La mort de la tragédie, au contraire, produisit une impression universelle et profonde de vide monstrueux. Comme au temps de Tibère des navigateurs grecs égarés dans une île solitaire entendirent un jour cette terrifiante clameur : « Le grand Pan est mort ! » – ainsi retentit alors, à travers le monde hellène, comme un cri de douleur : « La tragédie est morte ! Perdue, avec elle la poésie ! Silence ! Taisez-vous, épigones étioles et pâles ! Aux Enfers ! afin que vous puissiez là-bas vous gaver des miettes des vieux maîtres ! ». Et lorsque apparut enfin une nouvelle forme d’art, qui saluait dans la tragédie son ancêtre et sa suzeraine, on dut constater avec effroi que cette forme reproduisait bien les traits de sa mère, mais justement ceux que celle-ci avait montrés au cours de sa longue agonie.
Friedrich Nietzsche,
La Naissance de la tragédie.
Il est de bon ton, depuis que la Renaissance a relégué plus d’un millénaire d’une exceptionnelle richesse esthétique au simple stade de « moyen âge », de dénigrer et de critiquer la production artistique des époques précédentes en en soulignant les limites, les défauts et les incohérences. Le Classicisme français, loin d’échapper à cette tradition, en est même l’illustration la plus aboutie : plusieurs générations de Lumières, de Romantiques, et de Structuralistes ont profondément déformé l’image de cet art ancré dans une époque précise et ont finalement conduit, sous prétexte de l’expliquer et de le révéler, à son incompréhension plus ou moins totale. La production dramatique du XVIIe siècle est l’une des plus importantes tout en étant l’une des moins bien connues : la multitude des genres et sous-genres qui se succèdent, se mélangent et se concurrencent n’a pas manqué de gêner la lisibilité de la production de cette époque – tout au plus en schématise-t-on les principaux enjeux littéraires à la trop réductrice opposition entre Classicisme et Baroque. La réalité est heureusement beaucoup plus complexe et autrement plus riche puisque l’art français au XVIIe siècle se trouve écartelé entre diverses tendances : le désir de développer un art original et profondément national dans lequel un pays encore fragilisé par de récentes guerres intestines puisse se reconnaître totalement, la fascination pour un art italien qui tente à plusieurs reprises de s’installer au-delà des Alpes et dont les tendances « baroques » sont réprimées plutôt qu’elles ne sont véritablement rejetées, la nostalgie enfin d’un idéal antique, sorte d’âge d’or à jamais perdu que l’on tente d’approcher le plus possible… Cet écartèlement souligne donc à la fois l’ambiguïté fondamentale des goûts du public et, s’il était besoin de le prouver, l’enjeu et le rôle éminemment politique de l’art louis-quatorzien.
L’édition critique de pièces ignorées depuis le XVIIe siècle s’inscrit dans cette volonté de démêler les véritables influences et enjeux de la production littéraire de cette époque en les appliquant et les confrontant à un ouvrage précis. Le Bellérophon de Thomas Corneille occupe dans ce contexte une place de choix : succès sans précédent dans l’histoire encore récente de la tragédie en musique, l’œuvre reflète à la fois les questions esthétiques, les enjeux politiques, et la dimension sociale des arts et des spectacles au temps de Louis XIV. Il s’agit donc pour nous, au-delà de la simple analyse de la pièce, d’observer comment et dans quelle mesure une œuvre dramatique s’inscrit dans un système plus vaste que la seule sphère littéraire et nous renseigne autant sur les mœurs politiques, idéologiques et sociales de son époque. Il convient donc de rester particulièrement critique face aux idées reçues en tachant de proposer toujours des outils de jugement et des critères adaptés à la notion étudiée et d’éviter tout anachronisme dans les jugements esthétiques et éthiques : gardons-nous bien d’appliquer à une œuvre écrite au XVIIe siècle pour un public du XVIIe siècle des critères d’analyse issus de la critique moderne. Lorsque Gustave Reynier, l’un des premiers à avoir étudié de manière approfondie et rigoureuse le théâtre de Thomas Corneille, écrit par exemple « quand on songe que ces fantoches [les archétypes du théâtre cornélien] aux traits immuables paraissaient toujours dans le même cadre, on ne peut s’empêcher d’admirer la patience des spectateurs et l’on se demande ce que ces honnêtes gens venaient chercher au théâtre »Thomas Corneille sa vie et son théâtre, Paris, Hachette, 1892 [Slatkine Reprints, Genève 1970] , p. 141.e siècle allait avant tout au théâtre pour voir le Monde et y être vu, pour se divertir et s’amuser. On ne peut donc se faire une idée précise du rôle et de la fonction du théâtre à cette époque qu’en le comparant à une institution équivalente de notre époqueducere et placere cher à l’aristotélisme à la française – mais dont les excès sont critiqués et condamnés, peuvent ainsi être à juste titre considérés comme un bon équivalent du théâtre à l’époque classique.e siècle. Le fait que Bellérophon se situe à une époque où la tragédie dramatique se remet en question face à l’émergence et au succès de la tragédie lyrique ne fait que rendre plus évidente et plus nécessaire une telle démarche : voilà bien l’exemple d’un genre qui se constitue et se définit non pas seulement par des critères purement esthétiques mais aussi en fonction d’une situation sociale, culturelle et surtout politique précise et déterminée. En définitive, « quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques… »Carnet de notes aux Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1951 [1974] , p. 328.
C’est dans la rue de la Pie, à Rouen, là où son frère Pierre était né dix-neuf ans plus tôt, que Thomas Corneille, le futur M. de l’Isle, vit le jour le 20 août 1625. Son père était maître particulier des eaux et des forêts en la vicomté de Rouen et avait déjà cinq enfants. Thomas Corneille fut baptisé le 24 août et son enfance s’écoula sans doute tantôt à Rouen tantôt dans la propriété de Petit-Couronne que ses parents avaient achetée en 1608. Ses études, il les fit comme Pierre au collège des Jésuites de Rouen, et c’est à cette époque que remonte son goût pour le théâtre puisqu’on le voit s’essayer, dans la lignée de son frère, à la tragédie scolaire que les Jésuites cultivèrent toujours avec une certaine prédilection.
À la mort du père, et bien que sa mère fût nommée tutrice, c’est le frère aîné qui devint le conseiller et le guide de Thomas ; ce dernier, bien que déjà passionné par les lettres, décide d’aller faire son droit à l’université de Caen en 1646 – mais peu pressé d’exercer son métier, il fit traîner les choses et ne fut reçu avocat que le 21 octobre 1659. C’est qu’entre temps, notre étudiant en droit avait fait ses débuts au théâtre en commençant – comme son frère – par une comédie : en 1647 avait été représentée à l’Hôtel de Bourgogne Les Engagements du hasard, libre traduction d’une pièce de Calderon, suivie en 1648 d’une nouvelle comédie imitée de Calderon, Le Feint Astrologue, pièces dont le relatif succès durent probablement beaucoup à la « recommandation » du frère aîné.
Le 5 juillet 1650, le mariage du jeune poète avec Marguerite de Lampérière, belle-sœur de Pierre, ne fait que renforcer des liens familiaux et fraternels déjà très prononcés : c’est l’occasion pour les deux ménages de vivre dans une intimité et une proximité que jamais rien ne troublera, tous les témoignages ne manquant pas d’insister sur l’estime réciproque et le grand amour qui unissaient les deux frères.
Les premières années de la carrière dramatique de Thomas verront la création successive de plusieurs comédies (dont Le Geôlier de soi-même en 1655, régulièrement repris pendant plus d’un siècle) qui permettent à Thomas de devenir familier de la société des Précieuses tant par la galanterie de son théâtre que par la subtilité et le brillant de son esprit – liaison qui lui permis d’entretenir d’importantes relations qui ne sont pas à négliger dans le succès et l’éclat de sa carrière théâtrale.
Malgré les succès qu’il remporte avec ses comédies, le jeune Thomas de l’Isle va néanmoins se tourner vers la tragédie, profondément affecté par le retrait de la scène de son frère au lendemain de l’échec de Pertharite, mais tout aussi convaincu qu’il y avait là une place laissée vacante qui lui était destinée : ce sera Timocrate, représenté en novembre 1656 sur la scène du Marais et dont le succès fut immense. Sujet extraordinaire, intrigue compliquée jusqu’à l’extrême obscurité, sentiments raffinés jusqu’à l’invraisemblance montrent combien le romanesque et le précieux avaient déjà envahi les scènes parisiennes. Jamais aucun ouvrage au XVIIe siècle ne connut pareil succès, et il faut croire que Timocrate était la pièce attendue qui réalisait parfaitement l’idéal du moment. La création l’année suivante de sa Bérénice ne remporta cependant qu’un demi succès, confirmant le caractère exceptionnel du triomphe de Timocrate et incitant Thomas Corneille à s’éloigner du romanesque pour s’essayer à la tragédie historique, domaine de prédilection de son illustre frère : il écrira à cette occasion La Mort de Commode qui remportera en 1658 un grand succès sur la scène du Marais.
L’année suivante vit le retour à la scène du grand Corneille qui « partagea » avec son frère cadet les trois sujets de tragédie que lui proposait Fouquet : Œdipe, Camma et Stilicon. L’aîné choisit le premier et le cadet traita les deux autres avec un grand bonheur – Stilicon fut même choisie pour la fête de célébration de la Paix des Pyrénées le 19 février 1660. Suivirent en deux ans, Pyrrhus, Roi d’Epire en décembre 1661, Maximian et Persée et Démétrius en février et décembre 1662.
Mais ce n’est qu’en février 1668, alors qu’il s’était installé depuis 1662 avec son frère à Paris, que M. de l’Isle donna à l’Hôtel de Bourgogne sa nouvelle tragédie, Laodice, qui fut très bien accueillie aussi bien à Paris qu’à Saint-Germain. Le Baron d’Albikrac donné à la fin de cette même année fit une fois de plus courir tout Paris : comédie d’intrigue tout à fait dans le goût de l’époque dont le succès perdurera pourtant durant deux siècles mais qui met du même coup fin à une première période de succès quasi ininterrompu.
Les années suivantes furent en effet moins heureuses puisque La Mort d’Hannibal et La Comtesse d’Orgueil tombèrent successivement en 1669 et 1670. C’est à cette époque que Thomas Corneille réoriente son écriture vers une tragédie que l’on peut qualifier de racinienne : le traitement des passions amoureuses et la simplicité d’action de son Ariane n’étant pas sans rappeler la Bérénice de l’illustre rival. Créée le 4 mars à l’Hôtel de Bourgogne, la pièce balança le succès de Bajazet qui était donné sur la même scène depuis le mois de janvier. La Champmeslé ne fut pas étrangère à ce succès même si la pièce lui survécut amplement : deux siècles plus tard, Ariane faisait encore couler bien des larmes.
L’année 1673 fut marquée par la mort de Molière dont la troupe dut abandonner la salle du Palais-Royal à Lully pour s’installer avec les meilleurs acteurs du Marais au théâtre de la rue Mazarine sous le nom de la troupe de Guénégaud. C’est grâce à l’intervention de Donneau De Visé que Thomas Corneille se détourna de l’Hôtel de Bourgogne, où la gloire de Racine ne devait pas manquer de le gêner quelque peu, pour s’intéresser à la troupe de Guénégaud qui se retrouvait quant à elle sans un auteur capable de lui fournir les nouveautés indispensable à sa survie. La collaboration débuta sur un échec cuisant : La Mort d’Achille échoua misérablement le 29 décembre 1673. Don César d’Avalos réussit un peu mieux l’année suivante malgré l’urgence dans laquelle elle fut montée.
Mais ce sont les ressources mêmes de la salle qui vont être à l’origine de la mutation majeure dans la création dramatique de Thomas Corneille dans cette deuxième moitié des années 1670 : désireux en effet de profiter au mieux des imposantes machines et des décors existants, la troupe décide de monter une de ces pièces à grand spectacle qui connaissaient à Paris un succès croissant depuis les représentations qu’en avaient donné les Italiens sous le nom de pièce à machines et qui tenaient tout à la fois de l’opéra et de la tragédie. Ce fut l’occasion pour les Sieurs De l’Isle et De Visé de composer Circé qui connut lors de sa création le 17 mars 1675 un succès prodigieux, dépassant de loin toutes les espérances : jusqu’en octobre, les représentations ne furent interrompues que durant quelques jours à la fin du mois de mai pour laisser la place à une Iphigénie de Le Clerc et Coras qui fut un four. Malgré les difficultés que fit Lully face au succès de Circé, les bénéfices furent considérables et la troupe de Guénégaud commanda sans tarder une nouvelle pièce à grand spectacle à notre poète qui composa alors la comédie de L’Inconnu, succession d’épisodes inspirées de fêtes données peu de temps auparavant à Paris avec beaucoup de succès. Créée dans la continuité de Circé, cette nouvelle comédie connue un triomphe semblable voire supérieur au précédent et fut jouée du 17 novembre 1675 à Pâques, puis reprise régulièrement pendant un siècle.
Or le public, maintenant habitué à se voir offrir des spectacles de plus en plus brillants réclama de nouveaux divertissements grandioses ; ce fut pour répondre à cette demande que Thomas Corneille se mit à l’ouvrage en choisissant cette fois-ci de mettre en scène la reconstitution d’un tournoi à pied qui sera le prétexte au Triomphe des Dames, créé le 7 août 1676. Ce nouveau divertissement tint l’affiche jusqu’à la fin de l’année, les comédiens de la troupe jouant dès le mois de janvier de l’année suivante Le Festin de Pierre de Molière revu et versifié par leur auteur.
1677 : l’année de la création de Phèdre voit le retrait de Racine de la scène. Le Grand Corneille s’étant lui aussi retiré depuis trois ans et Quinault s’étant consacré aux livrets de tragédies en musique, l’occasion est belle pour Thomas de revenir à la tragédie. Abandonnant la troupe de Guénégaud, le voici de retour à l’Hôtel de Bourgogne pour qui il écrit Le Comte d’Essex, œuvre originale dont le succès sera incontestable malgré la cabale organisée par les comédiens de Guénégaud.
C’est de cette époque que date la parenthèse de la tragédie lyrique dans la carrière du poète : privé de Quinault, Lully lui demanda d’abord de réduire la Psyché de Molière aux dimensions d’un livret d’opéra. Puis ce fut Bellérophon en janvier 1679, spectacle des plus grandioses et des plus réussis de l’Académie Royale de Musique naissante, qui fut joué sans interruption du 31 janvier au 27 octobre 1679 et repris le 3 janvier 1680 devant Louis XIV à Saint-Germain et le 21 mai pour le Dauphin. Cette brève incursion dans le domaine lyrique se referma en 1680 (pour être exceptionnellement réouverte en 1693 pour la Médée de Charpentier), lorsque Quinault rentra finalement en grâce et lorsque la troupe de Guénégaud convainquit Thomas Corneille de revenir à eux. C’est en effet à cette époque qu’éclate le scandale de La Voisin, accusée d’empoisonnement et de sorcellerie : en toute hâte, le dramaturge écrit avec l’aide de De Visé une pièce qui reprend les grands moments, les traits les plus généraux et les moins compromettants du procès qui passionnait tout Paris. Cela donnera La Devineresse, représentée le 19 novembre 1679, trois mois avant l’exécution de La Voisin. « Le succès fut, nous apprend De Visé dans le Mercure Galant de janvier 1710, le plus prodigieux du siècle », et les représentations se succédèrent bien après l’exécution de la devineresse en question.
Cette Devineresse marque en fait la fin des grands succès dramatiques de Thomas Corneille : avec les échecs successifs de La Pierre philosophale en 1681, de L’Usurier en 1685, du Baron des Fondières en 1686 et de Bradamante en 1695, on peut en effet dire que la carrière dramatique de M. de l’Isle est négligeable à partir de 1680. Loin de prendre sa retraite, l’auteur entame un tournant décisif dans sa carrière et commence à explorer tous les domaines du savoir humain. Il sera tour à tour journaliste, grammairien, historien, géographe, homme de science, ajoutant à sa carrière de poète dramatique une vie laborieuse de savant. Le premier grand travail qui détourna Thomas Corneille du théâtre fut sa collaboration au Mercure. De Visé, qui avait entrepris depuis 1672 la rédaction d’une gazette sous le nom de Mercure Galant où il racontait sous forme de lettres les principales nouvelles de la ville et de la Cour, s’assura le soutient et l’aide de l’ancien dramaturge qui y collabora régulièrement au moins jusqu’en 1700. Cela lui permit, faute d’accroître sa renommée d’auteur, d’asseoir davantage sa situation mondaine et de s’assurer une confortable situation financière. En outre, à la mort de son illustre frère en 1684, il était tout naturellement désigné pour lui succéder à l’Académie, ce qu’il fit, élu à l’unanimité. Thomas Corneille fut reçu le 2 janvier 1685 et fut selon bon nombre de témoignages un académicien modèle, participant notamment à la révision du Dictionnaire paru en 1692 et entreprenant une édition critique des Remarques de Vaugelas. Les toutes dernières années du poète ne virent que la parution d’ouvrages secondaires, sa grande occupation étant l’achèvement du Dictionnaire universel géographique et historique commencé en 1694 : ouvrage pour le moins impressionnant (trois volumineux in-folio) quand on sait qu’il est le fruit du travail d’un seul homme, dont la vue était d’ailleurs de plus en plus faible… S’il est vrai que les dernières années de l’existence de Thomas Corneille furent ponctuées de deuils de plus en plus éprouvants, voyant disparaître successivement tout ceux qu’il aime, gendre, belle-sœur, neveu, fils et surtout épouse, il n’est cependant guère probable que l’imagerie que le romantisme naissant du XVIIIe siècle s’est plu à forger d’un vieillard mourrant dans la gêne et la solitude soit authentique et véridique. Contentons-nous donc de signaler simplement que s’éteignant « entre les bras de sa nièce Marie-Madeleine »op. cit., p.111. Ouvrage auquel ce résumé biographique doit beaucoup, sinon l’essentiel.
Le jugement généralement répandu sur la facilité (au sens de superficialité) et le mimétisme (au sens de copiage) de l’écriture de Thomas Corneille remonte au vivant du dramaturge : l’Eloge de M. Corneille, si prodigue pourtant en compliments, ne souligne-t-il pas que
personne ne travailloit avec tant de facilité. On dit qu’Ariane, sa tragédie favorite, ne lui avoit coûté que dix-sept jours, & qu’il n’en avoit donné que vingt deux à quelques autresŒuvres de T. Corneille, t. I, Slatkine Reprints, p. 8.
Or il semble plus intéressant de remarquer combien le cadet de la famille Corneille s’est plu à cultiver une sorte de diversité que J. Truchet définit à juste titre non pas comme une « instabilité, mais bien [comme] un sens aigu de l’opportunité »Théâtre du XVII e siècle, t. II, textes établis et présentés par Jacques Scherer et Jacques Truchet, Paris, NRF Gallimard, 1986, p. 1503.
C’est bien dans cette optique qu’il faut comprendre le qualificatif de « protean dramatist » que lui attribue D.A. Collins et non pas tomber dans le schématisme excessif qu’a pu engendrer une conception particulièrement réductrice de l’œuvre de notre auteur. Son écriture et son inspiration multiformes tendent en effet à créer l’image d’un auteur frivole et inconstant à l’image du dieu que J. Rousset définit dans Circé et le Paon, celle d’un
homme multiforme dans un monde en métamorphose qui ne vit que dans la mesure où il se transforme et s’arrache à lui-même pour signifier qu’il est fait d’une succession d’apparences
Jean Rousset, .La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, Corti, 1954, p. 22.
Et c’est effectivement dans cette optique qu’on a voulu, à la suite de G. Reynier, élaborer une classification rigoureuse, et donc forcément rigide, des influences successives qui ont marquées le théâtre de Thomas Corneille (comédies espagnoles, tragédies romanesques, cornéliennes, raciniennes, pièces à machines…). Or la persistance, tout au long de la carrière de Thomas Corneille, de certaines tendances – cette fantaisie, cette imagination que l’on a à tort assimilé à de l’inconstance – ainsi que l’interpénétration des différentes influences – le romanesque est une composante essentielle des tragédies dites « cornéliennes » ou « raciniennes », de même que les premières tragédies galantes ne sont pas dénuées de la noblesse et de la vertu qui semblent tout droit issues de l’œuvre de l’illustre frère – nous pousse plutôt à croire qu’il s’agit en fait là des caractéristiques d’un style personnel que notre auteur s’est peu à peu forgé et qui a évolué tout au long de sa longue carrière. Pourquoi Thomas Corneille n’existerait-il pas par lui-même, avec ses défauts, ses faiblesses, mais aussi son originalité et ses qualités propres ? Même s’il est, ainsi que le souligne G. Brereton,
un pont entre l’œuvre des deux principaux dramaturges du siècle(Corneille et Racine) », il n’en reste pas moins le plus grand représentant de ce goût général des années 1655 pour la « tragédie romanesqueGeoffrey Brereton, .French Tragic Drama in the XVI and XVII centuries, Methueu & Co Ltd, 1973, p. 220.
Dans cette optique, il convient d’étudier le théâtre de Thomas Corneille non comme le réceptacle des différentes tendances littéraires du moment mais plutôt comme une œuvre personnelle sinon cohérente, ayant une évolution et des caractéristiques propres, présentant les éléments d’une dramaturgie toute personnelle. Il s’agit en fait de dépasser ce regroupement rigide qui a finalement beaucoup nui à la compréhension et à la réhabilitation de Thomas Corneille et de considérer la thématique qui parcourt toute l’œuvre du dramaturge. Il ne faut pas oublier que Thomas Corneille était mis, au XVIIe siècle, sur le même plan que les plus grands dramaturges de l’époque et que les nombreux et éclatants succès qu’il remporta durant toute sa carrière sont avant tout dus à une qualité fondamentale de son écriture : le sens du théâtre et l’art de manier les intrigues complexes, de ménager les dénouements logiques, de maintenir la « suspension ». Mais au-delà de ce premier constat particulièrement évident à la lecture de ses pièces, il existe une réelle dramaturgie du théâtre de Thomas Corneille qu’il convient de préciser afin d’être plus à même de voir à la fois la spécificité de Bellérophon dans la carrière de notre auteur et son inscription dans l’évolution de l’écriture de Thomas CorneilleLa Dramaturgie de Thomas Corneille, soutenue à Paris III en 1977.e siècle : par les valeurs qu’il prône (rôle de l’amour, valeur du devoir et de l’honneur), par le schéma social qu’il véhicule (place de la femme, importance de la hiérarchie sociale), par la sensibilité qu’il développe (triomphe de la galanterie) … il reste constamment ancré dans la réalité de son siècle – ce qui peut expliquer en parti la faveur qu’il a pu trouver du coté des Dames et des Précieux – tout en se projetant, nous verrons dans quelle mesure, vers le XVIIIe siècle des Lumières. À dresser une thématique précise de l’univers cornélien, nous sommes confronté à ce paradoxe d’un grand traditionalisme dans les thèmes abordés mais d’une spécificité particulière dans leur traitement. L’amour y tient, on s’en doute, une place de choix : cet amour est très souvent passionnel et sacrificiel, mais aussi, élément des plus paradoxaux dans un théâtre qui ne fait que parler d’amour, il est un langage à part, essentiellement muetBerger extravagant (II, 1) : « L’amour pour s’expliquer a son langage à part, / Il parle, il persuade en gardant le silence, / Ses moindres mouvements sont remplis d’éloquence, / Un soupir dit beaucoup souvent en un instant, / Et doit parler bien bas si le cœur ne l’entend. »intrigue basée sur le déguisement et l’identité trompeuse »op. cit., p. 220.Ariane est l’exemple le plus abouti, les personnages prennent une part active aux événements, préférant l’action à la narration ou la déploration. Ces considérations sur les principaux thèmes inhérent à l’œuvre de Thomas Corneille ne se veut qu’une tentative d’esquisser les différents aspects de l’imaginaire et de l’univers cornélien, de même qu’un récapitulatif des constantes dans le traitement des personnages nous permettra de relever les principaux profils cornéliens.
L’élaboration d’une classification des personnages nous confronte une fois de plus à cette ambivalence entre le choix de types totalement traditionnels auxquels l’auteur parvient à donner une individualité somme toute originale. Le héros cornélien est, par exemple, un individu d’illustre naissance, absolument parfait puisqu’à ses qualités morales s’ajoutent des qualités physiques et intellectuelles – nous sommes bien loin de l’idéal aristotélicien que le classicisme français tentait d’approcher en brossant des portraits de héros ni tout à fait coupables, ni tout à fait innocents… Et comme le remarque E. Herz-Fischlerop. cit., p. 169.
Le rôle du personnage symbolisant l’autorité (roi, prince mais aussi père ou époux dans les comédies) se voit quant à lui complexifié par l’accumulation de ses fonctions, puisqu’il est très souvent confronté à un conflit intérieur : le souverain étant généralement père, le père se retrouvant souvent rival, l’amant devant parfois assurer des fonctions de souverain.
J. Scherer insiste bien dans sa Dramaturgie classique en France sur la double tendance que connaît la deuxième moitié du XVIIe siècle concernant les rôles secondaires :
l’une des directions va vers l’humanisation : on veut que les personnages secondaires soient vrais, fût-ce au détriment de la perfection technique, l’art de « plaire » l’emportant alors sur les règles
Jacques Scherer, .La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1950, p. 99.
Thomas Corneille, toujours prêt à satisfaire son public, ne faillit pas à cette mode et n’hésite pas à mettre sur scène des valets et des confidents qui loin d’être des personnages insignifiants et transparents, sont très présents dans l’action et conduisent bien souvent l’intrigue : ce sont face à eux que se dévoilent les personnages, ce sont eux qui poussent le héros à agir, ce sont eux qui agissent bien souvent à la place de leur maître qui n’est pas toujours apte à réfléchir sous l’empire de la passion… Bellérophon, à travers son héros, du roi Iobates et de la confidente Argie, nous permettra de revenir plus précisément sur ces types omniprésents dans le théâtre cornélien.
On voit donc combien la typologie des personnages reste conventionnelle, et il est aisé d’ériger ses considérations en modèles et en structures valables pour tout le théâtre cornélien tel que l’a fait M. OddonRevue de l’Histoire du Théâtre, n° 37, p. 199-213.e siècle particulièrement mouvementé – ; mais il nous semble un peu hâtif de réduire, comme le fait G.Reynier, les personnages à des archétypes qui ne font que défiler sur scène sans agir et limités à une seule attitude et une seule phrase :
chacun d’eux n’a qu’un geste, qu’une attitude et à la bouche qu’un seul mot : la princesse disant : « Tout pour ma gloire » ; l’amant : « Tout pour ma maîtresse » ; l’ambitieux : « Tout pour la couronne » ; et le bon sujet : « Tout pour mon roi » …
Gustave Reynier, .op. cit., p. 141.
L’écriture de Thomas Corneille, nous l’avons souligné, est principalement motivée par le désir de plaire. C’est sur cet élément que se fonde tout entier la structure interne de sa dramaturgie et les traits spécifiques de son écriture : l’auteur cherche en effet avant tout à mettre en scène les situations pathétiques, la terreur et la pitié cèdent chez lui la place à l’attendrissement du spectateur qui n’est plus frappé par ce qu’il voit mais seulement touché. Si l’on ajoute à cela le fait que l’héroïsme convient mal à notre dramaturge, on comprendra pourquoi la tragédie va s’affadissant avec Thomas Corneille et que le tragique laisse place au romanesque, annonçant une sensibilité et une vision nouvelle de l’homme, qui s’épanouira au début du XVIIIe avec Rousseau et Mme de Staël et qui établi une distinction entre la passion et le sentiment (sorte d’instance préservée du chaos des passions). À « l’éloquence et au tragique répondent la douceur d’une émotion qui porte aux larmes » : nous avons là une nouvelle vision de la catharsis qui, « loin d’une conception univoque des passions, devient une action réparatrice du sentiment sur les effets de la passion » selon les formules de F. DassasL’Invention du sentiment, Catalogue du Musée de la Musique, 2002, p. 17.
Thomas Corneille est de toute évidence le plus fidèle reflet et témoin du goût de son époque pour une frivolité toute spirituelle, d’un spectaculaire empreint de merveilleux. Il est le prisme qui concentre les différents courants de l’époque pour en faire une création originale et personnelle qui certes heurte par ses défauts criants (tant stylistiques que littéraires) mais qui ne peut cependant laisser indifférent, ainsi que le souligne ce jugement de Voltaire qui avoue volontiers que « cette négligence de style, ou plutôt cette platitude, n’est presque pas remarquée au théâtre. Elle est sauvée par la rapidité de la déclamation et du spectacle »Œuvres complètes t. IX, Firmin Didot, 1876, p. 641.
Thomas Corneille « librettiste » n’est qu’une des nombreuses métamorphoses de cet auteur protéiforme, mais c’est celui qui nous intéresse tout particulièrement dans le cas de Bellérophon. L’expérience de la Psyché de Molière que Lully lui avait demandé de réduire aux dimensions d’un livret de tragédie en musique, lui permis d’évaluer les exigences et d’apprendre les impératifs de l’écriture de la tragédie lyrique par rapport à la tragédie dramatique, même s’il rencontra quelques difficultés lors de la rédaction de Bellérophon et dans une moindre mesure lorsqu’il rédigea en 1693 une Médée pour Marc-Antoine Charpentier : c’est que l’écriture d’un livret est bien différente de celle d’une tragédie. Thomas Corneille a néanmoins su exploiter et évaluer au maximum les possibilités que lui permettaient les libertés formelles de la tragédie lyrique : que se soit pour Psyché, simple reprise de l’œuvre de Molière, pour Bellérophon, inspirée à la fois de Nolfi et de Quinault, ou encore Médée, qui fut la première grande tragédie de son frère, Thomas Corneille ne s’est jamais contenté de faire une adaptation qui aurait consisté en une réduction des dialogues et l’introduction de divertissements, il a modifié son langage pour le rendre le plus apte à servir de support à la musique. Son travail de librettiste s’accompagne donc d’une réelle réflexion sur le genre pour lequel il écrit. L’action est resserrée et simplifiée : nous sommes loin des intrigues complexes qui firent le succès de ses premières tragédies. Bellérophon occupe dans la carrière de Thomas Corneille une place particulière : c’est probablement la pièce la plus étrangère à l’œuvre du dramaturge, la plus difficile à intégrer dans l’évolution et le développement de sa carrière théâtrale. Il est vrai que rien ne le disposait à être le librettiste de Lully : le Florentin explorait depuis Cadmus et Hermione en 1673 les possibilités de la tragédie en musique avec l’aide du fidèle et compétent Quinault. Or Lully se vit contraint à interrompre sa collaboration avec son librettiste à la suite de la cabale d’IsisIsis fut l’objet d’une importante cabale organisée par les détracteurs de la tragédie en musique : ceux-ci se plurent à mener le traditionnel jeu allégorique jusqu’à assimiler Jupiter au roi, la jalouse Junon à sa maîtresse en titre, Madame de Montespan, et la belle nymphe Io à sa dernière favorite en date, Marie-Élisabeth de Ludres. L’orgueilleuse Madame de Montespan ne put souffrir un tel affront public et parvint à obtenir l’exil de sa rivale et la disgrâce du malheureux librettiste. Phaéton. La Fontaine ? Après Daphné et les couplets vengeurs du fabuliste, il ne pouvait en être questionL’Amour guéri par le Temps, dont le titre fait sentir la faiblesse et la mièvrerie : c’était tomber au niveau des Peines et des Plaisirs de l’Amour. Lully choisit Thomas Corneille »Lully ou Musicien du Soleil, Paris, Gallimard, 1992, p. 592.Psyché en 1678, puis pour Bellérophon en 1679.
Or, quoique commandé en hâte, Bellérophon n’en a pas moins une genèse des plus fournies et des plus problématiques parmi les œuvres de notre auteur. La rédaction du livret est en effet à l’origine d’une querelle qui n’a toujours pas été absolument éclaircie et qui, comme le souligne G. Reynier, « n’a plus en elle-même beaucoup d’intérêt » et n’aurait pas retenu notre attention « si d’aussi grands noms ne s’y étaient pas trouvés mêlés »op. cit., p. 60.
Rappelons donc avant tout les faits : suite au succès mitigé de Psyché en 1678, Thomas Corneille renonce à travailler de nouveau sur des textes de tragédies en musique ; ce n’est qu’encouragé par Racine et Boileau (qui cherchaient par tous les moyens à éloigner définitivement Quinault) et surtout par le Roi lui-même que celui-ci accepte finalement de s’atteler à un nouvel opéra. Si le recours à Thomas Corneille et Fontenelle, aidés de Boileau peut sembler un signe évident pour « apaiser les détracteurs des opéras »Jean-Baptiste Lully, Paris, Fayard, 2002, p. 269.Bellérophon, légende traitée quelques années auparavant avec succès par Quinault, traçait néanmoins une continuité évidente avec le grand librettiste auquel, il ne faut pas l’oublier, Thomas Corneille n’a jamais prétendu ni succéder ni faire concurrence. Nous savons de la plume de Noirville que Bellérophon « coûta [à l’auteur] plus de peine que Psyché »Histoire de l’Académie Royale de Musique depuis son établissement, 1645, jusqu’à 1709, composée et écrite par un des secrétaires de Lully, 1752. Citée par la Bibliothèque choisie, B 230 (Bibliothèque de l’Opéra), p. 162.Comparaison de la musique italienne et la musique française, Genève, Minkoff Reprint, 1972, p. 215.
C’est à partir de là qu’il n’est plus possible de d’évaluer précisément le travail de chacun, tous les collaborateurs de Thomas Corneille cherchant à se tailler la part du lion dans cette entreprise. Ainsi, si l’on en croit les différents « auteurs » de la pièce, Boileau tout d’abord, déclare que « tout ce qui s’est trouvé de passable dans Bellérophon, c’est à moi qu’on le doit. Lully étoit pressé par le Roi de lui donner un Spectacle : Corneille lui avoit fait un Opéra où il ne comprenoit rien ; il me pria de donner quelques avis à Corneille. Je lui dis avec ma cordialité ordinaire :
« Monsieur, que voulez-vous dire par ces vers ? » Il m’expliqua sa pensée. « Et que ne dites-vous cela, lui dis-je ? À quoi bon ces paroles qui ne signifient rien ? » Ainsi l’Opéra fut réformé presque d’un bout à l’autre, et le Roi se vit servi à point nommé
Boileau, .Boloeana ou Entretiens de M. de Monchesnay avec l’Auteur, 1740, cité par Fontenelle dans saLettre au Journal Savans, Œuvres complètest. IV, Paris, Fayard, 1992, p. 121.
Fontenelle quant à lui, nous apprend que
M. Corneille ne goûtoit pas cette sorte de travail [l’écriture d’un livret d’opéra] ; il s’avisa de mettre en sa place, mais sans en rien dire, un jeune homme qui étoit en Province (à savoir Fontenelle lui-même qui, alors âgé de vingt ans, demeurait à Rouen). Il lui envoya le plan de
Bellérophon, qui avoit été montré à M. Despréaux. Le jeune Auteur exécuta tout ce plan dans sa Province, et il ne toucha pas aux Canevas. Tout le reste est de lui seulFontenelle, .Lettre de Monsieur de Fontenelle à Messieurs les Auteurs du Journal des Savans, inibid., p. 121.
Enfin en ce qui concerne Quinault, le précieux Noirville nous apprend que
Corneille fit le premier acte avec beaucoup de facilité, il le montra à Lully à qui il déclara que le plan de ses quatrième et cinquième actes était tracé, mais qu’il ne savait comment disposer le deuxième et le troisième. Lully lui dit de consulter Quinault. Ce dernier s’y prêta de bonne grâce […] et le tira enfin d’embarras
Noirville, …op. cit., p. 162.
Que conclure de tout cela ? Avant tout, comme le dit si bien G. Reynier, que
tous ces témoignages contradictoires se détruisent les uns les autres […] . Si tout le monde avait fait l’opéra excepté Thomas Corneille, pourquoi Thomas Corneille le donnait-il sous son nom
Gustave Reynier, ?op. cit., p. 59.
Mais au-delà de la paternité évidemment cornélienne de Bellérophon (la preuve la plus probante étant que presque tous les comptes-rendus et éditions ne mentionnent que le nom de Thomas Corneille, de même que le Mercure Galant lui attribue également la pièce dans la notice nécrologique qui lui est consacrée en 1710), il convient de faire la part des choses et d’évaluer précisément le rôle de chacun dans la rédaction et l’élaboration de cette tragédie en musique. En ce qui concerne Quinault, son rôle a été aussi discret que précieux, puisqu’il s’est « contenté » d’aider Thomas Corneille à construire et structurer le livret de la tragédie lyrique, genre pour lequel il avait acquit une pratique qui fut très profitable à notre auteur. Le cas du Sieur Despréaux est déjà plus délicat : nous ferons confiance à Fontenelle qui, bien qu’il n’enlève à Boileau que pour mieux s’attribuer le travail effectué, réduit le rôle de celui-ci au « Prologue, au morceau fameux qui ouvre le quatrième Acte : Quel spectacle charmant pour mon cœur amoureux, et à ce qu’on appelle dans les Opéra Canevasop. cit., p. 120.Lettre dans laquelle il s’attribue la paternité quasi intégrale de la pièce, et surtout parce que nombreuses sont les éditions qui portent son nom à côté de celui de Thomas CorneilleŒuvres de Fontenelle sous son seul nom, d’abord en cinq actes puis dans une réduction en quatre actes. Lors d’une représentation à Versailles le 27 novembre 1773 devant le roi, les paroles furent également confirmée comme étant de Fontenelle.op. cit., p. 162.Bellérophon.
Les nombreux comptes-rendus, gazettes et chroniques consacrés chaque mois aux spectacles présentés à l’Académie Royale de Musique nous permettent d’imaginer l’engouement et de la popularité du théâtre lyrique à cette époque. En ce qui concerne notre tragédie, les comptes-rendus qui nous sont parvenus peuvent nous renseigner là encore de manière précise sur les circonstances de sa création : d’abord annoncée dans le Mercure Galant de décembre 1678 sous le titre de Les Triomphes de Bellérophon, elle sera finalement représentée sous le titre que nous lui connaissons le 31 janvier 1679 à l’Académie Royale de Musiqueopera, genre emblématique de la musique italienne – et par là de tout ce que la France rejetait –, le public parisien devint cependant de plus en plus avide de ce genre de spectacle lorsque les troupes italiennes envahirent la capitale pour représenter leurs « pièces à machines ». Se développa alors à Paris, parallèlement aux fastes versaillais de fêtes tels Les Plaisirs de l’Ile enchantée, un goût pour l’opera et les spectacles à machines qui conduisit à la création d’une Académie de Musique et de Poésie. Le privilège en fut accordé le 26 juin 1669 par Louis XIV à l’abbé Perrin et au compositeur Robert Cambert. Mais c’est surtout Lully qui su, lorsque l’entreprise fit faillite, exploiter au mieux cette opportunité : rachetant le privilège en mars 1672, il obtint la permission de faire représenter des opéras en français ou en langue étrangère, d’abord dans la Salle du Jeu de Paume, puis, à la mort de Molière, dans la Salle du Palais-Royal où il trouvait enfin le cadre digne dont il rêvait pour réaliser ses « Tragédies en musique ».
sans la maladie de Mr de Lully qui a reculé l’Opéra nouveau qu’il nous doit arriver cet hiver, il auroit bientost son tour, et je ne doute point qu’on eust peine à trouver place dans la Salle du Palais-Royal.
Les Triomphes de Bellérophon[…] sont une des plus surprenantes actions qui n’appartiennent qu’aux plus grands Heros. Nous n’aurons la représentation de cet Opéra que dans les derniers jours du mois prochain ; quelques personnes qui en ont entendu répéter les premiers actes, m’ont parlé sy avantageusement de la musique, que je ne doute qu’elle ne soit le chef d’œuvre de Mr de LullyDonneau De Visé, …Le Mercure Galant, décembre 1678.
Le succès en fut en effet aussi immédiat qu’éclatant : De Visé assure que « tout Paris y estoit et que jamais l’Assemblé ne fut ny plus nombreuse ny plus illustre. J’entens crier miracle de tous costez. Chacun convient que Mr de Lully s’est surpassé luy-mesme, et que ce dernier Ouvrage est son chef d’œuvre »Le Mercure Galant, janvier 1679.op. cit., p. 162.
resta au théâtre, sans discontinuation, depuis le 31 janvier jusqu’au 27 octobre suivant, outre deux représentations extraordinaires dont la première fut donnée le mercredi 31 mai pour Mr. Le Dauphin et l’autre le mercredi 6 septembre pour la Reyne d’Espagne, Marie-Louise d’Orléans
. Ibid., p. 162.
En octobre, l’œuvre cessa d’être jouée à Paris pour être représentée à Saint-Germain-en-Laye pendant l’hiver et le Carnaval.
Les différents articles que De Visé consacra à cet ouvrage dans les colonnes de sa Gazette nous permettent de suivre pendant quelques temps l’accueil qu’il reçut : après ses premières réactions dithyrambiques, il revient à l’occasion de la trentième représentation sur les causes de ce succès en tentant de l’analyser. Il souligne ainsi que « ce que je remarquay qui plaisoit particulièrement dans cet Ouvrage, c’est d’y voir l’action suivie par tout, en sorte qu’il n’y a aucune scène qui n’ait de l’enchaisnement avec celle qui l’a précédée, ce qui n’y laisse aucun endroit languissant. Quand on observe cette conduite dans un Opéra, que les divertissemens qu’on y fait entrer naissent de la pièce même et font une partie de l’action (ce que nous voyons fort rarement) que la Musique est d’un aussi grand homme que M. Lulli, il est impossible que cet opéra manque de succès et c’est pour cette raison que celui de Bellérophon a été au-delà de tout ce qu’on a vu jusqu’ici de cette nature »Le Mercure Galant, mars 1679.
tout Paris était-il demeuré d’accord qu’on y rencontroit ce qui est rare et très difficile dans un Opéra, je veux dire un sujet conduit qui attache par luy-mesme, qui a toutes les parties de la Tragédie et dans lequel tous les divertissemens naissent du corps de l’ouvrage sans qu’on les y amène par des incidents forcés, à l’exception de la scène des Napées et des Faunes, qui a été faite contre le sentiment de l’auteur et seulement pour fournir des vers à la musique
. Ibid., janvier 1680. Cet épisode mettant en scène des divinités sylvestre (IV, 4), qui était en effet l’occasion pour Lully de composer un magnifique quatuor vocal dramatiquement inutile, fut unanimement critiqué et finalement supprimé… en 1728.
L’œuvre fut en effet régulièrement reprise par la suite, d’abord devant le roi à Saint-Germain les 3 et 15 janvier 1680 qui « a trouvé des endroits si beaux, qu’il les fit répéter deux fois dans chaque représentation »Ibid., janvier 1680.Op. cit., p. 60.
Il est d’ailleurs possible de se faire une idée de ce que furent les décors de la création grâce aux planches qui nous sont parvenus des décors que Torelli élabora pour Il Bellero Fonte de Nolfi à Venise en 1642. Il est fort probable que Vigarani s’en soit largement inspiré, d’autant que la scénographie en France suivait à cette époque de très près les modèles italiens qui s’étaient perfectionnés à Venise, Rome, Florence et ParmeBellérophon ».
Il est aisé, lorsqu’on sait que les décors de l’époque étaient toujours constitués d’un certain nombre d’éléments distincts (toile de fond, châssis symétriques en perspective, « ferme » représentant un élément indépendant, cintres, trappes) et aidé d’ouvrages tels que la Pratica per fabricar scene e machine ne teatri de Sabattini ou le Traité de scénographie de Sonrel, d’imaginer les décors de notre tragédie ainsi que les techniques et astuces permettant les rapides et subites changements.
Pour ce qui est des décors, les didascalies détaillées nous renseignent parfaitement sur leur composition et leur disposition sur la scène du Palais-Royal : la toile de fond représente ainsi successivement le ciel, la ville de Patare, un Palais entouré d’arbres qui se change en prison, l’antre de la Pythie qui laisse place à l’intérieur du Palais d’Apollon, un paysage quelconque, et la façade du Palais Royal. Les châssis quant à eux servent à représenter les coteaux d’une agréable vallée au prologue, les colonnades de l’avant-cour du Palais aux premier et dernier actes, les arbres de la forêt et les divers éléments de la prison au deuxième acte, les colonnades du temple au troisième acte, et les rochers et sapins au quatrième acte. La ferme, enfin, sert à figurer un élément qui se détache particulièrement du décor et sur lequel les personnages peuvent même parfois évoluer, comme le Mont Parnasse qui supporte au prologue Apollon entouré des Muses, mais également l’Arc de Triomphe au premier acte, le berceau en forme de Dôme au deuxième acte, l’autel du sacrifice au troisième acte et l’entrée des trois grottes au quatrième acte.
En ce qui concerne les changements et les machineries, force est de constater leur omniprésence mais aussi leur parfaite intégration dans l’action – Thomas Corneille ne les fait intervenir qu’à partir du deuxième acte, lorsque l’action nécessite de tels effets. Le premier changement à vue est celui que provoque Amisodar par le pouvoir d’un seul vers « Que ce jardin se change en un désert affreux » (v. 364) : la didascalie nous détaille précisément sur les modifications survenues sur la scène. Un tel renversement ne devait pas manquer de surprendre et d’éblouir les spectateurs ; il suffisait en fait de superposer au décor de la prison celui du jardin que l’on faisait ensuite disparaître en remontant la toile de fond par les cintres, en retournant les châssis et en retirant la ferme en berceau pour laisser voir celle de la prison. L’apparition d’Apollon qui suit le récit de la Pythie au troisième acte utilise quant à elle les ressources qu’offraient les nombreuses trappes disposées sur la scène : c’est ainsi que l’autel s’abaisse et que la statue d’or d’Apollon surgit. Enfin, principal épisode du drame, le combat avec la Chimère devait, de loin, dépasser tout ce que les Parisiens avaient eu l’habitude de voir sur une scène de théâtre… C’est surtout que se succèdent en quelques minutes la descente de Pallas, l’envol de Bellérophon, son retour, attelé de Pégase, et le combat avec le Monstre ! Les « voleries » permettaient de faire apparaître ou disparaître des personnages dans les airs à l’aide de cintres : Vigarani en use ici de manière particulièrement efficace. C’est ensuite toute la machinerie de théâtre qui est mise à profit, d’une part pour faire apparaître la Chimère, ensuite pour faire descendre à trois reprises le héros d’abord au fond du théâtre, puis au milieu, enfin à l’avant-scène tout en le faisait monter et descendreBellérophon, agrémenté de nombreuses illustrations, à la page 779 de sa thèse sur les Spectacles et divertissements à la Cour de France (1661-1680), soutenue à Paris III en 1986.
Le succès de Bellérophon, à n’en pas douter, tient principalement à sa filiation directe – par l’intermédiaire d’Andromède dont il reprend, comme nous le verrons plus loin, de nombreuses caractéristiques – avec les pièces à machines : le texte de Thomas Corneille, allié à la musique de Lully parfaitement adaptée aux différentes atmosphères du drame, aux divertissements que l’on peut imaginer extrêmement fastueux et aux machineries particulièrement grandioses, devait évidemment acquérir sur scène une force et une grandeur que la seule lecture ne peut restituer. Spectacle non pour être lu, mais pour être vu, voilà assurément le secret d’une pièce dont le succès et la notoriété n’ont d’égal que le mépris dans lequel il est généralement tenu de nos jours.
Étrange destinée que celle de Bellérophon, qui compte parmi les mythes les plus répandus et les plus populaires de l’Antiquité (et par là même de notre culture jusqu’au XVIIIe siècle), et qui est totalement occulté de nos jours – la dernière adaptation datant de 1773, lorsque Berton et Grenier décident de mettre en musique le livret d’un certain… Thomas Corneille. Il est vrai que le revirement de destinée et la déchéance que vit le héros (particulièrement rare dans le schéma du conte populaire selon Propp) ne permettent pas à la légende d’accéder à l’universalité de mythes davantage axés vers une signification et une allégorie unique et claire tels ceux de Œdipe, Antigone, Electre ou bien Orphée…
Quant à notre légende, Paul Bénichou la rattache plutôt, dans un chapitre de L’Ecrivain et ses travauxL’Écrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967, p. 237-323.
La légende de Bellérophon est d’ailleurs attestée plus anciennement que celle d’Hippolyte puisqu’elle nous est racontée dans l’Iliade. Glaucos, petit fils du héros, raconte ainsi au chant VI que :
il est une ville, Ephyre, au fond de l’Argolide, nourricière de cavales. Là vivait Sisyphe, l’homme entre tous habile, Sisyphe, fils d’Eole. Il eut pour fils Glaucos. Et Glaucos fut père à son tour de Bellérophon sans reproche, à qui les dieux accordèrent ensemble beauté et charmant courage. Mais Proetos en son âme, un jour, médita son malheur et le chassa de son pays Argos. C’est que Proetos était bien au-dessus de lui : Zeus l’avait placé sous son sceptre. Or la femme de Proetos, la divine Antée, avait conçu un désir furieux de s’unir à lui dans des amours furtives ; et, comme elle n’arrivait point à toucher Bellérophon, le brave aux sages pensers, menteusement elle dit au roi Proetos : « Je te voue à la mort, Proetos, si tu ne tues Bellérophon, qui voulait s’unir d’amour à moi, malgré moi ». Elle dit ; la colère prit le roi, à ouïr te langage. Il recula pourtant devant un meurtre ; son cœur y eut scrupule. Mais il envoya Bellérophon en Lycie, en lui remettant des signes funestes. Sur des tablettes repliées, il avait tracé maint trait meurtrier ; il lui donna l’ordre de les montrer à son beau-père, afin qu’ils fussent sa mort. Bellérophon s’en fut donc en Lycie, sous la conduite indéfectible des dieux. Dès qu’il eut atteint la Lycie et les bords du Xanthe, le seigneur de la vaste Lycie l’honora de grand cœur. Neuf jours durant, il le reçut en hôte et fit tuer neuf bœufs pour lui. Mais, quand pour la ixième fois apparut l’Aurore aux doigt de rose, il l’interrogeait, et demandait à voir le signe qu’il lui apportait au nom de son gendre, Proetos. À peine eut-il en main le signe funeste envoyé par son gendre que, pour commencer, il donna à Bellérophon l’ordre de tuer la Chimère invincible. Elle était de race, non point humaine, mais divine : lion par devant, serpent par derrière, et chèvre au milieu, son souffle avait l’effroyable jaillissement d’une flamme flamboyante. Il sut la tuer pourtant, en s’assurant aux présages des dieux. Il eut ensuite à se battre contre les fameux Solymes ; et ce fut, pense-t-il, le plus rude combat dans lequel il fut jamais engagé parmi les hommes. En troisième lieu, il massacra les Amazones, guerrières égales de l’homme. Mais à peine était-il de retour, que le roi contre lui ourdissait une habile ruse. Choisissant les guerriers les plus braves qui fussent dans la vaste Lycie, il les postait en aguet. Mais aucun ne rentra chez lui : tous furent massacrés par Bellérophon sans reproche. Le roi compris alors que c’était là le noble fils d’un Dieu ; voulant le retenir, il lui donna sa fille. Il lui confiait en même temps la moitié des honneurs royaux
Homère, .L’Iliade, chant VI, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1937 [rééd. 1987] , p. 159.
Quant à la fin tragique de notre héros, c’est Horace qui la suggère dans une de ses Odes en soulignant que
par un terrible exemple, Pégase, l’animal ailé qui ne pût supporter Bellérophon, son cavalier terrestre, t’enseigne à rechercher toujours des objets à ta mesure, et, tenant pour sacrilège d’espérer au-delà des limites permises, à éviter un compagnon mal assorti
Horace, .Odes, livre IV, chap. XI, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1929 [réed. 1991] , p. 179.
En même temps qu’il insiste sur la morale du mythe, Horace nous rappelle ainsi comment Bellérophon, voulant monter sur l’Olympe, fut puni par Zeus qui envoya un taon piquer Pégase, dont la chute entraîna celle du héros, qui passa alors toute sa vie à errer, boiteux et solitaire. On peut en outre penser que le mythe était particulièrement répandu dès le Ve siècle avant notre ère puisque Aristophane ne résiste pas au plaisir d’en faire une parodie cinglante dans sa comédie La Paix où Trygée, chevauchant un scarabée, tente d’atteindre les cieux : « Mon Pégasounet fièrement ailé, sois gentil : emporte-moi droit chez Zeus quand tu t’envoleras », au grand dam de ses filles qui l’avertissent du danger qu’il encourt : « Garde-toi d’une chose, de glisser et de dégringoler de là-haut ; puis, comme boiteux, de fournir un sujet à Euripide et devenir tragédieSthénébée (c’est d’ailleurs à partir de là que ce nom se substitue et s’impose à celui d’Antéia), alors que sa fin tragique fait l’objet d’un Bellérophon dont il ne nous est resté que des fragments (Euripide, Fragments, t. VIII, 2e partie, trad. François Jouan, Paris, Les Belles Lettres, 2000).La Paix, [72-156] , trad. Victor Coulon, Paris, Les Belles Lettres, 1925 [réed. 1985] , p. 101.
Si le mythe ne va pas subir de modifications notables par la suite, sa portée et ses significations ne vont cesser de s’enrichir : Pindare explique ainsi la déchéance du héros comme la punition des dieux à l’hybris de celui-ci ; Homère quant à lui, en fait un exemple de misanthrope en attribuant au héros une mélancholia qui connaîtra au XVIIIe siècle une fortune particulièreHistoire de Manichée et du Manichéisme (Amsterdam, 1739, vol. 2, p. 492), Beausobre rappelle en effet que dans le contexte de la Cabale, les Juifs imputèrent aux Christ une maladie « que l’on nomme Bellerophonteus Morbus [et qui] l’obligeait à fuir la Société : cette Maladie de Bellerophon est la Mélancholie ».
Il semble néanmoins que le mythe ait connu un nouvel élan aux XVIIe et XVIIIe siècles, parallèlement à celui de Persée et Andromède : le renouveau des genres, la mode du spectaculaire et le courant galant de cette période ne pouvaient manquer de remettre au goût du jour de telles légendes. C’est donc davantage dans les pièces de Philippe Quinault et Vincenzo Nolfi – pour Bellérophon – et de Pierre Corneille – pour Andromède – qu’il faut chercher les modèles directs de Thomas Corneille, au-delà des sources antiques : nous verrons ainsi comment notre auteur propose avec son Bellérophon une sorte de synthèse de ces différentes œuvres et de ces différents genres.
Si Thomas Corneille suit dans ses grandes lignes le mythe antique, l’agencement des épisodes, la succession des actions et la courbe générale de l’œuvre prouvent assez bien que l’auteur s’est néanmoins plié aux exigences de la dramaturgie classique pour construire son intrigue.
Le Prologue, sorte d’introduction à l’ouvrage dont l’ambivalence va être très judicieusement exploitée par l’auteurBellérophon, p.53. Le Prologue à la gloire du roi est une composante indispensable à la tragédie en musique, mais dont le caractère reste ambigu, puisque, comme le souligne L. Naudeix, il n’est « pas tout à fait dans la fiction mais [fait] déjà partie de la représentation offerte au spectateur » (Laura Naudeix, La Dramaturgie de la tragédie en musique, Thèse de Doctorat soutenue à Paris IV en décembre 2001, p. 161.)le plus grand Roi de l’Univers. Bientôt rejoints par Bacchus, entouré de ses Ménades et Ægipans, et par Pan, suivi de Bergers et Bergères, tous s’adonnent aux musettes et aux galanteries : si l’on soupire encore, ce n’est plus que d’amour… Mais Apollon les exhorte à former un Spectacle plus noble et plus digne du héros de la France : ce sera la légende de Bellérophon, l’heureux événement qui jadis au Parnasse a donné la naissance.
La Tragédie peut alors se dérouler, nous donnant tout d’abord à voir, devant le palais d’Iobate, Sténobée déchaîner sa fureur face à l’indifférence d’un héros qu’elle aime et pour qui sa tendresse augmente chaque jour. Fureur qui ne tarde pas à se muer en une haine mortelle lorsqu’elle apprend de Philonoé, la fille du Roi, que Bellérophon, loin d’être insensible, l’aime et voit son amour partagé. Ainsi l’ingrat aime-t-il ailleurs, l’outrage est trop grand : Sténobée se retire, criant vengeance, après une âpre confrontation avec le Roi. Triomphe de Bellérophon qui se voit récompensé pour ses valeureux exploits en recevant du roi la main de sa fille : puis-je me connaître moi-même ? s’exclame le héros au comble du bonheur. L’allégresse générale clôt l’acte par des divertissements de chansons et de danses.
Dans un jardin délicieux, nous assistons au bonheur total de Philonoé qui chante les joies de l’amour, entourée de deux Amazones, et qui est bientôt rejointe par son vainqueur pour un duo qui dit bien la plénitude de la passion qui anime les deux amants Quand ma bouche pourrait se taire, l’amour ferait parler les yeux… Arrivée inopportune de Stenobée, d’autant plus pénible qu’elle se décide enfin à dévoiler la réalité de ses agissements – Je ne t’ai jamais haï qu’en apparence ! – Je ne dois rien écouter de ma plus mortelle ennemie rétorque Bellérophon dont le refus provoque une nouvelle fois les fureurs de la Reine qui se tourne, sur les conseils de sa suivante Argie, vers le mage Amisodar, amoureux éconduit auquel elle promet son cœur s’il parvient à accomplir la vengeance barbare tant désirée. Joie d’Amisodar et empressement de celui-ci à évoquer par ses charmes les divinités infernales qui forment par leurs danses et leurs chants un monstre terrible et furieux.
Au lever du rideau, la Chimère fait rage : à la joie vengeresse de Stenobée répondent les plaintes du Roi et de son peuple devant le Temple d’Apollon. Bellérophon songe à affronter lui-même le monstre mais le Roi et Philonoé tentent de l’en dissuader et se préparent au sacrifice au son des lamentations du peuple qui en appelle à la clémence de leur dieu tutélaire. Espérons, encourage le sacrificateur, je ne vois que signes favorables. Réjouissances du peuple qui ne fait qu’accentuer l’amertume des amants : Apollon lui-même ne vient-il pas d’annoncer que le fils de Neptune qui délivrera la Lycie de ses maux recevra pour récompense la Princesse ? Stupeur et désespoir du couple infortuné – Quoi, je vous pers, belle Princesse ? – Quoi, Bellérophon, je vous pers ? qui ne tarde pas à se dresser contre la destinée barbare : Aimons-nous malgré nos malheurs, ce n’est pas au Destin à séparer les cœurs.
Pendant ce temps, face à un paysage dévasté, Amisodar savoure les malheurs qui l’environnent comme autant de garants de sa victoire. Mais voilà qu’Argie sème le doute en lui : – Il faut pour contenter la Reine, rendre le monstre à l’éternelle nuit. – Est-ce le haïr ou l’aimer ? s’interroge Amisodar voyant Sténobée s’alarmer du péril qu’encourt Bellérophon, avant de se décider : Non, non, que mon rival périsse. La Chimère s’avance en effet enflammant les forêts et les bois des alentours au grand désespoir des divinités sylvestres. Bellérophon, résolu à mourir, s’en va combattre le monstre pour en finir avec un sort trop déplorable. Mais Pallas est là qui veille : de son char de nuages, elle exhorte le héros – Espère en ta valeur Bellérophon, espère et abandonne-toi aux dieux, avant que de l’emporter avec elle dans les cieux. Fondant bientôt l’air en chevauchant Pégase, celui-ci ne tarde pas à réapparaître pour défaire la Chimère sous les yeux du peuple qui crie aussitôt victoire.
Dans l’avant-cour du Palais, les Lyciens attendent, désormais rassurés, le retour de Bellérophon : Un Oracle confus faisait notre infortune, rappelle le Roi avant d’ajouter que cet Oracle est éclairci. Reste à éclaircir la haine inflexible de Stenobée qui vient, mourante, avouer son secret Au plus ardent amour j’eus pour lui l’âme atteinte, et confesser son crime Le monstre n’a versé que pour moi le sang de vos sujets. – Quoi, le Ciel souffre encore que vous voyiez le jour ? s’indigne le Roi. Mais Stenobée s’est déjà rendue justice et expire sous l’effet d’un poison, dans l’indifférence presque générale… C’est qu’apparaît sur le char de Pallas, Bellérophon victorieux, vainqueur de la Chimère. Retrouvailles touchantes avec Philonoé Enfin je vous revois, Princesse incomparable et bénédiction du souverain Vivez heureux, vivez toujours amants, qui annonce le divertissement final en l’honneur du plus grand des héros où se mêlent chants et danses du peuple qui recherchent les Ris, les Jeux et les Plaisirs.
Mais pour peu que l’on s’intéresse, au-delà de ces simples faits dramatiques, à la structure générale de l’ouvrage, la filiation de Thomas Corneille avec les règles de la dramaturgie classique apparaît de manière évidente et nous permet de mieux goûter la véritable spécificité du travail dramaturgique de l’auteur. Il s’agit donc d’analyser l’agencement même des épisodes, leur succession et leur disposition, afin de mettre en évidence la composition de la pièce qui seule permettra d’observer cette « synthèse » qu’effectue Thomas Corneille entre les impératifs du théâtre classique et les exigences de la tragédie lyrique.
Lorsque l’on étudie la structure d’un livret de tragédie lyrique, il convient avant toute chose de distinguer tout particulièrement le Prologue de la Tragédie, puisqu’il s’agit là de deux éléments à la fois totalement distincts et absolument indissociables. Tant par ses personnages, son intrigue, que son statut, le Prologue constitue en effet une entité à part mais qui n’a d’existence et de raison d’être que rattaché à la Tragédie qu’il précède. Nous ne reviendrons pas sur son ambivalence fondamentale, qui est une spécificité du théâtre lyrique par rapport au théâtre classique même s’il n’est pas une nouveauté : le Prologue allégorique de la tragédie en musique est la forme la plus aboutie et la plus ostentatoire d’une tradition qui remonte au Ballet de Cour. Mais il acquiert dans notre pièce une place essentielle : dans la continuité de la Préface, le Prologue propose en effet, à l’intérieur du spectacle et de la représentation, une allégorie du Roi-Spectateur. Cette référence directe modifie donc le rapport entre la salle et la scène en même temps qu’elle élève l’ouvrage : il ne sera pas question ici de passions condamnables telles que la tragédie a coutume d’en traiter, mais d’une œuvre qui illustre les exploits et la grandeur du souverain. Par là même on justifie l’emploi du chant comme langage supérieur, le seul apte à pouvoir traduire de tels faits, sujets et exploits ; cela nous est d’ailleurs annoncé dès les premiers vers lorsque Apollon, s’adressant à ses compagnes, déclare :
Muses, preparons nos Concerts […] Apres avoir chanté les fureurs de la Guerre, Chantons les douceurs de la Paix (v. 1-6).
Le terme de « chanter » reviendra ainsi à plusieurs reprises au cours du Prologue : le chant est ici désigné comme la forme la plus grandiose de glorification, au-delà des mots et de toute autre forme de discours – et une œuvre tout entière tournée vers la glorification du roi ne peut se faire que par un recours systématique au chant et à la musique.
Ainsi, plus que d’annoncer l’intrigue de la Tragédie – brièvement expédiée en quelques vers – le Prologue s’attache à dresser un portrait le plus valorisant possible du souverain. Le choix d’Apollon en est l’illustration la plus parfaite : à la fois dieu guerrier, dieu solaire et dieu tutélaire des arts à l’image du Roi-Soleil, Apollon est l’une des personnalités les plus volontiers assimilées à Louis XIV. L’originalité de Thomas Corneille va résider dans le fait que le dieu, tout en chantant la gloire du roi, va lui en renvoyer un image magnifiée puisque ce dernier s’incarne en lui et en prend les traits. Dans ce contexte, Apollon réunissant et se réconciliant avec Pan et Bacchus évoquera immanquablement le roi rétablissant la paix en Europe ; de même que l’on ne s’étonnera pas du glissement qui s’effectuera, en l’espace de quelques vers, vers une réelle divinisation du souverain : « Chantons le plus grand des Mortels, / Chantons un Roy digne des Autels (v. 23-24), » le Roi-Soleil se voyant adoré et adulé au même titre que les derniers empereurs romains entrant au Panthéon après leur mort…
Mais en même temps, l’auteur met en scène ces dieux pour nous présenter une allégorie de la Musique venant rendre hommage au roi : la Préface déjà représentait les Arts asservis au monarque et destinés à ancrer son absolutisme, justifiant l’ouvrage comme un spectacle directement dépendant des événements politiques. Comment ne pas voir dans la réunion d’Apollon, Bacchus et Pan une union des différentes caractéristiques de la Musique – le « chant » pour le premier, les « accords charmants et doux » pour le deuxième et « l’harmonie » pour le dernier – qui vient tout entière aux pieds du souverain afin d’y chercher une protection tout en renouvelant ses gages de fidélité :
Pour ce Grand Roy redoublons nos efforts, Preparons nos plus doux accords (v. 60-61) ?
Enfin, en entremêlant galanterie et héroïsme, le Prologue annonce de manière évidente les deux composantes essentielles de la Tragédie à venir : aux divertissements précieux et tendre où l’on chante « si l’on soupire encore, ce n’est plus que d’amour » ou encore « voicy l’heureux temps des Amours » s’ajoutent les exhortations plus martiales d’Apollon « il faut par de plus nobles sons honorer en ce jour le Heros de la France », soulignant que l’histoire de Bellérophon ne refusera ni les tendres épanchements que la préciosité goûte de plus en plus à cette époque, ni les exploits légendaires que plusieurs décennies d’héroïsme cornélien ont profondément enracinés dans les mœurs.
Le Prologue, en annonçant déjà la Tragédie qui va être représentée, est un entre-deux qui ne se comprend que dans le rapport qu’il créé entre l’auteur et le public tout en dépendant de la Tragédie qu’il introduit.
Cette Tragédie, second élément du diptyque qu’est la tragédie en musique, a un statut sensiblement différent puisqu’elle est indépendante : pièce en cinq actes, elle a l’autonomie de toute œuvre dramatique et peut être analysée comme telle. À partir de là, on retrouve les différents moments de la tragédie classique et il est aisé de distinguer dans Bellérophon l’exposition, le nœud et le dénouement de l’action.
L’exposition est certainement la plus grande réussite du livret, et probablement l’une des plus satisfaisantes dans le domaine de la tragédie lyrique. J. Scherer insiste bienop. cit., p. 56.op. cit., p. 163.
Le nœud de l’action présente pour sa part une difficulté particulière : la question est en effet de savoir s’il y a dans notre tragédie une multitude de nœuds qui se succèdent ou un seul qui génère différentes péripéties. Si l’on met en évidence la succession des nœuds, on voit comment leur enchaînement se fait implacable, puisque c’est la résolution même de l’un qui génère le suivant : le refus du roi de punir Bellérophon entraîne la formation du Monstre, l’annonce de la victoire de celui-ci par un fils de Neptune écarte définitivement les deux amants, l’affrontement désespéré contre la Chimère révélant l’identité du héros et rétablissant définitivement l’ordre des choses. À l’inverse, on peut appréhender l’évolution de l’action comme se développant principalement autour de la jalousie vengeresse de Sténobée ; l’intrigue apparaît alors dans une plus grande cohérence puisque la tension dramatique se dessine comme une courbe continue. Cette lecture est d’ailleurs encouragée par la modification de l’ordre original des aventures du héros : si dans la légende antique Bellérophon vainc d’abord la Chimère puis les Amazones, l’inversion effectuée par Thomas Corneille souligne bien sa volonté d’établir une gradation dans les péripéties du spectacle. Le nœud principal apparaît alors comme celui de la vengeance et les divers rebondissements comme autant de péripéties qu’elle génère et que le héros doit affronter. La coexistence de ces deux conceptions montre bien la richesse de l’ouvrage : de l’entrée en scène de Philonoé à la reconnaissance finale de Bellérophon, les actions se succèdent, s’enchaînent rigoureusement sans laisser le moindre temps mort au sein de l’intrigue. Thomas Corneille refuse donc de développer une intrigue lâche, prétexte à une simple mise en scène de machineries et voleries spectaculaires : l’écriture d’un livret de tragédie lyrique ne se départit jamais ici d’une construction rigoureuse et riche telle que l’auteur de Timocrate en à l’habitude et le goût.
Le troisième moment essentiel de la tragédie, celui du dénouement, renoue pour sa part avec la tradition de la pastorale et de la tragi-comédie. Le nœud reposant en fait sur la fausse identité, ou plutôt l’origine obscure du héros, le dénouement va lever le quiproquo en permettant la reconnaissance finale. L’auteur, conscient d’avoir épuisé toutes les ressources de son intrigue, s’empresse de conclure l’action afin de maintenir cette nervosité et cette tension qui parcourt toute la pièce : pas de mise en scène superflue de la reconnaissance de Bellérophon par Neptune, pas d’épanchement ni même d’attention inutiles portés à la mort de Sténobée… seule compte l’apothéose finale du héros retrouvant et sa Dame et sa félicité. Le dénouement bref et concis qui en résulte gagne en efficacité, tout en créant une certaine symétrie avec l’exposition. Mais le sentiment d’achèvement particulièrement vif qui marque ce dernier acte pourtant assez expéditif provient en fait des analogies que l’auteur tisse avec le Prologue. On y retrouve, à l’image des divinités qui peuplent le Prologue, une société élitiste fondée sur la naissance sans laquelle l’individu n’est rien ; on y décèle également, dans des formules telles que « pour tout vaincre, il suffit qu’un Heros soit Amant » ou « le Destin cède à l’Amour » cet entremêlement subtil entre gloire et amour, héroïsme et galanterie déjà observé ; on y remarque enfin le glissement de l’humain au divin en la personne de Bellérophon, lorsque le Peuple s’écrit :
O jour pour la Lycie à jamais glorieux, Où le Sang de nos Rois s’unit au Sang des Dieux (v. 760-761).
Bellérophon, par sa vertu et par sa naissance, est alors le point de rencontre de l’humain et du divin, comme l’a été le roi au Prologue. Par un système de symétries dont Thomas Corneille est très friand, la pièce produit au final une impression d’équilibre et de finitude par sa seule cohésion structurelle.
Les âpres critiques adressées à la tragédie en musique par les défenseurs de la tragédie dramatique ont véhiculé l’image d’un genre aux antipodes de la dramaturgie classique et s’affranchissant totalement des exigences du théâtre parlé pour se permettre toutes les dérives. Il apparaît en fait que l’émergence de la tragédie lyrique s’est au contraire accompagnée d’une réflexion esthétique nettement plus profonde que pour le théâtre classique, les éléments à justifier étant plus nombreux et particulièrement problématiques (chant, danse, machinerie, merveilleux, etc.). S’il est vrai que le genre se nomme « tragédie » en musique pour affirmer sa filiation avec le genre le plus abouti dans le domaine littéraire au XVIIe siècle, il connaît néanmoins certaines difficultés à véhiculer la notion même de tragique et vit davantage dans la nostalgie de la pastorale qui lui est finalement plus proche. L’exemple de Bellérophon nous montre bien que loin d’être une forme hybride issue de la réunion de différents éléments préexistants, le spectacle lyrique français a tenté de créer un univers fictif cohérent. Les règles classiques sont ainsi repensées et récupérées, la tragédie lyrique se voyant alors dotée de règles adaptées tout en s’inscrivant dans la continuité d’un genre théorisé dont elle reprend les exigences.
Ainsi, les unités sont systématiquement élargies : il n’y a plus unicité de lieu et de temps, mais resserrement dans un espace spatio-temporel limité qui va permettre un déploiement total du spectacle. On peut alors assister à la fois à la formation de la Chimère, à ses ravages et à sa défaite. On peut également suivre l’intrigue dans les différents lieux où il se joue, que ce soit le Palais d’Iobate, l’antre magique d’Amisodar, le Temple d’Apollon, ou encore la campagne environnante dévastée par le Monstre… L’unité d’intrigue est même, quant à elle, strictement respectée : on assiste, après les excès de la tragi-comédie, à un renouveau pour les intrigues simples, nécessité par les exigences du genre. Une seule intrigue est menée de bout en bout, sans épisode superflu rattaché artificiellement, la simplification allant ici de pair avec une nette concentration. Ce désir de tisser une intrigue menée tout au long de la pièce selon le précepte classique est notamment visible dans le traitement du personnage d’Amisodar : considéré par l’auteur lui-même dans la Préface comme un « Personnage Episodique » et n’apparaissant qu’à deux reprises, sa présence est cependant suggérée dès les premières scènes et son sort nous est révélé par Sténobée juste avant qu’elle n’expire au dernier acte, nous permettant ainsi de sentir sa menace durant tout le déroulement du drame. L’unité d’intrigue se révèle finalement la plus intéressante par son traitement : si le troisième acte reste l’acte décisif de la tragédie selon la tradition classique – l’annonce de la défaite du Monstre entraînant l’impossibilité du mariage des deux amants – l’intérêt principal de l’action est cependant déplacé vers le quatrième acte, celui du fameux combat, puisque tous les éléments précédents y convergent. L’essence de l’action dramatique étant la suspension, c’est-à-dire une interrogation irrésolue qui noue le drame et créé une attente, Thomas Corneille parvient à maintenir cette tension en différant la résolution de l’oracle jusqu’au moment du combat avec la Chimère.
Mais cette unité d’action et d’intrigue n’est possible que par une unité de style et de genre. Si un tel impératif va de soi concernant la tragédie dramatique, il n’en est pas de même pour la tragédie en musique qui, depuis ses débuts, s’est plu à mélanger les genres selon l’héritage de deux genres diamétralement opposés : d’une part nous avons le dramma in musica florentin, produit de l’Humanisme renaissant, qui cherche à embrasser l’homme dans son ensemble, dans sa totalité, en faisant coexister pathétique et comique, ne refusant chez l’individu ni le sérieux ni le burlesque ; de l’autre nous avons le drame baroque, issu du scepticisme de la Reforme, et qui traduit pour sa part l’impossibilité à cerner l’homme et à le réduire à une image cohérente en faisant se succéder grotesque et sublime sans qu’il y ait réconciliation des différentes composantes. Quinault, depuis Cadmus et Hermione, avait pris l’habitude d’user de ce procédé, que l’on a à tort assimilé à une forme de « baroquisme à la française » : le poète n’y voyait là qu’un moyen particulièrement efficace pour faire succéder les atmosphères et les ambiances, et cette tendance ne s’est jamais accompagnée d’une réflexion sur l’homme et sur sa condition comme ce fut le cas dans les genres antérieurs. On retrouve systématiquement ce type de scène dans tous les livrets de Quinault : dans Alceste, par exemple, alors que la mort rode autour de la couche du roi Admète, on assiste à un dialogue entre la Charité et la Nourrice qui vient de constater l’inconstance de son amant Arbas. La Charité conseille la Nourrice en ces termes :
Croy-moy modere
L’eclat de ta colere
Un dépit qui fait tant de bruit
Fait trop d’honneur à qui nous fuït
Mais celle-ci ne veut rien entendre et rétorque :
Ah ! vrayment je vous trouve bonne ! Est-ce à vous, petite mignonne, De reprendre ce que je dis ? Attendez l’age Où l’on est sage, Pour donner des avis Philippe Quinault, …Alceste, I, 4.
Il en est de même dans Thésée, lorsque Dorine tire la leçon de son manque d’expérience avec les hommes en tenant des propos particulièrement légers lorsqu’on sait quel drame se joue pour la malheureuse Andromède :
C’est donc là tout le prix d’un amour trop sincère. N’aimons jamais, ou n’aimons guere : Il est dangereux d’aimer tant, Ce n’est pas le plus seur pour plaire Bien souvent on croit faire Un amant heureux et content, Et l’on ne ait qu’un Inconstant . Id., Thésée, II, 5.
Bellérophon marque donc une première dans le genre encore récent de la tragédie en musique : Thomas Corneille y parvient en effet à préserver une homogénéité de ton que ses contemporains n’ont pas manqué de remarquer et d’apprécier comme une nouvelle étape vers l’accession au genre suprême de la tragédie dramatique. À l’unité d’intrigue et à la symétrie interne s’ajoute donc l’unité de ton qui assure l’intelligibilité du drame et sa parfaite cohérence. Mais l’auteur ne renonce pas pour autant à l’une des lois fondamentales du livret de tragédie lyrique, celle des contrastes, qui est un moyen particulièrement efficace d’enchaîner et de diversifier les atmosphères et les ambiances dans la continuité du drame et est indispensable au maintient d’une certaine vivacité musicale que le récitatif lulliste risquerait à la longue d’estomper. La palette tonale de ces contrastes se fait seulement plus réduite : la violence succède à la tendresse au début du deuxième acte, la fureur fait place au merveilleux à la fin du même acte, la joie fait suite aux plaintes du peuple pendant la scène de l’oracle du troisième acte… Loin d’appauvrir son discours, Thomas Corneille, en n’usant que d’éléments absolument nécessaires, nous présente un drame qui gagne en efficacité et en grandeur tragique.
Enfin, il est particulièrement intéressant d’observer comment le poète s’accommode des impératifs de la vraisemblance et de la bienséance. La réflexion esthétique concernant ces deux notions se trouve au cœur des questionnements qui ont accompagnés la naissance du drame lyrique : comment envisager en effet un spectacle total tel que la tragédie en musique se propose de créer sans intervention du chant, de la musique et de la danse ? … La poétique de la tragédie lyrique va donc se fonder essentiellement sur la notion de « vraisemblance merveilleuse » : ainsi le genre s’inscrit-il (une fois de plus) dans la continuité de la tragédie dramatique tout en acceptant l’intervention du merveilleux. Mais là encore, on a longtemps vu dans cette concession une esquive trop facile et un prétexte à toutes les dérives : or ce qu’affirme la tragédie lyrique, c’est une simple différence de degré, toutes les règles classiques étant néanmoins absolument respectées. La tragédie dramatique usait de l’alexandrin pour s’exprimer ? La tragédie lyrique opte pour le chant, tout aussi conventionnel que l’alexandrin. La tragédie dramatique se limitait à un « merveilleux suggéré »Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Minerve, 1991, p. 270.mimèsis et des outils rhétoriques. Finalement, on ne fait qu’élever l’artificialité à un niveau supérieur, là où le rapport avec le monde réel n’est plus possible tout en étant sans cesse visé : « la vraisemblance est absolument observée, mais elle est d’une nature différente, elle est pensée comme une vraisemblance extraordinaire »op. cit., p. 34.La Vertu des passions, Paris, Champion, 2002, p. 570.op. cit., p. 277.
Le théâtre classique étant placé sous le signe de la mimèsis, d’une imitation de la nature qui ne cherche pas tant à inventer qu’à tenter d’approcher le plus possible des modèles antiques, les dramaturges se voient contraints à traiter constamment des sujets semblables et des schémas identiques. On comprend donc qu’au-delà de l’intrigue, c’est par le traitement même des personnages que l’auteur va personnaliser son œuvre et lui conférer une spécificité et une originalité que l’écriture et la versification vont compléter. Mais là encore, les règles restent précises : une typologie rigoureuse s’accompagne d’une règle de convenance qui limitent la liberté du poète. Mais on peut néanmoins déceler, au détour d’un propos, d’une action ou d’une exclamation, une individualité qui laisse deviner une psychologie chez les protagonistes du drame, si sommaire qu’elle soit.
Dans le cas de Bellérophon, remarquons tout d’abord combien reste traditionnelle la classification des personnages, tant dans l’optique de la tragédie lyrique que dans celle d’une dramaturgie cornélienne : la liste des « acteurs » le souligne déjà assez bien, faisant succéder déesse, roi et reine, prince et princesse, confident et autres protagonistes dans une hiérarchie immuable. Mais c’est surtout leur répartition (le roi, le couple des amants, celui des « méchants », la confidente, le peuple) et leur relation (la chaîne amoureuse qui veut qu’Amisodar aime Sténobée qui aime Bellérophon qui aime et est aimé de Philonoé) qui restent invariables dans nombreuses tragédies : il s’agit de créer un cadre traditionnel afin de faciliter la lisibilité et la compréhension de l’action.
Le roi Iobate, s’il n’était qu’un souverain représentant l’autorité à laquelle les autres personnages doivent se conformer, aurait été d’une insignifiance et d’une transparence psychologique évidente. Or nous avons souligné, en parlant de la dramaturgie cornélienne, combien l’auteur se plaisait depuis ses premières tragédies à confronter au sein d’un même personnage devoir et sentiment personnel : en faisant du roi le père de la promise, Corneille accumule chez un même personnage différentes fonctions qui, à terme, vont engendrer un conflit intérieur dont il va sortir grandi. Le personnage du roi complète en effet la glorification du Roi-Soleil entreprise par l’intermédiaire du héros : lorsqu’il déclare à Bellérophon que « la valeur obtient tout des cœurs reconnaissans » (v. 209), c’est moins pour souligner la valeur du personnage que pour prouver sa propre capacité à récompenser et gratifier les êtres méritants. Il en est de même de son geste de clémence (v. 223), qui est, depuis l’auguste exemple déjà mis en scène par l’illustre frère dans Cinna, le geste suprême par lequel un roi s’affirme comme un souverain d’une grandeur exceptionnelle. Mais c’est surtout à la suite de l’oracle que le roi, se voyant confronté à un véritable dilemme, va devoir faire preuve de grandeur et de noblesse : « rien n’est préférable au repos de ces lieux » tranche-t-il, parlant en garant de l’ordre public plus qu’en père. Préférant le bonheur de son peuple à celui de sa fille, il achève le portrait du souverain exemplaire mais acquérant néanmoins une certaine originalité, à défaut d’une véritable épaisseur psychologique.
Le couple des amants se voit pour sa part quelque peu déséquilibré, puisqu’à la grandeur et à l’héroïsme de Bellérophon, la princesse Philonoé n’a rien à proposer de comparable et reste immanquablement en retrait : elle est l’amoureuse traditionnelle tel que le théâtre en offre une multitude d’exemples. Mais peut-être est-ce dans son silence, sa résignation et son impersonnalité qu’il faut chercher la clé du personnage : d’abord fille soumise puis amante et épouse fidèle, elle n’existe que par rapport à l’autorité masculine dont elle dépend. Elle devient une « marchandise » successivement destinée à Bellérophon, puis au fils de Neptune, puis à nouveau à Bellérophon et qui n’a aucun mot à dire sinon ceux de l’acceptation… Ses apparitions et ses propos sont tous subordonnés à son amour : sa confession à Sténobée, son chant d’allégresse et d’amour avec les Amazones puis avec Bellérophon, sa plainte désespérée de voir son amant courir à la mort puis d’être définitivement séparée de lui, sa béatitude lorsque le héros lui est rendu… Hors de son amour, elle n’est rien – et il suffit que ses propos sortent de ce cadre précis pour apparaître d’une fadeur et d’une insignifiance évidentes : que l’on pense à l’exclamation convenue à la mort de Sténobée « quel excés de fureur ? » qui achève d’affirmer la supériorité de caractère de sa rivale, et surtout à l’indéfendable « n’y pensons plus » alors même que son amant lui jure, au comble du désespoir, une foi et un dévouement éternels…
Son vainqueur, justement, se distingue au contraire par la richesse non pas psychologique, mais plutôt interprétative qu’il propose. Si nous reviendrons par la suite sur la dimension allégorique du Roi-Soleil que Thomas Corneille entreprend par l’intermédiaire de son héros, insistons davantage ici sur l’aspect initiatique de l’évolution du personnage. Si dans les faits, le Bellérophon qui s’écrie au premier acte « puis-je encor me connoistre moy-mesme » et celui qui affirme au dernier « enfin je vous revoy, Princesse incomparable » peuvent sembler identiques, un nouvel exploit ayant tout au plus ajouté quelques lauriers à une couronne déjà bien garnie, le personnage vit en réalité entre ces deux moments une profonde mutation, faisant successivement l’expérience du néant et de la béatitude retrouvée. Si au départ, tout est donné à Bellérophon, la tragédie va nous permettre en effet de suivre le parcours du héros qui, ayant tout perdu, devra tout regagner et le mériter par sa valeur et sa magnanimité : cette lecture est d’ailleurs encouragée par les derniers mots du roi qui dresse de l’œuvre une morale particulièrement claire :
Et qu’un bon-heur sans fin répare Ce q’un sort rigoureux vous causa de tourments (v. 87-88).
Nombreux sont les critiques qui nous mettent en garde contre une psychologisation abusive dans un théâtre qui ne visait aucune transcendance et aucune philosophie de l’homme et dont la notion de tragique se réduisait au sens premier de « sanglant ». Mais n’est-ce pas le propre d’une œuvre d’art que de produire des résonances particulières à travers les époques ? Écoutons, pour nous en convaincre, cette petite fable d’un penseur du XIXe siècle :
Un jouvenceau s’éprend d’une princesse ; toute la substance de sa vie est dans cet amour ; cependant, la situation est telle que l’amour ne peut se réaliser, se traduire de son idéalité en la réalité […] Le chevalier de la résignation infinie ne renonce pas à son amour, pas même pour toute la gloire du monde. Il n’est pas si bête […] Son amour pour la princesse est devenu pour lui l’expression d’un amour éternel ; il a pris un caractère religieux ; il s’est transfiguré en un amour dont l’objet est l’être éternel, lequel, sans doute, a refusé au chevalier de l’exaucer, mais l’a néanmoins tranquillisé en lui donnant la conscience éternelle de la légitimité de son amour, sous une forme d’éternité que nulle réalité ne peut lui ravir. Les fous et les jeunes gens se vantant que tout est possible à l’homme. Quelle erreur ! Au point de vue spirituel, tout est possible ; mais dans le monde du fini il y a beaucoup de choses qui sont impossibles. Mais le chevalier rend l’impossible possible en l’envisageant sous l’angle de l’esprit, ce qu’il exprime de ce point de vue en disant qu’il y renonce. Le désir qui voulait le mener dans la réalité et qui s’est achoppé sur l’impossibilité, s’infléchit dans le for intérieur ; mais il n’est pas pour cela oublié. Il est trop fier pour admettre que ce qui fut la substance de toute sa vie ait été l’affaire d’un moment éphémère
Søren Kierkegaard, .Crainte et tremblement, « Problemata », Aubier, 1984, p. 58.
La fin de l’histoire nous conte comment, au moment suprême, ayant reconnu l’impossibilité de son action tout en croyant en sa possibilité, tout ce à quoi le chevalier avait renoncé lui est redonné. L’impossible possibilité se réalise : ayant renoncé à tout, il reçoit tout et davantage encore. Comment ne pas voir dans le désespoir résigné de Bellérophon déclarant :
Heureuse mort, tu vas me secourir Dans mon mal-heur extrême. Je cours m’offrir au Monstre asseuré de perir, Mais je m’en fais un bien supréme. Quand on a perdu ce qu’on aime, Il ne reste plus qu’à mourir (v. 711-716).
l’image même du héros kierkegaardien, qui, à l’instar d’Abraham, ne retrouve définitivement l’objet de sa passion que parce qu’il a décidé d’y renoncer physiquement de manière irrévocable, tout en gardant en son for intérieur l’essence – et donc l’essentiel – de cet amour ? « Seul celui qui va aux enfers retrouve Eurydice ; seul celui qui tire le couteau reçoit Isaac » nous dit KierkegaardCrainte et tremblement, op. cit., p. XII.
Aimons nous malgré nos mal-heurs, Ce n’est pas au Destin à séparer les cœurs (v. 616-617).
Bellérophon est donc un exemple particulièrement significatif de cette foi passionnée qui se heurte passionnément à sa limite et veut « cet échec comme l’amant malheureux se livre en pleine conscience à une passion dont il sait qu’elle va le conduire à sa ruine »Sören Kierkegaard, der Dichter des Religiösen, Munich, 1931, p. 87, cité par Jean Wahl, op. cit., p. XI.
Au couple des amants répond celui des « méchants », tel que les nomme L. Naudeix en soulignant la tradition de constituer à cette époque les opposants en couple afin d’accentuer leur rôle et leur puissance, tout en regrettant que cette multiplication se révèle bien des fois redondante. Si l’on pouvait craindre que ce couple soit, à l’image de celui des amants, dominé par une personnalité aussi forte que celle de Sténobée, force est de constater que Thomas Corneille est parvenu à un certain équilibre entre les deux personnages : certes Sténobée est la véritable héroïne et constitue le pendant idéal à Bellérophon tant par son importance que par son originalité, mais la répartition de leurs pouvoirs et de leur présence sur scène permet un compromis qui sert en définitive autant Amisodar que Sténobée.
Deux ans après la création de Phèdre, il est impossible d’éviter le parallélisme entre Sténobée et la fille de Minos et de Pasiphaé, Racine parvenant en effet à construire un personnage qui atteint par sa seule humanité une grandeur tragique jusque là insoupçonnée. Dès les premiers vers, Sténobée apparaît comme esclave de son amour : elle est une femme amoureuse avant que d’être reine, et son pouvoir politique ne l’intéresse que dans la mesure où il lui est un moyen d’obtenir celui qu’elle aime. « Je puis donner un Diadéme » s’exclame-t-elle dans la naïveté aveugle qui avait déjà fait dire à Phèdre quelques années auparavant « Fay briller la couronne à ses yeux. Qu’il mette sur son front le sacré diadéme »Phèdre, Acte III, scène 2, v. 800.
Si ses cruels refus faisoient tort à ma gloire, Au moins il m’estoit doux de croire Que mon cœur soupiroit pour un Indifferent. Mais il aime, & c’est là ce qui me desespere. Une autre a fait ce que je n’ay pû faire (v. 152-157).
Ce n’est qu’à la nouvelle de l’amour partagé de Bellérophon et Philonoé que sa fureur éclate, confirmant la maxime éminemment racinienne de La Bruyère selon laquelle « l’on veut faire tout le bonheur, ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ceux qu’on aime »Les Caractères, « Du cœur », Paris, Gallimard, La Pléiade, 1951, p. 138.
Mais la personnalité de la reine ne se révèle totalement qu’à la lumière de celle de sa confidente : étudions donc le personnage d’Argie avant que de nous consacrer à celui du mage Amisodar. Argie est, à première vue, le type même de la confidente qui accompagne sa maîtresse tout au long de l’action afin de l’assister et la conseiller. Or le refus de Thomas Corneille d’un personnage psychologiquement transparent, allié à la tentation de renouveler le schéma d’Œnone vont engendrer un personnage particulièrement original. Loin d’être un simple outil dramaturgique destiné uniquement à nous révéler les pensées de la reine, c’est elle qui conduit l’action en poussant Sténobée à agir et à se venger de l’affront que lui fait Bellérophon : n’est-ce pas sur ses perfides insinuations que la reine va se tourner vers Amisodar ? « Quoy, vous pourrez toujours souffrir / Qu’on vous brave, qu’on vous dédaigne ». Mais à la différence d’Œnone dont le machiavélisme se nourrissait d’un sentiment éminemment maternel envers Phèdre en la poussant à déclarer par exemple « Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont receuë ? / Mon Païs, mes Enfans, pour vous j’ay tout quitté. / Reserviez vous ce prix à ma fidelité ? », on ne décèle chez Argie aucun attachement à sa maîtresse, aucune sympathie dans les malheureux conseils qu’elle lui prodigue, achevant d’en faire un double noir de Sténobée. Cette interprétation est d’ailleurs confirmée lorsqu’on observe la présence sur scène des deux personnages tout au long de l’action
Amisodar, le prince lycien, vient compléter le trio en l’enrichissant à la fois de sa présence masculine et de ses pouvoirs magiques. Pendant masculin de Sténobée, il va être le premier maillon de la chaîne amoureuse tout en permettant la mise en place d’un système de parallélismes entre les différents couples de la pièces : en tant qu’amant fidèle et dévoué, il est l’égal de Bellérophon, mais en tant qu’exclusivement dévoué à Sténobée, il en est l’antithèse parfaite. En outre, n’apparaissant qu’à l’occasion de deux grandes scènes indispensables à l’action, ses interventions complètent judicieusement celles de Sténobée plus qu’elles ne les répètent oiseusement : à la furieuse véhémence de la reine répond un exemple accompli de « sublime dans le mal » qui eut probablement comblé Diderot… À l’image du monde d’en bas où il règne, ses valeurs sont systématiquement inversées, comme en témoignent les nombreuses formules paradoxales ou oxymoriques qui ponctuent ses propos telles l’exhortation « Redoublez le silence des Ombres » (v. 367) ou les exclamations « Tout perit pour me rendre heureux » (v. 621) et « Toutes les horreurs que je voy / Sont autant de sujets de triomphe pour moy » (v. 624). Mais refusant une fois de plus de dresser un banal portrait de méchant, le dramaturge confère une certaine humanité au mage : n’est-il pas finalement le seul à avoir deviné la véritable flamme qui consume Sténobée, à avoir « décelé le mystère odieux »Phèdre, Acte V, scène 1, v. 1343.
Enfin, la tragédie lyrique, en recourant au chœur, voit le retour d’une entité quelque peu oubliée depuis le début du siècle : il s’agit du peuple, sorte de personnage collectif qui fait sentir sa présence tout au long du drame par ses nombreuses interventions. Si Thomas Corneille avait déjà amorcé cette tendance dans ses tragédies dramatiquesop. cit., p. 223. L’auteur distingue parmi les différents rôles que tient le peuple dans les tragédies de Thomas Corneille celui de générateur, d’allié ou encore de justicier de l’action.Bellérophon une part sans précédent à l’action : l’intrigue n’est plus une simple spéculation sur la destiné de quelques grands hommes réduits à errer dans une antichambre de palais, elle prend en considération les nécessités et les exigences sociales (si édulcorées et idéalisées qu’elles soient) pour bâtir une histoire qui réintroduit le peuple dans ses paramètres.
Lorsqu’il s’empare du mythe grec, Thomas Corneille a évidemment à l’esprit toutes les possibilités interprétatives que lui offre une telle légende. Comme le souligne Paul Bénichou, son Bellérophon, bien qu’original et individuel, « ne s’en rattache pas moins à la lignée d’œuvres antérieures hors de laquelle elle n’est pas imaginable »op. cit., p. 168.
C’est donc bien vers les modèles directs de Thomas Corneille qu’il faut se tourner pour pouvoir éclairer de manière significative tous les choix de l’auteur et mettre parfaitement en valeur son originalité face à la multiplicité des versions existantes. La richesse de Bellérophon provient essentiellement du fait qu’il se situe au confluent de la tragédie à machines d’une part et du mythe grec dont il s’inspire de l’autre, tout en étant une importante pierre dans l’édifice de la propagande royale ; en cela, l’œuvre de Thomas Corneille doit à la fois au Bellérophon de Quinault, à l’Andromède de l’illustre frère et à la tradition du Ballet de Cour.
Comparer l’œuvre de Thomas Corneille à celle de Quinault nous permettra de mettre en évidence les caractéristiques de la tragédie lyrique par rapport à la tragédie dramatique en nous interrogeant sur les mécanismes de passage d’un genre à l’autre, alors que l’étudier parallèlement à la tragédie de Pierre Corneille nous aidera à saisir la transition qui se réalise durant ces années d’une tragédie à machines encore ancrée dans les exigences de la doxa classique à une tragédie à machines qui se tourne volontiers vers les fastes et le merveilleux qu’exploite la tragédie en musique.
La comparaison entre tragédie lyrique et tragédie dramatique a déjà longuement été menée, notre propos n’est pas ici de la reconduireLa tragédie en musique considérée comme genre littéraire (Genève-Paris, Librairie Droz, 1972) qui, malgré le parti pris globalement discutable de considérer la tragédie en musique du seul point de vue du livret, entreprend une comparaison littéraire des deux genres ; et surtout Catherine Kintzler, op. cit., qui souligne que la tragédie lyrique a été pensée comme le double et l’inverse de la tragédie dramatique en investissant systématiquement les domaines que cette dernière délaissait.Bellérophon de Quinault, créé le 22 janvier 1671, marque la fin de la carrière de l’auteur en tant que dramaturge : il se consacrera désormais à l’écriture de livrets pour les tragédies en musique du Sieur de Lully. Sa pièce se caractérise quant à elle par l’abandon du romanesque et par le respect scrupuleux des règles du théâtre classique : l’action apparaît alors dans son extrême simplicité – l’amour de deux amants – seulement marquée par une succession de péripéties et d’incidents – l’opposition et la jalousie d’une amoureuse éconduite qui cherche à se venger. C’est pourquoi on a pu parler, à propos de la pièce de Quinault, de « drame psychologique »op. cit., p. 129.
Osons tout ; perdons tout ; perdons-nous, s’il le faut ; Faisons des malheureux ; partageons nos supplices : Je suis femme, & ma force est dans les artifices Philippe Quinault, .Bellérophon, Acte III, scène 4.
alors qu’il en suffira d’une trentaine à Corneille pour arriver à une véhémence et une fureur comparable
Non, il faut dans son sang que mon amour s’éteigne. Perdons tout, faisons tout périr (v. 321-322) …
C’est que les exigences de la structure interne (réduire à la fois le texte, la syntaxe et le vocabulaire pour s’assurer une parfaite intelligibilité du texte) alliées à la puissance expressive de la musique permettent de gagner en force expressive et en mordant ce que l’économie verbale aurait pu réduire voire schématiser.
Par ailleurs, la tragédie en musique est plutôt la mise en scène d’un spectacle qu’une intrigue qui se noue et dénoue : ainsi, chez Quinault, la construction dramatique particulièrement habile permet l’enchaînement et la dépendance rigoureuse des actions des personnages, leurs silences et malentendus permettant de distiller tout au long de la pièce les péripéties jusqu’au dénouement final. La pièce de Corneille quant à elle est entièrement et essentiellement centrée sur le combat avec la Chimère et le spectacle dont il est l’occasion : tout ce qui précède cet épisode ne fait que le préparer, tout ce qui suit n’en est que la conclusion rapidein extremis du héros par son père Neptune.
De même, la tragédie en musique étant avant tout un spectacle, la grande différence entre l’opéra et la tragédie réside dans le fait que « ce que la tragédie raconte, l’opéra le montre »op. cit., p. 270.op. cit., p. 225.par le chant devrions-nous dire – ce qui nous est représenté sur scène. L’exemple le plus significatif reste celui – toujours – du combat avec la Chimère. Quinault ne résiste pas à l’opportunité de développer un récit détaillé de la mort du héros en recourant à une tirade de Timante qui couvre une quarantaine de vers :
Seul, dans un char couvert, de soldats escorté, Je le faisois conduire au Fort en diligence : Nous marchions, à grands pas, dans un profond silence, Le jour même est troublé de noirs feux qu’il vomit, Le seul Bellerophon, ferme dans le danger, D’un regard intrépide ôse le l’envisager,
ou encore
Va, retourne à la Reine annoncer mon trépas ; Dis-lui, quoi qu’elle ait fait, que je ne m’en plains pas, Pourvu qu’au moins, rendant justice à ma mémoire, Elle ait, après ma mort, quelque soin de ma gloire Philippe Quinault, Bellérophon, acte V, scène 3.
sont autant de vers qui, douze années avant le prodigieux récit de Théramène, ne manquent pas d’annoncer la grande tirade racinienne au dernier acte de Phèdre. Rien de tout cela chez notre Corneille. Ou plutôt, rien de tout cela n’est dit, puisqu’il nous l’est intégralement montré : l’arrivée de la Chimère, ses ravages, la riposte de Bellérophon chevauchant Pégase, le combat, la défaite du Monstre… le tout sous le regard médusé, émerveillé et ravi d’un public qui vient à l’opéra surtout pour voir ce genre de spectacle. Il en est d’ailleurs de même de tous les autres grands épisodes de l’action : que ce soit l’évocation des Magiciens, la formation du Monstre par Amisodar, la scène du Sacrifice et de l’Oracle, tout ce passe sur scène, et il n’y a, pour ainsi dire, aucun usage des hors scènes et des entractes
Enfin, la distinction la plus évidente et la plus sensible entre les deux genres concerne le style : rien n’est en effet plus dissemblable de l’écriture d’une tragédie que celle d’un livret d’opéra. Si la tragédie doit trouver par le seul recours à l’alexandrin un rythme et une musique qui lui soit propre, l’opéra quand à lui est « l’association de deux arts et non pas l’exploitation de l’un par l’autre »op. cit., p. 271.e siècle après celui de Racine et du Grand Corneille : Bellérophon en est la parfaite illustration, où l’alexandrin coïncide toujours avec l’élément syntaxique, où la division du vers en deux hémistiches est rigoureuse et régulière tel cet aveu de Sténobée :
Pardonnez-moi Seigneur, cette délicatesse ; J’en ai pris l’habitude, & n’en suis pas maitresse. J’eus toute la tendresse & d’un père & d’un Roi ; J’attendois d’un époux même bonté pour moi ; Et je tiendrois à honte, & prendrois pour injure, Qu’en ma faveur l’amour fît moins que la nature Philippe Quinault, ,Bellérophon, acte I, scène 3.
permettant au dialogue de se déployer et de s’épanouir dans de longues scènes. Cette impression de « drame psychologique », c’est-à-dire d’une intrigue qui se développe progressivement et lentement, sans action ni renversement subits, est créée par le nombre réduit de scènes à l’intérieur des actes
Quand il se faut vanger de ce qu’on aime, Qu’il en coûte de se vanger ! (v. 92-93), Les plaisirs qui n’ont point commencé par les peines, Ne sont jamais de vrais plaisirs (v. 253-254),
ou encore
Quand on a perdu ce qu’on aime, Il ne reste plus qu’à mourir (v. 714-715).
Il ne tient qu’au génie et au savoir faire de l’auteur pour donner une force et une intensité à ces brèves formules afin qu’elles retrouvent l’énergie et la puissance de l’alexandrin. Mais la différence fondamentale réside dans la distinction qu’effectue P. Beaussant entre « temps poétique » et « temps musical »op. cit., p. 719.
C’est luy, je le confesse, Ne condamnez point ma tendresse. Quand mille exploits fameux parlent pour un Amant, Peut-on resister un moment ? Apres avoir vaincu deux Nations guerrieres, Bellerophon améne en ces lieux fortunez Les Amazones prisonnieres, Et les Solymes enchaînez ; Il possede mon cœur, je puis tout sur son ame. Reyne, favorisez une si belle flâme (v. 136-145).
Il faut convenir que Thomas Corneille parvient particulièrement bien à s’adapter à ces exigences : la période particulière dont il use (la protase, accumulation de plusieurs vers de plus en plus longs, laisse souvent place à une apodose brève et concise) relance sans cesse le discours et fait que dans « ces vers trop mous, si dépourvus d’images qu’ils ressemblent à de la prose rythmée, on trouve je ne sais quel charme. Cela tient à l’aisance et au naturel de cette langue si polie, à l’habile combinaison des vers inégaux qui nous reposent de l’éternel alexandrin, à la composition harmonieuse des couplets dont la chute est toujours jolie »op. cit., p. 270.
De la légende de Bellérophon, les pièces de Corneille et de Quinault n’ont en commun que le nomL’Opéra classique français, XVII e-XVIIIe siècles, Genève, Minkoff Reprint, p. 3.
Le coup de génie de Thomas Corneille, lorsqu’il se lance dans la rédaction de Bellérophon, sera de rattacher la légende du vainqueur de la Chimère au genre alors en pleine expansion de la tragédie à machines. Si la tragédie en musique, investissant le domaine du merveilleux que la tragédie dramatique évitait, se définissait déjà par un recours important à la machinerie théâtrale dans sa mise en scène, la nouveauté de Corneille sera de fonder son intrigue sur les nouvelles possibilités techniques dont se dotent les théâtres à cette époque et d’user de la machinerie comme dans une tragédie à machines, tout en écrivant un livret d’opéra. Il n’est donc pas impossible de définir Bellérophon comme une « tragédie lyrique à machines ». Si la tragédie en musique fait historiquement suite à la tragédie à machines, Thomas Corneille y revient directement en se référant ouvertement à Andromède, considéré depuis sa création en 1650 comme le modèle du genre. Créée au théâtre du Petit-Bourbon, la pièce de Pierre Corneille connut un immense succès auquel les décors et machines de Torelli ne sont certes pas étrangers. Corneille voulait avec cette œuvre adapter les spectacles à machines importés d’Italie aux normes du théâtre français : sans renier le prestige et la luxuriance de la machinerie d’Orfeo qui fut réemployée pour Andromède, il la réduit cependant au strict nécessaire afin qu’elle soit compatible avec la tragédie humaine et psychologique qui se joue. À la multitude des décors dans la mise en scène primitive de Torelli répond également l’unicité du décor pour chaque acte chez le dramaturge français. Il est intéressant de voir comment le frère cadet se réapproprie et adapte l’ouvrage selon les exigences de la tragédie lyrique en appliquant à son œuvre les caractéristiques d’Andromède que J. Truchet met en évidence dans son étude sur La Tragédie classique en FranceLa Tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975, p. 148.Bellérophon renoue avec cette tradition en participant explicitement à la propagande royale. En outre, « le caractère conventionnellement mythologique du spectacle » est aussi bien applicable à la pièce de Pierre comme le fait J. Truchet, qu’au livret de Thomas : la mythologie n’est qu’un prétexte au spectacle, et rien n’est plus ancré dans les mœurs et les goûts du dix-septième français qu’une œuvre qui prône les valeurs galantes et affirme que
Un Heros que la gloire éleve N’est qu’à demy récompensé, Et c’est peu si l’amour n’acheve Ce que la gloire a commencé (v. 210-213).
Enfin, « l’alternance d’un pathétique très accentué et d’une galanterie élégante et facile » est un signe évident de l’issue heureuse du drame : comment prendre en effet au sérieux les plaintes d’un Peuple : « Haste-toy, sauve nous, ou bien nous allons perir (v. 500) » qui n’hésite pourtant pas à s’écrier
Montrons notre allegresse, Ne parlons plus de chagrin. Renonçons à la tristesse, Nos malheurs vont prendre fin (v. 525-528)
à la seule prédiction du Sacrificateur :
Esperons, je ne voy que Signes favorables. Nos vœux au Ciel doivent estre agreables (v. 521-522) ?
Mais au-delà de ces caractéristiques générales, la filiation entre les deux ouvrages est davantage visible lorsqu’on compare ce qui en fait leur essence : les décors et les machines. C’est là que se révèlent les véritables similitudes, surtout que nous avons dans les deux cas des didascalies suffisamment détaillées pour saisir le jeu de références par leur seule comparaison. À « une vaste montagne, dont les sommets inégaux, s’élevant les uns sur les autres, portent le faîte jusque dans les nues. Le pied de cette montagne est percé à jour par une grotte profonde qui laisse voir la mer en éloignement » au Prologue d’Andromède répond « l’agreable Vallée, en forme de Costeaux delicieux, au fond desquels paroist le Mont Parnasse à double sommet, & entre les deux, la Source de la Fontaine d’Helicon » où se situe celui de Bellérophon. De plus, on peut signaler qu’à la double figure de Melpomène et du Soleil qui apparaissent chez Pierre, Thomas substitue celle d’Apollon qui, en tant que divinité solaire et tutélaire des arts, en est l’équivalent idéal. Il en est de même pour les cinq actes de la tragédie : « la ville capitale du royaume de Céphée, ou plutôt la place publique de cette ville. Les deux côtés et le fond du théâtre sont des palais magnifiques » est repris au premier acte, par « une avant-cour de Palais du Roy, au fond de laquelle paroist un grand Arc de Triomphe, & au-delà, on découvre la Ville de Patare, Capitale du Royaume de Lycie » ; le « jardin délicieux. C’est là qu’on voit Andromède avec ses nymphes qui cueillent des fleurs » fait échos au « jardin délicieux, au milieu duquel paroist un Berceau en forme de Dôme » dans lequel Philonoé chante son amour en compagnie de deux Amazones au deuxième acte ; les « rocheux affreux, dont les masses inégalement escarpées et bossues qui suivent parfaitement les caprices de la nature » ne sont pas sans rappeler « la prison horrible taillée dans les Rochers, & percée à perte de veuë, avec plusieurs Chaînes, Cordages, & Grilles de fer » ; de plus, « la magnificence d’un Palais Royal. On ne voit que le vestibule, ou plutôt la grande salle. Deux rangs de colonnes de chaque côté en font les ornements » évoque quant elle « le Vestibule du Temple d’Apollon » où se tient le sacrifice au troisième acte ; enfin le « grand et superbe Dôme qui couvre le milieux de ce temple magnifique » est semblable à la « grande avant-court d’un Palais qui paroist élevé dans la Gloire. On y monte par deux grands degrez qui forment les deux costez de cette Decoration en ovale ». Les décors, pour traditionnels qu’ils soient, n’en accusent pas moins des similitudes qui ne peuvent passer inaperçus, et qui marquent bien de la part de Thomas une volonté de s’inscrire dans la continuité d’un frère particulièrement admiré. Bellérophon se veut une synthèse des recherches effectuées dans la deuxième moitié du XVIIe siècle tant en matière de pièce à grands spectacles que dans le domaine du théâtre lyrique et marque un désir de fusionner deux genres issus tous deux du ballet de cour.
Ainsi, au terme de cette double comparaison, on pourrait appliquer à Thomas Corneille le jugement que J. Scherer développe au sujet de Quinaultop. cit., p. 152.
Si la formulation de « tragédie lyrique à machines » pouvait paraître redondante, celle de « tragédie lyrique politique » peut sembler au contraire antithétique. Mais il ne faut pas oublier que le XVIIe siècle ne concevait l’art que subordonné à sa fonction sociale, et la réflexion esthétique ne se départait jamais d’une réflexion politique. C’est pourquoi, loin d’être un affadissement par rapport à la tragédie dramatique, la tragédie en musique permet, par le recours au merveilleux, d’ériger l’actualité en mythe : l’allégorie autorise d’avantage d’allusions précises à la politique que la tragédie dramatique. Et Bellérophon en est probablement l’exemple le plus accompli : l’action, quoique toujours menée avec cohérence et respectueuse du modèle antique, se double en effet d’un constant et systématique jeu référentiel avec l’actualité politique contemporaine, celle de la Paix de Nimègue, que le France signe le 17 septembre 1678 avec l’Espagne et la Hollande, mettant fin à un long conflit duquel le Roi-Soleil sort victorieux et auréolé du prestige d’avoir ramené la paix dans son pays :
Le Roy ayant donné la paix à l’Europe, l’Académie Royale de Musique a creu devoir marquer par un Spectacle les témoignages de son zele pour la gloire de cet Auguste Monarque…
se souvient ainsi l’auteur dès les premières lignes de sa préface.
L’œuvre est donc dès le début placée sous le signe de Louis XIV ; et si l’on pourrait penser qu’il n’y a là rien d’exceptionnel, toutes les tragédies lyriques jusqu’aux Boréades de Rameau comportant en effet un Prologue qui est une adresse directe au roi-spectateur de l’ouvrageDictionnaire en les réduisant à des « fictions qu’on fait pour parler à la loüange du Roy » ?op. cit., p. 498.op. cit., p. 637.
Muses, preparons nos Concerts
Le plus grand Roy de l’Univers
Viens d’asseurer le repos de la Terre;
Sur cet heureux Vallon il répand ses bien-faits (v. 1-4)
répond une glorification similaire de Bellérophon comme
Le plus grand des Heros rend le calme à la Terre, Il fait cesser les horreurs de la Guerre. Ioüissons à jamais Des douceurs de la Paix (v. 819-822)
La musique, on le sait depuis longtempsLe Roi machine et Le Prince sacrifié, et Chantal Grell dans Histoire intellectuelle et culturelle de la France du Grand Siècle, qui ont longuement étudiés les rapports entre musique et politique sous le règne de Louis XIV.
l’opéra était la chose du roi. C’était, de toutes les affaires de la cour, ce à quoi il tenait le plus. Bossuet, qui tonne en chaire contre la comédie, n’aura pas un mot sur l’opéra avant 1694
Philippe Beaussant, .op. cit., p. 588.
La tragédie lyrique, création absolument française, devint rapidement un outil de propagande tant artistique (revendication d’un art exclusivement français face à l’invasion italienne à travers toute l’Europe) que politique (glorification du Souverain par son assimilation aux grands héros antiques). Le choix du mythe de Bellérophon répond évidemment à cette tendance : la mise en scène d’un héros parfait, épique, garant de l’idéal chevaleresque et se sacrifiant pour la collectivité ne pouvait que se doter aux yeux du public d’un sens politique manifeste… La tragédie en musique est alors conçue comme une grande célébration du roi, symbolisé sur scène non pas tant par le roi Iobate que par le héros Bellérophon dont « le destin [est] simultanément réalisé dans la fiction et montré comme une allégorie à la gloire de Louis XIV »op. cit., p. 536.Bellérophon accentuant le projet martial et suscitant, par l’intermédiaire du héros, l’admiration du Monarque, l’œuvre va devenir « le spectacle de l’univers que le héros doit pacifier […] afin de restaurer l’entente entre le ciel et la terre »Ibid., p. 551.
La difficulté principale lorsqu’on observe les particularités stylistiques de Bellérophon consiste à pouvoir distinguer la spécificité de l’écriture cornélienne et les faits résultants des exigences du genre, pour pouvoir ensuite attribuer à juste titre à l’auteur tant les limites que les originalités d’ordre stylistique.
Ainsi, nous ne reviendrons pas sur la question de la versification puisque l’irrégularité métrique et la variété des rimes sont une des particularités – voire des nécessités – premières du livret de tragédie lyrique. De même, il ne serait pas très pertinent d’étudier outre mesure les nombreuses apostrophes telles « Muses, preparons nos Concerts » (v. 1), « Espoir, qui seduisez… » (v. 104), « Venez, haine, & versez dans mon cœur… » (v. 158), ou les fréquentes périphrases telles « ce Heros invincibles » (v. 95), « Digne fils de Latone et du plus grand des dieux » (v. 565), et surtout les huit vers par lesquels Philonoé répond à la question de Sténobée « Et qui donc aimez-vous ? » (v. 127) puisqu’elles sont des composantes inévitables à la fois du discours galant de cette époque et de l’écriture du livret d’opéra.
En revanche, il est plus probable que le goût pour la symétrie que Thomas Corneille manifeste déjà dans sa production dramatique ait trouvé dans Bellérophon un cadre où il puisse se satisfaire avec d’avantage de force. Si ce goût pour le parallélisme se traduisait, à l’échelle de la pièce, par un retour de certains types de scènes ou de situations, elle va être l’occasion, dans l’écriture des dialogues, à des constructions symétriques qui structurent le discours en proposant des alternatives, des parallèles ou des oppositions : on relève ainsi tout au long de l’œuvre des formules telles que « après avoir chanté… chantons » (v. 5), « vous l’aimez, elle vous aime » (v. 206), « s’il te souvient… qu’il te souvienne » (v. 294), « et de sang, et de larmes » (v. 415) mais aussi des reprises de distiques soit par le chœur, soit par les personnages eux-mêmes comme au vers 78 « Malgré tous mes mal-heurs je serois trop heureuse, / Si les mépris pouvoient guerir l’amour » où ce goût est allié aux nécessités de l’air.
Signalons avec plus d’attention en revanche l’un des rares exemples de discours rhétorique au sein d’un livret d’opéra que l’on relève dans notre pièce : « il n’y a que les passions qui chantent, l’entendement ne fait que parler » soulignait Rousseau dans son Dictionnaire de la Musique, justifiant la thèse selon laquelle un texte destiné à être mis en musique ne peut que traiter des choses du cœur et non celles de l’esprit. Ce n’est donc pas sans surprise que nous remarquons que la tirade d’Argie au début du quatrième acte réunit tous les éléments d’un discours argumentatif visant à convaincre son auditoire, c’est-à-dire tant Amisodar que le spectateur… Deux vers d’amorce présentent le sujet de la requête :
Il faut, pour contenter la Reyne, Rendre le Monstre à l’eternelle nuit,
les vers suivants rappellent les faits
Bellerophon au desespoir reduit S’apreste à le combattre, & sa perte est certaine
tout en expliquant cette décision
S’il ne souffre long-temps, il n’est point mal-heureux,
enfin les quatre derniers vers justifient le nouveau choix à faire
Puis qu’un Fils de Neptune épouse la Princesse, Laissez vivre l’Ingrat dans ses jaloux transports ; Voir aux mains d’un Rival l’Objet de sa tendresse, C’est tous les jours endurer mille morts (v. 633-643).
Le spectateur, bien qu’il connaisse les motivations réelles de la reine, ne peut qu’admirer une argumentation d’une cohérence et d’une vraisemblance remarquables : Argie ne parvient-elle pas à convaincre de l’exact contraire des sentiments réels de sa maîtresse ? Ce n’est plus de la rhétorique, c’est déjà de la sophistique… L’audace de mettre en musique un discours si périlleux est assurément peu répandue dans le genre lyrique et il méritait que l’on s’y attarde. Mais ces considérations ne masquent pas la principale faiblesse d’un livret de bout en bout passionnant et admirablement bien mené : la facilité de style de l’auteur, déjà signalée lors de la représentation de ses œuvres dramatiques, et qui atteint parfois ici des proportions parfois gênantes. Cela se manifeste d’une part par une prosodie souvent terne qui frôle l’anacoluthe et se réduit à la simple succession de propositions telle cette réplique du roi :
Mais enfin il est temps de vous ouvrir mon ame. Apres qu’il s’est rendu l’appuy de mes Estats, Je dois me conserver son bras. Ma Fille est l’objet de sa flâme, Aujourd’huy de ma main elle attend un Espoux, C’est luy que je choisis (v. 179-184).
À cela s’ajoute d’autre part une pauvreté du vocabulaire que M. Oddon avait déjà parfaitement mis en valeur au sujet des tragédies
À l’instar de la genèse obscure de Bellérophon, la première édition de la pièce présente également une énigme que nous n’avons pu totalement résoudre. Il existe en effet deux éditions « originales » de notre tragédie, ou du moins, deux éditions datant de 1679, bénéficiant du Privilège de Sa Majesté, et prétendant être vendues à l’Entrée de la Porte de l’Académie Royale de Musique : l’une est de Christophe Ballard, seul Imprimeur du Roy pour la Musique, la seconde de Mille de Beaujeu. Une telle concurrence est tout à fait inhabituelle et ne manque pas d’étonner : si l’édition de Christophe Ballard est à l’évidence l’édition officielle, il n’est cependant pas possible de considérer celle de Mille de Beaujeu comme pirate ni même comme une contrefaçon. Un premier élément de réponse nous est donné par J. de La Caille dans son Histoire de l’Imprimerie : celui-ci nous apprend que Mille de Beaujeu, gendre de Claude Calleville, fût reçu libraire le 17 février 1656 auprès du Syndicat de Robert Ballard, père de ChristopheHistoire de l’Imprimerie et de la Librairie, Paris, 1689 [Slatkine Reprints, 1971] , p. 310.Répertoire des Imprimeurs parisiens que le libraire-imprimeur Mille de Beaujeu, qui avait une imprimerie rue de Reims, mourût précisément en 1679Répertoire des Imprimeurs parisiens. Libraires et fondeurs de caractères en exercice à Paris au XVII e siècle, Librairie des Arts et Métiers Éditions, 1995, p. 25.
Pour ce qu’il en est de l’établissement du texte, il n’existe aucun manuscrit de la pièce que nous étudions, et nous avons donc utilisé pour la réalisation de cette édition un exemplaire conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la côte Ro 1027. Ce volume in-4° est un exemplaire de la première édition de Mille de Beaujeu datant de 1679 qui se présente ainsi :
p. 1 BELLEROPHON / TRAGEDIE / REPRESENTEE / PAR L’ACADEMIE ROYALE / DE MUSIQUE. / [fleuron] / On la vend / A PARIS, / A l’Entrée de la Porte de l’Academie Royale de / Musique, au Palais Royal ruë S. Honoré. / Imprimée aux dépens de ladite Academie. / Par Mille de Beaujev, Imprimeur. / M. DC. LXXIX. / [barre] / Avec Privilège de Sa Majesté. /
p. 2 [blanc]
p. 3-4 Préface
p. 5 Acteurs du Prologue
p. 6 Acteurs de la Tragédie
p. 7-11 Prologue
p. 12 [blanc]
p.13-66 Tragédie
Nous avons également consulté les autres exemplaires conservés dans divers bibliothèques, tous sensiblement identiques, mais comportant des différences intéressantes (d’éditeur, de lieu d’édition, etc.) et dont nous reproduisons ici les pages de titre.
Deuxième exemplaire de Mille de Beaujeu, identique à celle de l’Arsenal quant à la pagination, la mise en page et les caractères typographiques, mais dont les coquilles ont été corrigées. Cet exemplaire comporte en outre la Permission pour tenir l’Académie Royale de Musique ainsi que le Privilège du Roy en fin de volume.
Il s’agit d’un exemplaire de l’édition de Christophe Ballard : la pagination est identique à celle de Mille de Beaujeu, mais les frises, écussons et caractères typographiques ont été modifiés, de même que les coquilles ont toutes été corrigées. Cet exemplaire comporte lui aussi la Permission pour tenir l’Académie Royale de Musique et le Privilège du Roy.
Cet exemplaire a été imprimé à l’occasion de la première représentation de l’ouvrage donnée à Saint-Germain devant le roi. Il contient la liste complète des interprètes de cette représentation au cours de laquelle le roi endossait les costumes de Bacchus au Prologue et de la Pythie dans la Tragédie ; de même qu’il détaille le nom des chanteurs et des danseurs de chaque divertissement. La Permission et le Privilège sont également reproduits en fin de volume.
Il s’agit de deux éditions pirates, la première éditée à Anvers, la seconde provient d’Amsterdam (éditée par Antoine Scheffe) et date de 1682. Ces éditions in-12° ne comportent quasiment aucune frise ni d’écusson en fin d’acte. Les coquilles sont généralement corrigées mais il en subsiste de différentes dans chacun des deux exemplaires.
Signalons également l’existence en microfiches de la partition intégrale détaillée du cinquième exemplaire ayant servi aux représentations avec de nombreuses modifications. Cet exemplaire, le seul signalant le nom du compositeur – aucun ne mentionne le nom de l’auteur –, comporte en fin de volume une Epître au Roy de Lully que nous reproduisons en Appendice avec la Permission pour tenir l’Académie et le Privilège du Roy.
Le recueil conservé à la BNF regroupe plusieurs exemplaires de notre pièce et nous permet de suivre les reprises et réimpressions de l’ouvrage sur près d’un demi-siècle : malgré les fréquents changements d’éditeur, le texte est toujours le même (notamment dans l’édition de Jean-Baptiste Christophe Ballard qui enchaîne à la page de titre reproduite ci-dessus, l’édition de Christophe Ballard [Rés. 1115] Bibliothèque de l’Opéra…)
Le texte reproduit dans la présente édition suit exactement celui de l’exemplaire de la Bibliothèque de l’Arsenal, dont nous avons conservé la pagination ainsi que la division en cahiers entre crochets à la droite du texte [9/B] et dont nous avons signalé les pages non numérotées en chiffres romains [IX] .
Nous avons respecté l’orthographe, suffisamment évidente pour en goûter le charme sans difficulté, sauf en ce qui concerne les corrections d’usage lorsque certaines graphies ne sont plus en vigueur en français moderne : c’est surtout le cas des tildes (v. 199 « dās », v.363 « répādre », v.478 « viēs », v.661 « devroiēt ») et cas des (v.18 et v.295 « auβi », v.97 et v.370 « poβible », v.218 « chaβé », v.221 « aβez », v.733 « reüβi », v.801 « connoiβez »). Les majuscules, nullement indifférentes au sens de la tragédie, ont été conservées ; de même que la ponctuation est celle de l’édition de 1679 : étant davantage déclamatoire que grammaticale, elle peut varier par rapport à certains emplois modernes. Les /, / /:/ et /;/ marquent ainsi une gradation dans les pauses de la voix alors que le /./ indique (généralement) la fin d’une phrase. Il nous a donc semblé essentiel de préserver la ponctuation originale, surtout qu’il s’agit d’un texte théâtral destiné à être déclamé – et cela n’en est que plus valable pour la tragédie en musique, Lully conseillant volontiers d’aller écouter la Champmeslé pour comprendre son récitatif… Les / ! / et / ? / sont également à considérer comme des éléments indispensables à la déclamation.
Nous avons cependant corrigé ce qui nous a semblé être des « coquilles » manifestes et dont la liste suit :
De même que nous avons ajouté, pour plus de clarté, la mention [CHŒUR de Peuple] au v. 541 et les accents à l’adverbe de lieu « où » lorsque cela était nécessaire à la compréhension du texte (v. 19, 219, 484 et 681).
Le Roy ayant donné la Paix à l’Europe, l’Académie Royale de Musique a creu devoir marquer la part qu’elle prend à la joye publique par un Spectacle, où elle pust faire entrer les témoignages de son zele pour la gloire de cet Auguste Monarque. Elle s’y est creuë d’autant plus obligée que la protection qu’il donne aux beaux Arts les a toûjours fait joüir, pendant le cours méme de la Guerre, de l’heureuse tranquillité qui leur est si nécessaire. C’est ce qui a donné occasion à cette Tragedie en Musique. Le Theatre represente d’abord le Parnasse François. Apollon y vient avec les Muses celebrer le retour d’une paix si glorieuse à la France. Pan & Bacchus y arrivent en méme temps, & signalent leur joye par des Danses & par des Chants d’allegresse. Mais Apollon pour mieux divertir le plus Grand Prince de la Terre, imagine sur le champ un Spectacle, où luy-méme avec les Muses veut représenter l’Histoire de Bellerophon. Chacun sçait que ce Heros combatit autrefois la Chimere*, monté sur Pegase*, & que ce fut d’un coup de
FIN DU PROLOGUE
FIN DU PREMIER ACTE.
FIN DU SECOND ACTE.
FIN DU TROISIEME ACTE.
FIN DU QUATRIEME ACTE.
FIN.
Les termes signalés par une astérisque dans la pièce sont brièvement définis dans ce glossaire : seuls les termes dont le sens a évolué ou dont une acception n’est plus employée de nos jours ont été retenus. Les références mythologiques sont développées lorsqu’elles apparaissent à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage. Les définitions ou les références ponctuelles sont explicitées par des notes de bas de page. Les ouvrages consultés pour ce glossaire sont les suivants :
Nous reproduisons ici les Epître, Permission et Privilège parfois imprimés dans d’autres exemplaires de notre tragédie. Si la Permission et le Privilège se retrouvent régulièrement dans les éditions de Christophe Ballard, l’Epître de Lully n’est publiée qu’en dédicace à la partition déjà signalée ayant servie aux représentations de Saint-Germain.
Sire,
Tous mes ouvrages appartiennent à VOSTRE MAJESTE’ par un droit si absolu, que je n’ay pas à déliberer s’ils meritent de luy estre offerts. Ils sont à ELLE tels qu’ils puissent estre ; & j’oze dire mesme avant que d’estre, puisque je ne les conçois que pour servir à ses Nobles divertissements, à sa magnifiscence Royale, & à la felicité de son Regne. C’est sur ce principe que je mets BELLEROPHON à ses pieds : c’estoit un Heros chery du ciel, qui couronna ses grands Exploits par la défaite d’un Montre de trois Especes differentes, & par le repos d’une partie considerable de la Terre : mais ce rayon de ressemblance, avec la gloire de VOSTRE MAJESTE’ n’excuseroit pas la temerité d’un Ouvrage si chetif, si mes obligations ne le rendoient indispensable.
Agréez, SIRE, de les rappeler un moment dans Vostre memoire, & VOSTRE MAJESTE’ verra que luy devant tout, Elle est engagée par ses bienfaits à ne dédaigner pas les plus foibles marques de la profonde reconnoissance avec laquelle je suis,
Sire,
DE VOTRE MAJESTE’,
Le tres-humble, tres-obeïssant,
tres-fidelle serviteur, & sujet,
JEAN-BAPTISTE LULLY.
Louis, par la Grace de Dieu, Roy de France & de Navarre ; A tous presens & à venir, Salut. Les Sciences & les Arts étant les Ornemens les plus considerables des Estats ; Nous n’avons point eû de plus agreables Divertissemens, depuis que Nous avons donné la Paix à nos Peuples, que de les faire revivre, en appellant prés de Nous tous ceux qui se sont acquis la reputation d’y exceller, non seulement dans l’étenduë de Nôtre Royaume ; mais aussi dans les Païs Etrangers; & pour les obliger d’avantage de s’y perfectionner ; Nous les avons honorez des marques de nôtre estime & de nôtre bien-veillance : Et comme entre les Arts Libéraux, la Musique y tient un des premiers rangs, Nous aurions dans le dessein de la faire reüssir avec tous ces avantages, par nos Lettres Parentes du 28. Juin 1669. accordé au Sieur Perrin une Permission d’établir à nôtre bonne Ville de Paris, & auprès de nôtre Royaume, des Academies de Musique pour chanter en public des Pieces de Theatre, comme il se pratique en Italie, Allemagne & en Angleterre, pendant l’espace de douze années ; Mais ayant esté depuis informé que les peines & les soins que ledit Sieur Perrin a pris pour cet établissement n’ont pû seconder pleinement nôtre intention, & élever la Musique au point où nous nous l’étions promis ; Nous avons crû, pour y mieux reüssir, qu’il étoit à propos d’en donner la conduite à une personne, dont l’experience et la capacité Nous fussent connuës, & qui eût assez de suffisance pour fournir des esleves, tant pour bien chanter & actionner sur le Theatre, qu’à dresser des bandes de Violons, Flûtes, & autres Instrumens. A CES CAUSES, bien informez de l’intelligence & grande connoissance que s’est acquis nôtre cher & bien aimé Jean-Baptiste Lully au fait de la Musique, dont il nous a donné & donne journellement des tres-agreables preuves depuis plusieurs années qu’il s’est attaché à nôtre service, qui Nous ont convié de l’honorer de la Charge de Sur-Intendant & Compositeur de la Musique de nôtre Chambre ; Nous avons audit Sieur Lully permis & accordé, permettons & accordons par ces presentes signées de nôtre main, d’établir une Academie Royale de Musique dans nôtre bonne Ville de Paris, qui sera composée de tel nombre et qualité de personnes qui avisera bon estre, que Nous choisirons & arresterons sur le rapport qu’il Nous en fera, pour faire des Representations devant Nous, quand il nous plaira, des pieces de Musique qui seront composées, tant en Vers François, qu’autres Langues étrangères, pareilles & semblables aux Academies d’Italie ; Pour joüir sa vie durant, & aprés luy, celuy de ses enfans qui sera pourveu & receu en survivance de ladite Charge de Sur-Intendant de la Musique de nôtre Chambre, avec pouvoir d’associer avec luy qui bon luy semblera, pour l’etablissement de ladite Academie, & pour le dédommager des grands frais qu’il conviendra faire pour lesdites Representations, tant à cause des Theatre, Machines, Decorations, Habits, qu’autres choses necessaires. Nous luy permettons de donner au public toutes les pieces qu’il aura composées, mesme celles qui auront esté representées devant Nous, sans neanmoins qu’il puisse se servir pour l’execution desdites Pieces, des Musiciens qui sont à nos gages : Comme aussi de prendre telle somme qu’il jugera à propos, & d’établir des Gardes & autres gens necessaires aux portes des lieux où se feront lesdites Representations : Faisant tres-expresses inhibitions & deffenses à toutes personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, mesme aux Officiers de nôtre Maison d’y entrer sans payer : Comme aussi de faire chanter aucune Piece entiere en Musique, soit en Vers François, ou autres Langues, sans la permission par écrit dudit Sieur Lully, à peine de dix mil livres d’amandes, & de confiscation des Theatre, Machines, Decorations, Habits, & autres choses, applicables un tiers à Nous, un tiers à l’Hopital General, & l’autre tiers audit Sieur Lully : Lequel pourra aussi établir des Escoles particulieres de Musique en nôtre bonne Ville de Paris, & par tout où il jugea necessaire pour le bien & l’avantage de ladite Academie Royale. Et d’autant que Nous érigeons sur le pied de celles des Académies d’Italie, où les Gentils-hommes chantent publiquement en Musique sans déroger : VOULONS ET NOUS PLAIST, que tous Gentils-hommes & Demoiselles puissent chanter ausdites Pieces & Representations de nôtre Academie Royale, sans que pour ce ils soient censez déroger audit Titre de Noblesse, & à leurs privilèges, Charges, Droits & Immunitez : Revoquons, cassons, & annullons par cesdites Presentes, toutes Permissions & Privileges que Nous pourrions avoir cy-devant données & accordées, mesme celuy dudit Perrin, pour raison desdites Pieces de Theatre en Musique, sous quelques noms, qualitez, conditions
& pretextes que ce puisse estre. SI DONNONS EN MANDEMENT à nos amez & feaux Conseillers, les Gens tenans nôtre Cour de Parlement à Paris, & autres nos Justiciers & Officiers qu’il appartiendra ; Que ces Presentes ils ayent à faire lire, publier & enregistrer, & du contenu en icelles, faire joüir & user ledit Exposant pleinement & paisiblement, cessant & faisant cesser tous troubles & empeschemens au contraire : Car tel est nôtre plaisir : Et afin que ce soit chose ferme & stable à toujours, Nous avons fait mette nôtre Scel à cesdites Presentes. Donne’ à Versailles au mois de Mars, l’an de grace mil six cens soixante-douze : Et de nôtre Regne le vingt-neufiéme. Signé, LOUIS. Et à costé, Visa, LOUIS. Et plus bas, Par le Roy, Colbert. Et encore est écrit.
Registrées, oüy le Procureur General du Roy, pour estre executées, & joüir par l’Impetrant effet & contenu en icelles selon leur forme et teneur, suivant l’Arrest de ce jour. A Paris en Parlement le vingt-septiéme Iuin mil six cens soixante-douze. Signé ROBERT.
Louis par la grace de Dieu, Roy de France & de Navarre : A nos aimez & feaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maistre des Requestes ordinaires de nôtre Hostel & du Palais, Baillits, Seneschaux, leurs Prevosts & Lieutenans, & tous autres nos Justiciers & Officiers qu’il appartiendra, Salut. Nôtre bien-aimé Jean-Baptiste Lully, Sur-Intendant de la Musique de nôtre Chambre, Nous a fait remontrer que les airs de musique qu’il a cy-devant composez, ceux qu’il compose à l’avenir pour les pieces qui serons representées par l’Academie Royale de Musique, laquelle Nous luy avons permis d’établir en nôtre bonne Ville de Paris, & autres lieux de nôtre Royaume où bon luy semblera, étant purement de son inventon, fait perdre leur grace naturelle ; de forte que comme son esprit seul les poduit pour les appliquer aux sujets qu’il y trouve proportionnez, nul autre ne peut si bien que luy rendre lesdits Ouvrages publics dans leur perfection, & avec l’exactitude qui leur est deüe. Et d’ailleurs, il est juste que si leur impression doit apporter quelque avantage, il revienne plutost à l’Autheur pour le recompenser de on travail, & de partie des frais qu’il avance pour l’executuion des Desseins qu’il doit faire représenter par ladite Academie. A CES CAUSES, voulans favorablement traiter l’Exposant, Nous luy avons permis & accordé, permettons & accordons par ces Presentes, de faire imprimer par tel Libraire ou Imprimeur, en tel Volume, Marge, Caractere, & autant de fois qu’il voudra, les Airs de Musique qui seront par luy faits, sans qu’aucun trouble ny empeschement quelconque luy puisse estre apporté, mesme par ceux qui pretendent avoir de Nous Privilege pour l’impression des Airs de Musique & Ballets, lesquels pour ce regard, en tant que besoin est ou seroit, Nous avons revoqué & revoquons par cesdites Presentes ; Faisant très-expresses inhibitions & deffenses à tous Libraires, Imprimeurs, Colporteurs, & autres personnes de quelques qualités qu’elles soient, d’imprimer, faire imprimer, vendre & distribuer lesqites Pièces de Musique. Mandons au premier nôtre Huissier ou Sergent, faire pour l’execution des Presentes, toutes significations, deffenses, saisies, & autres actes requis & necessaires, sans pour ce demander autre permission, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, dont si aucunes interviennent, Nous nous en reservons & à nôtre Conseil la connoissance, & icelle interdisons & deffendons à tous autres Juges : Car tel est nôtre plaisir. DONNE à Versailles le vingtiéme jour de Septembre, l’an de grace mil six cens soixante-douze; & de nôtre Regne le trentiéme.
Signé LOUIS : Et plus bas, Par le Roy, COLBERT. Et scellé du grand Sceau de cire jaune.
Après la mort de Richelieu survenue en 1641, Mazarin fit venir d’Italie des spécialistes du théâtre qui dotèrent la scène française de toutes les techniques accomplies là-bas en matière de décors. La Pratica per fabricar scene e machine ne theatri, publiée en 1637 par Sabattini, dresse un compte-rendu précis de cette technique italienne (changement de décors à vue, apparition de personnages, représentation de « monstres » et de divinités). La variété des procédés détaillés par Sabattini était d’un usage courant en Italie au XVIIe siècle. A Rome, Florence, Venise, ou Parme, les Ballets, Opéras, Tragédies et Pastorales étaient représentés avec une grande perfection technique. Les Français qui avaient séjournés en Italie avaient été éblouis par la somptuosité des spectacles toscans. Mais c’est surtout à Venise, carrefour de toutes les audaces, que l’Opéra atteignit son apogée, avec notamment le maître décorateur Giacomo Torelli qui enchanta le public par l’éclat fabuleux de ses décors et l’agencement de sa machinerie au Teatro Novissimo.
D’abord acclamé, lorsqu’il donna La Finta Pazza au Petit Bourbon devant Louis XIV, celui-ci se vit ensuite critiqué pour les fastes trop italiens de son Orfeo, et ses décors servirent à l’Andromède de Corneille, marquant ainsi la transition entre la rigueur classique française et la luxuriance des spectacles à machines auxquels les Parisiens devenaient tellement avides. Pendant son séjour à Paris, le « Grand Sorcier » n’en a pas moins porté le décor à un degré de perfection jusqu’alors inconnu, avant de laisser la place à Vigarani qui développa un goût pour l’Opéra et les spectacles à machines qui conduira à la création d’une Académie de Musique et de Poésie. Lorsque Lully s’installa au Palais-Royal, c’est le fidèle Vigarani qui réalisa successivement les décors d’Alceste, de Thésée et d’Atys. Les décors de la reprise de Bellérophon peuvent à juste titre être considérés comme ses réalisations les plus perfectionnées puisqu’ils lui valurent un Brevet d’Inventeur des Machines mais marquèrent du même coup la fin de sa collaboration avec Lully qui s’adressera ensuite à Berain pour ses tragédies suivantesLe Décor de théâtre en France du Moyen Age à 1925, Paris, Compagnie française des Arts graphiques, 1953, p. 59-77.
Ce tableau permet une synthèse des deux principales influences de Thomas Corneille dans sa rédaction de Bellérophon : similitude de décors et de machineries pour les pièces des frères Corneille, similitude de l’action pour les deux Bellérophon.
1651 Le Feint Astrologue, comédie
1652 Don Bertran de Cigaral, comédie
1653 L’Amour à la mode, comédie
1653 Le Berger extravagant, pastorale burlesque
1656 Le Geôlier de soy-mesme, comédie
1658 Timocrate, tragédie
1659 Darius, tragédie
1659 La Mort de l’empereur Commode, tragédie
1661 Poésies dramatiques
1662 Les Illustres Ennemis, comédie
1662 Maximian, tragédie
1664 Stilicon, tragédie
1666 Antiochus, tragi-comédie
1668 Laodice, reyne de Cappadoce, tragédie
1669 Le Baron d’Albikrac, comédie
1670 La Mort d’Annibal, tragédie
1672 Ariane, tragédie
1673 Théodat, tragédie
1675 L’Inconnu, comédie meslée d’ornemens
1676 Le Triomphe des Dames, comédie meslée d’ornemens
1676 Don César d’Avalos, comédie
1678 Psyché, tragédie en musique
1678 Le Comte d’Essex, tragédie
1679 Bellérophon, tragédie en musique
1679 La Comtesse d’Orgueil, comédie
1680 La Devineresse ou les faux enchantemens, comédie
1680 Le Deuil, comédie par le sieur de Hauteroche
1681 La Pierre philosophale, comédie par Donneau de Visé
1685 La Dame invisible, comédie par M. Hauteroche
1689 Les Engagemens du hazard, comédie
1690 Pyrrhus, roi d’Épire, tragédie
1690 Persée et Démétrius, tragédie
1690 Le Galand doublé, comédie
1690 Camma, reine de Galatie, tragédie
1690 La Mort d’Achille, tragédie
1691 Le Charme de la voix, comédie
1693 Médée, tragédie en musique
1696 Bradamante, tragédie
1696 Les Dames vengées ou la dupe de soi-même, comédie par D. de Visé
1704 Observations de M. Corneille sur les Remarques de M. de Vaugelas
1708 Dictionnaire universel géographique et historique