivantes qu’elle ne croit pas Libane car Collatin n’aurait jamais pu nuire à leur honneur commun (sc. 4, D.R). Là-dessus, elle rencontre Tarquin (sc. 5, D.R) qui lui conseille d’être elle aussi infidèle. Lucrèce se défend à nouveau avec un argument phare : l’honneur. Tarquin renchérit en expliquant à Lucrèce que son mari doute de sa vertu. L’héroïne préfère attendre les explications de Collatin, et d’après Tarquin, celui-ci ne saurai tarder. C’est l’occasion pour Libane et Tarquin de se retrouver sur scène (sc. 6, D.R). Où en est leur stratégie ? Chacun à leur tour, ils font un compte rendu de leurs actions précédentes. Même si Libane semble avoir bien rempli sa mission, à savoir faire de Collatin un objet de haine aux yeux de Lucrèce, Tarquin reste perplexe. Le prince se rend à l’évidence : Lucrèce est une beauté chaste qu’il n’arrivera pas à corrompre. Il révèle alors à Libane la dernière phase de son plan : Contraindre Lucrèce par la force.
Le viol chez Du Ryer est donc relégué à l’acte IV. Tous les éléments sont ainsi réunis pour que le drame prenne toute son ampleur. A ce moment, l’action s’accélère.
Lucrèce fait le récit de cette nuit terrible à Misene et Cecilie (sc. 1, Ch). Après cette infamie, après ce viol, l’héroïne souhaite se donner la mort. Cecilie l’en empêche. Lucrèce décide alors d’écrire une lettre à son mari dans laquelle elle lui avoue son déshonneur. Misene, en messager funèbre, portera la missive à son maître. C’est au tour de Maxime et Sexte de se retrouver sur scène pour évoquer le viol (sc. 2, Ch). Maxime déplore l’attitude de son maître. Dans cette scène, le diabolisme de Sexte est exacerbé car il se félicite. Il a triomphé de la vertu et s’il regrette une chose, c’est bien que l’acte ait été aussi furtif. La fin de la scène montre les soubresauts de son repentir. Il souhaite que Tarquin son père et son roi lui pardonne. Misene croise Colatin à la scène 3 (Ch). Ce dernier s’aperçoit dès les premières paroles de son domestique qu’un malheur est survenu pendant son absence. Misene lui transmet alors la lettre de Lucrèce. Après quelques hésitations, Colatin se lance dans la lecture de cette lettre funèbre et y apprend le déshonneur de sa femme. Bien qu’il ne connaisse pas encore le nom de l’agresseur, il jure de venger cet affront. Lucresse réclame en effet vengeance. Face au désespoir de son maître, Misene révèle de nom du suborneur : Sexte est seul responsable de leur infamie. Colatin, fou de rage, réitère son désir de venger Lucresse. Lucrétie, père de Lucrèce, a appris la catastrophe par la rumeur. Avec Colatin ils décident de venger ensemble cet affront avant même de voir Lucrèce (sc. 4, Ch).
Dans l’acte IV de Du Ryer, Lucrèce tente en vain d’échapper à la supercherie de Tarquin. En effet, Dès la scène 1, elle comprend qu’un piège lui est tendu. Livie tâche d’apaiser sa maitresse mais celle-ci est convaincu du machiavélisme de Tarquin « L’un en est l’inventeur, l’autre en est l’instrument ; » (D.R, v. 1014). Lucrèce envoie ses suivantes chercher Collatin dans le seul but de déjouer les projets du prince. Elle se retrouve seule ce qui laisse le champ libre à Tarquin (sc. 2, D.R). Le déroulement de la scène de viol est identique à celle de Chevreau (III, 5, Ch) à une seule exception : le viol n’est pas montréop. cit., p. 357. La vengeance est le thème principal des tragédies de Hardy. Pour le développer il pousse les personnages à la crise. « Hardy suscite le véritable conflit tragique en faisant intervenir dans une situation déjà tendue un impérieux désir de vengeance ». Les personnages assouvissent leurs désirs par des crimes cruels sur scène. Pour une définition complète du théâtre « populaire » de Hardy : voir Elliott Forsyth, op. cit., p. 345-349.
Le personnage de Lucrèce prend toute sa force à travers cet acte. Les deux dramaturges donnent chacun un caractère particulier à leurs héroïnes. Que Lucrèce soit clairvoyante (IV, 1, D.R) ou naïve (II, III, Ch) on arrive à la même conclusion : le viol. Après le viol, la Lucrèce de Du Ryer est empreinte du furor alors que celle de Chevreau est mélancolique.
Victorieux du peuple Rutule, Tarquin revient à Rome (sc. 1, Ch). Il entend tirer parti de cet exploit. Tel un oiseau de mauvais augure, Brute le rappelle à l’ordre. Sexte va à la rencontre de son père et lui avoue son crime (sc. 2, Ch). Devant la colère grandissante des romains, Tarquin n’a d’autre choix que d’exiler son fils. Sexte regrette la décision de son père mais s’exécute. Tullie et Melixene se retrouve alors sur scène (sc. 3, Ch). C’est l’heure des comptes rendus. Après avoir mené chacune de leur côté une petite enquête sur Sexte, elles comprennent que le prince était amoureux de la chaste Lucrèce. Cependant, elles ne pensaient pas qu’il agirait de la sorte. Le viol est inexcusable. Melixene redoute que cet acte ne déclenche la colère des romains sur toute leur famille. Et elle voyait juste ! Galvanisés par Brute, les Romains déchaînent leur colère sur Tarquin. Le roi est mis au ban de la cité. Les rebelles souhaitent désormais s’en prendre à Tullie pour purger le royaume de la tyrannie. (sc. 4, Ch). Tarquin se retrouve seul sur scène et se lamente de sa condition de roi dépossédé (sc. 5, Ch). Sa chute doit servir d’exemple à tous les autres souverains. Tous ces évènements réjouissent Colatin et Lucrétie. Ils n’ont désormais qu’un seul objectif : tuer Sexte (sc. 6, Ch). Colatin, Lucrétie et Brute retournent à Colatie (scène dernière, Ch). La honte s’empare de Lucresse lorsqu’elle voit son mari et son père. Elle évoque son viol en insistant sur le fait que son corps est souillé mais que son esprit reste pur. Dans un dernier souffle, elle réclame à nouveau vengeance à son mari et se tue. Après la mort de sa femme, Colatin souhaite lui aussi se donner la mort. Lucrétie l’en empêche car il veut qu’il venge sa fille avant de se tuer. Brute soutient les paroles de Lucrétie et réaffirme sa volonté d’éradiquer toute la famille des Tarquin. À son tour Colatin fait le serment de poursuivre Sexte et de le tuer. Il va même plus loin en souhaitant que Rome, mère du tyran, disparaissent.
L’acte V de Du Ryer est beaucoup plus court. Il ne comporte que deux scènes. Comment l’expliquer ? Du Ryer n’a, en effet, à aucun moment fait du politique un de ses axes majeurs. On comprend donc que les scènes politiques du dernier acte de Chevreau, c’est-à-dire presque toutes, n’ont pas lieu d’être dans la pièce de Du Ryer. C’est pour cela que Tarquin est totalement absent de l’acte V. Après le viol, il disparaît. Du Ryer articule donc ses dernières scènes uniquement autour du personnage de Lucrèce. Dès qu’ils apprennent la nouvelle, Colatin, le père de Lucrèce et Brute décident d’aller retrouver la jeune femme (sc. 1, D.R). Devant cette assemblée, Lucrèce revient sur son viol. Elle attend que tous jurent de la venger avant de s’infliger le coup fatal. Collatin tente à son tour de se tuer mais Lucrèce l’en dissuade. Elle réclame à nouveau vengeance et meurt de sa blessure. Collatin, considérant qu’il est responsable du déshonneur de sa femme (cf : I, 1, D.R) se lance avec Brute et le père de Lucrèce à la poursuite de Tarquin. Tous souhaitent laver Rome de sa royauté. L’action reste inachevée aussi bien dans la pièce de Du Ryer que dans celle de Chevreau.
Depuis la Renaissance, la tragédie puise sa matière première dans l’HistoireCorneille, le sens d’une dramaturgie, Paris, Sedes, 1996.e siècle se fondent essentiellement sur les récits d’historiens grecs et latins pour créer leur pièce de théâtre.
Le sujet de la tragédie doit être un sujet connu, et par conséquent fondé en histoire, encore que quelquefois on puisse y mêler quelque chose de fabuleuxSilvanire, in Georges Forestier, La Tragédie Française, passions tragiques et règles classiques, Paris, 2010, p. 65.
Chevreau ne fait pas exception. Il s’inscrit dans cette « vogue latine » en dramatisant l’épisode romain légendaire de Lucrèce. Les sources historiques sur lesquelles s’appuie Chevreau pour mettre au théâtre sa Lucresse sont multiples. Si l’Histoire romaine de Tite-Live lui fournit sa matière première, il a lu également les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse et la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile.
Pour constituer son intrigue, Chevreau s’appuie principalement sur l’Histoire romaine de Tite-Live. Que lui emprunte-t-il ? Presque tout ! Suivant scrupuleusement les chapitres 57-60 du livre I, il calque la construction dramatique de La Lucresse sur celle du récit de l’historien latin. Chevreau conduit l’intrigue autour de six faits significatifs :
La mise au ban du Superbe s’effectue aux scènes 4 et 5 de l’acte V dans la pièce de Chevreau.
En ce qui concerne le caractère des personnages, Chevreau emprunte également beaucoup à l’historien. Tous les personnages principaux de La Lucresse Romaine, à savoir Tarquin, Sexte, Lucrèce, Colatin, Brute et Lucrétie, ont une couleur latine. C’est bien les paroles d’un orgueilleux, d’un chef de guerreIbid., chap.53 « Guerre contre les Volsques ». Nec ut iniustus in pace rex, ita dux belli prauus fuit. Ibid., chap. 57. Sex.tarquinium mala libido Lucretiae per uim stuprandae capit, cum forma tum spectata castitas incitat.Ibid., chap.54 « prise de Gabies ».l’Histoire Romaine que l’on peut déceler le caractère sournois du princeIbid., chap. 53. Sextus filius eius, qui minimus ex tribut erat, transfugit ex composito Gabios, patris in se saeuitiam intolerabilem conquerens.chap. 54. Inde in consilia publica adhiberi.[…] Sexto ubi quid uellet parens quidue praeciperet tacitis ambagibus patuit, primores civitatis criminando.
Chevreau puise également des éléments dans les œuvres de Denys d’Halicarnasse et de Diodore de Sicile. Ces deux sources apportent, comme les faits empruntés Tite-Live, une consistance au cadre politique de La Lucresse Romaine. En effet, elles lui permettent de développer son intrigue et de modeler le personnage du prince, Sexte Tarquin.
La seconde partie de la scène 1 de l’Acte I de La Lucresse Romaine de Chevreau, est tirée du livre IV des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse : (I, 1, v.123-128).
Dans ces conjectures, Tarquin envoya Sextus son fils […] à la ville de Collatie pour terminer quelques affaires qui concernaient la guerre. Sextus alla loger chez […] son parent surnommé Collatinus
Denys d’Halicarnasse, .Antiquités romaines, livre IV, source numérisée, chapitre quinzième, §4.
Le hasard permet à Sexte d’aller à Colatie et d’y retrouver Lucrèce. C’est le seul fait emprunté à l’historien grec.
Il achève sa compilation des sources historiques avec l’œuvre de Diodore de Sicile. La scène 5 de l’acte III, et plus particulièrement l’avant dernière tirade de Sexte, fait écho à la Bibliothèque historique de l’historien grec : (III, 5, v. 897-899).
Et lui [Sextus] promit, pour le prix de ses faveurs qu’elle lui accorderait, les dons les plus brillants. Enfin, il s’engageait, si elle consentait à vivre avec lui, à l’élever au rang de reine, et à la faire ainsi passer de la maison d’un simple citoyen à la suprême puissance
Diodore de Sicile, .Bibliothèque historique, traduit du grec par A.F. Miot, 1835, source numérisée, t. III, p. 94.
Certes le travail des sources historiques est essentiel, mais il ne suffit pas à créer la pièce. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué, la période qui vit l’essor de la tragédie met l’accent sur la dispositio du poème dramatique. L’inexpérience de Chevreau dans ce domaine l’a certainement conduit à regarder, puiser ici et là pour dramatiser à son tour l’histoire de Lucrèce.
Tout porte à croire que Chevreau s’est inspiré de la Crisante de Jean de Rotrou créée en 1635.
Il semble probable que Chevreau essaya de dramatiser l’incident selon le modèle de Rotrou
Henry Carrignton Lancaster, .op. cit., p. 68. “It seems probable that Chevreau tried to dramatize the incident according to the model of Rotrou’sCrisante”. Voir également la note 27 p. 68.
Puiser son inspiration dans la pièce de Rotrou n’est pas anodin. Crisante et Lucrèce, par leurs histoires respectives ont un point commun de taille. L’honneur et la vertu habitent si bien les deux jeunes femmes qu’après avoir été violées, elles préfèrent se donner elles-mêmes la mort. Chevreau ne pouvait manquer de s’inspirer de la pièce de Rotrou : en substance, c’est le même sujet. Dès la scène 1 de l’acte I, les ressemblances sont flagrantes : la pièce s’ouvre sur la victoire du général romain Manilie sur un peuple rebelle. Il félicite ses troupes d’avoir avec lui assujetti les mutins.
Manilie Enfin l’Aigle assisté de vos jeunes courages Chez les peuples mutins a trouvé des passages, Et la rébellion étouffée en ses forts, Ne peut plus résister à vos moindres efforts Jean de Rotrou, ; (Cr, I, 1, v. 1-4)Crisante, texte établi et présenté par Alice Duroux,in Théâtre complet 4, Georges Forestier (éd.), coll. « Édition de textes dramatiques du XVIIesiècle », Paris, Société des textes français modernes, 2001.
Cette scène n’est pas sans rappeler la scène 1 de l’acte I de Chevreau, où Tarquin devant le siège d’Ardée galvanise ses soldats. Dans cette guerre, Manilie fait de Crisante, femme du chef vaincu, sa captive. Devant s’absenter il confie la protection de cette prisonnière à son lieutenant Cassie. Mais c’était sans compter avec les pensées perfides du jeune homme. Comme dans la pièce de Chevreau, le général Manilie à l’image de Tarquin, le plus sage et le plus clairvoyant d’entre tous normalement, abandonne la victime à son futur bourreau. La deuxième partie de la scène 1 de l’acte I de Rotrou fait également écho à la scène 2 de l’acte I de Chevreau. Cassie dévoile à Cléodore son confident, ce qu’il ressent pour Crisante comme Sexte révèle à Maxime sa passion pour Lucrèce : (I, 2, v. 213-220).
Cassie Favorable départ ! douce commission ! Qui laisse un libre cœur à mon affection, Quelque étroite vertu dont s’arme cette belle, Qui pourrait asservir le cœur le plus rebelle, Si prières, ni vœux ne peuvent l’émouvoir, Je puis user des droits d’un souverain pouvoir, J’aime avec trop d’ardeur cette illustre captive, (Cr, I, 1, v. 79-85)
Maxime emprunte les mêmes arguments que Cléodore pour dissuader son maître d’entretenir un amour criminel. En effet, le confident met en relief la dialectique passion/raison pour le convaincre : (I, 2, v.229-231 et v.247-248).
Cléodore Éteignez s’il se peut ce brasier malheureux, Et n’entretenez point d’espoir si dangereux, Dompter ses passions est une extrême gloire, Qui résiste d’abord, emporte la victoire ; (Cr, I, 1, v.87-90) […] Quoi, tout respect est vain, et la gloire de Rome Perdra cet éclat pour l’intérêt d’un homme, (Cr, I, 1, v.133-134)
Sexte se défend face à Maxime à l’égal de Cassie. Jusqu’à l’accomplissement du crime Cassie comme Sexte font fi des mises en garde de leurs confidents respectifs. Ils cherchent des moyens pour satisfaire leurs désirs opposant à la raison la force de leurs amours : (I, 2, v.239-240).
Cassie Je suivrai mon dessein, Crisante a des attraits Plus forts que tous respects, et que tous intérêts ; Sa beauté couvrira quelque tort qu’on m’impute, Et tomber de son sein est une belle chute. (Cr, I, 1, v.163-166)
Absente des premières scènes, ce n’est qu’à travers les louanges des prétendants que Lucresse nous apparaît. Chevreau reprend cet effet d’attente. D’autres indices nous permettent de rapprocher les deux pièces. Les deux héroïnes pressentent un malheur prochain (I, 2, Ro, v. 203–204/v. 209–210) / (II, 3, Ch, v. 553–558). Pour parvenir à ses fins, Cassie manipule Orante, une des deux suivantes de Crisante (II, 2, Ro). Bien que le chantage mis en place par Cassie soit d’une autre nature que celui de Sexte, les deux stratagèmes ont la même fonction : faire fléchir leurs bien aimées (II et III, Ch). Chevreau semble donc emprunter l’idée de la stratégie à Rotrou. Par ailleurs, il semble même sélectionner quelques vers de la pièce de Rotrou : (II, 3, v. 518-520).
Cassie Rendez à ce beau teint ses plus vives couleurs, (Cr, I, 3, v. 283)
Après le viol de Crisante, Marcie, sa suivante, lui conseille de se venger. Cecilie, la suivante de Lucrèce, agit de la même façon après que sa maitresse ait été contrainte par Sexte : (IV, 1, v. 967-968).
Marcie C’est trop vous affliger, ranimez le courage, Dont vous devez venger un si sensible outrage, (Cr, III, 1, v. 691-692)
Après son crime, Cassie souhaite se repentir ; il s’exprime en ces termes :
Cassie Confus, triste, saisi d’un repentir extrême, Je doute si je vis, et si je suis moi-même, (Cr, III, 2, v.747-748)
Et Chevreau fera dire à Sexte :
Et si le repentir me rend triste* ou confus, (IV, 2, v.1093)
Selon Sandrine Blondet, La Lucresse Romaine aurait également subi l’influence de La Mariane de Tristan L’Hermiteop. cit., p. 237-238. Nous ne ferons ici que reprendre sa pensée. La Mariane sur la Lucresse de Chevreau, la douleur et le désespoir d’Hérode fait écho à celui de Colatin après la mort de leurs femmes. Tous deux tentent de se donner la mort et maudissent leur patrie. Colatin formule une imprécation contre Rome et Hérode contre Jérusalem : (V, sc. dernière, v. 1565-1580).
Hérode Versez sur ce climat un malheur infini. Punissez ces ingrats qui ne m’ont point puni, Donnez-les pour matière à la fureur des armes, Qu’ils flottent dans le sang, qu’ils nagent dans les larmes. (v. 1615-1618 La malédiction continue jusqu’au vers 1650. )
Le travail des sources, qu’elles soient historiques ou contemporaines de l’auteur, constitue la première phase du processus de création. Chevreau après s’être imprégné des éléments piochés ici et là se lance dans l’écriture de sa tragédie.
Dans sa préface à La SilvanireTemps de préfaces, Paris, Klincksieck, 1997.Ibid., p.94.Lucresse Romaine, Chevreau fonde « sa dispositio sur la logique narrative La Tragédie française, op. cit., p. 189.L’Histoire Romaine de Tite-Live. La dispositio suit « point par pointIbid.
Chevreau développe son personnel dramatique pour répondre aux exigences des règles théâtrales mises en place dans les années 1630. Autour des héros gravitent des personnages secondaires, appelés « confidents », entièrement crées par le dramaturgeLa Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. éd. 2001, p. 40. Le confident connaît un véritable succès dans les années 1635-1645, p. 46.
Pour créer ce personnage, Chevreau a amplifié le récit de Tite-Live. Dans son Histoire Romaine, l’historien reste évasif sur le compagnon qui accompagne Sexte à Colatie. Dans la pièce, cet anonyme parce qu’on lui donne un nom, celui de Maxime, devient à personnage à part entière. Maxime est le confident de Sexte Tarquin. Il occupe une place importanteIbid., p. 41.
Il est d’abord celui qui écoute et console son maître d’avoir été écarté du combat final contre les mutins. (I, 2, v.162-166). Tout en magnifiant Sexte, Maxime lui conseille de s’abandonner aux bras d’une maîtresse pour oublier ses désirs de gloire au combat. Son discours à la scène 2 de l’acte I a une fonction capitale pour la suite de la pièce : Maxime lance définitivement l’intrigue car il va permettre à Sexte de révéler ses réelles intentions sur son ambassade à Colatie. Le nouvel objectif du prince n’est plus de rassurer sa mère Tullie mais de conquérir Lucrèce, le plus bel objet de la cour. Bien loin de n’être qu’un confident passif, Maxime va lui enjoindre d’enfouir ses sentiments criminels. Toutefois, cet acte de bravoure ne lui permet pas d’avoir l’ascendant sur son maître. Enfermé dans son rôle de confident, il se retrouve contraint d’être le complice de cet amour perfide en devant convaincre Lucresse d’aimer Sexte pour sauver son mari (II, sc. 2 et sc. 3). Maxime provoque une fois de plus la progression de l’intrigue lorsqu’il expose à l’héroïne la fausse trahison de Collatin (II, sc. 4 et III, sc. 1). La calomnie de Colatin ressort de l’invention du dramaturge. À travers le confident, le caractère de Sexte se précise. Comme le souligne Jean Louis Barrault, en tragédie le personnage est à son confident ce que l’homme est à son doubleIbid., p. 43.Ibid., p. 49.
Maxime Que sçait-on si le Roy se doit mettre en colere ? Si la mort quelque jour en sera le salere : Et si le desespoir forcera les Romains, De porter sur vous deux et leur haine et leurs mains. Le Senat irrité, le peuple dans sa rage, Viendront bien-tost à bout de vôtre grand courage, (v. 1103-1108) Sexte Maxime apres le Roy, qu’est-ce qui nous peut nuire ? Dans un si grand mal-heur je me sçauray conduire. Mais allons audevant, il me pardonnera, Personne apres cecy ne me condannera. (v. 1111-1113)
Dans cette scène on entrevoit les prémices de la culpabilité du héros. Le rôle de Maxime est clairement au service de la progression de l’action : le confident provoque la repentance de Sexte à la scène 2 de l’acte V
La création de ce personnage permet à Chevreau non seulement d’amplifier le récit de Tite-Live en ce qui concerne les caractères de Sexte, de Tarquin et du « compagnon » mais aussi d’inventer le stratagème qui aboutit au viol de Lucresse. Aussi, la création de la scène de repentance de Sexte inscrit le personnage de Tarquin dans la règle de bienséancePoétique de la tragédie, Paris, Sedes, 1998, p. 72.e siècle. En rendant la justice, en exilant Sexte, Tarquin renvoie à l’idée que l’on se fait d’un monarque à cette époque : il s’appuie sur la raison et non sur la passion pour rendre justice (V, 2, v. 1304)
Cecilie, la confidente de Lucresse, est un personnage inventé de toute pièce par Chevreau. Ses brèves apparitions sur scène – on ne la voit que deux fois (II, 3 et IV, 1) – sont fondamentales. Elle fait sa première entrée sur scène en même temps que l’héroïne (II, 3). La scène 3 de l’acte II est exclusivement une scène de confidence. À travers Cecilie, comme c’est déjà le cas pour Maxime et Sexte, on découvre le personnage de Lucresseop. cit., p. 46. « C’est sur le héros à juste titre qu’est concentrée la lumière dans un entretien avec son confident ».
Le rôle que confie Chevreau à Cecilie met en évidence le paradoxe du confident : sa personnalité est effacée mais sa fonction est exaltée. C’est elle qui crée la dynamique de la scène car c’est elle qui fait parler Lucresse.
La seconde apparition de cette confidente sur scène révèle à nouveau ses éminentes fonctions (IV, 1). C’est d’abord dans un rôle d’écoute que nous la retrouvons. Lucresse violée par le suborneur Sexte trouve en effet un refuge en la personne de Cecilie. Cette fois, Cecilie n’est plus la confidente effacée que l’on a connue à l’acte II scène 3. Elle devient un obstacle pour sa maîtresse en refusant de la délivrer par la mort de cette infamie. À partir de ce moment, c’est une confidente stratège qui s’offre à nous. Selon elle, Lucresse ne doit pas envisager la mort pour réparer sa faute. Pour la convaincre, Cecilie développe une argumentation en deux temps : d’abord, en s’appuyant sur des « arguments théologiquesop. cit.
Melixene est la confidente de Tullie, mère de Sexte et femme de Tarquin. La reine est inquiète pour son fils qui depuis son arrivée à Colatie lui semble étrange (III, 2). Elle fait part de ses sentiments à sa confidente Melixene. Cette dernière qui devrait dans la logique du confident rassurer sa maîtresse préfère donner sans ambages son propre point de vue sur le comportement de Sexte. Dès ses premières paroles Melixene semble très lucide sur la situation :
Melixene Et Sexte à mon avis ne vient dans vostre cour Qu’à dessein d’y treuver dequoy faire l’amour. (v. 773-774)
Cette hypothèse engagée par Melixene lance la suite du dialogue. Quelle femme se cache derrière cet amour ? C’est ce que Tullie va tenter de découvrir par l’intermédiaire de sa confidente. Comme le souligne Jacques Scherer le confident peut parfois jouer le rôle « d’agent de renseignementIbid., p. 49.
Par le biais du confident, Chevreau met une fois de plus en lumière le personnage principal. C’est le caractère et les convictions de Tullie qui percent dans ce passage. En inventant le personnage de Melixene, Chevreau a amplifié le récit de Tite-Live pour créer Tullie. Car de la Tullie de Tite-Live on ne connaissait que sa passion pour le pouvoir, son caractère stratège pour parvenir à ses fins. Dans la pièce on n’est plus dans la sphère politique mais dans la sphère privée. C’est une mère qui se questionne, c’est une mère qui s’inquiète pour le bien de son fils. Le dramaturge lui donne un aspect plus humain tout en conservant, et on le voit dans sa demande d’enquête à Melixene, le trait stratège de la reine.
Chevreau insiste à nouveau sur la clairvoyance de Melixene dans sa seconde et dernière apparition sur scène (V, 3). Le dramaturge joue sur cette thématique de la clairvoyance dès le début de la scène : Tullie qui n’imaginais même pas que son fils puisse être amoureux se réapproprie l’hypothèse de Melixene annoncée à la scène 2 de l’acte III :
Tullie Je te l’avois bien-dit qu’il estoit amoureux*, Et qu’enfin son amour le rendroit malheureux. (v. 1361-1362)
À la place de Melixene c’est donc Tullie et sa fausse lucidité qui sont mises en lumière. Ce bref moment permet à la reine de flatter son ego. Sans que l’on s’y trompe c’est Melixene qui voit juste. Condamnant l’acte criminel de Sexte, elle pressent un plus grand malheur pour la dynastie des Tarquin : il est possible que le peuple se soulève et destitue cette famille étrusque. Bien évidemment, la reine sûre de sa force ne partage pas cette idée. Finalement Melixene se range derrière les convictions de sa maîtresse. Néanmoins, sa prémonition fournit la matière nécessaire à Chevreau pour enclencher La scène 4 de l’acte V.
Misene est le dernier personnage secondaire que nous allons présenter. Comme pour élaborer le personnage de Maxime, Chevreau a développé L’Histoire Romaine de Tite-Live. Le messager qui prévient Colatin du viol de Lucrèce dans le récit de l’historien latin devient ici Misene. Notre dramaturge ne cantonne pas ce nouveau personnage dans une seule et unique mission de messager entre Lucrèce et Colatin après le viol de cette dernière. Il lui donne en effet, un rôle confident et de messager tout au long de la pièce. Il assure ainsi le lien entre le camp d’Ardée et Colatie. On le découvre pour la première fois à l’acte I scène 3 en compagnie de Colatin. Dans cette scène il détient la fonction exclusive de messager car il transmet des nouvelles de Lucresse à Colatin. Ce dernier le renvoie à son tour à Colatie afin qu’il rassure Lucresse sur la bonne fortune des romains au combat. Cette scène engendre donc sa suite à la scène 3 de l’acte II où Misene arrivé à Colatie réconforte Lucresse. Dans la première partie de la pièce, Misene est un « messager heureux ». Après le viol, il devient un « messager funèbre » : la jeune femme lui donne la lourde tâche de transmettre la nouvelle de son infamie à Colatin (IV, 1). La lettre de Lucresse à son mari est une invention de Chevreau. Tite-live ne fait aucune allusion à cette missive. Il parle juste d’un messager envoyé à Colatin et à Lucrétie, père de Lucresseop.cit., chapitre 58.
Misene Que n’estois-je muet, la fureur le transporte*, Et pour y resiter sa douleur est trop forte, A combien d’accidens nous trouvons nous reduits ! Et pour si peu de jours, que nous souffrons* de nuits ! (IV, 3, v. 1187-1190)
Enfin en divulguant le nom de l’agresseur de Lucresse, il redémarre l’action.
Misene Sexte a faict vostre mal, il n’est plus temps de feindre, Il a forcé*Lucresse, et nous force* à vous plaindre. (v. 1219-1220)
Cet échange entre les deux protagonistes amorce l’acte V : la vengeance des victimes.
Les personnages secondaires de la pièce de Chevreau sont en partie les locomotives de l’action. Aussi, grâce à eux on entre dans la psychologie des héros qui pas à pas, au fil des entretiens prennent formes et se révèlent. Quatre confidents pour deux clans bien distincts : Face à face se dresse le clan des victimes et des bourreaux.
À la lecture de La Lucresse Romaine, on s’aperçoit que la pièce s’approche, sans vraiment les respecter, des règles classiques que les nouveaux auteurs de Tragédie ont adoptées depuis 1634. Que se soit l’unité de lieu, de temps ou d’action, les trois règles majeures de la poétique dite régulière sont bouleversées. En ce sens, l’héritage de la tragi-comédie est manifeste dans la pièce de Chevreau. Car comme le souligne Hélène Baby ce qui définit la tragi-comédie c’est « le triple éclatement » du temps, du lieu et de l’actionLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2002, p. 29.Lucresse au siège d’Ardée, alors que si l’on suit les recommandations de d’Aubignac la pièce aurait du commencer au plus près de la catastrophe « in medias res », c’est-à-dire à l’acte II au moment où Sexte arrive à Colatie.
Le plus bel artifice est d’ouvrir le théâtre le plus près qu’il est possible de la catastrophe, afin d’employer moins de temps au négoce de la scène, et d’avoir plus de liberté d’étendre les passions et les autres discours qui peuvent plaire
Charles Mazouer, .op. cit., p. 310.
La pièce ne se déroule pas dans un seul lieu comme le recommandait Chapelain dans sa célèbre Lettre. La totalité de l’acte I se passe au camp d’Ardée. Sexte comme Misene sont envoyés respectivement à Colatie dans les scènes 1 et 3 de l’acte I. Logiquement l’acte II s’ouvre sur leurs arrivées dans ville. La cour de Colatie est l’unique lieu de l’acte II. Néanmoins il semble que l’on puisse au sein de cette cour distinguer deux espaces : les scènes 1 et 2 se situent dans un endroit distinct des scènes 3 et 4. Cette multiplication des lieux persiste à l’acte III et atteint même son paroxysme : on change trois fois de lieu dans ce même acte. Les scènes 1 et 2 se déroulent dans la chambre de Lucresse. On voit successivement l’héroïne en compagnie de Maxime et de Sexte. Tullie et Melixene occupent la scène 3, ce qui signifie que l’on entre dans un autre endroit. On peut donc imaginer que cette scène se déroule dans les appartements de Tullie. À la scène 4 on retrouve Tarquin, Brute et Collatin au camp d’Ardée. Enfin, on retourne à Colatie, dans la chambre de Lucresse pour la dernière scène de l’acte (III, 5). L’acte IV se poursuit sur le site de Colatie. Toutefois, il convient d’apporter une nuance. On pourrait en effet discerner trois espaces : les appartements de Lucresse (IV, 1) / ceux de Sexte (IV, 2) / à proximité de la cour de Colatie (IV, 3 et 4). Enfin, l’acte V ne fait pas exception à l’éclatement des lieux. Hormis la dernière scène qui se situe à la cour de Colatie, les scènes 1 à 6 se déroulent à Rome.
Ce va et vient entre les lieux provoque le chevauchement des personnages, si bien que « contre toute vraisemblance Les Lucrèce classiques : suicide et héroïsme féminins au Grand Siècle, thèse de doctorat ès Lettres sous la direction de Gérard Ferreyrolles, Université Paris IV Sorbonne, 2004, p. 88.
Ce refus de l’unité de lieu entraine l’absence de liaisons des scènes. Très peu de scènes dans la pièce de Chevreau respectent la liaison de bruit, de recherche, ou de présence. Le dramaturge, aux moyens d’artifices, relie les scènes entre elles. Il utilise beaucoup la prémonition : quasiment toutes les scènes confirment la prémonition qu’un personnage a eue juste avant. Notons que Les prémonitions servent aussi à soutenir l’intérêt tragique de la pièce. « L’entretien » sert également de liaison de scènes :
Tullie Parfois dans l’entretien* je l’entens soûpirer*, (III, 3, v. 750)
L’éclatement de l’unité de lieu pose une question matérielle : comment représenter autant de lieux sur scène ? Bien que l’on ne dispose d’aucune information sur le décor de La Lucresse Romaine, Le Mémoire de Mahelot récemment édité par Pierre Pasquier fournit de précieux renseignements sur la décoration pratiquée à l’Hôtel de Bourgogne dans les années 1630. Àcette époque, comme on a pu déjà l’évoquer, la tragi-comédie domine la scène française. La multiplicité des lieux de l’action favorise un décor multiple et une scénographie « simultanée ». Ce type de décoration « offre au regard du spectateur tous les lieux fonctionnels occupés par l’action représentée sur scène Le Mémoire de Mahelot, Pierre Pasquier éd., Paris, Champion, 2005, p. 119.La Lucresse Romaine révèle que la scénographie de cette pièce correspondait à celle des tragi-comédies représentées au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne à cette époque. En effet, trois espaces se distinguent dans la pièce de Chevreau :
Sans que l’on connaisse précisément la scénographie de la pièce, nous pouvons émettre quelques hypothèsesLe Mémoire de Mahelot, éd. cit., p. 258. le mémoire de Mahelot, il était courant qu’une même chambre connaisse « plusieurs actualisations différentes ». La chambre de l’héroïne appelée « Belle chambre » devait se situer au fond et au centre de la scène. Pour améliorer la visibilité on usait de certains artifices : on pouvait mettre des balustrades devant la chambre pour faire croire que l’on jouait à l’intérieur (III, 1, 2 et 5 ; IV, 1 et V, scène dernière). Cette « belle chambre », se refermait au moyen d’un rideau quand l’action le nécessitait. La dernière didascalie de la scène 2 de l’acte III semble confirmer cette hypothèse : « Icy on tire la tapisserie qui ferme la chambre ». Le décor que nous avons mis en perspective ci-dessus renvoie aux scènes qui se déroulaient à l’intérieur du palais de Colatie. D’autres scènes se jouaient en extérieur : à l’entrée du palais de Colatie (II, 1 et 2) et à proximité de Colatie (IV, 3 et 4).
L’intrigue ne commence véritablement qu’à la scène 2 de l’acte I lorsque Sexte dévoile son amour pour la belle Lucresse. Cette scène nous donne à la fois les informations nécessaires pour la suite de la pièce et laisse en suspens des questions qui devront trouver des réponses au fil des actes. En ce sens la scène 2 répond aux exigences de l’exposition. L’acte II que l’on appeler « préparatif du viol de Lucresse » montre des ralentissements dans l’action. La scène 1 de l’acte II rappelle la scène 2 de l’acte I car Chevreau nous représente l’amour impossible de Sexte. Ce n’est qu’à la fin de cette scène que la nouveauté apparaît : le stratagème pour fléchir Lucresse est élaboré. La scène 2 de l’acte II fonctionne exclusivement sur l’aparté. Comme on a pu brièvement l’évoquer l’entretien secret entre Maxime et Sexte en présence de Tullie permet à l’action de progresser. En effet, pendant que la reine se questionne, Sexte enjoint à Maxime d’enclencher la première phase du plan de séduction. Chevreau joue donc sur ces éléments dramaturgiques pour mener l’action. Le récit du songe à la scène 3 de l’acte II retarde à nouveau la progression de l’action. Comme le souligne Alexandra Licha-Zinck, le songe et le débat sur le songe sont des éléments dramaturgiques canoniques des tragédies sur Lucrèceop.cit., p.401.
Je ne suis pas d’accord avec M.Boissière lorsqu’il affirme que l’unité d’action est préservée. La mort de l’héroïne n’est pas la cause du bannissement de Tarquin
Henry Carrignton Lancaster, .op. cit., p. 68 “Nor I can agree with M. Boissière that the unity of action are preserved, for the death of the heroine does not cause driving out of the Tarquins”.
Tarquin se retrouve banni de la cité pour un crime qu’il n’a pas commis. En effet, après avoir pris connaissance du crime de Sexte, le roi applique sa justice. Et soucieux des règles d’honneur, il exile son fils. Alors pourquoi Brute, Colatin et Lucrétie se déchainent sur leur roi ? Surtout qu’au départ Colatin avait fait le serment de se venger sur Sexte. Il n’était pas du tout question du père. Comme le souligne Philippe Bousquet, Chevreau utilise l’arrière plan culturel pour condamner Tarquinop. cit., p. 89.op. cit., p. 187.
Le temps dans la pièce de Chevreau reste assez flou car très peu d’indices temporels définissent les moments de l’action. Il semble cependant que l’intrigue de La Lucresse Romaine excède la limite des vingt-quatre heures. La pièce commence probablement le matin au camp d’Ardée. Le vers 281 constitue le premier indicateur de temps : On apprend que Colatin rendra visite à Lucresse le lendemain :
Colatin Dy luy que sans manquer je la verray demain (v. 281)
L’acte II se déroule vraisemblablement en fin de matinée ou en début d’après midi. En effet, entre la fin de l’acte I et l’acte II, Sexte et Misene doivent rallier la ville de Colatie ce qui constitue une certaine distance. Dès son arrivé à Colatie, Misene informe Lucresse de la venue de son mari le lendemain matin.
Misene Mais demain vous pourrez le voir d’assés bonne heure. (v. 504)
Cécilie appuie les propos de Misene :
Ah ! Madame, esperez que demain du matin (v. 509)
Ces précisions, à ce moment de la pièce, inscrivent l’action dans la règle des vingt-quatre heures si l’on suppose que l’acte I débute le matin. Aussi, les discours des personnages produisent un effet de martellement comme si le dramaturge souhaitait se justifier quand au respect de la règle. Ceci n’est pas sans rappeler que Chevreau se revendiquait comme étant du parti de la norme. Ce temps si précieux, s’écoule malheureusement très vite à l’acte III. Ceci s’explique certainement par la multiplication des lieux et l’éclatement de l’action. L’unité de temps se dérègle naturellement comme les deux autres étant entendu que les trois unités forment un bloc. La victoire de Tarquin au camp d’Ardée à la scène 4 de l’acte III doit vraisemblablement avoir lieu en fin d’après midi. Pendant que la garnison se dirigera à Rome pour célébrer leur victoire, Colatin se rendra à Colatie (III, 4).
La scène 5 de l’acte III, à savoir la scène du viol de Lucresse, se déroule dans la nuit. Dès la scène 2 le prince avait confié à Maxime son intention de contraindre Lucresse au milieu de la nuit, à l’abri des regards : (III, 2, v. 733-735). Si la nuit clôt l’acte III, l’acte IV s’ouvre au petit matin ce qui sous-entend non seulement l’arrivée de Colatin à Colatie mais aussi la rencontre avec sa femme. Or les faits contredisent la volonté de Colatin.
Colatin Que crains tu pour ma femme ? est-ce mon infortune Dont le ressentiment aujourd’huy t’importune ? (v. 1123-1124)
Prévenu par Misène à la scène 3 de l’acte IV du déshonneur de Lucresse, il décide instamment de la venger sans même la voir ce qui repousse leur rencontre à la fin de la matinée ou au début de l’après-midi de cette deuxième journée voire même au lendemain. L’acte V ne donne aucune indication sur le temps ce qui nous laisse à nos seules hypothèses. L’arrivée de Tarquin à Rome se passe probablement au même moment que l’arrivée de Colatin à Colatie. La vengeance sur la famille des Tarquin s’effectue entre les scènes 2 et 6. Quel temps s’est écoulé ? Tout reste approximatif. On aurait tendance à dire que ces cinq scènes s’étalent sur la matinée. De ce fait le retour de Colatin à Colatie après avoir en partie réparé l’infamie de Lucresse, se situerait à la toute fin de la matinée voire au début de l’après-midi.
Finalement, l’intrigue de La Lucresse Romaine durerait en tout un jour et demi dépassant quelque peu les limites de la règle des vingt-quatre heures.
Comme on a pu brièvement l’entrevoir, Chevreau use de combinaisons similaires pour faire avancer l’intrigue : il ne fait pas qu’entrechoquer les scènes [II, 4 et III, 1 par exemple], il les duplique. En effet, le contenu de la scène 1 de l’acte I se retrouve dans la scène 3 du même acte : Tarquin à la scène 1 et Colatin à la scène 3 envoient respectivement Sexte et Misène à Colatie dans le dessein de rassurer leurs femmes. Le contenu n’est pas le seul élément que Chevreau dédouble : deux scènes de confidence se font écho ce qui soutient l’intérêt dramatique : la scène 2 de l’acte I entre Sexte et Maxime et la scène 3 du même acte entre Colatin et Misène. La gémellité des scènes participe entre autres à la construction de deux clans bien distincts. Forcément les scènes 1 et 3 de l’acte I attendent une suite qui révélera encore une fois la composition symétrique de la pièce. Tullie et Lucresse reçoivent chacune leur tour (II, 2 et II, 3) les personnages envoyés par leurs maris respectifs à l’acte I. Enfin, après le viol de Lucresse (III, 5) Sexte et Lucresse au début de l’acte IV font chacun le récit de cette nuit d’épouvante pour l’héroïne, de cette nuit de bonheur pour le héros. Ces doublons permettent de saisir les points de vue des personnages sur la situation qu’ils viennent de vivre. La pièce de Chevreau se construit sur une multitude d’épisode.
La symétrie est un des enjeux de la construction de la pièce. Chevreau joue également sur des effets d’opposition pour structurer La Lucresse Romaine. Sans y revenir davantage, la victoire au camp d’Ardée se heurte aux malheurs de Lucresse à Colatie. Aussi, les personnages luttent les uns contre les autres pour exister. Une multitude de conflits balaie la pièce : entre Tullie et Melixene, entre Cecilie et Lucresse, entre Sexte et tous les autres personnages. Le prince est l’archétype du personnage en opposition. Alexandra Licha-Zinck explique que des rôles entièrement négatifs peuvent être considérés comme des éléments de structureop. cit., p. 721.op. cit., p. 96.op. cit., p. 90.ses seuls détracteurs, même Maxime son confident, son ami fidèle ne peut soutenir ses propos. Enfin, c’est en vain que Lucresse essaie de se défaire de l’amour démesuré de Sexte. Après le viol de l’héroïne Colatin, Lucrétie et Brute entrent en conflit avec le prince. L’opposition des caractères est un des leitmotivs de la pièce.
Personnage emblématique de l’histoire romaine, Lucresse et son éminente vertu traversent les siècles. Plus adultère que chaste pour les uns, plus criminelle qu’innocente pour les autres, Lucresse est devenue une véritable héroïne littéraire. Dans son épître à Mme de Coaslin, Chevreau fait cas de ce paradoxe tout en se positionnant en faveur de la jeune romaine.
Toutefois, MADAME, considerez s’il vous plaist, que toutes les personnes qui perdent les yeux ne meritent pas qu’on leur arrache, que toutes celles qui haissent la vie n’en sont pas indignes, et que cette Dame Romaine, quoy que violee, passe encore dans notre siecle pour un exemple de pudeur.
Lucresse est à la fois celle que l’on admire et celle qui fait horreurop. cit.e siècle soit plus positive que négative. En la qualifiant « d’exemple de vertu », Chevreau sort l’héroïne du cadre littéraire pour l’élever au rang de « modèle idéologiqueIbid., p. 67-68.
Tout au long de la pièce, Lucresse représente un idéal de perfection. C’est en femme vertueuse qu’elle ouvre la pièce, c’est en femme chaste qu’elle termine la tragédie. Même le viol et le suicide ne ternissent pas l’image hautement vertueuse de l’héroïne : ils accentuent même sa force. En l’auréolant de toutes les vertus, Chevreau peint Lucresse à l’égal d’une déesse, de la Sainte. Ainsi, le dramaturge sous entend une relecture chrétienne de l’histoire de Lucresseop. cit., p. 233. Il convient en effet de rappeler que notre dramaturge était un fervent catholique.
Tous les personnages de la pièce s’accordent sur la vertu de l’héroïne. Lucresse fait l’unanimité au sein des deux clans.
La teinture de la Vertu n’y est pas un fard superficiel, et ajoûté par artifice, elle y est interieure et de naissance
Le Moyne, .La Gallerie des femmes fortes, Paris, Antoine de Sommaville, 1647.
Au reste, sa vertu n’est pas le seul point sur lequel s’attardent les personnages : en plus d’être chaste, Lucresse semble être d’une beauté sans égale. Le tableau ci-dessous recense tous les vers qui font référence au caractère vertueux et à la beauté de l’héroïne.
Ce bref inventaire sublime le personnage de Lucresse. En un certain sens il révèle la soumission des personnages face à l’héroïne. Elle suscite l’émerveillement auprès des autres personnages : pas un n’essaie de la blâmer. Et quand un s’y risque, il s’attire les foudres des autres personnages. C’est le cas effectivement pour Sexte qui se trouve condamner par son confident et Tarquin, et pour Melixene qui s’essayant à la calomnier, reçoit l’ordre de se taire.
Melixene O que sa chasteté romproit son entreprise* ! « Mais parfois la plus chaste est la plutost surprise. Il ne faut qu’un moment pour s’emparer d’un cœur, Dont on se rend apres le maistre et le vainqueur. « Combien en voyons nous qui sont toujours au Temple « Et qui sont en effet de tres mauvais exemples ? (v. 807-812)
Ces multiples caractérisations la hissent au rang divin, au sommet car ce qui interpelle dans les paroles de tous ces personnages c’est l’exemplarité de l’héroïne.
Sexte A cet objet* divin de peur de l’ofenser. (v. 210) Tullie Il n’y faut point songer : Lucresse est plus qu’humaine, (v. 803)
Chacun leur tour, ils la cristallisent dans une image d’héroïne sacrée qu’il ne faut pas toucher. Parce qu’elle est belle, parce qu’elle est chaste, Lucresse suscite pourtant l’envie et déchaîne les passions. Son défaut est sans nul doute celui d’être parfaite. C’est en tous cas ce que nous fait remarquer Le Moyne dans sa Gallerie des femmes fortes.
Que la beauté est un bien dangereux ! Que la garde en est difficile ! Et qu’elle est exposée à d’estranges avantures ! La beauté ne connoict point ces jours de tréve ni ces intervalles d’innocence
Inhérent à l’histoire de Lucresse, le viol de l’héroïne par le fils de Tarquin brise cette image de pureté.
Décrite comme une femme vertueuse et belle, l’essence de l’héroïne réside surtout dans son amour pour l’honneur. De toutes les vertus c’est le respect de celle-ci qui semble être le plus important à ses yeux. Ses premières paroles à la scène 3 de l’acte II manifestent sa crainte quant à sa perte. En effet, l’oracle funeste que lui a rendu la déesse d’honneur tend à l’entacher. Ce songe ne fera donc que renforcer son désir de garder intact son honneur. Car même dans la calomnie la Lucrèce de Chevreau reste exemplaire. De cette exemplarité naît la dialectique du vice et de la vertu. L’honneur, ce que Sexte par le biais de Maxime va tenter d’ébranler, est donc le maître mot de la conduite de l’héroïne. Face à Maxime qui lui soutient que son mari a trahi l’empire elle continue d’honorer Colatin : elle lui manifeste en effet « une dévotion sans failleop. cit.
Lucresse Ah ! pauvre Colatin, ta femme ne peut croire, Qu’un dessein* de regner ait obscurcy ta gloire*. (v. 603-604) Maxime Quand mesme Colatin reconnoitroit son crime, Et qu’il seroit puny d’un trépas legitime, Il vous faut à la fin resoudre à le quitter ; (v. 620-623) Lucresse Je l’ayme, et si je plains son destin rigoureux En tous lieux la vertu* merite sa loüange, « Elle a mesme son prix au milieu de la fange (v. 630-632) […] Tel que soit un mary, sa femme doit l’aymer, Ce titre seulement suffit pour la charmer. Quand mesme sa rigueur passeroit dans l’extresme, On doit toujours l’aymer et le servir de mesme : En quelque état qu’il soit apprenez qu’il me plaist, (v. 641-645)
La scène 4 de l’acte II met non seulement en lumière l’honneur conjugal dont fait preuve l’héroïne mais aussi le caractère excessif de Lucresse. Sa dévotion pour son mari, cet amour de l’honneur stupéfie Maxime. La jeune romaine semble donc prête à tout pour sauver son mari, sauf comme elle le dit à faire un acte contraire à son honneur.
Lucresse Que l’honneur* m’est trop cher pour luy faire une tache (v. 668) […] D’une amour qui s’entende avecque mon honneur*, (v. 713)
Du coup cet amour démesuré pour l’honneur détruit son aptitude à sauver Colatin. Mais sans que l’on s’y détrompe, en Colatin réside l’honneur de sa couche ce qui annihile la possibilité de faire passer son mari après « l’estime de soi ». L’honneur conjugal, l’honneur de sa lignée et sa vertu féminine sont au même rang : tout forme un bloc.
Le caractère absolu de Lucresse ne ressort pas exclusivement de la description : la vertu qu’elle affiche, soulignée d’ailleurs par tous les autres personnages, n’est pas une vertu d’apparat. C’est une vertu que l’on voit certes, mais c’est aussi une vertu qui la pousse à agir. Le mot est donc à comprendre au sens fort du terme : la virtus signifiant le courage, la vaillance, l’énergie masculineDictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005, p. 1846.op. cit., p. 17.Publif@rum, 2, 2005, p. 1.Gallerie des femmes fortes :
Une pudeur courageuse, une Modestie forte et rehaussée. Ce tempérament est celuy des anciennes Héroines, qui armoient les Graces et les menoient à la guerre
Le Moyne, .op. cit.
Chevreau inscrit son héroïne dans cette acception. En effet, c’est la verve de Lucrèce qui trahit son caractère modéré.
Poussée par son honneur et sa vertu, l’héroïne affronte Sexte à la scène 5 de l’acte III. Cette scène marque un tournant dans la pièce. En effet, à partir de ce moment le diabolisme de Sexte est démultiplié : il apparaît comme un vil usurpateur. Face à cet antihéros se dresse la chaste Lucrèce. Depuis le début de la pièce la vertu de l’héroïne fonctionnait comme un rempart à la fourberie de Sexte. À la scène 5 l’excès de zèle ne suffit plus. Tel un acte héroïque elle défie par la parole son bourreau. Sa tactique est simple : elle consiste en le rejet de toutes ses avances. Mot après mot, elle déconstruit les arguments de Sexte. Pour parvenir à ses fins, Lucresse essaie tout d’abord de provoquer la pitié du prince :
Pour moy ; Dieus vôtre amour me rendroit malheureuse : Ayez à mon esgard l’ame* plus genereuse*, Ne me cotraignez point, pour en venir à bout, Et pour me bien aymer, ne m’aymez point du tout. (v. 871-874)
Ensuite elle met en lumière sa fourberie en lui représentant son projet sournois. Ainsi, elle tente de le pousser à la culpabilité.
Mais vostre guerison n’est pas dans ma puissance, Vos desseins* pour Lucresse ont trop peu d’innocence.
Remarquons d’ailleurs, qu’en toutes circonstances Lucresse tient son rang. Elle continue de vouvoyer Sexte sachant sa mauvaise fortune. Comprenant que son sort est joué, Lucresse tente le tout pour le tout. Elle accable Sexte d’injures et troque le vouvoiement pour le tutoiement. Elle ne s’adresse plus au roi mais à l’homme.
Je sçay bien que ce bras ne t’en peut empescher, Mais tu ne sçaurois pas me contraindre à pecher. De quelque grand mal-heur qu’on menace ma vie, Je croiray que ma mort sera digne d’enuie*, Massacre donc ce corps, et ne retarde pas, Je crains plus ton amour que l’horreur du trépas. Vouloir tuër le Roy pour assouvir ta rage ? Est-ce avoir de l’amour ? Ou monstrer du courage ? Pour gaigner mon esprit faire un double attentat, Et pour me ruyner, ruyner tout l’Etat ! Quel crime épouventable oze attaquer vostre ame* ? Vous vivez donc de sang aussi bien que de flame ? Monstre de cruauté, barbare que fais-tu ? Voudrois-tu par un crime acheter la vertu* ? (v. 909-922)
Cette tirade d’une force extrême révèle l’orgueil de Lucresse. Ce dernier sursaut de courage avant qu’elle subisse l’acte abominable vise à dominer Sexte. Pendant ces quelques instants les rapports semblent s’inverser : c’est lui qui est à sa merci. L’héroïne excite la rage de ce prince venimeux en lui expliquant que seul le corps sera souillé mais que l’âme restera intacte. Au fur et à mesure elle dépolitiseDramaturgie et politique dans la tragédie française (1634-1651), thèse de doctorat de Lettres sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV Sorbonne, 2006.
Le courage de Lucresse s’illustre également après son viol. Chevreau ne remet pas en doute la pureté morale de la jeune femmeop. cit., p. 125.
En tous points, elle est le contrepoint de Sexte. Cette lettre montre encore une fois l’exemplarité de la jeune femme. Alors que Sexte imaginait un triple mensonge pour séduire Lucresse, l’héroïne parce que sa vertu et son honneur le lui imposent ne se cache pas. Son courage, sa force à dépasser les évènements les plus douloureux font de cette dame romaine un personnage exceptionnelop. cit.
L’héroïsme vertueux de Lucresse culmine à la fin de la tragédie. Souillée par le tyran, elle décide de mettre fin à ses jours pour réparer sa faute. Cecilie s’évertue pourtant à lui rappeler qu’elle est coupable dans les faits mais qu’elle est innocente d’intention (IV, 1). Cette nuance, l’héroïne ne la voit pas. C’est pour cela qu’elle n’attend même pas de se voir venger pour s’infliger le coup fatal : la quête ou plutôt la reconquête de son honneur et de sa vertu est individuelle.
Lucresse Par la fin de mes jours finis la Tragedie. (v. 952)
Ainsi, elle accomplit le dessein de la Déesse d’Honneur.
Repare par ta mort un detestable affront. (v. 554) […] Mais ne crains point la mort que craignent les mortels, (v. 557)
Dans l’épître à Mme de Coaslin, Chevreau défend le suicide de Lucresse. Si elle était vraiment chaste, pourquoi aurait-elle besoin de s’infliger ce châtiment, comme le fait remarquer Saint-Augustin dans La Cité de Dieu ? Cet acte de courage permet à la mémoire de Lucresse de perdurer de façon intacte dans les siècles qui passent. L’immortalité est en effet un des souhaits des héroïnes selon Noémie Hepp dans son article sur « la notion d’héroïneOnze études sur la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, Wolfgang Leiner (éd.), Paris, Edition Place, 2e éd. 1984, p. 11.non-vertueuse/vertueuse apparaît : en trois vers elle se réapproprie la vertu devant son mari Colatin. On passe de « je ne suis plus Lucresse » (v. 1496, 1500 et 1504) à « Sexte vit en infâme, et je meurs en Lucresse. » (v. 1508). Cette reconquête fait de Lucresse un archétype du stoïcisme chrétienop. cit., p. 233.
L’épisode du viol de Lucrèce permet au peuple de se soulever contre la famille des Tarquin. Il en est l’élément déclencheur. La jeune femme permet donc l’émancipation de ses proches. D’une affaire personnelle et familiale on bascule dans une affaire d’État puisque l’épisode entraine l’avènement de la Républiqueop. cit., p. 227.
Tarquin Quelles extremitez* où la rage les porte, Et je soufre* qu’un peuple en use de la sorte. A quel crime odieux le porte la fureur, Un peuple me banit, et je suis Empereur ! Vous commettez Romains ce crime épouventable, En sçavez-vous quelqu’un qui soit plus detestable ? Rapelez moy Romains, banissez vôtre erreur, Mais je ne suis plus rien, et j’etois Empereur. (v. 1427-1434)
L’honneur et la vertu de Lucresse se transfèrent sur ses proches. C’est la volonté d’honorer sa vertu qui pousse ses proches à bannir Tarquin. Pour autant, ce transfert n’est pas exclusif à son clan. En effet, dans son monologue Tarquin semble puiser sa force dans l’exemplarité de Lucresse. Il demande alors à tous les rois de garder en mémoire sa mise au ban. C’est dans cette posture « d’exemple de roi déchu » qu’apparaît pour la dernière fois Tarquin.
Rois, Princes, Potentats, qui portez les couronnes, Qui pensez gouverner les cœurs et les personnes, Considerez Tarquin pour voir un malheureux, A qui jamais le Ciel ne fut plus rigoureux. (v. 1455-1458)
Les éminentes vertus de Lucresse sont magnifiées dans la pièce de Chevreau. Vénérée par les autres personnages pour sa beauté et sa vertu, la jeune Romaine incarne également l’énergie masculine. Capable de soulever des foules, elle suscite le respect des générations futures.
Parce que le sujet s’y prête, la violenceLa Violence au théâtre, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
La criminalité de Sexte n’est plus, en effet, un secret au terme de cette réflexion. Mais lorsque l’on évoque ce prince, lorsque l’on imagine sa cruauté c’est toujours et uniquement par rapport à Lucresse. D’ailleurs Chevreau ne manque pas de concentrer la violence sur ces deux personnages. Pour autant Lucrèce semble ne pas être la seule victime du bourreau. Des personnages proches du prince ou en périphérie subissent également sa violence. C’est Maxime qui le premier en fait les frais. Sans que l’on y revienne davantage, car nous en avons déjà beaucoup parlé, le confident se retrouve contraint par son maître à tromper Lucresse. Sexte a tout pouvoir sur ses victimes surtout quand elles sont socialement inférieures à lui. Le Le stratagème qu’il élabore pour fléchir Lucresse est d’une extrême violence. Jusqu’au viol de Lucresse, Maxime et le public – seuls au courant du subterfuge – sont enfermés dans leurs rôles de futurs témoins d’un crime inévitable car eux même n’en détiennent pas la clef. Un certain voyeurisme, une atmosphère malsaine se crée entre la scène et le public. La violence de Sexte est donc à la fois interne et externe à la pièce.
Appartenir au clan de Sexte n’assure donc pas la tranquillité. Tullie et Tarquin, les parents de Sexte sont également concernés par la violence de leur fils. C’est une violence indirecte. Les actions de Sexte poussent le couple royal à la perte de leur royauté. Colatin et Lucrétie, personnages de l’autre clan, se heurtent aussi à la violence du prince et encore une fois elle est indirecte. Le père et le mari sont blessés par le spectacle de la mort de Lucresse (IV, 3 et 4). Colatin tente même par deux fois de se donner la mort (v. 1540 et 1542). Enfin la violence suprême du héros s’exerce sur Lucresse, femme et objet de ses désirs. Les victimes s’enchaînent et force est de constater qu’à la fin de la pièce ce bourreau n’est toujours pas inquiété. La démesure est le maître mot de la conduite de Sexte. Une fois que la machine de la violence est lancée, la tragédie montre qu’elle ne peut s’arrêter détruisant tout sur son passage.
« On dit fréquemment que la violence est irrationnelle. Elle ne manque pourtant pas de trouver des raisons pour se déchaîner, elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de se déchaînerLa Violence et le Sacré, Paris, Pluriel, 1990.
Tout est bon pour que Maxime soutienne le projet de Sexte. Sexte se présente d’abord comme un amoureux. Il aime follement Lucresse et rien ne peut annihiler cet amour coupable.
Sexte Pour en venir à bout il faudroit le surprendre. La priere, la force*, et l’amour, et les pleurs Ne donneront jamais de trefve à mes douleurs ; La crainte que j’en ay me comble de tristesse*, (v. 216-219)
Il tente donc d’apitoyer Maxime sur son sort de pauvre prince soupirant. Puis il feint de se soumettre devant les reproches de Maxime, il les anticipe même.
Sexte Use de cent raisons pour deffendre à mes sens D’entretenir* ainsi leurs plaisirs innocens, Blâme les mouvemens de mon ame insensée, Estouffe mon ardeur*, accuse ma pensée, Represente à mes yeux la crainte et le respect, Fay voir que mon amour luy doit estre suspect : (v. 285-290)
Voyant que cette stratégie ne remporte pas le succès escompté, il attaque d’abord Maxime en reprenant son statut de prince, puis il le flatte pour le soudoyer : Sexte ne souhaite pas porter la responsabilité de sa passion.
Sexte Fay ce que tu voudras pour empescher mon ame* De brûler desormais d’une si belle flâme, Apren qu’un repentir ne me peut affliger ; Censurer mon dessein* c’est me des-obliger*. De grace, cher Amy, dont je fais tant de conte, Ne me propose point ny la mort, ny la honte ; Parais, si tu me veux monstrer quelque douceur, Le témoin de mon crime, et non pas le censeur.
Enfin pour ne pas accabler le lecteur, c’est pour cela que nous n’en ferons qu’une allusion, le stratagème de séduction constitue au-delà du langage un moyen de rationnaliser la fougue du prince. Sexte mise tout sur ce mensonge pour fléchir Lucresse.
La violence de son amour, pousse Sexte après quelques fausses hésitations à croquer dans la pomme d’Adam. Le prince est un être déstructuré, démesuré car il ne répond qu’à ses pulsions. En un certain sens c’est un être boulimique. On l’a vu lorsqu’un personnage lui fait obstacle, il va jusqu’à la force pour parvenir à ses fins. Il assujettit Maxime par le chantage et veut tuer son père pour jouir pleinement de la royauté.
Sexte Je veux tuêr Tullie, et massacrer mon pere. (v. 896)
Enfin, il viole Lucresse car celle-ci fait obstacle à sa passion. Son caractère irrationnel peut être mis en perspective par la théorie des trois concupiscences de Saint-Augustin. Pour un bref rappel, Saint Augustin distingue la libido sentiendi, les plaisirs sensibles, la volupté, la sensualité, la libido sciendi, la curiosité, de la libido dominandi, l’orgueil. Sexte n’agit qu’en fonction de sa libido sentiendi et dominandi face aux autres personnages. Il ne raisonne pas, laissant un libre pouvoir à ses sens. Il agit de façon arbitraire et viole tous les droits de la cité. En s’attaquant à Lucresse, il bafoue les lois d’hospitalité conclues entre sa famille et celle de Colatin.
Maxime Oubliez cette femme en songeant au mary. Pensez-bien qu’il vous sert, que vous estes son maitre, Et qu’en continuant vous devenez un traitre, (v. 246-248)
Inévitablement, Sexte ne trouve pas avant la scène 2 de l’acte IV, les moyens de faire taire sa passion. La pièce progresse dans la violence des paroles, des actes et des gestes.
Jusqu’à présent ce n’étaient que les mots qui véhiculaient la thématique de la violence. Sans y revenir, nous avons vu avec quelle force Lucresse s’adresse à Sexte avant qu’elle ne subisse le viol. Sexte fait preuve également de violence langagière. La violence est à son comble lorsqu’il menace Lucresse.
Sexte Apres ces traitz d’amour le despit me surmonte, Je sçaurai desormais publier vôtre honte. Tout le monde apres moy la viendra publier. On ne vous fuira plus que pour vous oublier, Et tous ceus qui sçauront d’où vient cette colere Trahiront vostre amour pour tâcher de me plaire. Je prendray cet esclave, et cette propre main Produira sur son corps un efét inhumain, Vous causerez sa mort pour m’estre trop farouche, Et son sang innocent soüillera cette couche. Apres, je le mettray moy-mesme entre vos draps, Je diray qu’il est mort au milieu de vos bras ; J’auray mille tesmoins comme on vint vous surprendre. Lors vous pourez crier, et non pas vous deffendre, Lors vous souhetterez l’exces de mon amour, Lors aussi vous perdrez et l’honneur* et le jour. (v. 923-938)
Si le langage est impuissant dans la bouche de Lucresse, il devient une arme dans celle de Sexteop. cit.
Sexte Nous en viendrons à bout ! Lucresse Que voulez vous de moy, puis que vous m’ôter tout ? Au secours Cecilie… Sexte Ah ! J’ay trop eu de crainte J’estime tout en vous, mais je hay vostre plainte. Lucresse Cécilie au secours ? Createurs de ces lieus, Helas ! si vous m’aimez jettez icy les yeus. (v. 945-950)
Colatin Helas que veux-tu faire ? appaise ta rigueur, Tu me veux massacrer en massacrant ton cœur. Lucresse que fais-tu ? console toy mon ame*, Est-ce pour Colatin que tu manques de flame ? Ne crains rien mon souci, nous le pourrons vanger, Bons Dieux comme la mort commence à la changer ! (v. 1509-1514)
La vue ou l’imagination d’un corps meurtri produisent un effet de réalité. Les images bien que furtives nous hantent. Très vite, sans doute pour ne pas accabler davantage le spectateur, la parole reprend le monopole. Les deux exemples cités ont donc la même construction : Langage/Images/Langage. Les scènes 1 et 2 de l’actes IV témoignent et dépasse le crime tout comme la fin de la dernière scène de l’acte V.
À l’évidence, la violence dont a fait preuve Sexte tout au long de la pièce a contaminé les autres personnages. Le viol de l’héroïne engage la vengeance. La lettre envoyée à Colatin résonne comme une solution de justice irrémédiable : le crime sera vengé dans le sang. Contrairement à la violence de Sexte, celle de Colatin, Brute et Lucrétie semble rationnelle : ils n’ont pas besoin de trouver des subterfuges pour l’exercer. Comment l’expliquer ? Tout réside dans l’art du dramaturge. Comme le souligne Florence Fix « l’un des moyens de s’affranchir de la violence, ou du moins d’en amoindrir les effets dévastateurs et dérangeants, est de l’insérer dans une logique intentionnelle et de lui trouver une continuité dans le temps, c’est-à-dire des causes qui la justifient ou l’expliquent, afin de soulager le spectateur du choc ». Chevreau donne une couleur plus que latine en cette fin de tragédie. Colatin, Lucrétie et Brute apparaissent comme des régicides même si la mort des Tarquin n’est pas attestée dans la pièce. Le bannissement suffit pour qu’on les nomme ainsi. Leur violence ne se cantonne pas en la seule personne du roi, Tullie et Sexte sont bien évidemment visés.
Brute Ne donnons point de temps à des propos si vains, Et n’ayons point de langue où nous avons des mains Colatin, c’est trop peu que de banir le père, Allons chercher le fils, vangeons nous sur la mere, Par leur banissement ou leur commune mort, Rome sera sauvee, et nous serons au port. (v. 1553-1554) Colatin Que Rome desormais devienne épouventable. Que tous ceux qui l’ont vu patissent à leur rang, Que leur Tybre à jamais soit un fleuve de sang : Que les vents les plus doux y causent des orages, Dont les moindres éfets soient de tristes* naufrages : Que les plus fortunez s’y treuvent mal-heureux, Et que le Ciel enfin soit un enfer pour eux. Que leurs temples détruits soient des objets* funebres, Que jamais le Soleil n’en chasse les tenebres : Que ses tours qu’on regarde avec étonnement Nous fassent voir leur pointe où fut leur fondement, Que ces lieux qu’on revere, et que rien ne seconde* Se treuvent aussi bas que le centre du monde. Et que Rome en un mot dans ce mal-heur nouveau Pour bien s’ensevelir soit son propre tombeau. (v. 1566-1580)
Cette volonté de purger Rome de ses rois usurpateurs n’est pas s’en rappeler la damnatio memoriae à l’époque de la royauté romaine. Les mots agissent comme des armes, le rythme de la tirade de Colatin enivre le spectateur, le style sublime la violence. La Lucresse Romaine s’achève sur la destruction des êtres, du pouvoir politique, des mœurs et la liberté des hommes.
La présente édition reproduit l’édition originale de La Lucresse Romaine d’Urbain Chevreau, dont le privilège accordée au libraire Toussainct Quinet est daté du 14 juillet 1637, et l’achevé d’imprimer le 30 juillet 1637. Denys Houssaye en est l’imprimeurop. cit., p. 87.
Nous avons également consulté deux exemplaires de la nouvelle émissionIbid., p. 100.
Enfin, nous avons également comparé un exemplaire de la Belle Lucresse Romaine d’Urbain Chevreau de 1643Ibid., p. 150. Selon Alain Riffaud, c’est une nouvelle émission.Lucresse Romaine de 1637. Cet exemplaire est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la cote GD-45 468. Outre la correction du titre, il apporte une correction non négligeable au vers 2 de l’édition de 1637.
Selon l’usage de l’époque, les vers sont en italiques et les didascalies en caractère romain. Nous avons donc inversé ce schéma afin de respecter l’usage moderne. Aussi, par convention nous avons remplacé les « i » par des « j » ; et les « u » par des « v ». Nous avons systématiquement délié la ligature & en et. Nous sommes également intervenus sur le « ƒ » et les « ƒƒ » que nous avons remplacés par le « s » et le double « ss ».
Nous avons remplacé le signe « β » par le double « s » sur les occurrences suivantes :
Auβi-tost (v.10, v. 30, v.372, v.462, v.550, v.752, v.771, v.886), auβi (épître ; v.26 ; v.469 ; v.485, v. 556 ; v.793 ; v.920 ; v. 938 ; v.1096 ; v.1125 ; v.1264 ; v.1271 ; v.1548, 1578), aβister (v.1341), compaβion (épître), euβiez (v. 305), euβions (v. 977), neceβité (épître), paβion (v.1364), poβible (v.1067, v.1116),
Nous avons remplacé le tilde « ̴ » sur les voyelles nasales dans les occurrences suivantes :
Rajout du « n » : Apparẽce (Aux Honnestes gents), Sõt (Au lecteur), Sçachẽt (Au lecteur), Souviennẽt (Au lecteur), Dãs (Aux Honnestes gents ; Au lecteur ; v. 32), Temps (Au lecteur), Aprobatiõ (Au lecteur), Permettõs (Privilege du Roy Voyõns (v. 56), Pretẽdent (Privilege du Roy), Voulõs (Privilege du Roy), Autãt (Privilege du Roy), Approchẽt (v. 61), Biẽ (v. 247 ; v. 940), Sõ (v. 247), sõt (v. 385), Poursuivẽt (v. 461), Bõne (v. 504), Hõneur (v. 668), Depẽd (v. 848), Surprẽdre (v. 935), Grãd (v. 940), Vãger (v. 990), Cõtenté (Arguement Acte V), Võt (argument Acte V), Insolẽce (v. 1395), Viendroiẽt (v. 1439), Commẽt (v. 1477).
Rajout du « m » : Cõme (Au lecteur), Hõmages (v. 59), cõbats (v. 187), cõmune (v. 187), cõment (v. 398), hõme (v. 418, v. 507, v. 848), cõbien (v. 811), cõmande (v. 840), exẽple (v. 1460).
Epître. quelle → qu’elle.
v.53. l’imiter → limiter
v.166. pou → pour
v.403. ny → n’y
v.500. noze → n’oze
v.550. ma → m’a
v.597. d’eust → deust
v.647. qu’on la mis → qu’on l’a mis
v.948. Jestime → J’estime
v.1066. jusques au → jusqu’au
v.1122. ta ton fait → t’a-t-on fait
v.1150. qui la fait → qui l’a fait
v.1199. géne → gêne
v.1287. deüroit → devroit
v.1341. veillez → veuillez
v.1366. réprandre → répandre
v.1399. se → ce
v.1407. rajout du déterminant article défini « le » devant le nom fils.
v.1450. ny → n’y
v.1510. mé → me. [Erreur également corrigé dans l’imprimé : 4-BL-3475 (1) ]
v.1526. r’animer → ranimer
v.1579. Ee → Et
Le recto 73, comme nous l’avons évoqué faisait l’objet d’une erreur de pagination. On peut remarquer une seconde erreur : la lettre correspondante au cahier. La Lettre « K » figure sur le recto 73. Cette erreur engendre celles qui figurent sur les autres cahiers. De fait, chaque cahier a une lettre de décalage. Nous y avons donc apporté les corrections nécessaires.
v.189. rajout d’une virgule à l’hémistiche (, )
v.400. (.) → (, )
v.403. rajout d’une virgule en fin de vers (, )
v.428. (.) → (, )
v.527. (.) → (…)
v.553. ( ; ) → ( : )
v.584. (.) → (…)
v.602. (.) → (…)
v.668. rajout d’un point en fin de vers (.)
v.708. rajout d’une virgule en fin de vers (, )
v. 785. fin du premier hémistiche (.) → ( ! )
v.785. fin du second hémistiche → (, )
v.876. rajout d’une virgule (, ) après « jamais ».
v.942. N’importe. → N’importe !
v.945. fin du second hémistiche (.) → ( ! )
v.947. fin du premier hémistiche (.) → (…)
v.951. rajout d’une virgule en fin de vers (, )
v.1029. fin du premier hémistiche (, ) → ( ! )
v.1034. rajout d’une virgule à l’hémistiche (, )
v.1109. suppression du (.)
v.1118. rajout d’une virgule à l’hémistiche (, )
v.1132. (.) → ( ? )
v.1134. (.) → ( ? )
v.1135. (.) → ( ? )
v.1266. (.) → (, )
v.1380. rajout d’un point en fin de vers (.)
v.1519. ( ; .) entre ame et Ah → (.)
[I] LA / LUCRESSE / ROMAINE. / TRAGEDIE. / [Fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, / dans la petite salle, sous la montée de / la Cour des Aydes / [filet] /M.DC.XXXVII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
[II] verso blanc.
[III-VI] [Bandeau] / A / MADAME/ LA MARQUISE / DE / COASLIN / [épître dédicatoire]
[VII] [bandeau] / AUX HONNESTES / GENTS / [Texte]
[VIII-IX] AU LECTEUR/ [texte].
[X] [bandeau] / PRIVILEGE DU Roy. / [Texte du privilège] / Achevé d’imprimer le 30. Juillet 1637.
[XI] [bandeau] / LES ACTEURS. / [Liste des acteurs].
[XII] [bandeau] / ARGUMENT / du premier Acte./ [ texte de l’argument]
1-92 : texte de la pièce.
MADAME,
Cette Lucresse qui fut autrefois l’objet* de l’amour d’un Prince, craint encore d’estre celuy de votre mespris, quand elle considere la severité de votre vertu*. Elle n’est pas de celles qui ne veulent point de jour s’il n’est faux, ny de miroir s’il ne flatte* ; quoy qu’elle soit plus malheureuse que coupable, elle a creu que comme pour avoir aimé un portrait, on n’est pas obligé* d’aymer la toile quand il n’y a rien dessus ; on ne devoit pas aussi cherir la vie quand l’honneur* en estoit osté, qui est la seule chose pour laquelle nous avons droit de la souhaiter. Toutefois, MADAME, considerez s’il vous plaist, que toutes les personnes qui perdent les yeux ne meritent pas qu’on leur arrache, que toutes celles qui haissent la vie n’en sont pas indignes, et que cette Dame Romaine, quoy que violee, passe encore dans notre siecle pour un exemple de pudeur. Mais comme la malice et la médisance ne treuventtrouver. Les poètes emploient davantage pour la rime la forme treuver comme on peut le voir au vers 879.
MADAME,
Vostre tres-humble et tres-obeïssant serviteur,CHEVREAU.
Nous sommes dans un siecle où les bonnes pensees semblent naistre aussi rarement que les choses prodigieuses, et dans lequel les bons livres ne se contentCompter et conter s’utlisent indifféremment au XVIIe siècle. Il signifie ici : nombrer, calculer. (R.80)Dictionnaire de Mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, 2003).
Louis par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux les gens tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, Juges, ou leurs Lieutenans, et à chacun d’eux en droict soy, Salut. Nostre cher et bien-amé Toussainct Quinet, marchand Libraire, nous a fait remonstrer, qu’il desireroit imprimer et mettre en lumière une Tragedie, intitulée, La Lucresse Romaine mais craignant que l’Impression ne luy soit dommageable si d’autres que luy s’ingeroient de la faire imprimer, il nous a requis nos Lettres sur ce necessaires. À ces causes, nous avons permis, et octroyé, permettons et octroyons audit Quinet d’imprimer ou faire imprimer ladite Tragedie, par tels Imprimeurs que bon luy semblera, icelle vendre et exposer durant le temps de sept années pendant lequel temps nous avons fait et faisons tres-expresses inhibitions et deffenses à toutes autres Libraires et Imprimeurs de la faire Imprimer, vendre, ny debiter, sur peine de perte des exemplaires, et de trois mil livres d’amende, applicable un tiers à nous, et un tiers à l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’exposant, despens, dommages et interests: Et afin qu’ils n’en pretendent cause d’ignorance, nous voulons que mettant enfin des exemplaires autant des presentes, elles soient tenuës pour certifiées. A la charge toutesfois de mettre deux exemplaires de ladite Tragedie dans nostre Biblioteque des Cordeliers à Paris, et un exemplaire d’icelle és mains de notre amé et feal Chevalier Chancelier Garde des Seaux de France, le sieur Séguier Dautry. Car tel est nostre plaisir. Donné à Paris le quatorziesme jour de Juillet, l’an de grace, mil six cens trente-sept. Et de nostre regne le vingt-septiesme. Par le Roy en son Conseil, DEMON CEAUX, et seellé du grand seau de cire jaune.
Achevé d’imprimer le 30. Juillet 1637.
Tarquinamour est aussi bien masculin que féminin. Son genre à l’époque classique n’est pas encore fixé. Vaugelas signale que « les meilleurs écrivains de son temps n’ont point de difficulté à le faire masculin » et il ajoute que même à la cour on a introduit cet usage. e siècle deux constructions coexistent : 1) je le dois faire et 2) je dois le faire. La première forme est une construction avec montée du clitique. Cela signifie que le clitique complément de l’infinitif, en l’occurrence un datif ici, se place devant le verbe recteur ou devant les verbes modaux essentiels comme pouvoir, devoir, oser, ect… qui agissent, également comme des verbes recteurs. Toutes les catégories de clitiques peuvent monter devant le verbe recteur. La construction je le dois faire (clitique + V+Vinf) est la construction normale de l’ancien français et reste la construction la plus fréquente jusqu’au XVIe siècle. La seconde construction V+ clitique+ Vinf commence à apparaître de façon régulière au XIVe siècle mais elle ne s’imposera que définitivement au XIXe siècle. (N. Fournier)
LA
LUCRESSE
ROMAINE.
TRAGEDIE.
Sexte entretient* Maxime de la violence de sa passion, et quelque difficulté que Maxime oppose au dessein* de ce jeune Prince : il est contraint luy-mesme d’aller voir Lucresse pour luy descouvrir ce secret. Cependant qu’ils sont à contester
Maxime dans la violence de la douleur de Lucressedans a au XVIIe siècle un sens plus étendu, souvent plus abstrait qu’aujourd’hui. Dans ce vers elle signifie : en raison de, étant donné ou encore vu.représenter, bien qu’on oublie son sens premier, signifie : rappeller à l’esprit.être de l’intelligence de signifie : s’entendre avec. Comprendre : Lucresse et Maxime ne s’accordent pas sur la trahison de Collatin.
Lors qu’ils s’entretiennent* sur ce sujet, Sexte arrive, qui continuë dans la première ruze, et là il n’espargne rien de tout ce qui peut tomber dans l’imagination pour venir à bout de son entreprise* : il asseure que Colatin est un traître, que le desir de regner l’a rendu criminel, et qu’il a mesme attenté jusques à sa vie : pour treuver occasiondétermination zéro, présuppose qu’il y aurait un article qui n’apparaitrait pas. Ici, il y a absence de déterminant devant un nom en fonction complément d’objet direct. Cette forme est archaïque pour l’époque. La Fontaine remit « au goût du jour » cette construction : fable 2, II Conseil tenu par les rats vers.10 « le galant alla chercher femme ». demander raison.dans prend parfois le sens de avec. (Ac.94)
Lucresse ne croyant pas devoir conserver sa vie, apres avoir perdu son honneur* ; se fait des armes de tout pour se faciliter la mort : mais elle en est empeschée par Cécilie, qui pour la flatter* dans son mal-heur luy veut persuader que la force* rend son peché excusable. Mal-gré les sentiments de Cécilie elle envoye une lettre dans laquelle son regret est assez visible ; mais où elle ne se blâme pas tout à fait, aiant esté violée, et où elle ne veut pas s’excuser estant adultere. Sexte et Maxime se doutant de la rage de Lucresse, et craignant les premiers mouvements du Peuple Romain, deliberent d’aller à TarquinDélibérer est un verbes qui au XVIIe siècle admet deux constructions :V + Vinf ou V+ de + Vinf. Dans cette bribe de phrase il signifie décider. Par ailleurs, la préposition à, comme nous l’avons déjà évoquer, peut avoir de multiples sens. Ici, elle est glosable par la préposition vers. Comprendre : Sexte et Maxime décident d’aller voir Tarquin.
Tarquin pensant joindre la joye à son triomphe, se treuve surpris du pardon que Sexte veut exiger de luy : apres avoir apris la nouvelle d’une action où il s’attendoit le moins ; il commande à son fils de se retirer ; ce que Sexte ne pùt refuser dans la crainte qu’ils avoient, que les ressentimens du peuple irritez par sa presence, ne se convertissent en fureur. Il s’en alla avec Maxime dans une petite colonie où il fut tüé un an apresrencontre est à la fois féminin et masculin. Il perdure dans son genre masculin dans l’expression en ce rencontre.
Pour élaborer ce lexique, nous nous sommes appuyés sur les dictionnaires suivants :
Lucrece parle.
Toutesles Nations sçavent mon avanture ;Elle est encore fraische en l’Esprit des Humains ; Et le sang coule encor, dont aux yeux des Romains ; Je lavay mon honneur et vengeay mon injure. Ma genereuse Mort étonna la Nature : L’Histoire l’a dictée à tous ses Escrivains, Et pour m’éterniser, mille sçavantes mains Au Temple de la Gloire ont laissé ma Peinture. Mais dequoy m’ont servy tant de marques d’honneur ? Aujourd’huy l’on erige en crime mon malheur ; Et sans droit le procez est fait à ma Memoire. Ma grande Ombre en gemit, et s’en plaint à mon Sort : Et pour ne souffrir point une tache si noire, Encore en ce Tableau je me donne la mort.