Deux amants qui ne souhaitent qu’une chose : épouser la femme qu’ils aiment. Deux femmes qui n’ont qu’une seule ambition : être aimée pour elles-mêmes. Voilà en quelques mots le motif dramatique du Charme de la voix. Quatre personnages principaux qui n’auront de cesse d’obtenir la satisfaction de leur désir amoureux, et qui pour ce faire devront jouer le jeu de l’amour galant. Si les hommes doivent respecter les codes de conduite du parfait amant pour conquérir leur dame, les femmes doivent avant tout sonder cet amour afin de pouvoir s’y livrer en toute confiance. Rien apparemment de très original dans cette intrigue d’amour qui fait écho à toute une tradition dramatique. Mais l’originalité est loin d’être ce qui pousse un auteur à produire au XVIIe siècle, car ce qui compte, ce n’est certainement pas de produire de l’inédit, mais de savoir exploiter une matière commune, à l’aide de procédés dramatiques habituels, et de proposer une vision renouvelée d’un matériau déjà connu. Alexandre Cioranescu l’a expliqué en ces termes :
[…] la subordination des structures des œuvres à un modèle préexistant n’est pas une dette, c’est un devoir et l’ABC de l’art d’écrire. C’est l’originalité qui scandalise et c’est à partir du moment où l’écrivain ne peut montrer du doigt l’œuvre à laquelle il a pris sa matière et son « autorité » que les doutes commencent.
A. Cioranescu, Le Masque et le Visage. Du baroque espagnol au classicisme français, p. 253.
L’œuvre a laquelle Thomas Corneille a pris sa matière, c’est la pièce de l’auteur espagnol Augustin Moreto, intitulée Lo que puede la aprehension (ce que peut l’impression ou le pouvoir de l’impression) . Mais au-delà du travail de réécriture à proprement parler, Le Charme de la voix s’inscrit dans une communauté de textes beaucoup plus vaste, que nous pouvons peut-être diviser en deux grandes familles, sans que les deux groupes soient hétérogènes, puisque l’appartenance à une famille de textes n’exclue nullement l’appartenance à l’autre. La première grande famille de texte est celle des comédies à l’espagnole : Le Charme de la voix appartient sans conteste à cet ensemble de productions littéraires françaises qui ont emprunté à la comedia espagnole sujets, images et caractéristiques baroques. La mode des comédies à l’espagnole avait été introduite par d’Ouville à la fin des années 1630. Cet auteur n’a pas connu une grande postérité littéraire, mais, comme le rappelle Alexandre Cioranescu, il a eu néanmoins le mérite historique d’avoir importé en France le modèle espagnol et de lui avoir donné une structure adaptée à l’idéal classique et à la stricte observation de ses règles. De tous les dramaturges qui se sont essayé à la mode espagnole, d’Ouville, Boisrobert, Quinault, Scarron, Thomas Corneille est celui qui a peut-être le mieux adapté le comique espagnol au goût français, comme nous le verrons plus loin. La deuxième grande famille est celle qui réunit l’ensemble des textes appartenant à la littérature galante. Apparue quelques années auparavant, la littérature galante s’est dotée d’une poétique de plus en plus précise et s’épanouit dans tous les modes d’écriture confondus, narratif, poétique, et dramatique. Le naturel, l’enjouement, la légèreté concertée sont autant de qualités qui définissent l’idéal galant et que l’on retrouve dans notre pièce. Mais c’est surtout le thème de l’amour qui permet de rattacher Le Charme de la voix à ce type de littérature : parce qu’il s’y développe une réflexion subtile sur le sentiment amoureux, ses modalités d’expression, ses risques et ses exigences, cette pièce entre en résonance avec toute une communauté de textes galants, à commencer par le roman galant par excellence Le Grand Cyrus de Scudéry, dont la pièce s’est en partie inspirée.
Héritière de deux traditions littéraires centrales du XVIIe siècle, Le Charme de la voix s’inscrit de façon significative dans le corpus de textes de la littérature classique. Malgré cela, la pièce fut un échec : après deux représentations, le public la bouda, et elle tomba dans l’oubli. Pourtant d’autres pièces de Thomas Corneille, comme Le Geôlier de soy-mesme qui sont dans leur forme assez proche de notre pièce ont connu la faveur du public. Mystère de l’histoire littéraire, victime peut-être d’un jugement immédiat du public contemporain hâtif ou excessif, il nous semble aujourd’hui que Le Charme de la voix mérite d’être exhumée et d’être reconsidérée à sa juste valeur. Il ne s’agira pas dans cette étude de nier les faiblesses de la pièce, qui sont parfois manifestes, mais de réaffirmer, par l’analyse précise de ses composantes et des procédés dramatiques qu’elle met en œuvre, la nécessité de réintégrer cette pièce dans le corpus des textes méritant d’être revisité par le chercheur et par le lecteur du XXIe siècle.
À en croire A. Adam dans son Histoire de la littérature française du XVII e siècle, Thomas Corneille serait « le premier écrivain notable qui ait si complètement sacrifié les exigences de l’art à celle du succès »
Thomas Corneille naquit à Rouen, le 20 aout 1625, dix-neuf ans après son frère Pierre. Issu de la moyenne bourgeoisie parlementaire, il fit ses classes, comme son frère, au collège jésuite de Rouen où il se montra particulièrement doué, comme le souligne Gustave ReynierThomas Corneille. Sa vie et son théâtre, p.33.
En 1647, à vingt-deux ans seulement, il créa sa première pièce, Les Engagements du Hasard. Ce coup d’envoi fut favorable au jeune dramaturge, car la pièce, suivant la mode de la comédie à l’espagnole inaugurée par d’Ouville près de dix ans plus tôt, remporta un franc succès et permit de le faire Thomas à Paris. Fort de ce premier succès, Thomas Corneille donna six autres comédies en huit ansDom Bertrand de Cigarral, parue en 1651, sa première comédie burlesque emporta l’adhésion du public, tandis que seulement un an plus tard, son Geôlier de soi même était préférée à la version proposée par Scarron le Gardien de soi même. Thomas Corneille devint donc assez vite un auteur comique connu et reconnu. Pourtant, la pièce qui consacra notre auteur fut la tragédie qu’il donna en 1656, intitulée Timocrate. A l’heure où la critique ne semble ne retenir comme grands tragédiens du XVIIe siècle que Pierre Corneille et Racine, il convient de rappeler que cette tragédie de Thomas Corneille passe pour le plus grand succès du siècle, en termes de popularité, de bénéfices et de nombre de représentationsTimocrate un virage décisif dans la carrière du dramaturge qui délaisserait alors la comédie : la pièce qui nous occupe prouve le contraire puisque le Charme de la voix parut en 1658Charme de la voix”.Charme de la Voix, que nous étudierons plus tard, que le public français risquait de rester insensible à ces entretiens « de Valet de Bouffons avec des Princesses et des Souverains ». La complicité qu’il eut avec le public souligne la personnalité galante de Thomas Corneille. Elle lui permit de fréquenter très tôt les milieux mondains et de se faire apprécier des personnages les plus en vue de l’époque comme la comtesse de Noailles, la comtesse de Fiesque, la duchesse de Montpensier. Son intégration dans ces milieux devint encore plus nette lorsqu’en 1662 les frères Corneille quittèrent le pays natal pour s’installer à Paris, acceptant l’invitation du duc de Guise. Thomas fréquenta alors le célèbre salon de Madame Deshoulières. Ce public qui avait applaudi à Timocrate, continua de soutenir Thomas Corneille, fermant les yeux sur ses pièces les plus faibles, encourageant sa production, adhérant autant à ses tragédies comme Stilicon en 1660, et Antiochus en 1666, qu’à ses comédies comme Le galant doublé en 1660 ou Le Baron d’Albikrak en 1667. Polygraphe, comme l’exigeait l’idéal galant, il maniait avec brio les règles et les propriétés propres à chaque genre.
Cependant les succès grandissants de Racine n’allaient pas tarder à éclipser les tragédies de Thomas Corneille, et malgré la belle réussite d’Ariane en 1672, la plupart des tragédies qu’il publia alors connurent un succès relatif comme Laodice en 1668 ou même un échec, comme La mort d’Annibal en 1669 ou Theodat en 1672. Là encore, notre auteur galant sut se renouveler, et à la différence de Boyer par exemple qui abandonna devant l’échec, il diversifia sa production théâtrale en prenant en compte l’évolution de la demande du public. C’est en collaboration avec son ami Donneau de Visé qu’il s’essaya à un genre nouveau, la pièce à machines, dont le public contemporain fut très friand : dans la même année 1675 les deux pièces Circé, et l’Inconnu remportèrent l’adhésion du public. Il revint de façon épisodique à la tragédie en proposant Le comte d’Essex, en 1678, qui fut bien reçue. Homme de collaboration, il s’essaya aussi à l’opéra, travaillant de concert avec Fontenelle pour donner en 1678 Bellérophon et Psyché, deux belles réussites opératiques. Son dernier grand succès théâtral fut La Devineresse, pièce écrite en collaboration avec Donneau de Visé en 1679 dont l’argument jouait avec l’actualité de l’affaire des poisons qui défrayait alors la chronique. Jules Wogue rend hommage aux qualités de polygraphe de Thomas Corneille, et à son aptitude à sentir les attentes de son public :
Quand on aime les imbroglios compliqués, il compose des pièces inextricables ; quand on aime le burlesque, il est encore plus burlesque et comique que Scarron…à l’époque où l’on pratique volontiers l’inconstance en amour, il écrit
l’Amour à la mode, lorsqu’on juge la Voisin, il met à la scène laDevineresse, etc. Il a deux traits communs avec son frère : la préoccupation de l’actualité, ainsi que l’art de bien nouer et de bien dénouer les intrigues.Jules Wogue, La Comédie au XVII, Paris, 1905, p. 154.eet XVIIIesiècles
Ce qui consacre Thomas Corneille comme auteur galant c’est bien entendu sa collaboration, à partir de 1677 au Mercure Galant, écrit en collaboration avec Donneau de Visé, et lu dans les milieux mondains. Il est important de noter à quel point Thomas Corneille fut inscrit dans son siècle en entretenant d’abord des liens avec des hommes de théâtre comme Floridor, Jodelet, la Champmeslé, puis avec des mondains et des mondaines à qui il dédia nombre de ses pièces, et enfin avec des savants et des intellectuels, à la fin de sa vie. Gustave Reynier considère qu’à partir du moment où il entre à l’Académie française, en 1684, reprenant à sa mort le fauteuil de Pierre, et à l’unanimité des voix, Thomas Corneille ne compte plus comme un homme de théâtre mais pour un intellectuel du monde. Il se tourna alors vers les sciences, et rédigea, à la demande de l’Académie, un Dictionnaire des termes d’arts et des sciences en 1694, date à laquelle il commença aussi la rédaction d’un Dictionnaire universel géographique et historique qui l’occupa jusqu’à la fin de sa vie. Auteur inscrit dans son siècle, il l’est aussi lorsqu’il prend parti, en faveur des Modernes, dans la célèbre querelle de la fin du siècle : loin de se retirer dans l’étude savante et isolée, il resta toute sa vie impliqué dans les débats du monde, faisant partie intégrante de ce monde. Enfin, il publia aussi une édition critique des Remarques de Vaugelas, en 1687, ainsi qu’une traduction des Métamorphoses d’Ovide et des Fables d’Esope en 1697. En 1701, alors qu’il est déjà fatigué par l’âge il est élu à l’Académie des Inscriptions à laquelle il demeura fidèle et assidu malgré sa vieillesse. Il s’éteignit le 8 décembre 1709 aux Andelys, à quatre-vingt quatre ans, et fut sincèrement regretté par la communauté intellectuelle comme le montre cet éloge des académiciens à la rentrée publique de Pâques 1710 : « tous ceux qui l’ont connu le regrettent, comme si la mort l’eût enlevé à la fleur de son âge ; car la vertu ne vieillit point. »
Il était important, avant d’en venir à l’étude du Charme de la voix en particulier, de replacer Thomas Corneille dans son temps, et de comprendre comment s’est construite cette très importante production : on compte en effet une quarantaine de pièce de théâtre, deux dictionnaires, vingt ans de rédaction au Mercure Galant, deux traductions, etc. Thomas Corneille demeure de toute évidence l’un des plus importants minores du XVIIe siècle.
La date de la première représentation de la pièce est source de polémiques parmi les critiques : beaucoup ont estimé qu’elle fut jouée en 1653, et que par conséquent, Thomas Corneille avait dû avoir accès au manuscrit de la pièce de Moreto, parue seulement en 1654. La circulation des manuscrits est fréquente à l’époque, et l’on sait par exemple que Thomas Corneille a écrit l’Amour à la mode, en s’inspirant de la version manuscrite de El Amor al uso de Solis. Une autre argumentation, défendue par Lancaster et prouvée par Christopher Gossip nous a semblé plus convaincante, qui situe la date de la première représentation de la pièce en 1657. L’intuition de Lancaster est confirmée par une lettre retrouvée par Christopher Gossip adressée à Monsieur Lucas à Paris, qui n’est pas signée et qui ne comporte ni lieu ni date mais dans laquelle il est fait mention de notre pièce. Le scripteur, peut-être Pierre de Marcassus ou Coqueteau de la Clairière, prévoit le succès à venir du Charme de la voix, compte tenu du récent succès de Timocrate, ce qui prouve que notre comédie fut jouée « dans les deux ou trois premiers mois de 1657 »Vers une chronologie des pièces de Thomas Corneille, RHLF, juillet-août 1974, p. 673 à 675.Charme de la Voix a été joué aprèsTimocrate, puisque le scripteur de la lettre prévoit la réception du Charme à partir du récent succès de la tragi-comédie. Nous nous rangerons donc à l’avis de Lancaster et de Christopher Gossip. La date de la première édition est en revanche sans conteste : la pièce fut publiée en 1658, et l’achevé d’imprimer date précisément du 4 janvier.
Définir la date de la première représentation n’est pas sans importance car cela casse l’argument traditionnel qui décrète qu’après le succès triomphal de Timocrate, Thomas Corneille s’est détourné de la comédie qu’il avait d’abord privilégiée pour se consacrer uniquement à la tragédie. Nous ne savons rien des détails de la première représentation, mais comme dans les dix années qui précèdent, Thomas Corneille confie toutes ses pièces au Théâtre du Marais, nous pouvons supposer que cette comédie aussi fut jouée dans ce théâtre. Toutefois, Reynier et Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer, proposent l’Hôtel de Bourgogne ; en réalité, l’allusion au teint blême du valet bouffon (V. 1270) permet de penser que le rôle était destiné à Jodelet, le célèbre acteur du Marais au visage enfariné. Quoi qu’il en soit, la pièce fut un échec reconnu par l’auteur lui-même dans l’épître. Mouhy suggère qu’elle « tomba à la seconde Representation ».
Il est intéressant de s’arrêter un instant sur l’épître qui accompagne la première édition de la pièce, et que l’on retrouvera à l’identique dans toutes les éditions ultérieures. Le texte s’adresse à « Monsieur », dédicataire anonyme, ce qui donne à l’épître une valeur de préface : il s’agit pour l’auteur d’expliquer son échec. L’échec de la pièce est avéré, mais pour savoir ce que représente à l’époque l’échec d’une pièce, il faut s’en remettre à Gaël Lechevalier : il estime que l’on peut parler de l’échec d’une pièce lorsque celle-ci a été jouée trois fois au maximumStratégie des regards. Voir et être vu dans le théâtre de Thomas Corneille (1647 -1695), p. 135.e siècle ont été représentées sans jamais être éditées par la suite, tant l’échec était retentissant. Ces mises en garde en place, nous pouvons étudier l’épître de la pièce. Certains critiques y ont vu la trace d’une sincérité touchante de la part de l’auteur ; il nous semble plus honnête d’y voir un simple effet rhétorique. Nous pouvons néanmoins souligner le sens très juste dont témoigne Thomas Corneille de la réception d’une œuvre. L’idée c’est que le public a toujours un sens très juste de l’échec : il peut applaudir à une œuvre qui ne le mérite point sur le plan esthétique, dans l’élan du spectacle ; mais ce qui lui déplait est nécessairement bien évalué, car le public est toujours un bon censeur du mauvais goût, des faiblesses ou des excès d’une pièce. Loin de défendre sa pièce, Thomas Corneille s’en remet humblement à cette instance de jugement en laquelle il croit intimement. Il cherche alors à se dédouaner en soulignant que la faute revient en premier lieu à celui qu’il a imité, Augustin Moreto (voir Épître).
Ainsi donc, Thomas Corneille estime, avec quelque mauvaise foi peut-être, que cet échec ne lui revient qu’indirectement. Il précise pourtant plus loin que la pièce de Moreto fut un succès en Espagne. Il considère que la différence de réception de l’œuvre tient aux goûts distincts des deux nations. Nous pouvons pour notre part considérer que la faute lui revient de n’avoir pas su adapter le texte espagnol au goût français, comme nous le verrons plus en détails en étudiant les sources. Enfin, il use d’un dernier argument pour se dédommager de cette erreur de parcours : lui-même avait dès l’abord refusé de travailler à la réécriture de la pièce de Moreto, percevant déjà que la pièce ne plairait pas au public ; c’est finalement sous la douce pression d’un ami anonyme, et à cause des encouragements de son dédicataire, qu’il s’y est résolu.
Le titre espagnol, Lo que puede la aprenhension (Moreto, 1654) , est assez difficile à traduire et s’apparente à un dicton populaire. On pourrait le traduire ainsi : « ce que peut l’inclination », ou « le pouvoir de l’impression anticipée ». Quoiqu’il en soit, Thomas Corneille a pris le parti délibéré de changer complètement le titre au lieu de le traduire. Alexandre Cioranescu s’étonne de cette habitude des imitateurs français :
On se garde de conserver les titres qui viennent de quelque dicton ou façon de dire. Les raisons de ces épurations ne sont pas claires : elles ne sont pas indifférentes, parce que l’on perd, avec le titre original, la vérité objective qui sous-tend l’action et le fil d’Ariane qui aidait les spectateurs à sélectionner les sens des épisodes proposés.
A. Cioranescu, Le Masque et le Visage, p. 276.
En changeant le titre de la pièce, Thomas Corneille a en effet déplacé l’intérêt par rapport à la pièce espagnole. Le titre de celle-ci annonçait une réflexion sur l’effet qu’une impression peut provoquer, tout en restant assez allusif. Le titre français place au centre de la pièce un motif extraordinaire, et annonce d’emblée un pouvoir presque surnaturel. Les dictionnaires contemporains insistent sur cette dimension ; Furetière donne dans son Dictionnaire universel, comme définition de charme « se dit figurément de ce qui nous plaist extraordinairement, qui nous ravitcharme à ses synonymes contemporains pour repérer son exact signification : le grammairien Ménage par exemple, l’oppose en 1672 à appas, terme qui désigne uniquement l’apparence physique ; il faut donc en conclure que charmes exerce une attraction plus large. De plus, le terme voix connaît une polysémie qu’il a perdu aujourd’hui puisque tous les dictionnaires contemporains lui donnent aussi le sens de « notes de musique » : l’alliance des termes charme et voix dans le titre suggère avant même de commencer la lecture de la pièce l’existence de ce motif inédit qui a des résonnances mythologiques importantes dont la plus célèbre est le chant des sirènes au chant XII de l’Odyssée. David Collins montre dans son étude sur Thomas Corneille que le dramaturge a l’habitude de choisir des titres qui ne font pas forcément référence au personnage qui porte l’intrigue : au contraire, les titres de Thomas Corneille soulignent un procédé dramatique intéressant :
Thomas Corneille semble avoir considéré que le plus important n’était pas le personnage dont il faisait le portrait, mais celui dont l’absence, ou dont la présence supposée, est essentielle aux machinations de l’intrigue. Dans un sens, les titres annoncent les procédés fonctionnels de l’intrigue
« Thomas Corneille appears to have considered most important not the character he portrayed, but the one whose absence, or suppose presence, is essential of the plot. In a sense the titles announce the fonctionnal device of the intrigue. » Voir Collins David A., .Thomas Corneille, protean dramatist.
C’est bien ce qui se passe dans notre pièce : le titre n’est pas Fénise, mais ce qui chez elle est à la fois signe de présence et d’absence. De plus, en choisissant de mettre ce procédé extraordinaire dans le titre, tout un programme dramatique est annoncé.
Si le titre annonce ou plutôt suggère un élément constitutif de la pièce, la liste des acteurs en revanche, deuxième seuil de lecture est problématique et souligne les difficultés d’interprétation du genre. En effet, à la suite de Gaël Lechevalier, nous constatons qu’à la simple lecture de cette liste d’acteurs, qui présente des personnages de très haut rang, quasiment des rois et des reines, nous sommes bien en peine de prévoir le genre de la pièce. Le seul indice comique est Fabrice, présenté comme « bouffon du Duc ». Les autres personnages en revanche, pourraient tous appartenir au personnel dramatique d’une tragi-comédie. Gaël Lechevalier explique que c’est peut-être l’une des raisons de l’échec de la pièce : après le succès de Timocrate le public attendait peut-être un autre type de tragédie à fin heureuse. Cet élément permettrait de réhabiliter en quelques sortes notre pièce :
Ce serait davantage l’écart existant entre les attentes du public et l’esprit de la pièce qui l’aurait fait chuter : la cohérence du personnel dramatique de Timocrate n’est pas celle du Charme de la voix, mais cette pièce, au regard d’autres comédies comme les Illustres Ennemies ou même le Geolier de soy-mesme n’est pas de qualité moindre.Stratégie des regards. Voir et être vu dans le théâtre de Thomas Corneille (1647 -1695), p. 164.
Entrons à présent dans l’histoire du Charme de la voix. La pièce suit la structure traditionnelle de la comédie française : elle comporte cinq actes, le premier est entièrement consacré à l’exposition, le troisième, avec l’arrestation de Carlos constitue l’acmé de la pièce, et le dernier acte est consacré à un dénouement progressif, qui s’accélère d’un seul coup dans la dernière scène lors de la révélation des identités. Mais voici dans un résumé acte par acte, l’argument précis de la pièce :
Pour des raisons politiques, un Traité de mariage devant réunir le Duc de Milan et la Duchesse de Parme fut scellé bien longtemps avant le début de la pièce. Fédéric, tuteur du Duc, est chargé de veiller à la bonne application de ce traité. Dans ce but, il a éloigné sa fille Fénise de la Cour dès le plus jeune âge afin d’éviter que ses appas naturels ne séduisent le Duc. Durant son exil, Fénise se console en apprenant l’art du chant et la de la musique, en compagnie de sa fidèle servante Laure. De retour à la Cour pour célébrer ledit mariage entre le Duc et la Duchesse, elle aperçoit le Duc dans le jardin alors qu’elle est en train de chanter : le Duc s’éprend alors de la voix de Fénise, qui exerce sur lui un charme ensorcelant et Fénise n’est pas insensible à la beauté du Duc. Sans s’être vus, ils tombent amoureux l’un de l’autre, et le Duc promet à Fénise une foi éternelle (sc 1) . C’est pourquoi il demande qu’on arrête la Duchesse sur sa route pour différer le mariage, le temps d’obtenir de Fénise un aveu favorable (sc 2) . Fédéric chapitre son jeune protégé et lui rappelle les devoirs qu’il doit à son rang car il craint, à juste titre, que la Duchesse ne finisse par se sentir outragée du manque d’empressement de la part du Duc (sc 3) . Si le Duc a bon espoir de voir son amour concrétisé au début de la pièce, Fénise, elle est d’ores et déjà au désespoir : s’étant rendue en secret à un bal où se trouvait le Duc, elle a pu constater qu’en dépit des nombreux hommages qu’elle a reçus, le Duc est resté insensible à sa beauté ; elle en prend ombrage car elle veut être aimée tant pour sa beauté que pour sa voix. Tandis que Fabrice, valet du Duc, promet de mettre toute son ingéniosité au service du Duc (sc 4) , Carlos frère de Fénise et envoyé du Duc auprès de la Duchesse, revient plein d’enthousiasme pour féliciter le Duc de ce bel amour (sc 5) . Surpris d’être interrompu par le Duc qui sort de scène, Carlos interroge Fabrice qui lui fait la même réponse (sc 6) . C’est alors que seul avec son valet Camille, Carlos révèle son amour pour la Duchesse, et craint d’avoir manqué de tact en montrant tant de zèle à décrire les appas de celle-ci (sc 7) .
Grâce aux bons services de Fabrice, le Duc parvient à pénétrer dans les appartements de Fénise (sc 1) . Cette première rencontre se fait sous le signe du quiproquo puisque Fénise prend le déguisement de Célie, suivante fictive de Fénise, afin d’éprouver l’amour du Duc sous une autre identité que la sienne (sc 2) . Le Duc rend hommage à la voix de Fénise, mais semble mépriser sa beauté : Fénise y voit un obstacle majeur à leur amour et s’en désespère (sc 3) . Carlos qui reçoit l’ordre de raccompagner la Duchesse dans ses Etats prépare son départ avec son valet Camille (sc 4) , et comprend que le Duc cherche à annuler son mariage. Il est alors au comble du bonheur car il ne manquerait plus de respect au Duc en prétendant obtenir une main qu’il a lui-même délaissée. C’est pourquoi il se confie à Fénise qui, défendant autant sa passion secrète que les amoures de son frère, l’encourage à dévoiler son amour au Duc et à se déclarer auprès de la Duchesse (sc 5) . Fédéric surprend ses deux enfants en venant annoncer l’arrivée incognito de la Duchesse : lasse de voir sans cesse différer le mariage, elle a décidé de venir voir d’elle-même les raisons des atermoiements de son prétendant légitime (sc 6 et 7) .
La Duchesse et Fénise débattent des questions d’amour, chacune exprimant ses doutes sur la capacité de l’amant à se montrer à la hauteur de la tâche. Fénise sert les intérêts de son frère en vantant ses qualités de parfait amant. Ce faisant, elle s’assure que la Duchesse ne se laissera pas séduire par le Duc qui l’a outragée, car elle craint plus que tout que leur entretien ne mette fin à la flamme du Duc (sc 1) . Les deux femmes mettent en place un nouveau stratagème : la Duchesse sera présentée au Duc sous le nom de Fénise, tandis que celle-ci restera Célie. Le Duc qui ne cesse de vanter les mérites de la voix de Fénise à la Duchesse-Fénise et en présence de Fénise-Célie, blesse chacune d’entre elle : l’orgueil de la Duchesse est fortement malmené car le Duc méprise ouvertement la Duchesse pour vanter la seule Fénise et l’assurer de sa foi, et Fénise voyant le Duc si empressé auprès de la Duchesse en conclut qu’il est plus séduit par cette beauté que par la sienne (sc 2) . Une fois que la Duchesse se retire, le Duc s’en prend à Célie, pensant que c’est à elle qu’il doit cette froideur ; fière, Célie lui oppose une fin-de-non-recevoir, qui attise le désir du Duc, séduit par cette beauté piquante (sc 2 et 4) . Cependant le Duc vient trouver Fédéric et lui annonce sa ferme décision d’épouser Fénise, ou plutôt celle qui prend pour Fénise la chanteuse (sc 5) . Furieux, Féderic quitte la scène en laissant supposer au Duc que la Duchesse n’est peut-être pas très loin : Fabrice révèle alors à son maître qu’on raconte que Carlos n’est jamais parti à Pavie (sc 6) . Carlos entre et transmet le message de la Duchesse qui souhaite mettre fin au traité qui la lie au Duc, ce à quoi le Duc est favorable. Mais lorsque Carlos lui demande si son espoir de prétendre obtenir la Duchesse peut naître, le Duc s’emporte, accuse Carlos de s’être conduit en mauvais sujet et le fait arrêter (sc 7) .
Fédéric est mis au fait de la supercherie et s’en réjouit car elle n’entre pas en contradiction avec le Traité ; il reste intraitable malgré les tentatives de sa fille pour assouplir son intransigeance (sc 1) . Fénise prend conscience de la violence de ses sentiments lorsqu’elle ressent pour la première fois la jalousie et le désespoir de voir la Duchesse préférée par le Duc (sc 2) . Laure ne cesse pourtant de lui répéter que cette préférence est due au seul fait de dissimuler au Duc l’identité de la chanteuse : c’est par la voix de Fénise que le Duc est épris, et cacher son identité c’est empêcher le Duc d’exprimer son feu. Lorsque Laure cherche à sonder Fabrice sur les sentiments de son maître, le bouffon, croyant bien faire, vante la beauté de la Duchesse au lieu de préciser que le Duc se consume d’abord et avant tout pour la voix entendue (sc 3) . Fénise y voit la preuve concluante que ce n’est pas d’elle que le Duc est épris. La Duchesse quant à elle, maniant avec brio l’art de l’équivoque, obtient du Duc les promesses qu’elle attend : il fera libéré Carlos et le laissera libre d’épouser la Duchesse (sc 4, 5, 6 et 7) . Mais lorsqu’elle annonce à son amant que le Duc, dupé par son déguisement a permis leur union, Carlos marque des réticences : il a déjà donné des preuves d’infidélité envers le Duc et ne peut profiter de son aveuglement. Vexée par la frilosité de Carlos, la Duchesse quitte la scène (sc 8) en laissant un amant désemparé (sc 9) .
Grâce au vif plaidoyer de Fénise en faveur de son frère, Carlos trouve vite le pardon dans le cœur de la Duchesse (sc 1) . Le Duc annonce que Fédéric ne met plus d’obstacle à son mariage avec Fénise ; en effet, le Tuteur, mis au fait de la supercherie, y voit le moyen de faire respecter le traité car en épousant celle qu’il prend pour Fénise, le Duc épouserait en réalité la Duchesse (sc 2) . Sous les mauvais conseils de Fabrice, le Duc vante à nouveau les charmes de la Duchesse devant Fénise, et minimise sa puissante attirance pour une voix. Fénise sort, convaincue que la beauté de la Duchesse a surpassé la sienne dans le cœur du Duc. N’y pouvant tenir, Fénise se met à chanter dans la pièce à côté : ravi, le Duc est incapable de mener sa cour auprès de la Duchesse qui est profondément humiliée de voir qu’après toutes ses promesses le Duc manque à sa parole (sc 3) . Le Duc cherche à se désengager auprès de la Duchesse-Fénise : si ce n’est pas elle qui chante elle n’a plus d’attraits pour lui, et si, comme il le croit, la chanteuse est Célie, d’un rang trop inférieur au sien, il doit renoncer à épouser la magnifique voix (sc 4 et 5) ). Bien tardivement, il envisage d’épouser la Duchesse et de respecter finalement le traité auquel il est soumis (sc 6) . Savourant sa vengeance la Duchesse en cruelle repousse le Duc. Orgueilleuse, Fénise méprise à son tour l’amour du Duc. Camille entre alors annoncer l’arrivée de la Duchesse (sc 7) , mais lorsque celle-ci entre en scène, le Duc est forcé de reconnaître en elle celle qu’il a pris pour Fénise (sc 8) : comprenant à quel point il s’est montré discourtois, il se confond en excuses et accepte qu’elle épouse Carlos. Enfin, Fénise révèle à son tour son identité, et lorsque la voix aimée rejoint la femme aimée, il n’est plus d’obstacles au bonheur des amants. Fabrice conclut la pièce en soulignant cette fin heureuse et annonce un triple mariage ; il brise l’illusion théâtrale par une apostrophe du public dans laquelle il affirme que tout ceci n’est, somme toute, qu’une comédie (sc 9) .
Le sujet de la pièce est donc assez ténu puisqu’il s’agit en réalité d’une longue réflexion sur la possibilité de tomber amoureux d’une voix. C’est une pièce d’analyse subtile, sans grands ressorts dramatiques. Cela est rare et surprenant chez un auteur passé maître en l’art d’écrire un théâtre sachant tirer tout le profit des potentialités dramatiques. On a fait plus tard le même constat pour Bérénice de Racine, mais l’auteur tragique a mieux réussi à nourrir ce sujet assez maigre. Dans Le Charme de la voix, les personnages se mettent à l’épreuve les uns les autres, sans qu’il y ait pour autant de revirement important dans leurs sentiments et l’essentiel de la tension dramatique tient au moment de la révélation des identités au Duc, à la toute fin de la comédie. Les personnages dissimulent leur identité, créant de fausses situations : ce jeu de quiproquo nourrit l’action qui se construit alors comme une démonstration des fausses apparences. La reconnaissance finale résout en une seule scène tous les problèmes accumulés.
Ce qui permet à la pièce de tenir malgré tout, c’est peut-être la présence d’un double schéma actanciel et d’un arrière-plan de l’action. C’est d’ailleurs un procédé que l’on retrouve dans la plupart des comédies à l’espagnole : ce second plan de l’intrigue montre la duplicité ou plutôt la relativité d’une vérité. Ici, la vérité en question serait celle du sentiment amoureux : il y aurait plusieurs façons de répondre à la question de la nature du véritable amour. C’est cette intrigue du second plan qui semble répondre au mieux à la question, en proposant une vérité supérieure. L’action principale est jouée par le Duc et par Fénise : ce qui meut le Duc c’est son inclination pour une voix. Deux obstacles s’opposent à son amour : l’un, le traité de mariage qui l’unit à la Duchesse, est balayé assez rapidement par la détermination capricieuse du Duc. L’autre, l’obstination de Fénise à dissimuler son identité, freine la satisfaction de son désir pendant toute la pièce. Ce qui meut Fénise c’est d’abord l’orgueil puis la jalousie, mais l’objet de son désir concorde avec celui du Duc car elle aussi recherche son amour. Dans ce premier plan de l’action, ce qui meut les personnages paraît assez superficiel : Thomas Corneille le reconnaît lui-même lorsqu’il remarque « la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie »
Mais tous les personnages ne sont pas « plus capricieux que raisonables », et c’est peut-être ce qui sauve la pièce. En effet, la présence d’un deuxième schéma actanciel dont les protagonistes principaux sont la Duchesse et Carlos, est à noter. Ce qui anime ces personnages semble plus profond et plus noble. La Duchesse est constamment humiliée par les outrages du Duc, et elle doit sauver son honneur, c’est la première passion qui la fait agir. Mais elle aime Carlos, et dans la seconde partie de la pièce, elle n’agit plus que pour assurer leur bonheur, en obtenant sous son identité usurpée, des promesses du Duc. Carlos est partagé entre le respect qu’il doit au Duc et son amour véritable pour la Duchesse. Ils ont eu l’occasion de se comprendre en silence et de développer un amour réciproque, ils ont, pour parler comme les personnages de la pièce, atteint l’amour de connaissance quand Fénise et le Duc semblent ne ressentir que de l’inclination. Acteurs principaux d’un modèle actanciel secondaire, la Duchesse et Carlos sont plus vraisemblables comme personnages, et nous verrons plus loin que cela se traduit dans leur langage même : les plus beaux vers leur sont réservés, et leur grandeur les élève parfois presque à la hauteur des héros tragiques, sommet que le Duc et Fénise, dans leurs excès, ne peuvent atteindre.
La longueur des scènes qui composent cette pièce est extrêmement variable car on trouve des scènes très courtes, d’une dizaine de vers à peine, et d’autres au contraire qui s’étirent sur plus de cent vers. Quatre scènes sont très longues, la scène d’exposition, la scène 2 de l’Acte II, la scène 5 de l’Acte II, et la scène 2 de l’Acte III. La scène d’exposition est très longue, car elle comporte de façon développée tous les éléments nécessaires à l’exposition : le rappel du passé, soit du Traité de mariage à l’issu d’une longue guerre, du bannissement de Fénise hors de la cour, et du goût qu’elle prit pour la musique. Elle présente aussi un passé proche, qui s’est produit juste avant le début de la pièce : le coup de foudre auditif du Duc pour la voix de Fénise, et la déception amoureuse de Fénise lors de la scène du bal. Elle contient enfin tous les éléments qui seront développés dans la suite de la pièce. La scène 2 de l’Acte II correspond à un moment très attendu puisqu’il s’agit de la rencontre entre le Duc et Fénise : si la première partie de la scène est assez statique et convenue puisqu’elle ne fait que présenter les réactions des maîtres qui se confient en aparté aux valets, la deuxième partie introduit un rebondissement dramatique car Fénise, dissimulant son identité sous le nom de Célie, amorce le jeu de quiproquo, qui alimente le reste de la pièce. La scène 5 de l’Acte II met en jeu plusieurs temporalités puisque Carlos raconte comment il s’est épris dans le passé des charmes de la Duchesse et quels espoirs il conçoit pour l’avenir. Ce qui est intéressant, c’est que la scène pourrait être l’exposition du deuxième modèle actanciel car on y retrouve toutes les composantes de l’exposition, le rappel du passé, la présentation d’un problème et des éléments de réponse à ce problème. Ce sont les réactions de Fénise qui raccroche la scène à l’intrigue principale, puisqu’on la voit d’abord prête de révéler son amour, avant de changer de jeu avec habileté et de profiter de l’amour de son frère pour servir ses propres intérêts. Enfin, la scène 2 de l’Acte III est celle de la rencontre du Duc et de la Duchesse, où pour la seconde fois la dissimulation de l’identité, la Duchesse passant pour Fénise, complique les relations entre les personnages. On pourrait imaginer que le dialogue s’enliserait, faisant stagner l’action, dans ces très longues scènes ; au contraire, force est de constater qu’elles ne sont jamais statiques, mais qu’elles contiennent toutes une véritable évolution et relèvent d’une grande importance dramatique.
On ne saurait trop rappeler à quel point la notion de plagiat, de propriété et de paternité littéraires est différente au XVIIe siècle de ce que nous connaissons aujourd’hui. Héritière de la conception « renaissante » de l’imitation créatrice, la littérature du XVIIe siècle ne peut se lire que dans ce contexte général d’intertextualité. Or le lieu d’élection de ces jeux d’influence littéraires n’est autre que le théâtre, et encore plus particulièrement la comédie. Le cas de notre pièce est exemplaire, puisqu’on peut même parler d’une chaîne de réécritures, qui aurait comme texte source la comédie Desdicha de la voz de Calderon – et encore, comment savoir si lui-même ne s’est pas inspiré d’une autre source ? Vient ensuite la pièce d’Augustin Moreto, spécialiste de la réécriture, intitulée lo que puede la aprehension. Enfin, le texte de Moreto donne naissance à deux créations françaises, l’une romanesque, la nouvelle « Timante et Parthénie » extraite du Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry, que nous étudierons plus loin dans sa relation à notre pièce, l’autre dramatique, Le Charme de la Voix, de Thomas Corneille. Pour mieux comprendre notre pièce, il convient de la resituer dans son contexte de réécriture et de repérer quelles influences elle subit.
Thomas Corneille semble avoir recyclé sans presque toute la pièce de Moreto, comme il s’en vante dans son épître à « Monsieur ». Ses efforts pour adapter la pièce espagnole au goût français, travail propre à toute réécriture, seront observés plus loin. Pour l’heure, un tableau synthétique qui met en regard les deux pièces permet de voir à quel point les deux structures de la pièce se ressemblent, et de mieux souligner les suppressions et les modifications apportées par l’auteur. Pour une meilleure lecture de ce tableau, nous avons utilisé les italiques chaque fois que Thomas Corneille a opéré des modifications ; nous avons repris mot pour mot le descriptif des scènes chaque fois que deux scènes étaient identiques ; nous avons enfin utilisé des caractères gras lorsque nous avons jugé nécessaire de faire un commentaire particulier. L’analyse des nuances et des tendances plus globales succède au tableau. Enfin, nous avons sélectionné des passages précis s’apparentant à de la pure traduction, qui sont consultables en annexe.
On s’aperçoit grâce à ce tableau que chaque fois que Thomas Corneille commence un acte, il reprend de manière très précise des scènes de Moreto : ainsi, les scènes 1, 2, 3, 4 de l’Acte I, sont presque identiques aux scènes 1, 2, 3, 4 de la première journée espagnole ; les scènes 1, 2, 3 de l’Acte II sont presque identiques aux scènes 1, 2, 3 de la deuxième journée ; les scènes 1, 2, 3 et 5 de l’Acte III sont presque identiques aux scènes 7, 8 et 9 de la troisième journée; la scène 1 de l’Acte IV est presque identique à la scène 13 de la troisième journée; et les scènes 1, 2, 3 de l’Acte V sont presque identiques aux scènes 9, 10, 11 de la troisième journée. Ce repérage permet de comprendre comment fonctionne Thomas Corneille dans sa réécriture : il retrouve le fil de l’intrigue espagnole à chaque début d’acte, ce qui assure la cohérence de l’ensemble ; mais dans la fin de l’acte il prend la liberté, soit de supprimer des scènes espagnoles, afin d’alléger l’intrigue, ce qui est le plus fréquent, soit de créer d’autres scènes.
Un nombre important de scènes espagnoles sont en effet supprimées : les scènes 5, 6, 8, 9, 10, 11, 12 de la première journée, les scènes 5, 9 12, 13, 14, 15 de la deuxième journée, et les scènes 3, 7, 14 de la troisième journée. Ces suppressions éliminent des rebondissements qui complexifient l’action, comme la conversation entre Carlos et la Duquesa en dehors de Madrid. Alexandre Cioranescu considère que ces suppressions appauvrissent en général le texte de façon démesurée : il regrette en effet que le souci de Thomas Corneille des unités et de la condensation de la pièce « paralyse des actions que leur premier auteur aurait voulu complexes, et dont la limitation accentue la pauvreté de l’ensembleLe Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, p. 280.
Les suppressions sont parfois partielles, et Thomas Corneille, même s’il supprime en grande partie une scène, n’hésite pas à reprendre ailleurs un vers, une tirade, une idée. C’est un véritable travail de déconstruction et de reconstruction avec les mêmes matériaux. Voilà pourquoi on retrouve dans la pièce française beaucoup de scènes qui sont retirées de leur emplacement originel, retravaillées, et exploitées à un autre endroit. C’est une réécriture sur le mode de la contraction qu’opère Thomas Corneille : moins de scènes (39 scènes françaises pour 44 scènes espagnoles) et surtout élagage massif des répliques. Toutes les tirades des personnages espagnols, qui comptent parfois une centaine de vers sont soit considérablement raccourcies, soit intégralement supprimées. Par exemple, toutes les considérations psychologiques, très présentes dans la pièce espagnole, sont réduites ou absentes dans la pièce française.
Thomas Corneille ne s’est pourtant pas contenté de supprimer des scènes, il en a aussi créé de nouvelles : la scène 6 de l’Acte I, les scènes 4 et 5 de l’Acte II, les scènes 4 et 6 de l’Acte III, les scènes 3, 4 et 6 de l’Acte IV, et les scènes 4 et 6 de l’acte V. Ces créations sont de deux natures différentes. Le premier type de création, le moins intéressant, est pragmatique et a un intérêt dramatique : il s’agit de rattraper l’intrigue espagnole, soit en condensant des éléments, soit en inventant une circonstance qui permet de se raccrocher au fil espagnol. Le second type de création est au contraire accessoire par rapport à l’intrigue, et n’apporte aucun rebondissement dramatique : c’est simplement l’occasion de manifester son talent d’écriture, en particulier ses talents d’auteur comique ; nous pensons ici surtout à la courte scène 6 qui n’est là que pour l’écho comique de Fabrice, et à la scène 4 de l’Acte IV, scène de séduction parodique jouée sur le mode burlesque par les deux valets.
Ces observations ont permis de dégager les principales tendances de cette réécriture, et de souligner à la fois la fidélité et la distance du dramaturge par rapport à son modèle, dans la structure générale de la pièce. Il convient maintenant d’analyser plus en détails les modifications opérées par Thomas Corneille, qui justifient que malgré l’extrême proximité des deux textes, nous puissions parler de réécriture, et non seulement pas de plagiat ou de traduction.
Une comparaison trop rapide du texte de Thomas Corneille à sa source pourrait laisser croire que l’auteur français n’a fait que traduire le texte de l’espagnol. Cette partie se propose cependant de souligner le travail d’adaptation effectué par l’auteur. Les adaptations sont de deux ordres : elles peuvent être conditionnées par l’environnement théâtral, ou bien être des partis pris délibérés de la part de l’auteur.
Toute réécriture doit prendre en compte le cadre de sa réception, et l’on s’aperçoit que nombre des changements opérés par l’auteur sont motivés par l’obligation de respecter les règles dramaturgiques de son temps. Nous avons vu que la pièce a tendance à être plutôt contractée que développée par rapport à l’original. Cela tient au fait que Thomas Corneille s’est efforcé de modifier la pièce afin qu’elle soit conforme à la fameuse règle des trois unités définies alors par l’abbé d’Aubignac : une seule journée, un seul lieu, une seule intrigue. C’est pourquoi les péripéties annexes ont été supprimées, la pièce se déroule dans un seul lieu, le palais ducal, alors que la pièce espagnole connaît des changements de lieux, et elle ne dure que vingt-quatre heures, tandis que la pièce de Moreto s’écoule sur trois jornadas. Enfin, un changement qui peut sembler infime et qui pourtant a une portée symbolique considérable (voir infra) semble en partie lié à des contraintes techniques : nous pensons ici au fait que lorsque Fenisa chante chez Moreto, on la voit chanter sur scène, tandis que Fénise, elle, chante toujours « derrière le Theatre ». Cela tient au fait qu’en France on avait coutume d’embaucher des chanteurs qui ne se produisaient pas sur scène mais au dehors, pour ne pas porter l’étiquette sociale, difficile à assumer, de comédien. C’est ce que nous prouve, rétrospectivement le registre de La Grange qui explique en 1671 que « Jusques ici les Musiciens et Musiciennes n’avaient point voulu paraître en public. Ils chantaient à la Comédie dans des loges grillées et treillissées ». La gravure qui précède le texte de l’édition de 1660 semble confirmer cette hypothèse, car la fenêtre derrière laquelle chante Fénise est tout à fait conforme à la description de La Grange.
Toujours en ce qui concerne les modifications structurelles opérées par l’auteur, on peut remarquer une tendance à privilégier les entretiens binaires, le plus souvent le maître et son valet, Fénise et Laure, le Duc et Fabrice, Carlos et Camille, là où la pièce espagnole présentait plusieurs personnages sur scène. Cela favorise un certain immobilisme de la pièce française qui est du reste assez monotone dans sa structure : à chaque coup de théâtre ou revirement de sentiment succède une scène où le Maître se confie à son valet. En règle générale, les modifications de structure opérées par l’auteur constituent une faiblesse de la pièce. En opérant ces modifications, Thomas Corneille a sans doute cherché à alterner scènes comiques et scènes sérieuses, mais elles ont quelque peu cassé la vie et le mouvement de la comedia espagnole, qui multipliait les allées et venues des personnages, les coups de théâtre ou lances, entre de longues tirades passionnées.
En plus de ces modifications structurelles, Thomas Corneille a pris soin, en bon artisan de la réécriture, et en bon auteur galant de prendre en compte son destinataire afin d’apporter des rectifications rendant l’œuvre plus accessible au public français du XVIIe siècle. Cette ambition est sensible dès l’épître, même si c’est pour souligner que malgré cette précaution la pièce fut un échec : ayant conscience du goût différent des deux nations, l’auteur s’est contraint à supprimer ou à atténuer ce que la pièce avait de trop « espagnole » pour paraître sur la scène française. Cette adaptation passe principalement par la modification de la psychologie des personnages de la pièce. Comparer les personnages de Moreto à ceux de Thomas Corneille permettra de présenter brièvement les acteurs de cette comédie.
Tout d’abord, presque tous les noms des personnages espagnols ont été francisés : Fenisa devient Fénise, Laura devient Laure et ainsi de suite. Seul Carlos garde son nom espagnol. Peut-être peut-on expliquer cette exception en alléguant que contrairement au Duc, Carlos se conduit dans la pièce comme un chevalier honnête et généreux : il incarne par là une certaine figuration de l’Espagnol en France qui apparaît justement à cette époque. On retrouve en effet en Carlos le portrait qu’Alexandre Cioranescu établit dans son analyse de l’image du type espagnol en France :
la caricature espagnole (…) est un jeune chevalier, impétueux et facilement amoureux, galant et impatient, héroïque et lyrique, étourdi autant que généreux. (…) Il est, comme disent les Espagnols, français
por todos costados.Por todos costados: de part en partA. Cioranescu, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, p. 85.
De plus lorsque l’on regarde la liste des personnages dans les pièces contemporaines, le nom de « Carlos » apparaît très souvent. Les personnages de la pièce peuvent être classés en deux groupes distincts, les maîtres et les valets, puisque, comme le souligne l’épître, la pièce est constituée d’ « entretiens de Valet et de Bouffons avec des Princesses et des Souverains ». Les personnages fonctionnent ainsi en duo : Fénise est toujours accompagnée de Laure, le Duc de Fabrice, Carlos de Camille. Il n’y a que Fédéric qui agit seul. Ce système de personnage était déjà le même dans la pièce espagnole, mais il faut souligner la réduction du nombre de valets. Dans la pièce espagnole on trouvait Colmillo, Camilo, Laura, Silvia. Cette dernière, servante de la Duquesa, a disparu chez Corneille. Non seulement les valets sont moins nombreux, mais ils sont encore beaucoup moins bouffons. Laure n’a plus rien d’une servante balourde et pragmatique : au contraire, elle est capable d’échanger de subtils propos sur le sentiment amoureux avec sa maîtresse. Fabrice, malgré ses pitreries, a bien plus d’esprit que Colmillo, et s’apparente déjà à un valet de comédie de type moliéresque, railleur et dégourdi. Il n’y a que Camille qui reste le bouffon sans cesse railleur, mais son temps de parole est considérablement réduit, et bien qu’à l’occasion il fasse rire, il semble n’être qu’une utilité donnant la réplique à Carlos pour que le spectateur puisse connaître ses pensées.
Les Maîtres eux aussi sont traités de manière différente. Le changement le plus marquant est peut être le cas de Fénise. Alors qu’elle ressemble plus à une bourgeoise opportuniste dans la pièce espagnole, elle apparaît comme une jeune fille digne et fière chez Corneille. Les passages, assez nombreux dans la pièce espagnole, où Fenisa reconnaît en aparté qu’elle agit pour elle et non pour son frère, sont constamment supprimés : Ainsi, Fenisa apprenant que la Duquesa est irritée contre Carlos, fait tout ce qu’elle peut pour convaincre son frère de la reconquérir, car elle craint que la Duquesa n’en vienne à reconsidérer l’amour du Duc, mais ce qu’elle prétend faire pour son frère, elle reconnaît en aparté qu’elle le fait pour elle,
No temo yo su peligro Sino el que a mí me amenaza Jornada III, escena VII : « je ne crains pas son malheur, mais plutôt celui qui me menace moi ».
Dans la pièce française, les mêmes problèmes préoccupent le personnage de Fénise, et elle agit exactement comme son homologue espagnol ; mais à aucun moment elle ne confie en aparté ou à Laure que c’est pour elle qu’elle agit. Du coup, le spectateur français qui connaît les motifs d’action de tous les personnages, peut percevoir dans la conduite de Fénise une certaine mauvaise foi, mais peut-être que si Thomas Corneille n’avait pas atténué le pragmatisme de Fenisa, le public français n’aurait pas adhérer à ce personnage, et aurait regretté son manque de grandeur. Le Duc est plus fidèle au Duque espagnol : comme lui il semble assez léger et impulsif, comme lui il a une attirance inexpliquée et inexplicable pour la voix dont il tombe amoureux, comme lui il n’hésite pas à faire bon marché de ses devoirs politiques pour satisfaire ses désirs amoureux. De même la Duchesse connaît dans les deux pièces une grandeur et une majesté qui font d’elle un personnage noble, peut-être le plus noble de la pièce, quoique constamment humiliée par la lâcheté et les outrages du Duc. Carlos est aussi ce jeune homme fidèle au Duc, digne et honnête homme, en même temps que cet amant parfait, tellement plus digne d’être aimé que le Duc. Le changement majeur qui le concerne, est le fait que dans la pièce espagnole il est assez rapidement mis au fait des déguisements qui dissimulent l’identité des personnages, alors qu’il faut attendre la fin de l’Acte IV dans la pièce française, pour qu’il soit dans la confidence. Ce changement est important car le Carlos français, dupe du quiproquo, est attachant dans sa souffrance, grand dans sa fidélité au Duc. Le personnage qui subit en fin de compte la plus grande modification, c’est Fédéric : dans la pièce espagnole, il est beaucoup plus présent, plus colérique, plus violent aussi. Thomas Corneille semble avoir voulu adoucir l’autorité de Fédéric, ce qui explique peut-être certaines incohérences : tous les personnages se plaignent de la dureté de Fédéric envers ses enfants, et du caractère impitoyable de la politique qu’il mène ; pourtant, lorsque la parole lui est donnée, il justifie assez bien ces mesures drastiques par la conscience du devoir politique. Il faut rappeler qu’il était fréquent dans la comédie qu’un père éloigne son enfant de la cour pour diverses raisons, et que cela n’avait en soi rien de choquant. En réalité, Thomas Corneille a gardé du personnage espagnol tout ce qu’on dit de lui, mais il a supprimé les passages où Federico est véritablement impitoyable et violent envers ses enfants. De plus, il a revalorisé son discours sur l’honneur et la dignité : ce qui dans la pièce espagnole était longues tirades grandiloquentes devient discours ferme mais honorable dans la pièce française.
Peut-on dire que les inflexions différentes que Thomas Corneille a donné à ses personnages par rapport à ceux de Lo que puede la aprehension permettent de parler de réécriture convaincante ? Il faut d’abord rendre hommage à Thomas Corneille en montrant que tous les changements qu’il a opéré étaient nécessaires, car il était impensable de présenter sur la scène française les personnages espagnols à l’état pur. Mais ces modifications sont parfois maladroites car incomplètes, comme le montre l’exemple de Fédéric. Et surtout, l’auteur n’a pas modifié ce que lui-même avait appelé « la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie »Charme de la voix.A History of French Dramatic Literature, p. 84 : “ ce thème a un lien si ténu avec la réalité qu’il eut fallu un Musset pour le rendre acceptable aux yeux du public français.”.
Thomas Corneille excuse cet échec en reportant les torts sur les caractéristiques de la pièce espagnole. Si l’on se souvient des succès que Thomas Corneille sut tirer de ses modèles espagnols, et si l’on garde à l’esprit que lo que puede la aprehension de Moreto fut fort bien reçu dans son pays, il semble plus juste de considérer que Le Charme de la voix souffre d’un manque d’investissement, peut-être de travail, de la part de son auteur. Cette hypothèse semble corroborée par l’épître, puisque Corneille insiste sur le fait qu’il a opposé des réticences à la rédaction de cette pièce, qu’il en prévoyait l’échec, et que c’est contre son gré et par fidélité à son dédicataire qu’il a effectué cette réécriture. On peut voir là de la mauvaise foi, mais les succès antérieurs de Thomas Corneille qui s’inspiraient de pièces espagnoles comme Le Geôlier de Soi mesme, prouve qu’il était capable de faire des réécritures parfaitement achevées et dignes d’un grand dramaturge – cette pièce en question fut même préférée à la version donnée par Scarron, Le Gardien de soi mesme. Mais les faiblesses de la réécriture ne doivent pas masquer les mérites de la pièce : c’est pourquoi plus que d’une réécriture réussie, on peut parler après cette étude comparative, d’une bonne adaptation au goût du public français de la pièce espagnole.
La pièce d’Augustin Moreto a donné lieu à une autre création française : Madeleine de Scudéry, dans son roman Artamène ou le grand Cyrus, paru en 1653 s’en est inspirée pour sa nouvelle Timante et Parthénie au livre I de la partie VI. Comme la pièce de Moreto n’a été publiée qu’en 1654, Madeleine de Scudéry a dû avoir accès au manuscrit de la pièce. Cet emprunt est de deux ordres ; il est d’abord d’ordre diégétique car les deux histoires reprennent un même motif : dans les deux cas, un homme tombe amoureux d’une voix, et se jure d’épouser cette personne, même sans jamais l’avoir vue. Au-delà de cet emprunt thématique, on peut noter une même « sensibilité tendre » dans la représentation de l’amour. Parthénie est réputée pour son incroyable beauté mais après un mariage malheureux pendant lequel elle a pu constater qu’un amour attaché à la seule beauté est de courte de durée, elle est devenue méfiante envers les hommes. C’est pourquoi elle exige du soupirant Timante d’être aimée sans être vue. Celui-ci a en effet conçu de l’amour pour elle en l’entendant chanter sans la voir. On retrouve le même motif que dans le Charme de la Voix. Voici comment est contée cette première rencontre vocale :
tout d’un coup il entendit une Femme qui chantoit, et qui chantoit fort agreablement. De sorte que se taisant, et marchant vers la voix qu’ils entendoient, ils firent enfin si bien, qu’il ne pouvoit y avoir qu’une Palissade entre eux et celle qui chantoit : mais elle estoit si espaisse et si pressée, qu’ils ne pouvoient trouver moyen de voir celle qu’ils entendoient, ny mesme celuy de s’en approcher davantage.
Commence alors une poursuite romanesque de la belle voix. Mais à la manière de Fénise, Parthénie se dérobe sans cesse à la vue de Timante, et elle développe le même argument qu’elle : il faut être aimée non par inclination, mais par un véritable amour de connaissance. Comme Fénise encore, Parthénie a l’occasion d’apercevoir Timante à travers la palissade et elle en tombe amoureuse, sentant dans son cœur une « agitation extrême. ». Le coup de foudre décrit est très semblable à celui que Fénise raconte à Laure dans la première scène de l’Acte I (V.94 -98) . Le même motif produit dans les deux œuvres le même type de réflexion : peut-on avoir une belle voix et n’être pas belle ? Timante, comme le Duc, sont convaincus que cela ne peut être :
Chez les deux amants on trouve cette foi en la beauté de l’être aimé, beauté imaginée et déduite de la beauté de la voix ; c’est bien là le sens du terme aprehension présent dans le titre de la pièce espagnole. L’entourage des amoureux s’évertue à démontrer que rien n’est moins sûr :
À bien des égards, les deux textes sont donc très proches. Pourtant le traitement du motif inspiré de la pièce espagnole est très différent. Timante est véritablement un amant parfait : soumis, constant et discret, il parvient à se rendre digne de l’amour de Parthénie. Mis à l’épreuve, il est capable de la reconnaître chaque fois qu’il l’entend, et comprend que ce n’est pas elle quand on cherche à le tromper. Le Duc au contraire, est dupe pendant toute la pièce du tour qu’on lui joue : jamais il ne reconnaît la voix de Fénise quand elle parle sous les traits de Célie, et il ne manifeste pas d’attraction particulière pour sa beauté. En effet, l’optique est inversée dans les deux textes : si Parthénie veut être aimée pour elle-même et non pour sa seule beauté « quiconque n’aimera que la beauté de Parthenie, n’aquerra jamais son amitié. Je veux qu’on aime Parthenie toute entiere ».
Fénise au contraire souhaite ardemment d’être aimée pour sa beauté et non seulement pour sa voix. En réalité, les deux femmes veulent une seule et même chose : craignant le caractère éphémère d’un amour d’inclination, elles voudraient s’assurer que leur amant est capable d’atteindre l’amour de connaissance. L’enjeu est d’importance, car une femme amoureuse est vulnérable, et risque de perdre son honneur et sa dignité si elle venait à être délaissée. C’est pourquoi on retrouve dans les discours de Parthénie comme dans ceux de Fénise, cette même idée de risque, de hasard malheureux, de danger.
Il faut noter pourtant une différence d’importance : Thomas Corneille suit fidèlement le modèle espagnol, et l’amoureux entend une voix sans apercevoir une seule partie du corps de la chanteuse. Madeleine de Scudéry prend au contraire le parti de laisser voir à Timante la main et la taille de Parthénie, il y a donc une identité du physique et de la voix. De plus, Timante reconnaît la voix de Parthénie quand elle parle, et là encore il y a identité entre voix parlée et voix chantée. Au contraire, chez Corneille, la voix et le corps sont désolidarisés, et le Duc ne reconnaît pas la voix parlée de Fénise : l’objet de son amour est donc extrêmement réduit par rapport à celui de Timante, car l’objet de son désir n’est que la voix chantée de Fénise. C’est en cela peut-être que les personnages du Charme de la Voix souffrent d’un caractère irréel condamné par la critique, alors que les personnages de Timante et Parthénie sont plus crédibles et permettent l’adhésion du lecteur. C’est bien le lecteur qui est érigé en instance de jugement, et c’est lui qui a fait le succès d’un texte et l’échec de l’autre. Cela tient peut-être à la différence générique du pacte de lecture : ce qui peut être développé, nourri, justifié dans une œuvre romanesque ne l’est pas forcément au théâtre, et le lecteur de roman, qui accepte de croire aux personnages un peu irréalistes d’un roman, peut trouver de la difficulté à se laisser prendre à l’illusion théâtrale devant des personnages « plus capricieux que raisonnables »
il me semble en effet que l’échec de la pièce tient moins, en réalité, à la différence invoquée des goûts des nations qu’à la différence de nature générique : par sa minceur, par la fragilité et la subtilité de ses ressorts, un tel sujet ne pouvait donner sa pleine mesure qu’au sein d’un roman. »
Bénédicte Louvat-Molozay, dans la conférence prononcée à Rouen le 26 septembre 2009, dans le cadre de la commémoration du tricentenaire de la mort de Thomas Corneille au musée départemental de Petit-Couronne. .
Avant de décrire la représentation de l’amour dans Le Charme de la voix, il convient de s’arrêter sur le cadre d’énonciation de cette représentation de l’amour. En effet la nature du texte conditionne en quelque sorte sa réception, et pour mieux appréhender cette comédie de Thomas Corneille, peut-être faut-il la percevoir à travers le prisme de la galanterie. Bien des éléments permettent de souligner avec quelle acuité Thomas Corneille a su prendre en compte la particularité de son public : le choix du sujet, la place des femmes au sein de l’intrigue, la parole d’amour parlée, tout porte à croire que l’auteur avait conscience de s’adresser à un public mondain, et qu’il a tout fait pour le séduire. C’est bien de séduction que parle Delphine Denis pour définir le « pacte scripturaire galant », puisqu’elle montre comment la thématique amoureuse entraîne d’elle-même une conception particulière de la communication littéraire :
Cette hégémonie de la matière amoureuse, qui envahit l’ensemble de la production littéraire de « divertissement », ne va pas sans quelque conséquence sur l’imaginaire du contrat de lecture galant : au-delà d’une thématique, réservoir topique de formules et de motifs, l’
Erosgalant entraîne une certaine conception de la communication littéraire, où domine le paradigme féminin.D. Denis, Le Parnasse Galant, p. 288.
Il est vrai que lorsqu’il écrit sa pièce, Thomas Corneille doit faire face à un nouveau public : depuis une vingtaine d’années environ, les femmes ont droit de cité dans les théâtres, et avec l’émergence de la littérature galante, elles se sont accoutumées à devenir même peu à peu le critique impitoyable, le paradigme de réception d’une pièce. Le choix même de la pièce de Moreto – bien que Corneille refuse de s’en reconnaître le libre décideur – participe d’une esthétique galante : traditionnellement, la comedia espagnole accorde une grande part à l’action, tandis que la comédie française tient surtout de l’analyse. Or lo que puede la aprehension de Moreto, est précisément une pièce dans laquelle une grande part est dévolue à l’analyse psychologique ; l’acuité de ces sentiments et les subtilités de la réflexion sont peut-être ce qui a le mieux convaincu Thomas Corneille d’entreprendre la réécriture de la pièce.
C’est peut-être aussi en pensant à ce public de femmes que Thomas Corneille a accordé tant d’importance à ses personnages féminins : dans cette pièce en effet, l’intrigue repose sur les volontés et les exigences de deux femmes. De plus, il a cherché à polir les aspérités « bourgeoises » de Fenisa, et a ennobli le personnage français de Fénise, en créant une jeune fille gracieuse, touchante, et parfaitement au fait du langage d’amour qu’il faut parler et de la représentation de l’amour qu’il faut partager. D’une manière générale, Fénise, La Duchesse, et dans une certaine mesure Laure, sont autant de voix féminines qui imposent une vision particulière de l’Amour. Si l’on regarde la répartition de la parole et la présence sur scène des personnages masculins et féminins, on s’aperçoit que ces dernières prennent une place importante dans la pièce. De plus ce sont les principales actrices de la mystification, le Duc étant tout au long de la pièce la victime d’un déguisement qui le trompe, tandis que la Duchesse et Fenise sont toutes deux à l’initiative de cette comédie, aidée par Laure. Il faut en effet noter que cette prédominance du féminin s’étend à toutes les classes sociales : face aux balourds valets Fabrice et Camille, Laure n’a rien d’une servante, elle s’exprime comme sa maîtresse, et partage avec elle une même vision de l’amour :
Á vostre seule voix le sien [son amour] est attaché, Et tant que le secret lui restera caché ? Tous vos attraits pour lui n’auront qu’un éclat sombre, Et comme l’ame y manque il n’en verra que l’ombre. Le Charme de la Voix, Acte II, sc 3, v. 563.
L’usage des périphrases, de la métaphore traditionnelle de l’éclat, la référence néo-platonicienne à l’âme d’amour, la formulation sophistiquée montrent que même une servante, du moment qu’elle est femme, a une certaine représentation de l’amour, et que cette représentation conditionne les mots que l’on utilise pour en parler.
Enfin, on retrouve dans cette pièce un ensemble de questions d’amour à la mode, que l’on abordait alors dans tous les salons : comment distinguer l’amour d’inclination de l’amour véritable ? La femme aimée est-elle un tout, ou bien sa voix peut-elle se désolidariser de son corps ? Le parfait amant existe-t-il ? Ce type de question était si en vogue que nombre de recueils de questions d’amour de l’époque, comme Fleurs, fleurettes et Passe-temps ou divers caractères de l’Amour Honneste, ou autres recueils de questions d’amour ou conversations galantes sont publiés à l’époque. Thomas Corneille était inscrit dans son siècle, conscient de la nature de son public, et au fait des intérêts et des publications contemporaines. Toutes ces allusions à un hors texte contemporain et facilement identifiable prouvent que la pièce s’adresse à un public mondain, apte à saisir l’arrière-plan codé de l’action. Voilà pourquoi il semble particulièrement approprié de parler pour cette pièce d’une stratégie de séduction de son public, de la part l’auteur galant, et nous pouvons conclure cette partie avec Delphine Denis en disant qu’
en proposant comme destinataire idéal un lecteur féminin, le texte galant fondait la lectrice en paradigme non seulement de la juste réception, ni même en archétype socioculturel du lectorat mondain, à former et à conquérir, mais encore engageait une approche spécifique de l’échange littéraire, conçu comme véritable stratégie de séduction.
D. Denis, Le Parnasse Galant, p. 304.
Le sujet principal de la pièce, et le moteur qui fait agir presque tous les personnages est donc l’amour. Mais encore faut-il définir de quel type d’amour nous parlons. Il nous semble en effet que le texte de Thomas Corneille illustre une représentation bien particulière de la passion amoureuse, et qui est alors la chose du monde la mieux partagée dans les salons mondains que vise notre auteur. Il s’agit largement d’une représentation « tendre » de l’amour : les personnages durant toute la pièce, ne cessent de jouer le jeu de l’amour tendre, et se réfèrent constamment aux lois et aux codes qu’il implique. On retrouve disséminés dans le texte, toutes les grandes notions de l’amour tendre : la Beauté, la Douceur, que les deux femmes partagent, mais aussi la Fierté, la Rigueur, le Mépris dont vont se plaindre tour à tour le Duc et Carlos, leurs amants. Fénise souffre constamment de Jalousie et de Soupçon. Fénise et la Duchesse partagent la même volonté d’humilier les hommes pour se venger d’avoir été outragées. Il est intéressant de constater que par rapport à la pièce espagnole, Thomas Corneille a souhaité souligner la beauté de Fénise : à deux reprises, le Duc, prenant Fénise pour une autre, vante ses attraits. Dans la scène 2 de l’Acte II, scène de première rencontre, l’admiration du Duc pour la beauté de Fénise est sensible :
LE DUC. Regarde, admire, voy, Fabrice, quel éclat ! Qui n’en seroit charmé ? FABRICE. Tastez, le cœur vous bat ? LE DUC. Mais as-tu veu jamais beauté plus surprenante ?
Le rythme ternaire, l’exclamative et la volonté de gagner tout le monde à son jugement soulignent l’effet ensorcelant de la beauté de Fénise. Plus encore, l’adjectif « surprenante » nous éclaire sur la conception de la naissance du sentiment amoureux qui vient ravir l’amant saisi devant la beauté de la Dame. Il s’agit bien ici d’une scène d’amour à première vue. Mais ce premier avis est confirmé par la suite : au moment où le Duc rencontre la Duchesse sous l’identité de Fénise, il confie à Fabrice qu’il ne la préfère à Célie que parce qu’elle chante. La notion de Préférence appartient à la représentation de l’amour tendre, et elle sera une constante revendication de la Duchesse pendant la pièce : parlant au nom de Fénise, elle demande au Duc de voir la Duchesse et de lui accorder ensuite sa préférence. La préférence galante signifie donc prendre en considération les différentes beautés pour n’en choisir qu’une, et ce choix, discriminant les autres femmes, consacre la beauté de la Dame. C’est malgré lui que le Duc respecte cet idéal galant, en préférant secrètement la beauté de Célie à celle de la chanteuse qu’il prend pour Fénise. Enfin, jusqu’au dernier moment le Duc manifeste son attirance pour la beauté physique de Fénise à la scène 4 de l’Acte V. Nous avons vu que si Thomas Corneille s’appliquait à souligner l’admiration du Duc pour la beauté de Fénise, c’était d’abord par souci de vraisemblance, afin d’assoir son amour sur quelque chose de plus solide que le seul caprice d’aimer une voix. Mais il semble aussi que l’admiration pour la beauté soit absolument nécessaire à l’amour galant, l’Amant tendre ne pouvant aimer que celle qu’il juge être au dessus de toutes les beautés.
Mais ce qui « sonne » tendre, dans cette représentation de l’amour, c’est surtout le comportement de nos deux amants, le Duc et Carlos. Lorsque l’on est amoureux se met en place un code de conduite qu’il faut respecter : c’est à cela que Fenise soumet le Duc, ou que la Duchesse reconnaît en Carlos le parfait amant. Ce code de conduite est à la fois dicté par les valeurs héroïques et chevaleresques, et par l’idéal galant. Ces règles sont nécessaires, parfaites – dans le sens ou elles ne peuvent être appliquées qu’à moitié ou approximativement – et elles forment un ensemble homogène, de façon à ce qu’on ne peut en suivre une seule, il faut toutes les respecter. Voilà bien des exigences qui aideront Fenise à sonder l’amour du Duc, afin d’établir s’il est d’inclination ou de connaissance. Totalement soumis à la souveraineté féminine, ils doivent constamment prouver leurs qualités de Parfait Amant. Constance, Sacrifice de la gloire personnelle et Soumission totale sont autant de postures qu’ils doivent prendre pour satisfaire Fénise et la Duchesse. La constance de l’Amant est éprouvée par l’habitude de dire non et la volonté de se montrer cruelles de la part des belles. La Duchesse craint même d’avoir cédé trop rapidement : il faut en effet éprouver l’Amant pour s’assurer de son amour avant de donner la permission à cet amour d’exister. Plus la femme se montre cruelle et distante, plus l’Amant peut estimer sa chance lorsqu’elle cède enfin. C’est pourquoi la Duchesse craint d’avoir révélé trop tôt son amour (v. 759-762) . C’est donc une posture conventionnelle de la Dame, puisqu’elle pense que son empressement pourrait pousser Carlos la mépriser. L’Amant tendre doit aussi faire le sacrifice de sa gloire personnelle et manquer à ses devoirs politiques pour se consacrer à sa seule passion. Il doit aussi être soumis à sa Dame, et nombre d’expressions telles que « cœur soumis », « suivre la loy », « ravi » montrent comment l’Amant est réduit à l’esclavage devant la Dame, comme prisonnier d’un rapt, captif d’un regard. Les jeux de scène peuvent illustrer cette soumission, car à plusieurs reprises dans la pièce, Carlos ou le Duc, disent à leurs amantes qu’ils se mettent « à [leurs] pieds » et l’on peut tout à fait s’imaginer que ces paroles sont suivies d’un agenouillement soumis dans le jeu de l’acteur. Enfin, dernière caractéristique de l’Amant tendre que l’on retrouve dans ce texte, il ne doit pas hésiter à mourir d’amour : le Duc proclame avec force dans la deuxième scène de l’Acte II que si Fénise est déjà engagée ailleurs, la mort est la seule alternative. Carlos, à la fin de l’Acte IV, lorsqu’il croit devoir renoncer à la Duchesse par loyauté envers le Duc, compte mettre fin à ses jours, ne pouvant supporter de vivre sans pouvoir aimer sa Dame. La conduite des amants est donc constamment informée par ces codes galants, jusqu’aux moindres détails et c’est à travers cette grille de lecture que les deux femmes peuvent repérer les réussites et les manquements des Amants. Carlos raconte par exemple à la scène 5 de l’Acte II comment la Duchesse s’est offusquée d’un oubli galant de la part du Duc : « Et que mesme elle tient pour un mépris secret / que le Duc n’ait jamais demandé son portrait. » Le comportement du parfait amant est soumis à des règles très précises, et ne pas s’y conformer, c’est risquer de contrarier la Dame ; le fait de ne pas demander un portrait, si infime que cela puisse paraître, est signe pour cette société pétrie de la représentation tendre de l’amour, d’une méconnaissance impardonnable de ses codes. Si les deux personnages d’Amant tentent tous deux de jouer le jeu de l’amour tendre, force est de constater que Carlos s’y illustre avec plus de talent et de réussite que le Duc. Il est un véritable amant tendre, et se conduit tout au long de la pièce de façon conforme aux lois dictées par cette vision de l’Amour. C’est pour cela, qu’à l’instar des personnages romanesques de Scudéry, il ne fait pas rire. Il est convainquant et touchant, tandis que le Duc est léger et peu crédible. Nous verrons plus loin que le Duc peut être un personnage comique, ce qui n’est pas le cas de Carlos ; en réalité, les deux couples, Fénise et le Duc d’un côté Carlos et la Duchesse de l’autre, ont en partage une même vision de l’amour mais comme le sentiment amoureux est traité de manière légère et superficielle dans un couple, et de manière profonde et attachante dans l’autre, l’interprétation de cette vision de l’amour est double. Il s’agit peut-être là d’une caractéristique du baroque : les deux couples représentent une double interprétation possible de l’amour-tendre, pour souligner la relativité ou même la duplicité de la vérité du sentiment amoureux. Mais nous reviendrons de manière plus précise sur ces questions en examinant plus loin les rapports entre comique et galanterie.
Comme la pièce fait de l’amour le ressort principal de l’intrigue, on assiste dans le Charme de la voix à de nombreuses conversations sur la nature de ce sentiment. Les personnages cherchent sans cesse à le définir, mais surtout, ils interprètent les signes en fonction d’une grille de lecture de l’amour préétablie. Fénise définit dès la scène d’exposition ce que doit être un véritable amour. Dans les vers 145 à 152, Fénise dresse en effet tout un programme de l’Amour. La jeune fille semble avoir lu et intégré les leçons d’amour des romans de Scudéry, car elle analyse avec la même subtilité les effets du sentiment, et en tire, à partir de ses observations, les conséquences qui s’ensuivent. On ne peut ici s’empêcher de penser à Cathos et Magdelon, les deux précieuses de Molière qui deux ans plus tard illustreront sur scène le ridicule des femmes qui ne considèrent l’Amour qu’à travers le prisme de leurs lectures. Le trait est cependant beaucoup moins appuyé ici, et il est difficile de trancher sur l’intention de l’auteur. Quoiqu’il en soit, que Fénise soit porteuse d’une vision de l’amour assumée par l’auteur, ou bien au contraire mise à distance par une ironie légère, le fait est que cette représentation de la passion conditionne l’intrigue. C’est à partir des postulats qu’elle implique que Fénise, ne reconnaissant pas chez le Duc les effets de la passion, le met à l’épreuve. La mauvaise lecture des signes crée des situations de fausses apparences, constitutives des intrigues successives.
De plus, ces questions de l’amour donnent lieu à de profondes considérations sur la nature du sentiment. Bien souvent dans le texte, les personnages échangent leurs vues sur le sentiment amoureux, de la même manière que l’on posait des « questions d’amour » dans les salons. L’un des débats de la pièce est l’illustration d’une question contemporaine : l’amour est-il le fruit d’une lente progression ou une illumination brutale ? La réponse apportée est la distinction opérée par Fénise, comme l’ont fait avant elle les héroïnes tendres de Scudéry, entre amour de connaissance et amour d’inclination. L’amour d’inclination tient à une attirance mystérieuse qui opère préalablement sur l’amant, comme cet amour pour une voix, tandis que l’amour de connaissance, auquel aspire Fénise, est fondé sur les mérites de la personne aimée. Toute la pièce est fondée sur cette quête du véritable sentiment amoureux, et le Duc ne cesse d’être mis à l’épreuve afin que Fénise soit certaine qu’elle ne hasarde rien à accepter son amour.
Le réflexe du lecteur contemporain, lorsque l’amour est mis en balance avec le politique, est de considérer la raison politique comme un obstacle majeur à l’amour du héros, prisonnier d’un dilemme tragique entre ses devoirs et sa passion. Pourquoi ne pas lire la passion du Duc ainsi : le Duc aime Fénise, mais ne peut l’épouser sans risquer la guerre, et en tant que Duc de Milan il se doit à l’Etat avant qu’à lui-même. Mais cette lecture semble être le fruit d’un calque trop rapide et injustifié de l’œuvre d’un auteur à celle de son frère : c’est dans la tragédie que Pierre Corneille allie l’amour et la politique, et dans ce cas, la contradiction entre devoirs et passion est constitutive de l’intrigue. Bien au contraire, ce qui est nécessaire chez Pierre, semble tout à fait ornemental dans la pièce de Thomas. Á aucun moment les devoirs politiques du Duc ne créent une situation de dilemme chez le personnage, puisque celui-ci a d’emblée fait bon marché du Traité qui l’unit à la Duchesse et souhaite, en adolescent capricieux suivre son cœur coûte que coûte. Dans le schéma actanciel qui considère le Duc, en aucun cas l’obstacle à sa passion ne pourrait être le devoir politique. Dans les scènes où Fédéric et le Duc s’affrontent, le jeune homme se montre parfaitement immature, insensible aux reproches de son tuteur, et déterminé à agir selon son bon plaisir. Il est volontiers péremptoire, « Enfin, n’en parlons plus, le sort en est jetté ! »Don Sanche d’Aragon de Pierre Corneille par exemple.
Est-ce à dire pour autant que la politique est réduite dans cette pièce à un rôle ornemental ? Il est vrai qu’elle n’influe que peu sur le devenir dramatique des personnages. Néanmoins, il faut souligner la présence d’un discours raisonné et continué dans la bouche de Fédéric. Nous avons vu que Fédéric est le personnage qui subit le plus de transformations par rapport à son homologue espagnol. Si Federico était colérique, violent et volontiers grandiloquent, Fédéric est pour sa part juste, intègre et éloquent. La revalorisation du personnage permet aussi une revalorisation de son discours, or ce discours est constamment de nature politique. C’est là quasiment la seule fonction du personnage, et l’expression « fière politique » est comme l’épithète homérique accolée nécessairement à son nom. De plus, de très beaux vers servent d’écrin à l’argument politique du Tuteur (v. 1040-1046) Fédéric exprime fort bien l’ambivalence d’une position politique qui fait du Prince à la fois le maître absolu et le sujet du Royaume puisque plus que quiconque, ses décisions conditionnent l’avenir de l’Etat. L’intégrité de Fédéric étonne les autres personnages : même la perspective de se voir anobli par le mariage de sa fille et du Duc n’adoucit pas la détermination de Fédéric à faire respecter le traité ; raison d’état et loyauté sont constamment invoquées comme justification sa fermeté.
Si nous accordons au discours politique présent dans cette pièce un certain crédit idéologique, reconnaissant au personnage de Fédéric la capacité d’exprimer une conception cohérente du politique, nous ne chercherons pas en revanche à découvrir un référent historique à la situation politique décrite dans cette comédie. Certains critiques, comme Gaël Le Chevalier, ont émis l’hypothèse d’une allusion à un événement historique précis et contemporain du dramaturge :
Le Charme de la voix, qui propose la vision politique d’une réconciliation de Naples et de la Sicile, peut aussi peut-être se lire comme une allusion discrète aux négociations entamées par Mazarin dès 1653 en Italie, qui envoie Duplessis-Besançon pr examiner la situation et les alliances possibles, tandis que le pape Innocent X est clairement hispanophile.G. Lechevalier, Stratégie des regards. Voir et être vu dans le théâtre de Thomas Corneille, p. 176. Précisons que l’auteur cite ici « Naples » et « Sicile » là où la pièce parle de « Milan » et « Parme ».
Cette hypothèse nous semble difficilement acceptable, d’une part parce qu’il semble que le cadre politique de la pièce n’ait qu’une valeur ornementale, d’autre part parce que toutes ces conditions politiques sont reprises presque mot pour mot de la pièce espagnole de Moreto, donc il serait peu judicieux d’y voir une référence à la politique intérieure de la France.
Et l’un et l’autre atteints de blessures pareilles S’il m’éblouit les yeux je touche ses oreilles. Acte I, scène 1.
Pendant toute la pièce, l’amour du Duc est qualifié de caprice. Tous les personnages, les uns après les autres et selon des motivations différentes condamnent cet amour au nom de la raison : il n’est pas raisonnable d’aimer quelqu’un pour sa voix. Fénise reproche au Duc de ne ressentir pour elle qu’amour d’inclination alors qu’elle mérite d’être aimée toute entière. C’est une revendication traditionnelle chez la jeune fille de la comedia, comme l’explique E. Martinenche
[les jeunes filles de la comedia] veulent être certaines que ce sont bien elles qu’on aime, et non point un charme particulier qu’un hasard pourrait leur enlever. Fenisa qui se sent attirée vers le Duc de Milan, ne consent point à lui dire avant d’avoir la certitude qu’il n’est point épris seulement de sa voix troublante. (…) Elle s’assure ainsi que sa force d’attraction lui vient non pas des séductions de son chant, mais de sa propre personnalité qui consiste dans son genre de beauté. La beauté, voilà l’honneur des « dames »
. E. Martinenche,
La comedia espagnole en France de Hardy à Racine, p. 103.
Un amour d’inclination est sujet à l’inconstance, puisque l’on n’aime qu’une qualité du moi, en l’occurrence le fait de chanter, et si cette qualité venait à disparaitre, l’amour s’en irait avec elle. C’est en réalité, sous forme vulgarisée, la théorie de Pascal sur les qualités du moi selon lauqelle on n’aime jamais que des qualités et non un autre être. Fabrice fait ce reproche au Duc sous le mode de la dérision en lui disant qu’un rhume pourrait alors avoir raison de son amour (v. 1108-1110) .
Cet amour trop dépendant des circonstances s’oppose à un amour absolu, recherché par la femme. De plus, il mène tout droit au risque d’inconstance, hautement condamnable, et que la Duchesse explique à l’aide d’une métaphore : elle prend l’amour du Duc « Pour un feu qui peut naistre et mourir en un jour », (v. 923) . La métaphore est celle d’un feu de paille, destiné à s’éteindre, et diamétralement opposé à l’idéal de la flamme éternelle. Fénise ne remet jamais en cause l’amour du Duc pour sa voix, mais elle condamne la pauvre qualité de cet amour, qui ne peut la satisfaire si aux charmes de la voix ne viennent s’ajouter les charmes de la beauté, d’où la mise en place d’un déguisement destiné à éprouver le Duc. Elle ne cesse de reprocher au Duc son caractère capricieux : « la raison peut sur luy bien moins que son caprice » (v. 750) , ou « Qu’il est capricieux ! » (v. 873) . Derrière cet amour capricieux se cache le risque d’un goût pour la conquête uniquement, qui n’échappe pas à Fénise : « Et ce n’est après tout que la difficulté / Qui chatouille aujourd’huy sa curiosité. » : elle n’accorde aucun crédit à ce caprice. Mais cette inconstance du Duc n’est pas inédite, bien au contraire, elle correspond à une tradition issue de la comedia :
Le jeune amoureux de la c
omedian’est certainement pas un exemple de constance. Il est souvent d’une étrange passivité et tiédeur. Les femmes seules sentent la morsure de la passion et se livrent à l’amour sans penser aux obstacles, tandis que les hommes ont toujours une idée derrière la tête.A. Cioranescu, Le Masque et le visage, p. 332.
Rien d’anormal à ce que le Duc se montre léger. L’amour du Duc pour une voix contrevient à la tradition littéraire qui veut que l’amour naisse d’un premier regard et que l’Amant soit ébloui par l’éclat de la beauté de la dame. Pourtant, il semble sincèrement et profondément épris de la voix de Fénise, or il y a un lien possible entre les charmes de la voix et ceux de la beauté. Il y a eu en premier lieu un coup de foudre auditif, résumé par cette expression « il s’est pris par l’oreille » (v. 810) . Mais à partir de ce premier coup de foudre s’est mis en place tout un processus qui fait appel à l’imagination et au désir d’aimer. Le Duc utilise au vers 369 ce bel oxymore « aimable incognüe » pour désigner Fénise : comment peut-on aimer en effet, ou considérer comme aimable, ce qu’on ne connaît point ? C’est Fénise qui donne plus loin la réponse : une belle voix est un talent appréciable mais en soi n’est pas un support suffisant à l’amour ; tout dépend de la valeur qu’on lui donne : « il vaut ce qu’on l’estime » (v. 820) . C’est là peut-être la clé de ce motif extraordinaire, c’est le Duc qui octroie à la voix de Fénise un pouvoir particulier, c’est lui qui l’investit d’un sens supérieur. Á ce coup de foudre auditif succède, par l’imagination, un élargissement de son champ d’action. C’est une forme de cristallisation du sentiment autour de cette première impression auditive, que résume fort bien ce vers à valeur de synesthésie : « Non, Fénise toujours eut le bruit d’estre belle » (v. 264) . Le Duc déduit la beauté de Fénise de sa voix enchanteresse. L’opération d’amour est alors mental et tout passe par les canaux de l’imagination sans que le Duc semble en avoir conscience (v. 389-396) . Le stimulus de la voix semble avoir déclenché tout un processus mental de création d’une image idéale de la femme aimée, et malgré tous les efforts des autres personnages pour préparer le Duc à l’éventuelle déception, l’imagination surpassant souvent la réalité, rien ne fait fléchir le Duc. Il passe même à l’assertion de la beauté de Fénise imaginée : « A former son beau corps / le Ciel a déployé ses plus riches tresors, / jamais de tant d’appas beauté ne fut pourveuë », (v. 485, 486) . Il y a un parallèle à faire avec l’amour mystique ici car le Duc part de l’immatériel (la voix) vers le matériel (la beauté du corps) et ce qui soude les deux parties du même tout (Fénise) , c’est la seule croyance du Duc en la nécessaire alliance de la beauté de la voix et du corps. Non seulement la voix de Fénise est immatérielle mais elle est aussi divine puisqu’elle « semble venir des Cieux » (v. 262) , si bien que Fénise devient en quelque sorte sacralisée et digne d’être aimée de façon spirituelle, en l’absence de toute matérialité. C’est toute une argumentation métaphysique qui sous-tend ce raisonnement ; le postulat est la perfection du Ciel, et la perfection de ses ouvrages ; la voix perçue est belle et elle est un effet, un effet ne vient pas sans cause dans la stricte loi de la causalité, donc Fenise ne peut qu’être belle. Le ciel est durant toute la pièce l’argument d’autorité des personnages : une rencontre, un amour, une vengeance n’est possible qu’avec l’aveu du Ciel. Les personnages appartiennent à cette mythologie, du moins en paroles. Mais ils condamnent pourtant l’amour du Duc qui paraît trop irréel pour être cautionné par le spirituel.
Paradoxalement, ce sont les valets qui ont la lecture la plus juste de l’amour du Duc. Leur bon sens leur permet de comprendre ce que les hauts personnages ne voient pas. Fabrice, dans sa folie, semble énoncer des vérités sur l’amour bien supérieures à ce que l’on pourrait attendre d’un bouffon : « Car la plus belle enfin, quelques traits qu’elle assemble, / n’est as celle qui l’est, mais celle qui le semble » (v. 380-381) : il met ici en place la distinction conceptuelle entre l’être et le paraître, que nous retrouverons plus loin. La beauté n’est pas une valeur objective, au contraire, la beauté d’une dame est perçue de manière subjective, en fonction de l’effet, de l’impression qu’elle cause. A partir de cette impression, l’amoureux crée ou ne crée pas un sentiment d’amour. Il y a donc une part, à demi consciente, de décision, de choix spirituel dans l’amour, et la beauté, partie matérielle de l’amour, n’est choisi par l’amoureux qu’à partir du moment où il a d’abord aimé une partie immatérielle de la femme. C’est la même idée que défend Laure (v. 558-566) . L’idée est subtile : son amour attaché à de l’immatériel ne découvrira la beauté matérielle de Fénise que lorsque la voix qui l’enchante aura regagné son visage, puisque c’est l’amour qui crée la beauté. L’amoureux investit l’être aimée pour une quelconque raison d’une beauté matérielle qui vient comme un après-coup du sentiment d’amour.
Nous avons vu que les personnages du Charme de la Voix ont tous en partage une même vision de l’amour, que l’on pourrait qualifier d’amour-tendre. Il convient maintenant de s’intéresser à la parole d’amour échangée dans cette comédie : il existe bien une sorte d’attraction du thème sur le langage dans le sens où l’on utilise une parole d’amour conforme à la représentation que l’on s’en fait ; dans cette pièce, les personnages jouent l’amour-tendre et parlent amour-tendre. Le vocabulaire qu’ils utilisent est parfois difficile à comprendre pour un lecteur contemporain non spécialiste du XVIIe siècle, dans le sens où le lexique employé est largement conditionné par le système de valeurs auquel se raccrochent les personnages.
La parole amoureuse n’est jamais exactement la même selon les époques et selon les milieux sociaux, et de même que l’amour a une histoire, la parole amoureuse n’est pas exempte d’une certaine historicité. Voilà pourquoi il convient de rappeler les valeurs auxquelles elle se réfère, le sens des mots qu’elle emploie et les évolutions qu’ils ont pu connaître. L’ensemble de cette étude s’appuie très largement sur l’analyse du vocabulaire établie par Anne Sancier-Château dans son Introduction à la langue du XVII e siècle ; des exemples précis tirés du
Avant de s’intéresser particulièrement au langage amoureux, il convient de contextualiser l’énonciation de cette parole : nous devons prêter attention à ces questions : Qui parle ? Á qui ? Quelles valeurs implique une appartenance à un temps et à un milieu social donnés ? Dans quelle mesure la parole d’amour est-elle conditionnée par un système de valeurs ? Les personnages du Le Charme de la voix sont de très haut rang, ils appartiennent à la grande noblesse ; il est important de rappeler qu’en Italie, les Ducs et les Duchesses sont pratiquement des rois et des reines. Cette appartenance sociale implique qu’ils aient en partage un certain nombre de valeurs que l’on peut regrouper sous les termes de valeurs héroïques et chevaleresques. C’est Pierre Corneille qui illustra avec le plus de talent cet idéal aristocratique dans l’ensemble de son œuvre, mais ces valeurs imprégnaient toute la société, réglaient les comportements sociaux et le langage. Nous avons sélectionné dans les valeurs définies par Anne Sancier-Château, celles qui reviennent le plus souvent dans notre pièce, et qui caractérisent les personnages.
Justification ou qualités de l’amour, toutes ses valeurs sont revendiquées par les personnages du Charme de la voix. C’est en comprenant d’abord ce qu’ils sont et à quel système de valeurs ils appartiennent que l’on peut appréhender leur langage, et la manière dont ils échangent une parole amoureuse particulière.
Il faut en premier lieu nous arrêter sur le mot charme puisqu’il donne son titre à la pièce, et puisqu’il caractérise le lien particulier qui unie Fenise et le Duc. Charmer signifie « qui exerce une puissance fascinante, ensorcelante ». Nous pouvons revenir au sens étymologique latin de carmen, désignant la formule d’incantation magique. Charme renvoie à la puissance occulte et mystérieuse qu’exercent certains êtres sur les autres. Dans le champ notionnel de l’amour, il évoque l’attrait irrésistible, analogue à quelque pouvoir magique.
L’étonnement est aussi un phénomène souvent présent et exprimé dans la pièce. Si nous trouvons ce terme, il est toutefois plus fréquent de trouver les mots surprise, surprendre, surprenante. Dans les deux cas, il s’agit de souligner le choc, au sens abstrait et psychologique, provoqué par l’apparition de l’être aimé. Il apparaît notamment à l’occasion des premières rencontres. Le Duc dit à Fabrice lorsqu’il aperçoit Fénise pour la première fois « Mais as-tu veu jamais beauté plus surprenante ? » ; Fénise avait raconté à Laure en ces termes l’étonnement fébrile qui avaient saisi les jeunes amants lorsqu’ils sont tombés amoureux l’un de l’autre : « Le Duc en est surpris, il s’approche, il s’avance, / Je me pers, je me trouble, à le considerer », (v. 94-95) . Cette surprise de l’amour, pour parler en termes prémarivaudiens, provoque le ravissement, au sens premier du terme, c’est-à-dire que l’amoureux est arraché à lui-même, dépossédé de lui-même. Employé le plus souvent au participe passé, pour souligné encore davantage comment l’amour rend passif, le verbe « ravir » est omniprésent dans les répliques des personnages amoureux.
Le trouble décrit par Fénise, engendre l’inquiétude terme dont la récurrence, sous cette forme ou dans les formes dérivées, est frappante dans notre texte. C’est l’impossibilité pour l’être de prendre du repos ; elle se manifeste par une agitation qui peut ou non s’extérioriser. Si le terme peut s’employer pour plusieurs types d’agitation, l’amour est néanmoins l’ « un des agents les plus puissants de l’inquiétude, et celle-ci est bien une manifestation du sentiment amoureux. »
Le langage amoureux, qui se veut « tendre » dans la bouche des personnages, souffre peut-être de certains excès. Il est parfois si obscur que la communication est difficile. Fénise est le personnage qui s’exprime le plus souvent dans une langue qu’on pourrait qualifier alors de « précieuse », revers dévalorisant d’une galanterie outrée. La citation qui suit se situe à la troisième scène de l’Acte I, Fénise a dévoilé à Laure que le Duc s’est épris de sa voix, et qu’elle veut continuer à le charmer sans se laisser voir. Quand Laure lui demande ce qu’elle peut espérer obtenir par là, Fénise répond :
Perdre quelques soûpirs sans qu’il les puisse entendre, Et de ce faux appas soulager mon ennuy, Qu’il souffrira pour moy si je souffre pour luy.
Cette réplique paraît « précieuse », dans le sens d’une limite, d’un excès de galanterie, car elle allie une pensée alambiquée à une syntaxe compliquée ; l’idée de Fénise c’est que la réciprocité dans la souffrance permet une union qui n’est pas possible dans l’amour, et qui soulage son ennui, mais elle utilise pour cela un que omnibus qui exprimerait ici une circonstancielle de cause. L’idée, qui relève elle-même d’une conception singulière de l’amour, est complexifiée encore par une langue peut-être trop sophistiquée.
Le langage amoureux peut aussi souffrir d’une certaine usure : l’expression du sentiment amoureux tire l’essentiel de sa substance dans les lieux communs du système tendre, si bien qu’on arrive souvent à l’expression de ce qu’Alain VialaLa France Galante, p. 53.
Tout cela fournit des légions d’images, mais toujours avec une petite nuance dans le coin : ne serait-ce que parce que chacun garde conscience que ce ne sont que des métaphores, ne serait-ce que par l’effet d’emphase qui signale que ce jeu sait ce qu’il est.
Alain Viala, La France galante, p. 53.
Ces métaphores de l’amour sont en effet tout à fait traditionnelles, et existaient déjà du temps des élégiaques latins, que notre auteur appréciait tout particulièrement – on sait qu’il s’attela à la traduction des Métamorphoses d’Ovide, à la fin de sa vie par exemple. Relayées par la poésie lyrique du XVIe siècle, elles sont encore vivaces au XVIIe siècle. Anne Sancier-Château recense trois types de métaphores du sentiment, tous présents dans notre pièce. La flamme : cette métaphore est omniprésente dans le lexique amoureux et on la retrouve abondamment dans cette pièce. La métaphore se « lexicalise, c’est-à-dire que le comparant n’est plus perçu comme tel, il n’est plus porteur d’images ». Cette métaphore existe sous des formes déclinables, et constitue un véritable réseau : on parlera ainsi des « feux », d’ « embrasement », de cœur « enflammé » …etc. Ou encore le lien : cette métaphore vient caractériser un principe de la conduite amoureuse, l’attachement. On trouve aussi la métaphore du nœud. Enfin la métaphore des fers : cette dernière métaphore souligne la soumission inhérente à l’amour. On est soumis à ce noble sentiment contre lequel on ne peut rien faire, mais on est aussi soumis à l’être aimé, en ceci qu’on doit obéir à sa loi.
Nous pouvons peut-être penser que dans les années 1660, le langage traditionnel de l’amour a atteint un tel degré d’usure que seule l’ironie légère ou la parodie peut encore l’employer. Ces métaphores tendent à devenir de plus en plus des catachrèses. Fénise elle-même se pose la question de la sincérité du langage lorsqu’elle émet une réserve au moment de rapporter à Laure les paroles du Duc : « Jamais, s’il faut l’en croire, une si vive flame/ avec tant de respect ne s’empara d’une ame. »
Cette codification excessive du langage tend à creuser l’écart entre le signifiant et le signifié car le signifiant apparaît comme une coquille vide, en tout cas vide de sens. Le fait que le Duc use des mêmes compliments galants pour Fénise et la Duchesse en est la preuve. Le caractère convenu de cette parole amoureuse est renforcé par une certaine limite de la création langagière : nous avons remarqué à la lecture de la pièce que les mêmes termes reviennent à des intermédiaires fréquents et semblent parfois tourner à vide. Certains substantifs par exemple, semblent nécessairement accolés à des adjectifs en particulier, quelque soit l’énonciateur du groupe nominal, il en est ainsi de « frivole espoir » ou « impatiente ardeur ». Les seules trouvailles langagières sont de l’ordre du néologisme burlesque, que nous observerons plus loin. La meilleure preuve du caractère convenu de ce lexique réside peut-être dans l’utilisation des maximes d’amour, omniprésentes dans la bouche de tous les personnages.
La représentation de l’amour tendre a connu maintes adaptations romanesques, de l’Astrée de d’Urfé au Grand Cyrus de Scudéry. Le sujet trouve en effet dans le genre romanesque de grandes potentialités d’exploitation : les scènes de première rencontre, la circulation de l’information amoureuse ou les stratagèmes pour expérimenter le sentiment sont autant de matières propres à l’exploitation romanesque du thème de l’amour. Pourtant depuis l’Antiquité avec Plaute et Térence, l’amour est aussi fréquemment un thème de la comédie. Ce qu’il convient d’observer dans Le Charme de la voix, c’est comment la représentation de l’amour-tendre met en jeu des ressorts dramatiques bien particuliers, que Thomas Corneille a su exploiter.
Nous l’avons vu, l’intégralité de la pièce est fondée sur la souveraineté de la volonté féminine. Ce sont les femmes qui mènent le bal de l’intrigue, à commencer par Fénise. C’est elle qui met l’amour du Duc à l’épreuve, en lui faisant suivre un véritable parcours initiatique de l’amour. Pour ce faire, elle met en place très vite un déguisement, que nous allons définir grâce à la typologie réalisée par Georges Forestier dans son Esthétique de l’identité. Ce déguisement est conscient puisqu’il participe d’une stratégie d’approche et d’épreuve destinée au Duc. Le but, comme nous l’avons déjà signalé, est d’obtenir la certitude que le Duc n’est pas simplement épris par caprice de la voix de Fénise, mais qu’il l’aime toute entière, tant pour les charmes de sa voix que pour ceux de sa beauté. Voilà pourquoi dans le déguisement élu par Fénise, il n’y a pas de dissimulation du visage, sans quoi la preuve de l’attirance du Duc pour sa beauté ne pourrait se faire. Le déguisement se fait sous le mode de l’assertion d’identité : lors de leur première rencontre, Fénise va jusqu’à contredire le Duc, le corrige pour affirmer une fausse identité (v. 423-427) . Le pouvoir du verbe est tel que c’est une convention au théâtre de croire à ce qu’affirme le personnage déguisé. Grâce à la présence de Laure, l’expression de la motivation du déguisement vient tout de suite après ; en effet, nous ne sommes pas là dans le cadre d’un déguisement préparé et convenu à l’avance entre les membres d’un complot. Les personnages présents comme le public sont mis devant le fait accompli de l’assertion d’une identité feinte. Laure prouve à la fois sa loyauté et sa finesse en entrant très vite dans le jeu instaurée par sa maîtresse. Elle permet aussi, en posant la question en aparté, de donner l’opportunité à Fénise d’expliquer au public son procédé : la raison invoquée prouve qu’il s’agit d’une mise à l’épreuve de l’amour du Duc à l’insu de celui-ci : « Pour voir si mon visage a pour luy quelque appas, /Et ne rien hazarder si je ne luy plais pas. ». L’action de se déguiser n’est donc pas rétroactive, elle n’est pas la conséquence d’une maladresse de la part du Duc, mais bien un préalable à son amour, puisque c’est Fénise qui en a seule l’initiative : nous sommes bien dans une comédie de ruse féminine. D’ailleurs, la pratique du déguisement de la part de Fénise n’est pas inédite, puisqu’elle a raconté dans la scène d’exposition comment, avant même que l’action commence, elle s’était rendue au bal sous un nom d’emprunt pour voir si le Duc était sensible à sa beauté. Le but est donc exactement le même, et malgré l’échec de ce premier déguisement, elle renouvelle l’expérience. Il faut noter enfin qu’il s’agit d’un déguisement inférieur puisque Fénise invente le personnage de Célie, suivante de Fénise. Ce changement de condition sociale ne semble valoir ici que par souci de vraisemblance : le Duc connaît le personnel du palais, et se trouve dans les appartements de la fille du gouverneur, fermés à tout autre individu que les femmes de sa suite. C’est d’ailleurs le Duc qui suggère en premier lieu cette identité : « Vous êtes de [l] a suite [de Fénise] à ce que je puis croire ? ». Une fois qu’elle a nié son identité, Fénise ne commente pas davantage son déguisement, c’est le Duc qui le lui fournit, et Laure, complice loyale, s’empresse de rentrer dans son jeu : « Mais Celie est d’un rang plus eslevé que moy, / Comme Dame d’honneur, il faut que je lui cede. ». Nous pouvons constater que presqu’instinctivement, Laure restaure la hiérarchisation sociale entre sa maîtresse et elle-même.
Le déguisement met en place une oscillation constante entre l’être et le paraître et pose la question d’une part de la valeur naturelle, et d’autre part de la force du sentiment. Tout d’abord, la condition de Fénise transparait dans son être : il n’y a pas de métamorphose achevée, et son verbe reste celui d’une Dame. Mais ces « manifestations de l’être sous le paraître »L’Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) . Le déguisement et ses avatars, p. 243.
L’effet principal de ce déguisement est de partager le personnel dramatique de la pièce en deux groupes distincts : ceux qui sont dans le secret et les autres. La supériorité féminine semble une fois de plus se manifester ici : Fénise est à l’origine d’abord de la dissimulation de son identité, puis de l’emprunt de son identité par la Duchesse. Nous l’avons vu, Laure est tout de suite complice. En revanche, Fédéric n’est mis que tardivement au fait de la supercherie : nous n’assistons pas à la scène où il accède à la révélation – son personnage ayant moins d’intérêt, dans tous les sens du terme que ceux du Duc et de Carlos – mais cette information est donnée dans les premiers mots du quatrième acte (v. 1119-1122) . Fédéric est le premier personnage masculin à connaître le jeu d’échange d’identité. Carlos et Le Duc, ainsi que leurs valets respectifs, restent dans l’ignorance. Les deux amants sont tous les deux victimes de ce stratagème, mais de façon distincte. Nous prenons en pitié Carlos qui n’étant pas au courant de l’emprunt de l’identité de Fénise par la Duchesse, ne sait comment réagir à la scène 7 de l’Acte IV. Mais le spectateur ne peut que blâmer la cécité du Duc qui reste dupe jusqu’à la dernière scène, incapable d’interpréter au-delà du déguisement les effets que provoque en lui la vue de Fénise. Les femmes s’amusent de l’aveuglement du Duc en mettant en place une distinction constante entre paraître et être, mais surtout entre voir et connaître. Le Duc ne cesse de voir « sans connaître », c’est-à-dire sans savoir l’identité de son interlocutrice ce qui donne lieu à des propos inaudibles pour le Duc.
Le procédé du déguisement constitue donc en grande partie les ressorts dramatiques de la pièce. Il est de plus dédoublé à partir du début du troisième acte puisqu’à son tour la Duchesse voulant pénétrer les raisons du Duc de vouloir différer le mariage dissimule son identité, se faisant passer pour Fénise. S’instaure alors un jeu de quiproquo dont la principale victime est le Duc. Une série d’indices révélateurs des véritables identités sont présents dans le texte, mais le Duc échoue constamment dans l’interprétation de ces signes et ne cesse de commettre des impairs. Pour un œil averti comme l’est celui du spectateur ces signes sont clairs en revanche et, jouissant de sa supériorité de connaissance, il les repère aisément. Ces signes peuvent être de l’ordre des manifestations physiques. Le texte comporte très peu de didascalies, mais il est probable que le jeu des acteurs exprimait des réactions visibles : le trouble de Fénise lorsqu’elle est en présence du Duc et ses inquiétudes lorsqu’elle croit à l’amour du Duc pour la Duchesse devaient être jouée par l’actrice interprétant le rôle de Fénise. De plus de nombreux apartés, dans la première scène de l’Acte V souligne l’agitation de Fénise. Les discours ambivalents de la Duchesse ne sont compréhensibles que pour le spectateur et participent d’un discours ironique que nous analyserons dans la troisième partie. Il est possible d’opposer encore une fois le Duc et Carlos : lorsqu’il rapporte à Fénise ses entretiens avec la Duchesse, Carlos montre comment malgré l’absence de communication explicite entre les amoureux, les deux cœurs se sont compris : « Et nos cœurs interdits ne se pouvoir défendre / De pousser des souspirs que nous n’osions entendre »op. cit., p. 234.
LE DUC. Mais si l’on m’a dit vray, qui peut estre Fenise ? FENISE. Dans un pareil succez à vostre espoir si doux, Si vous sçaviez aimer, le demanderiez-vous ?
Nous pouvons cependant remarquer que par rapport à la pièce espagnole dans laquelle Fenisa marque un dernier ressentiment avant d’accepter d’épouser le DucLo que puede la aprehension, Moreto.
Le déguisement couvre donc presque la totalité de la pièce : il est mis en place dès le début du second acte – il y a même une trace d’un ancien déguisement hors texte dans le récit du bal de Fénise à Laure dans l’Acte I. Et ce n’est qu’à la dernière scène que le masque est levé. Cela correspond à un coup de théâtre précipitant le dénouement de la pièce. Aristote, au chapitre 11 de la Poétique définit en ces termes la reconnaissance : « fait de passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilités entre ceux qui sont déguisés pour le bonheur ou le malheur ». Dans cette pièce le dévoilement de l’identité de Fénise laisse présager une fin heureuse, qui n’a pas le temps d’être mise en place car Fabrice prend alors la parole pour annoncer de façon ironique la fin de la comédie. Une fois les identités restaurées, l’intrigue se termine en effet par un triple mariage : le Duc et Fénise, la Duchesse et Carlos, et peut-être, Laure et Fabrice. Il est intéressant de remarquer que deux de ces mariages sont des mésalliances, ce qui est plutôt singulier : normalement la révélation finale de l’identité permet de restaurer un ordre social en assurant un mariage entre deux parties de même origine sociale. Certes, Fénise n’est plus la suivante Célie, mais elle devient tout de même Duchesse, et Carlos se hisse à la hauteur de son maître en épousant la Duchesse de Parme.
Nous avons vu dans la partie précédente comment le déguisement était un ressort dramatique mis au service de l’intrigue d’identité amoureuse. L’analyse de ce procédé récurrent dans les comédies classiques serait incomplète si nous ne nous arrêtions pas un instant sur les potentialités comiques qu’un tel procédé offre. Utiliser un déguisement provoque en effet de fausses situations propices au comique.
Le déguisement est constitutif de l’action et de sa progression : il a une grande influence sur son rythme notamment ; car la progression de l’action ralentit à cause des complications provoquées par le déguisement. Il engendre en effet des quiproquo : l’identité du personnage déguisé étant dissimulée, les personnages qui n’ont pas accès au secret peuvent par exemple s’étonner de certaines situations. Des détails viennent parfois souligner la situation de quiproquo, détails qui peuvent être d’ordre matériel ou langagier. Lorsque la Duchesse se fait passer pour Fénise, à la scène 2 de l’Acte III, celle-ci lui remet son Lut dans les mains. L’instrument de musique doit servir d’attribut ostensible du déguisement. Mais cet objet est détourné en objet de comique, car la Duchesse ne sait pas jouer : les deux observateurs, Fabrice et le Duc, attendent pourtant qu’elle se mette à jouer et à chanter. Le spectateur s’amuse de cette situation qui peut facilement conduire à des jeux de scènes plaisants si la Duchesse s’évertue à faire sortir des accords disharmonieux. Il faut toujours garder à l’esprit que le théâtre est fait pour être joué : dans la représentation, nous pouvons très bien imaginer un étirement du temps, durant lequel les comédiens s’abstiennent de parler pour faire durer ce moment de gêne comique durant lequel la Duchesse est affublée d’un instrument dont elle ne sait pas jouer. Nous pouvons imaginer que l’actrice prenait un malin plaisir à toucher les cordes, en produisant des sons disgracieux pour amuser le parterre. Le texte justifie cette interprétation car Fabrice souligne sans le savoir le comique de la situation : « Son instrument est d’un fâcheux accord ». La Duchesse, habile, parvient pourtant à se tirer de ce mauvais pas en feignant de s’apercevoir de la présence des observateurs.
Le quiproquo est porté à son comble grâce à une homonymie fortuite du langage : le terme de duchesse peut renvoyer aussi bien à la souveraine d’un pays qu’à la femme du souverain. C’est en jouant sur ce double sens que Thomas Corneille crée une sorte d’acmé du quiproquo. Cela se passe à la scène 7 de l’Acte IV : lorsque Carlos, qui pense avoir atteint le plus grand bonheur veut transmettre sa joie à la Duchesse, celle-ci l’arrête froidement, craignant que ses transports ne révèlent la supercherie. Le Duc se vexe alors de cette rigueur : il croit que « Fénise » se refuse à porter le titre princier car le mariage n’est pas encore scellé, comme si elle n’avait pas encore accordé sa faveur au Duc :
Quoy, de vostre rigueur l’excez est-il si grand
Que vous desadvoüiez l’hommage qu’il vous rend ?
Et lors que seur d’un feu qui s’augmente sans cesse,
Il veut vous applaudir sur le rang de Duchesse…
Dans la pièce espagnole, le Duc arrêtait Carlos qui se montrait trop pressant envers la Duchesse, lui rappelant que même si Fénise est sa sœur, il lui doit désormais le respect en tant que souveraine. Nous pouvons voir quel usage a su faire Thomas Corneille de la matière espagnole. Au lieu de reprendre le texte, il a su opérer un changement qui peut sembler infime mais qui prouve ses qualités de dramaturge comique : en jouant sur le double sens du titre princier de Duchesse, Thomas Corneille a su exploiter toutes les potentialités offertes par le jeu du déguisement. Le spectateur qui comprend ce qu’il se passe, peut apprécier d’autant plus ce moment : le désarroi du Duc devant tant de rigueur de la part de sa Dame, alors que celle-ci n’agit que pour sauver l’intrigue de déguisement, la perplexité de Carlos qui ne sait comment réagir, amusent le spectateur et sacrent une fois de plus la souveraineté de la volonté féminine.
Le personnage qui rend le mieux compte du comique de la situation est peut-être Fabrice. Prenant d’un bout à l’autre de la pièce Fénise pour la suivante Célie, il se montre particulièrement discourtois à son égard. Il est très familier envers elle, l’apostrophant « la Belle » au vers 419, et utilisant constamment le tutoiement. Il fait même preuve d’une certaine misogynie envers Fénise, lorsqu’il pense qu’elle espère obtenir l’amour du Duc, il dit au vers 977 « Quoi, ce petit extrait d’original humain / pour aspirer à vous a le cœur assez vain ? » : l’exclamative, le pronom dépréciatif ce, l’adjectif minorant petit, et l’expression très désobligeante traduisent assez bien le mépris de Fabrice pour une femme, à qui pourtant, même en tant que suivante, il doit le respect. A deux reprises Fabrice se montre particulièrement impoli : à la fin de la scène 3 de l’Acte II, il va jusqu’à lui faire une proposition indécente en lui offrant son amour (v. 548-552) .
De plus, il suggère au Duc de la marier avec un serviteur pour la punir de son ambition aux vers 980 et 981: « Pour la payer de tous ses badinages, / Mariez-là, Seigneur, à quelqu’un de vos pages ». Ce mépris produit des effets comiques qui ne pourraient avoir lieu sans l’instauration du déguisement. Comme le rappelle Catherine DumasDu Gracioso au Valet de comédie : contribution à la comparaison de deux dramaturgies, 1610-1660,
Le déguisement produit donc des effets imprévus par les personnages déguisés, qui pâtissent de leurs propres stratagèmes. C’est le principe de l’arroseur arrosé en somme. Si le public s’en amuse, les personnages concernés sont au désespoir. C’est le cas de Fénise qui croit devoir blâmer un déguisement qu’elle a elle-même conçu et qui semble confirmer l’amour du Duc pour la Duchesse. À plusieurs reprises, Laure condamne ce procédé et prêche pour le recouvrement de l’identité. Au vers 1178 elle chapitre sa maîtresse : « Voilà ce qu’ont produit tous vos déguisements » : légèrement en retrait car elle prend les événements moins à cœur que sa maîtresse, elle est la première à constater les effets contre-productifs du déguisement.
Nous distinguerons ici les personnages dans le secret et ceux qui n’ont pas accès au secret car cela conditionne l’énonciation de leur discours. Les personnages déguisés consciemment jouent avec finesse du double sens des mots ; les personnages dupes du déguisement peuvent produire des discours ironiques de façon involontaire. L’ironie tient donc à la double réception que l’on peut faire d’un même énoncé. En termes linguistiques, ce qu’il se passe dans ces discours ambivalents, c’est que pour un même signifiant, deux signifiés sont exprimés. Le personnage conscient de l’ironie de son discours énonce, dans un seul et même signifiant, un signifié patent, qui semble obscur à l’interlocuteur, et un signifié latent, que seul le public peut entendre. C’est d’ailleurs la définition que donne Georges Forestier de cette pratique du discours à double sens :
Au lieu d’être vrai sur le plan de la fiction, le signifié patent est carrément faux, en raison de la référence explicite à l’identité véritable qu’il contient.
G. Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) . Le déguisement et ses avatars, p. 289.
Quand Fénise parle d’elle-même au Duc sous l’identité de Célie, c’est exactement ce qu’il se passe : s’objectivant à la troisième personne en parlant d’une « Dame », elle invente un personnage qui n’existe pas, en tant qu’autre elle-même sur le plan de la fiction, mais qui prend tout son sens pour le spectateur avisé qui sait qu’en réalité elle fait référence à sa propre personne. Ainsi dans ces vers 514-520
Mais j’ay sçeu découvrir depuis nostre retour Qu’une Dame assez belle a pour vous de l’amour, Et prenant quelque soin d’observer cette amante, J’ay cognu que Fenise en estoit confidente, Et je tiens asseuré, comme elle en fait grand cas, Qu’elle vous voudra mal de n’y respondre pas.
Seul le spectateur, et Laure, personnage présent sur scène et au fait de la ruse, peuvent comprendre le double sens du discours de Fénise, qui parle pour elle-même. De ce fait, la litote qu’elle utilise dans « une Dame assez belle » fait sourire le spectateur. Dans ce discours ambivalent, le dédoublement fictif du personnage pousse l’ironie à son comble. Mais le personnage qui utilise avec le plus de maîtrise l’ironie et le discours ambivalent est sans nul doute la Duchesse. Sous les traits de Fénise elle parle pour elle-même et ne cesse de confondre le Duc qui parle de la Duchesse à la Duchesse sans savoir qu’elle est en face de lui. La situation est en elle-même comique, mais ce qui la rend savoureuse, pour le personnage comme pour le spectateur, c’est le brio avec lequel la femme blessée parvient à jouer du double sens du discours. Ainsi dans les vers 1296-1302, la Duchesse fait référence au fait que le Duc n’a cessé de retarder sa venue en faisant arrêter son cortège à chaque étape. Il s’est dérobé à sa rencontre et a refusé de la voir. C’est un outrage que la Duchesse ne peut pardonner. On sait qu’elle s’était déjà vexée que le Duc n’ait pas demandé son portrait. C’est une vengeance savoureuse pour elle de pouvoir lui jeter au visage ces reproches amers, tout en faisant souffrir celui qui pense l’aimer. Pour le spectateur, rien n’est plus plaisant que d’anticiper le désarroi du Duc face à ces discours obscurs que lui seul, grâce au degré de connaissance qu’il a de la situation, peut percer.
Mais il existe aussi une forme de discours ironique involontaire. Le personnage dupe d’une identité feinte peut multiplier les propos ironiques sans en avoir même conscience. Nous pensons bien entendu en premier lieu au Duc qui dans son ignorance des identités réelles de ses interlocutrices, ne cesse de faire de l’ironie malgré lui. Rappelons que le Duc se doit d’être respectueux envers la Duchesse pour deux raisons : d’abord parce qu’elle est d’un rang équivalent au sien et qu’elle est Duchesse d’un royaume en difficulté politique avec le sien. Ensuite parce qu’elle est sa fiancée présumée et qu’il devrait lui faire la cour. Ces deux éléments rendent sensible l’ironie de la réplique suivante, énoncée à la scène 2 de l’Acte III, lorsque le Duc dénigre devant la Duchesse les « mornes appas » de celle-ci alors qu’il croit s’adresser à Fénise :
D’ailleurs les miens l’ont veuë, Et sa beauté par eux ne m’est que trop cognuë ; Ce sont charmes communs, ce sont mornes appas Qui des plus foibles cœurs ne triompheroient pas.
Ce qui est particulièrement plaisant, c’est que jusqu’ici le Duc ne s’était pas montré trop désobligeant : il n’avait fait que vanter les mérites de la voix de Fénise, sans s’attarder à parler de la Duchesse. Or il n’y a aucune intervention de la part des protagonistes féminins, c’est de son plein gré que le Duc renchérit, avec ce d’ailleurs qui annonce le pire. Il est à l’initiative des propos les plus outrageants. Victime de son aveuglément, le Duc est le personnage qui pratique le plus souvent le discours ironique involontaire.
Le déguisement est un procédé fréquemment utilisé dans les comédies parce qu’il crée une très forte complicité entre le public et les comédiens. Si le personnel dramatique est divisé entre ceux qui sont dans le secret et les autres, le public lui, est inévitablement au fait de la supercherie, si bien qu’il jouit des réactions des personnages dupes. Cela déplace le rire de la salle, devenu un rire d’intelligence, comme l’explique Alexandre Cioranescu.
Avant le rire était une participation aux situations que l’on voyait et ne venait souvent que du seul regard ; maintenant, la participation devient pathétique et le rire a tendance à céder la place à un sentiment de satisfaction, de curiosité ou de soulagement, qui s’intéresse à ce que l’on comprend, peut-être plus qu’à ce que l’on voit.
Alexandre Cioranesu, Le Masque et le visage, p. 286.
Alexandre Cioranescu constate un changement dans la comédie française qui passe par le déplacement du rire. Nous avons vu comment le déguisement pouvait favoriser des situations comiques pendant lesquelles le spectateur s’amuse de ce qu’il voit sur scène. Mais la plupart du temps, le déguisement instaure une connivence entre la salle et les personnages déguisés ; ce n’est plus alors le regard qui compte, mais l’esprit des spectateurs, capables de saisir l’arrière-plan codé d’un discours énoncé par le personnage déguisé. Par rapport aux personnages ignorant la supercherie, le spectateur jouit d’une position de supériorité. Cette conception de la connivence avait été théorisée en Espagne par Lope de Vega en ces termes :
[…] tromper en disant vrai est un artifice toujours apprécié. Le dialogue présente toujours des équivoques, et ces incertitudes amphibologiques réjouissent beaucoup le public qui croit être le seul à comprendre ce que dit l’autre.
Nous avons repris la traduction proposée par Georges Forestier lorsqu’il cite cet extrait de Arte nuevo de hacer comediasde Lope de Vega.
Lope de Vega définit ainsi à la fois le concept d’ironie, dont nous avons analysé plus haut certains exemples, et l’effet de l’ironie sur le public. Savoir contenter son public est un art dans lequel excelle Thomas Corneille. Il sait faire confiance en la finesse de son public, capable de déceler le double sens du discours. Il est intéressant de noter que c’est dans ce genre de passages que le dramaturge opère un véritable travail de réécriture sur le texte de son homologue espagnol, Augustin Moreto. Alors que la plupart du temps il suit très fidèlement le texte espagnol, le génie de Thomas Corneille est d’avoir su rendre l’ambivalence des discours. Traduire l’ironie et le discours à double sens demande une certaine maîtrise de l’implicite ainsi qu’une une parfaite connaissance de la langue d’arrivée et de la langue de départ. Cela est particulièrement visible à la scène 2 de l’Acte II :
Vous pouvez m’employer, Seigneur, seur qu’il n’est rien Que Fenise de moy ne reçoive fort bien, Qu’elle prend mes advis, les estime, les ayme, Et qu’enfin je luy suis comme une autre elle-mesme.
Si le Duc ne voit dans ce discours qu’un témoignage de la fidélité de Célie envers sa prétendue maîtresse Fénise, le spectateur apprécie l’habileté de l’expression. Connaissant la véritable identité de l’énonciatrice, il traduit ce que le Duc peut prendre pour une marque de loyauté « seur qu’il n’est rien » en énoncé d’évidence : en effet, personne mieux que Fénise elle-même ne peut entendre ce que le Duc est entrain de lui confier, et la valeur assertive de l’expression prend alors tout son sens. De plus, le spectateur peut être sensible à la beauté du dernier vers qui dans sa condensation exprime toute la complexité de la situation : le jeu sur les pronoms qui s’entremêlent autour d’une conjonction de comparaison artificielle est source de plaisir pour le spectateur apte à saisir la finesse de ces propos.
Traditionnellement le valet est le personnage qui garantit le mieux le potentiel comique d’une pièce. Nous l’avons vu, dans la liste des acteurs, rien ne permet de savoir s’il s’agit d’une tragi-comédie ou d’une comédie, le personnel dramatique de cette pièce appartenant à la haute aristocratie. Un seul personnage pourtant réaffirme avec force l’appartenance du Charme de la voix au genre de la comédie : Fabrice est présenté comme bouffon du Duc. L’un des changements majeurs opérés par Thomas Corneille par rapport à la pièce espagnole Lo que puede la aprehension fut de réduire la part de bouffonnerie. Malgré tout, force est de constater que les valets sont dans cette comédie bien plus que de simples utilités dramatiques : Fabrice est presque omniprésent, et si l’on additionne le temps de parole de l’ensemble des personnages de basse condition sociale, on s’aperçoit qu’ils occupent une place équivalente à celle des personnages principaux. Ce que Thomas Corneille a réalisé dans sa réécriture, ce n’est donc pas tant une réduction de la bouffonnerie espagnole qu’une adaptation du potentiel comique du valet espagnol au goût français. Est-ce à dire que les valets de cette pièce n’ont plus rien à voir avec le type du gracioso espagnol ? Au contraire, on retrouve tant chez Fabrice que chez Camille, bien des traits caractéristiques du valet espagnol. Nous nous intéresserons surtout à ces deux personnages, Laure, bien que servante, étant dotée d’une subtilité supérieure. En effet lorsque celle-ci sert le comique, c’est avec grâce et finesse, maîtrisant l’art de la parole ironique.
Camille et Fabrice rassemblent à eux deux la plupart des qualités traditionnellement dévolues au valet de comédie : ils sont joviaux, dégourdis, commentent de façon ironique les pratiques de leurs maîtres, leur pragmatisme défiant l’idéalisme nobiliaire, et prêchent volontiers pour une morale du corps, l’appétence charnelle devant supplanter l’attirance spirituelle. Essayons de retrouver à présent dans le texte les indices qui permettent de classer ces deux personnages dans la tradition du gracioso. Leur jovialité peut-être supposée dans le jeu des acteurs, mais s’affirme encore plus nettement dans leur parole, que nous analyserons plus loin. Un détail permet cependant de souligner leur joie de vivre : à deux reprises, Laure remarque l’enjouement de ses condisciples, que ce soit pour Camille au vers 577 « Tu me le dis avec beaucoup de joye », ou pour Fabrice, au vers 1261 « D’où vient ta belle humeur ? ». La franche gaité semble caractériser nos deux bouffons.
Le valet est toujours attaché à son maître, en tant qu’il partage avec lui une même destinée et une même communauté d’intérêt. Sorte de double dégradé du maître, le valet ne connaît qu’une autonomie relative. Comment alors comprendre sa débrouillardise, autre caractéristique traditionnelle du personnage ? Celle-ci n’est opérationnelle que relativement aux affaires du maître, c’est-à-dire qu’il n’agit pas sans lui ni contre lui mais pour lui. Les didascalies soulignent à plusieurs reprises la très grande mobilité de Fabrice, capable contrairement au Duc de passer derrière le rideau, de se balader hors scène pour faire ensuite son rapport au Duc. Ce don d’ubiquité est revendiqué par le valet lui-même qui se vante de pouvoir s’infiltrer en tous lieux au vers 242 : « J’entre par privilege en tous lieux sans rien dire ». Bon camarade, le valet sait créer des liens qui peuvent s’avérer utiles et semble à tout moment garder à l’esprit les intérêts de son maître. Ce n’est pas le Duc qui trouve le moyen de rencontrer Fénise, mais bien Fabrice, comme il l’explique au début du deuxième acte (v. 349-359) .
Fabrice est à l’initiative d’un stratagème qui porte alors ses fruits puisque c’est ainsi que va avoir lieu la première rencontre entre le Duc et Fénise. Cette réplique est remarquable car elle montre bien comment s’opposent le maître et le valet : à l’idéalisme du Duc, béat d’admiration à l’écoute de Fénise, et incapable de trouver le moyen d’agir pour la conquérir, s’oppose le pragmatisme de Fabrice, prompt à mettre en pratique son bon sens pour ménager un entretien. Le valet se montre ici habile, discret et efficace. Il est à l’initiative de l’un des moments dramatiques les plus intenses, et agit en toute autonomie. Cette mobilité de Fabrice est encore plus remarquable au cinquième acte : le Duc, en présence de la Duchesse qu’il prend pour Fénise entend chanter la voix qu’il aime tant ; alors que le Duc est contraint d’alimenter une conversation galante avec son interlocutrice, Fabrice sort de scène et rapporte l’explication de cette désolidarisation impossible de la voix chantant et de l’être aimé. Passant de l’autre côté du rideau, il devient le témoin oculaire de son maître et précipite ainsi le dénouement de l’intrigue. Ce phénomène a été analysé par Gaël Lechevalier en ces termes :
Le bouffon du Duc de Milan sert ainsi de relais de regard à son maitre et au spectateur qui connait la situation mais qui en recoit le témoignage d’un chant qu’il ne fait qu’entendre : témoin oculaire, Fabrice offre enfin au Duc la possibilité de mettre un nom sur le visage de la femme tant désirée, et provoque indirectement le dénouement de la pièce.
Gaël Lechevalier, Stratégie des regards, voir et être vu dans le théâtre de Thomas Corneille, p. 385.
L’autonomie de Fabrice est telle que ses yeux se substituent à ceux du Duc en devenant « de bons garants ». Totalement dévoué à son maître, le valet Fabrice prouve donc à plusieurs reprises sa grande efficacité, puisqu’il a une part active dans l’événementiel dramatique de la pièce. C’est d’ailleurs ce qui le distingue de Camille : Camille est la synthèse des deux valets de la pièce espagnole, Colmillo et Camilo, car il a conservé de ses homologues espagnols tous les traits du bouffon, du gracioso railleur, tandis que le personnage de Fabrice, sans perdre son potentiel comique, est revalorisé comme personnage actif de l’intrigue.
La présence efficace du valet est donc réelle mais elle s’accompagne parallèlement d’une présence qui encombre le maître : à l’initiative de certains moments dramatiques particulièrement importants, le valet peut toutefois désacraliser cette tension dramatique en prodiguant à son maître des conseils balourds et ridicules qui réaffirment son appartenance à la catégorie des bouffons. Cette dernière caractéristique s’inscrit dans la tradition du gracioso, personnage reconnu pour sa propension à faire ralentir l’action par des propos bouffons et sans intérêts. A la dernière scène de l’Acte I, Carlos est désemparé devant la réaction du Duc. Son valet Camille, ne cesse de railler auprès de lui, et n’aide en aucun cas à démêler les raisons de la réaction du Duc. La situation est assez absurde puisque les deux personnages ont assisté à la scène précédente et pourtant la font revivre en répétant dans un dialogue artificiel ce qu’il vient de se dérouler sous leurs yeux. Dans cette scène, Camille exaspère son maître en prétendant avoir un élément de réponse à la réaction du Duc, alors qu’il se contente de répéter ce que Carlos sait déjà. La mise en mots de l’action est tout ce qu’il sait faire (v. 327-330) . Incapable de faire avancer le raisonnement, il s’interrompt presqu’aussitôt « Ma foy, brisons sur le raisonnement », lorsqu’il s’y aventure plus loin, si bien que toute cette scène est gratuite et n’informe en rien le spectateur. Elle peut avoir néanmoins un double intérêt : puisqu’elle conclut l’Acte I, dit d’exposition, elle permet peut-être de ralentir le rythme et de rappeler les éléments de l’intrigue au spectateur avant d’entamer l’acte suivant. Mais comme durant toute la pièce, Camille est la véritable incarnation du gracioso, il est probable que cette scène illustre simplement le caractère bouffon et balourd du valet, qui se tient toujours à une certaine distance des événements de l’action, et qui se contente de les commenter sur le mode de la raillerie, au point d’exaspérer Carlos.
Le personnage de Fabrice est celui qui par rapport à la pièce espagnole connaît la plus grande adaptation au goût français. C’est un véritable travail de déconstruction et reconstruction auquel s’est livré Thomas Corneille pour donner vie à Fabrice. Il est beaucoup plus impliqué dans l’intrigue que Camille et se montre parfois très efficace. Pourtant, à plusieurs reprises, le dramaturge a confié à ce personnage les répliques bouffonnes de Colmillo, sans doute pour mieux répartir les effets de comique et pour que Fabrice conserve tout son potentiel comique. Thomas Corneille a en fait gardé les moments où Fabrice donne à son maître des conseils ridicules, comme lorsqu’il lui recommande de fermer les yeux en écoutant chanter Fénise (V.838-839) . Le pragmatisme de Fabrice désacralise la beauté du chant de Fénise : le Duc a accordé des propriétés divines au chant de Fénise et son amour se cristallise autour de cette conception immatérielle de la beauté ; Fabrice, qui en tant qu’homme du peuple prêche pour une morale du corps, ne pense qu’à l’enveloppe corporelle de Fénise et aux déformations déplaisantes que pourraient engendrer le chant.
J’apprehende pour vous qu’elle ne gesticule. Est-elle la premiere à qui sans y penser L’estude d’un passage apprend à grimasser, Et qui pour l’adoucir, croyant faire merveille Le commence à la bouche, et finit à l’oreille ?
Cela illustre les différences de la conception du Beau selon qu’on est valet ou maître, théorisées par B. Kinter :
Maître et serviteur dans leur perception du Beau sont rigoureusement séparés ; la vue et l’ouïe, les sens supérieurs, qui triomphent de la distance spatiale et temporelle, sont l’apanage du maître ; les sens inférieurs, goût, odorat et toucher, qui ne réagissent qu’à l’immédiateté de l’objet sont incarnés dans le gracioso
Propos rapportés par Catherine Dumas, .Du Gracioso au Valet de comédie : contribution à la comparaison, de deux dramaturgie, p. 38.
À travers ce conseil qui amuse le public par son caractère pragmatique, c’est toute une conception de la beauté qui s’exprime et qui oppose l’idéalisme nobiliaire au bon sens populaire. L’expression de Fabrice, extrêmement imagée porte le spectateur à rire car, tandis que le personnage parle de grimace, on peut volontiers s’imaginer que le comédien est entrain de mimer ce qu’il dit, grimaçant lui-même, et provoquant ainsi le rire du public. Ce passage est donc exemplaire car il est à la fois un comique de situation, mettant en scène les oppositions entre maître et valet, un comique de geste, et un comique de mots. Thomas Corneille ne pouvait se passer d’un tel morceau de comique, et c’est pourquoi Fabrice, moins « gracioso » que Camille, conserve néanmoins certains traits de ce type de valet, car ils sont garants du potentiel comique du personnage.
Les valets se tiennent toujours à une certaine distance amusée, qui leur permet de commenter l’intrigue. Très souvent en effet, ils se tiennent à l’écart tandis que se déroule une péripétie, puis la commentent en créant en général une rupture de ton. Le même phénomène se produit une fois avec Fabrice, une fois avec Camille. Dans la dernière scène de l’Acte IV, alors que la Duchesse, furieuse de constater la frilosité de son amant, quitte la scène après une longue tirade, Camille intervient pour faire ce commentaire « Nous voilà bien » : la rupture de ton avec ce qui précède est patente et provoque le rire, d’autant plus que l’usage du pronom personnel « nous », qui semble lier Camille aux mêmes intérêts que Carlos accuse le ton familier du valet. Encore une fois, le procédé de redondance est utilisé car à la scène 4 de l’Acte V, alors que la Duchesse vient de quitter le Duc après un discours fier et méprisant, chargé d’une grande intensité dramatique, Fabrice, qui s’était tenu à l’écart, rompt la solennité de l’instant en disant au Duc « vous voilà bien payé » : l’expression familière, la brièveté du vers qui donne à ce commentaire un tour laconique, créent une rupture de ton qui rappelle que l’on est dans de la comédie. Leurs interventions viennent souvent décrire ce que le spectateur voit déjà ; elles n’ont pas pour but d’informer mais de commenter de façon ironique l’enchaînement des péripéties. Par exemple, lorsque l’on annonce la venue de la Duchesse, alors que le Duc est pris entre celle qu’il prend pour Fénise et Célie, Fabrice lui dit avec humour « Tout le sexe aujourd’huy d’assez prés vous talonne », provoquant un décalage qui dédramatise la situation.
Parfois, le commentaire du valet devient contrepoint critique du maître, ce qui est aussi une caractéristique fréquente du gracioso qui livre, sous couvert d’une folie supposée, des éléments de vérité. Camille semble être un bouffon qui raille sans cesse ; pourtant, il développe à la scène 9 de l’Acte IV, une argumentation fine et critique, proposant un contrepoint au comportement de Carlos. Carlos vient de renoncer à l’amour de la Duchesse par fidélité au Duc et projette de se donner la mort, ne pouvant vivre sans amour. Camille est là non seulement pour apporter un contrepoint comique qui compense la gravité du ton de Carlos, mais aussi peut-être pour dénoncer la conduite ridicule d’un maître qui se prend pour un autre, pour un personnage noble de tragédie, alors qu’il est là pour jouer une comédie, (V.1489-1490) . Le ton léger qu’il utilise est là pour montrer que le ton grave n’est pas de mise dans la comédie, et qu’il n’a pas à défendre une telle conception de l’honneur. Carlos ne joue pas son rôle, car il est trop sérieux, et Camille en bouffonnant auprès de lui vient lui rappeler qu’il se trompe de pièce. Non seulement Carlos semble se prendre pour un personnage de tragédie, mais en plus il défend un idéal chevaleresque archaïque qui n’a plus lieu d’être. Le lexique utilisé par Camille est vecteur de sens, lorsqu’il accuse Carlos d’être un « fidelle preux », car au XVIIe siècle le terme « preux » est utilisé comme substantif, et non, comme en français moderne, comme adjectif mais Richelet signale cependant que cet emploi est vieilli. Camille est entrain de reprocher à son maître de défendre une conception obsolète de l’honneur, héritée de l’idéal chevaleresque. Comme un double critique, Camille pose une question centrale : « D’une foy du vieux temps vous pourrez vous piquer ? » qui doit souligner le décalage de Carlos par rapport à la pièce qu’il est entrain de jouer.
Les valets dénoncent parfois les excès de leur maître, en soulignant leurs ridicules. Fabrice notamment, semble regarder avec un œil ironique, la blessure d’amour de son maître. Alors que celui-ci s’apprête à rencontrer pour la première fois celle qu’il aime, il montre une fébrilité peu virile qui amène le valet à moquer le comportement de son maître, en le plaçant dans une certaine position de supériorité. Le Duc est en proie à des inquiétudes injustifiées, et lorsqu’il dit à Fabrice « Je crains… » au vers 380, Fabrice interrompt le Duc pour souligner de façon ironique son extravagance : « Quoy ? les regards qu’elle va vous lancer ? / Pour les tendres de cœur la blessure est mal saine. » Non seulement la question ironique, décomposée en deux interrogations doit faire entendre raison au Duc, mais encore le commentaire qui suit est porteur d’une vérité générale qui confère au valet une certaine grandeur : contrairement au maître agité et ridicule, Fabrice est capable d’une analyse fine qui met en relief les excès comportementaux du Duc. Fabrice est dupe du déguisement, mais il a plus de distance que le Duc, et semble condamner discrètement le comportement du Duc, incapable d’aimer correctement. En effet le valet voit son maître commettre des impairs et tomber dans tous les pièges. C’est pourquoi à la fin de la scène 6 du dernier acte, il lui conseille de « De n’aimer que [lui] seul, et narguer les cruelles » car de toute évidence, l’amour ne réussit pas au Duc : voulant jouer le jeu de l’amour il ne cesse de se tourner en ridicule. Á la fin de la scène 9 de l’Acte V, lors que le Duc est en proie à une sombre colère, croyant que Carlos défiera son autorité pour épouser la Duchesse, Fabrice donne avec malice ce conseil : « Faites-vous promptement chanter un air de Cour, / Contre tous accidents c’est un puissant remede » : il s’adresse au Duc comme à un enfant capricieux que l’on peut dominer en chantant une berceuse; derrière ce commentaire comique, peut-être peut-on lire en creux une critique de l’effet déraisonnable que provoque la voix de Fénise sur le Duc, et une critique de l’excès d’idéalisme du Duc.
Fidèle et loyal envers le Duc, Fabrice l’est de toute évidence, et nous avons vu comment son zèle pouvait parfois servir son maître. Toutefois, sa balourdise et ses erreurs de jugement l’amènent le plus souvent à commettre des impairs, et tout en se revendiquant l’adjuvant du Duc, il ne cesse d’éloigner celui-ci du but. A plusieurs reprises le comique repose en effet sur les gaffes de Fabrice. Parole maladroite ou erreur tactique, la gaffe est un procédé comique qui nécessite une réception active du spectateur : ayant connaissance des déguisements des personnages, il s’amuse des gaffes de Fabrice car il est capable par anticipation de prévoir les effets contre-productifs des stratagèmes que Fabrice met en place en pensant aider le Duc. Il dessert en effet le Duc en intervenant de son propre chef à la scène 2 de l’Acte III : la Duchesse est présentée au Duc sous l’identité de Fénise, et le Duc est en train de dénigrer devant elle les beautés supposées de la Duchesse elle-même. Nous avons vu comment le Duc lui-même, sans y être invité, se met à mépriser les charmes d’une beauté inconnue devant l’intéressée. Mais ce qui accentue encore le comique de cette scène, c’est l’intervention, tout à fait inopinée de Fabrice (v. 935-936) . Sans qu’on l’ait invité à participer à la conversation, Fabrice intervient pour renchérir sur les propos désobligeants tenus par le Duc à la Duchesse. Le spectateur, qui s’est déjà amusé de la maladresse inconsciente du Duc voit avec plaisir le même phénomène se reproduire sur un mode encore un peu plus prononcé. Tandis que le Duc s’exprime par des généralités, comme l’expression « mornes appas » Fabrice est très concret dans sa description dépréciative, accusant une maigreur contraire aux canons esthétiques de l’époque :
Elle a, vous a-t’on dit, quelque os icy de reste, Qui n’a jamais voulu se mettre à la raison, Qu’on ne l’ait mis aux fers et son corps en prison.
Quand le Duc se contente de considérer la beauté de la Duchesse comme banale, Fabrice, lui, insiste sur la laideur supposée de celle-ci en appuyant son propos d’un argument d’autorité énoncé de manière assertive : le vous a-t-on dit implique une conversation préalable sur la beauté de la Duchesse durant laquelle ses charmes ont été dénigrés par des gens qui en auraient été les témoins oculaires. L’anaphore du pronom relatif que souligne cette accumulation comique et l’hyperbole de la prison achève l’insulte faite à la Duchesse. La Duchesse doit se sentir profondément humiliée par ces outrages, mais le spectateur, capable par empathie de deviner les sentiments de la Duchesse à l’écoute de ce réquisitoire, ne peut s’empêcher de rire de la maladresse du bouffon qui intervient de manière inopinée pour ajouter à la première insulte du Duc une attaque plus grossière et plus comique encore. C’est grâce à la redondance de la situation et au caractère très cru des propos que cette gaffe de Fabrice est particulièrement comique.
Pendant toute la pièce, Fabrice empêche aussi le Duc d’obtenir la confiance de Fénise. Celle-ci attend de savoir si le Duc est véritablement épris de sa personne. Après la mise en place du déguisement, elle craint que le Duc ne soit tombé amoureux de la beauté de la Duchesse : rien n’est plus faux puisqu’à plusieurs reprises le Duc confie en aparté à Fabrice que la beauté de Fénise-Célie aurait sa préférence sur celle de la Duchesse-Fénise si celle-ci chantait. Fabrice a compris qu’il ne fallait pas vanter uniquement les charmes de la voix ; mais comme il est dupe du déguisement, il encourage le Duc à vanter la beauté de la Duchesse ce qui alimente la jalousie de Fénise. Ce qui est plaisant c’est que Fabrice, croyant bien faire, encourage le Duc à mentir sur ses sentiments. Cela crée une fausse situation propice au comique. En plus, Fabrice s’enorgueillit de ce qu’il prend pour une bonne ruse de sa part. Le spectateur s’amuse de l’entendre confier ce conseil à l’oreille du Duc à la scène 5 de l’Acte IV : « Si vous voulez reüssir cette fois, / Parlez de la beauté plustost que de la voix, ». Le spectateur anticipe ce qu’il va se passer : la Duchesse sera satisfaite d’avoir conquis par sa beauté l’amour du Duc, sans se douter que celui-ci ne va que pour une voix qu’elle n’a pas. La situation de quiproquo se trouve donc complexifiée par les mauvais offices du valet. Le comble, propre à ravir le spectateur, c’est l’autosatisfaction illégitime qu’en retire Fabrice lorsqu’il annonce fièrement au Duc « j’ay bien menti pour vous. » Le Duc qui ne peut se douter de la gaffe de Fabrice est pris au piège et s’embourbe dans une situation qui lui portera préjudice à cause des mauvais conseils de son valet. Là encore, le principe de redondance assure le comique : ce conseil de Fabrice de parler de la beauté plutôt que de la voix revient comme un leitmotiv et fait rire à chaque fois. En effet, quand le Duc fait une déclaration propre à satisfaire Fénise, Fabrice intervient aussitôt et annule ce que l’Amant vient de remporter dans le cœur de la Dame. À la scène 2 de l’Acte V, la Duchesse et Fénise sont présentes, et Fénise commente sans cesse en aparté les sentiments que lui inspire la conversation galante entre le Duc et la Duchesse ; chaque fois que le Duc vante sa voix, Laure soutient que l’affaire prend une tournure favorable aux désirs de Fénise. Au moment où le Duc est particulièrement explicite dans ses sentiments alors qu’il rend hommage à la voix de Fénise « Par cette belle voix, la source de ma flâme, / Cette voix que me fit connoistre le hazard. », Fabrice intervient malencontreusement pour donner au Duc ce mauvais avis : « Pour ne vous point broüiller laissez la voix à part ». Cela explique pourquoi le Duc change ensuite de stratégie, et se met à dénigrer le charme de la voix au profit de celui de la beauté, semblant accorder ainsi sa préférence à la Duchesse. Cela précipite le départ dépité de Fénise qui croit avoir obtenu la preuve que le Duc est amoureux de la Duchesse.
Un dernier exemple de gaffe pose problème car il dépend du crédit que l’on accorde à la finesse de Fabrice. Fabrice et le Duc pensent avoir deviné que celle qui se fait passer pour Célie est en réalité amoureuse du Duc, et que sous couvert de défendre une Dame elle parle en réalité pour elle-même. Nous avons vu comment Fabrice est parfois misogyne et méprisant envers Fénise à qui il reproche de prétendre à l’amour du Duc. Partant de cette idée, on peut considérer que c’est par stratégie qu’il vante à la scène 3 de l’Acte IV les attraits de la Duchesse afin de décourager l’amour de Célie. Mais quand ce ne serait pas sciemment que Fabrice tient ces propos, l’effet comique est le même. Fénise, qui demande à Fabrice quels sont les sentiments du Duc pour la Duchesse souffre d’entendre cet éloge maladroit, et qui plus est, faux, car cela ne correspond pas aux sentiments du Duc (v. 1245-1256) . Que Fabrice ait fait cet éloge à dessein ou non, le résultat est le même : en mentant au nom du Duc il brouille la vérité et complique encore la situation. Le spectateur, qui voit avec quelle insistance et avec quelle maladresse le valet risque de compromettre l’amour du Duc s’amuse de cette nouvelle gaffe. C’est toujours le principe de renchérissement qui caractérise Fabrice : il ne se contente jamais d’énoncer une idée, il l’agrémente toujours d’arguments nouveaux et en vient à formuler des énoncés assertifs diamétralement opposés à la vérité comme ici « Pour peu qu’elle fust laide, elle auroit beau chanter ». Fabrice semble pris d’une logorrhée verbale et l’éloge pourrait se prolonger à l’infini ; le débit mécanique de Fabrice, incapable de s’arrêter, aggravant à chaque vers la situation, fait rire le spectateur. Cela produit en plus un jeu de scène puisque la tirade s’achève par le décontenancement de Fabrice devant le départ précipité de Fénise : ne pouvant plus supporter l’éloge de la beauté rivale, Fénise quitte la scène et il est aisé de se représenter Fabrice tout pantois au beau milieu de la scène, les yeux éberlués, les bras ballants, enfin contraint d’interrompre son incontinence verbale devant l’absence de son interlocutrice.
Ces scènes de comique de situation s’intègrent dans l’intrigue et y participent en favorisant la situation de quiproquo. Nous pouvons en de pareils cas parler de comique utile. Mais il est un autre genre de comique, que nous pouvons qualifier de superfétatoire : il s’agit de scènes de comique gratuit, sans incidence sur l’avancée dramatique de l’action, et qui semblent n’avoir pour fin que le seul divertissement du spectateur.
Le burlesque caractérisait la pièce espagnole de Moreto, dans laquelle les valets commentaient systématiquement le comportement de leurs maîtres en employant un vocabulaire trivial. Cette dimension caractérise moins l’œuvre de Thomas Corneille, car nous avons vu qu’il n’en fait pas l’apanage du comique, comme c’est le cas dans la plupart des pièces de Scarron par exemple. Elle n’en n’est pourtant pas absente, et le comique gratuit se manifeste dans la pièce française par l’omniprésence dans la bouche des valets d’une fantaisie verbale, qui joue sans cesse sur le comique de mots. Fabrice est toujours accompagné du Duc, si bien que son langage contraste avec celui du maître, en créant des ruptures de ton comiques. Fabrice ne cesse par exemple d’inventer des mots, ce qui provoque un effet de jouissance du verbe : le spectateur s’amuse de voir comment le valet prend ses distances avec la norme linguistique, en créant des néologismes comiques. Fabrice crée par exemple des adverbes incongrus : « Ducalement » au vers 217, « simpatiquement » au vers 400, ou encore « très-authentiquement » au vers 1300. La difficulté face à ce type de langage est de trancher sur l’intention du personnage – ou plutôt, du dramaturge qui le fait parler : comment savoir si le valet est conscient d’inventer des mots, auquel cas il faudrait saluer d’un sourire complice son ingéniosité, ou s’il est simplement un balourd qui ne maîtrise pas sa propre langue, auquel cas il est ridiculisé ? Rien ne permet de savoir si dans son langage le valet fait preuve de comique volontaire ou involontaire, pour reprendre la distinction fondamentale opérée par MontesinosDu Gracioso au Valet de comédie : contribution à la comparaison de deux dramaturgies, p. 36.
Le comique de mots sert donc le burlesque de façon diffuse dans l’ensemble de la pièce, le comique jaillissant de l’alliance de deux niveaux de langue, celui du maître et celui du valet. Mais le burlesque devient clairement dérision lorsque le valet se retrouve sans maître et que sa parole triviale est donnée à entendre non plus comme simple reflet dévalué de celle du maître, mais comme matière première du comique théâtral. La scène de séduction entre Laure et Fabrice est en ce sens exemplaire de ce comique gratuit, qui ne vaut que pour le divertissement qu’il procure au spectateur. C’est un ajout significatif de la part de l’auteur français. En effet il est intéressant de constater que la scène 4 de l’Acte IV, entièrement rédigée sur le mode de la dérision, est une pure invention de la part de l’auteur. Comme l’auteur a pris peu de distance avec le texte espagnol l’ajout intégral d’une scène est remarquable, et l’on s’aperçoit que cette scène sert un comique totalement gratuit. Fénise quitte la scène et laisse seuls Fabrice et Laure ; dans la scène 2, Laure avait annoncé son intention de sonder Fabrice sur les sentiments du Duc. Il y avait donc au préalable une visée pragmatique de cet entretien de valets. Pourtant, la scène se déroule sans que Fabrice ne révèle quoi que ce soit, et au moment où Laure pose enfin la question, au vers 1291 « Donc en toute franchise/ Dy moy quels sentimens le Duc a pour Fenise. / N’est-ce plus pour sa voix… », les deux valets sont interrompus par l’arrivée du Duc. Cette scène qui s’étend pourtant sur une trentaine de vers, ne contient aucune avancée décisive sur le plan dramatique. En réalité, c’est une vaste parodie burlesque d’une scène de séduction, les valets transposant la relation maître-dame en déplaçant l’idéal du maître vers du trivial assumé comme tel par Fabrice. Il rejoue dans cette scène sur le mode burlesque la comédie de l’amour tendre. Lieux communs, lois de l’amour et métaphores traditionnelles, sont réutilisés par Fabrice sur le mode de l’inversion. Dans sa folie, il pense exceller en matière d’amour, et n’avait pas hésité à répondre au Duc qui lui demande au vers 383 « qui t’a fait si sçavant en matière d’amour ? » avec une pointe d’ironie: « On est en bonne école alors qu’on suit la Cour », intimement convaincu de maîtriser règles et langage de l’amour. Pourtant, la scène de séduction entre Laure et Fabrice va confirmer son incompétence dans le domaine galant : cette cour balourde, transpose sur le mode burlesque les règles de l’amour galant. Fabrice complimente d’abord Laure sur ses yeux, qui ont le pouvoir dit-il, de « pétarder » son cœur : ce terme qui n’appartient pas au discours amoureux crée un effet d’écart de langage. L’expression du sentiment amoureux est maladroite, et la syntaxe totalement bouleversée produit un effet désastreux, « Jusqu’au moindre recoin tes yeux vont ravager. » .On peut ici peut-être faire un parallèle avec ce que fera Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme, au moment d’écrire un billet doux : les deux personnages s’efforcent de jouer le jeu de l’amour galant, mais leur gaucherie les perd. Fabrice reprend une à une toutes les métaphores de l’amour mais en les détournant : ainsi en est-il de la rage d’amour, qui devient dans la bouche de Fabrice un argument pour conclure plus vite à un amour charnel : « Mais le plaisir d’amour c’est d’enrager ensemble/ Ainsi si tu voulois enrager tant soit peu… ». Fabrice sait aussi qu’il faut soupirer pour sa Dame mais sa déclaration est maladroite : « J’ai déjà depuis hier, pour preuve de ma foy/ Tâché plus de six fois à soûpirer pour toy », le décompte des soupirs et le modalisateur « tâché », que Laure relève tout de suite, provoquent un effet contraire à celui recherché. Plus loin, Fabrice continue de dénombrer les soupirs nécessaires, « combien de temps faut-il que pour toi l’on soûpire ? », et utilise les vocables « traitable », « quittance », « compte » : l’alliance d’un lexique commercial et d’un lexique amoureux est équivoque, et Fabrice n’est pas loin de laisser penser à un commerce de l’amour. Si parfois Fabrice parvient à s’exprimer galamment, peut-être en plagiant le Duc, « Va, j’en connois le fin, le délicat, le tendre. » (v. 1276) avec ces substantivations de l’adjectif, il se montre le plus souvent très prosaïque : « es-tu traitable ? », « je crains en sôupirant quelque indigestion » et la diérèse insiste en plus sur le terme le plus prosaïque. Amour et comédie sont donc lié dans la parole burlesque de Fabrice, qui détourne et parodie ainsi la représentation tendre et galante de l’Amour.
L’exemplaire qui a servi de base à la réalisation de cette édition est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (site Richelieu) au département des Arts du spectacle sous la cote RF-2679. Il s’agit de l’édition originale datée de 1658 et imprimée pour la première fois à Rouen par L. MAURRY, comme bon nombre des œuvres des frères Corneille, et l’achevé d’imprimé porte la date suivante : « quatriesme Janvier 1658 ». Le Privilège du Roy est daté du 28 décembre 1657. L’exemplaire s’est vendu tant chez Augustin Courbé que chez Guillaume de Luyne, en vertu d’un accord passé entre les deux Marchand Libraires le « vingt-cinquieme Decembre 1657 ». Il fut registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires de Paris, le « vingt-huitiesme Decembre mil six cens cinquante sept. ». Cet exemplaire est le seul que nous ayons trouvé jusqu’à présent car toutes les autres émissions ou éditions que nous possédons ont été achevées d’imprimer à des dates ultérieures.
Il est important de noter que le privilège du Roy vaut ici pour cette pièce mais aussi pour la tragédie de Timocrate. Compte tenu du succès rencontré par cette pièce, il n’est pas surprenant que les libraires aient cherché à passer un accord afin de partager les coûts et les bénéfices, importants du fait de la demande massive. Le charme de la voix au contraire, qui fut un échec, a plutôt profité de ce privilège.
Il s’agit d’un in 12 de 97 pages chiffrées se présentant ainsi
Comme la pièce fut un échec, on ne trouve aucune édition séparée de la pièce, postérieure à celle de 1658. En revanche, la pièce est très souvent présente dans les recueils collectifs factices de Thomas Corneille, comme pour « écouler » les exemplaires en vendant la pièce reliée à d’autres pièces qui connurent, elles, un grand succès. On remarque que ces recueils regroupent presque toujours les mêmes pièces : il s’agit des premières comédies de Thomas Corneille, toutes « à l’espagnole ».
Nous avons trouvé un recueil collectif des œuvres de Thomas Corneille, à la Bibliothèque de Versailles sous la cote 488. Cette édition en in 12 ° appartient à la collection Jean et Henriette Lebaudy, collectionneurs de livres anciens particulièrement friands de récits de voyage, qui firent don de l’intégralité de leurs collections dans les années 1970 à la Bibliothèque de Versailles. Ce recueil est paru sous le titre suivant Poëmes dramatiques de T. Corneille, I. Partie et semble en réalité être une émission nouvelle d’une édition parue en 1660 dont nous n’avons pas retrouvé la trace. En effet, un premier achevé d’imprimer date du 15 décembre 1660, à Rouen, par L. MAURRY. Suit ensuite ce court paragraphe : « Et du depuis ledit Sieur Courbé a cedé les droits qu’il avoit au susdit Privilege aux Sieurs Thomas Jolly & Louis Billaine, suivant l’accord fait entr’eux. » qui donne lieu à un nouvel achevé d’imprimer de l’édition, datant de Décembre 1664, à Rouen, toujours par L. MAURRY. Le recueil présente six comédies de Thomas Corneille, qui sont ici citées dans l’ordre de présentation des pièces, les Engagements du Hazard, Le Feint Astrologue, Don Bertrand de Cigaral, L’Amour à la mode, Le Berger extravagant, et Le Charme de la Voix. L’exemplaire est très beau, riche en illustrations et avec des reliures dorées. A gauche de la scène 1 de l’Acte I, on trouve un frontispice représentant deux hommes en grande conversation, l’un richement vêtu, l’autre en habits de valet, Le Duc et Fabrice ; Le Duc interrompt de la main le babillage de son valet et lève la tête à l’écoute d’une voix qu’il entend au dessus de lui. On peut voir en effet en haut à droite de la gravure une femme qui tient un instrument de musique, un lut probablement, et qui souriant derrière une jalousie qui la cache des regards extérieurs, baisse les yeux vers le Duc. Ce frontispice est signé en bas à droite « Math. Fe. ». Il ne correspond à aucune scène identifiable de la pièce. Il faut plus y voir une représentation symbolique de l’argument de la pièce, la saisie d’un moment imaginaire qui dit le mieux l’intégralité de la pièce.
Cette émission de l’édition de 1660 ne présente aucune variante de mots par rapport à l’édition de 1658, le texte de la pièce est semblable en tout point, et il semble que Thomas Corneille ne soit pas intervenu. En revanche, bien que l’atelier d’imprimeur soit le même, les changements graphiques et typographiques sont innombrables.
Nous avons trouvé à la Bibliothèque de Versailles, sous la cote A.96 un recueil de pièces de Thomas Corneille intitulé Theatre de Thomas Corneille, Reveu, Corrigé, et augmenté de diverses nouvelles pièces qui n’est pas daté. Ce recueil est factice, car à chaque début de pièce, la pagination recommence à 1. De plus, l’ordre des pièces annoncé au début du recueil n’est pas respecté puisque Le Charme de la Voix, censé conclure le recueil, est en réalité la quatrième pièce présentée, après, dans l’ordre, Les Engagements du Hazard, le Feint Astrologue, Le Berger Extravagant. Après elle, se trouve enfin une cinquième comédie, L’Amour à la mode. Le texte présenté du Charme de la Voix, est celui « suivant la Copie imprimée à Paris, datant de 1691 » : il s’agit donc d’un exemplaire hollandais. Comme on sait que cette pièce fut un échec, il s’agit très probablement d’un exemplaire invendu que le Libraire a cherché à écouler dans ce recueil factice.
Nous avons trouvé à la Bibliothèque de l’Arsenal, enregistré sous la cote G. D. 7289, un exemplaire du Charme de la Voix, « suivant la copie imprimée à Paris. 1691. ». Cet exemplaire est un in 12° et porte une marque à la sphère ce qui indique que c’est un Elzevier. Il est dépecé de sa reliure, et ne comporte donc pas de couverture. On peut imaginer qu’il a appartenu à un moment à un recueil factice, sa pagination allant de la p.1 à la p. 84, du cahier A au cahier D. on ne trouve pas de privilège du Roi, mais nous avons pu vérifier que l’intégralité de la pièce était restituée, de l’épître à la dernière réplique de Fabrice à l’Acte V, scène 9. Hormis les innombrables changements graphiques et typographiques, il semble n’y avoir aucun changement dans le texte.
Nous avons trouvé à la Bibliothèque Nationale de France (site Tolbiac) , un recueil factice contenant Le Charme de la Voix, enregistré sous la cote 8-YF-1442 (6) . Six comédies y sont regroupées, Les Engagements du Hazard, Le Feint Astrologue, Don Bertrand de Cigarral, l’Amour à la mode, le Berger extravagant et Le Charme de la Voix. Le recueil est en in 12°. L’exemplaire du Charme de la Voix ici présenté ressemble en tout point à celui qui se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal : on retrouve la marque à la sphère sur la première page, suivie de la mention « suivant la copie imprimée à Paris, M. DC. LXXXXI », la graphie et les règles de typographies sont identiques.
Nous avons trouvé à la Bibliothèque Nationale de France (site Tolbiac) , dans la salle Y des livres rares, un recueil factice contenant Le Charme de la Voix, enregistré sous la cote RES-YF-3085 (3) . Trois comédies y sont regroupées, l’Amour à la mode, Le Berger extravagant, Le Charme de la Voix. Le recueil est en in 12°. L’exemplaire du Charme de la Voix ici présenté ressemble en tout point aux deux exemplaires mentionnés au dessus : on retrouve la marque à la sphère sur la première page, suivie de la mention « suivant la copie imprimée à Paris, M. DC. LXXXXI », la graphie et les règles de typographies sont identiques.
Nous avons scrupuleusement respecté la graphie de l’exemplaire de l’édition originale, y compris la présence ou l’absence d’accents effectifs ou diacritiques. Nous avons systématiquement rétabli la distinction entre u et v ainsi qu’entre j et i. Nous avons aussi systématiquement développé les & en et.
L’usage des tildes marquant la nasalité d’une syllabe et qui permet un gain d’espace pour l’imprimeur n’est pas très fréquent dans notre exemplaire, surtout en comparaison des émissions ou éditions ultérieures qui en font un usage massif ; néanmoins, chaque fois que le cas s’est présenté, nous avons restitué la syllabe entière c’est-à-dire voyelle + consonne nasale.
Le nom d’un des personnages, Camille, valet de Carlos, apparaît tantôt orthographié avec un seul l, tantôt avec deux. Nous avons cherché à harmoniser le texte en écrivant chaque fois Camille avec deux l, sauf quand, à l’évidence un l simple permettait la rime, comme au vers 1504 dans lequel « camile » rime avec « facile. ».
Lorsque nous avons rencontré des coquilles orthographiques, nous les avons corrigées entre crochets dans le texte. Lorsque nous n’avons pu déterminer s’il s’agissait véritablement d’une coquille, nous n’avons pas modifié texte, mais nous avons précisé en note de bas de page qu’une autre interprétation pouvait être donnée. Voici la liste exhaustive des coquilles orthographiques que nous avons repérées et corrigées : au V. 463, « Seigner » est corrigé en « Seigneur », au V. 466, « elle mesme » est corrigé par « elle-mesme », au V. 676, « aupres » est corrigé par « apres » au vers 723, « faire » est corrigé par « taire », au V. 732, « elles mesmes » est corrigé par « elles-mesmes », au V. 767, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », au V. 995, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », au V. 1031, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », au V. 1221, « moy mesme » est corrigé par « moy-mesme », au V. 1575 « errème » est corrigé par « extrème », au V. 1576, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », et au V. 1793, « elle mesme » est corrigé par « elle-mesme. ».
Nous avons aussi restitué l’espace manquant au vers 259 entre « moy/ témoin », et au vers 463 entre « mépris/ un ».
Enfin, nous avons systématiquement restitué les accents diacritiques en remplaçant a par à aux vers 55 et 1840.
Même lorsque celle-ci nous a surpris, nous avons respecté la ponctuation du texte d’origine. Nous avons cependant fait des corrections lorsqu’il s’agissait d’une coquille évidente :
Partant du principe qu’au XVIIe siècle le point d’interrogation peut parfois ne souligner qu’une élévation de la voix, nous avons restitué un point d’exclamation là où on trouvait un point d’interrogation sans sens interrogatif. Ainsi aux vers 196 dans « Enfin, n’en parlons plus, le sort en est jetté ! », au vers 251 dans « peste, quels roulemens ! », au vers 1283 dans « Je crains en soûpirant quelque indigestion, /Il faut s’enfler le cœur, et l’excez est à craindre ! » , au vers 1538 dans « Mais enfin il ne peut se résoudre à partir ! » et au vers 1580 dans « Qu’une épreuve si rude/A mon cœur alarmé cause d’inquietude* ! », là où il y avait un point d’interrogation, et au vers 1781 nous avons remplacé la virgule par un point d’exclamation dans « Elle a l’esprit perdu ! », car il y a ensuite un changement de réplique.
Lorsque le point d’interrogation manquait ou bien qu’il était incorrectement, conformément au sens interrogatif de la phrase, substitué par un point d’exclamation, nous l’avons rétabli. Ainsi aux vers 1659 dans « Quelle est cette surprise ? », 1869 dans « Quoy, c’est donc vous, Madame ? ».
Nous avons restitué trois points de suspension là où en en trouvait quatre ou cinq dans les vers 18, 279, 695, 1095, 1269, 1367 et 1811.
Nous avons restitué la virgule au vers 1043 dans « nous sommes tous à luy, mais vous plus que tout autre, » au vers 1793, nous avons supprimé la virgule dans « que , dis-tu ? ».
Les lettres entre crochets, à droite du texte, correspondent aux changements de cahier dans le texte original. De même, les chiffres entre crochets correspondent aux numéros de pages.
Je n’appelleray point du jugement du Public sur cette Comédie, pour tâcher à vous faire estimer davantage le présent que je vous en fais. Il peut se laisser surprendre dans les approbations qu’il donne, et ces tumultueux applaudissements qu’une première émotion luy fait quelquefois accorder d’abord à ce qu’il n’a pas bien examiné, ne sont pas toûjours d’infaillibles garands de la veritable beauté de nos Poëmes ; mais il arrive rarement qu’il condamne ce qui merite d’être approuvé, et puis qu’il s’est déclaré contre celui-cy, je dois être persuadé qu’il a eu raison de le faire. On m’accusera sans doute d’une franchise peu judicieuse d’en demeurer d’accord avec vous, lors que je prens la liberté de vous l’offrir, et j’aurois lieu d’appréhender que vous n’entrassiez dans ce sentiment, si je n’étois asseuré que vous ne m’imputerez pas ce qu’il a de plus defecteux, et que séparant ce que vous y cognoistrez de moy d’avec ce qui n’en n’est pas, vous serez assez équitable, pour trouver de l’injustice à me vouloir faire répondre des fautes d’autruy. J’ay rendu si religieusement jusqu’icy ce que j’ay creu devoir aux Auteurs Espagnols qui m’ont servy de guides dans les sujets Comiques qui ont paru de moy sur la Scene avec quelque succez, qu’on ne doit pas trouver estrange, si leur en ayant fait partager la gloire, je refuse de me charger de touste la honte qui a suivy le malheur de ce dernier, puisqu’en effet j’eusse peut-être moins failly, si je ne me fusse pas attaché si étroitement à la conduite de D. Augustin Moreto, qui l’a traité dans sa langue, sous le titre de Lo que puede la apprehension. Si vous voulez vous souvenir de la lecture que nous fismes ensemble de cet Original, avant que j’en commençasse la Copie, vous vous souviendrez en même temps que j’en combattis opiniastrement tous les caractères, et soustins que quelque soin que l’on apportast à les justifier pour le faire paroistre avec quelque grace sur nôtre Theatre, il seroit impossible d’en venir à bout, sans faire voir tousjours ceux qui sont intéressez dans cette intrigue plus capricieux que raisonables ; néantmoins cet excellent Ami qui me portoit à ce dessein, appuya si fortement devant vous le conseil qu’il m’avoit déjà donné d’y travailler, que vous vous en laissâtes vous-même persuader, et creustes que puisque la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie, avoit été reçeuë en Espagne avec acclamation, il y avoit lieu d’esperer, que pour peu que j’employasse d’adresse à les rendre plus justes, ils ne déplairoient pas en France. Il n’en falut point davantage pour me forcer à me rendre, je ne voulus plus opposer que le goût des deux Nations est fort différent, que ces entretiens de Valet de Bouffons avec des Princesses et des Souverains, que l’une souffre tousjours avec plaisir dans les actions les plus sérieuses, ne sont jamais supportables à l’autre, dans les moins importantes, et que les plus ingénieuses nouveautez deviennent rarement capables de nous divertir quand elles semblent en quelque sorte opposées à la raison. L’évenement a fait voir que je n’en avois pas mal jugé, je ne sçaurois toutefois me repentir entierement de m’estre exposé à cette petite disgrace contre mes sentimens, puis qu’elle vous doit convaincre de la déférence que j’ai pour les vostres, et de la passion avec laquelle je suis,
MONSIEUR,
Vostre très-humble serviteur,
T. CORNEILLE
Le Roy par ses Lettres Patentes données à Paris le 28 Decembre 1657 a permis à AUGUSTIN COVRBE Marchand Librairie à Paris, de faire imprimer, vendre et debiter en tous lieux de son obeïssance deux pieces de Theatre intitulées, Timocrate et le Charme de la Voix, du Sr. THOMAS CORNEILLE, en telles marges, et en tels caracteres, et autant de fois que bon luy semble durant vingt ans, à compter du jour que chaque piece sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; avec défences à toutes personnes, de quelque condition et qualité qu’elles soient, d’imprimer, vendre, ni débiter aucunes desdites piece de Theatre, sans le consentement dudit exposant, ou de ceux qui auront son droit, à peine de deux mille livres d’amende, et de tous dépens, dommages et interests envers les supliants ; A condition qu’il sera mis deux Exemplaires de chaque piece en Bibliotheque publique de sa Majesté, et en celle de Monseigneur Seguier, Chevalier, Chancelier de France, avant que de les exposer en vente, et de registrer sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de la Ville de Paris, à peine de nullité. Veut sadite Majesté qu’en mettant au commencement ou à la fin desdites pieces un Extrait desdites lettres, elles soient tenuës pour devënant signifiées, et aux Copies d’icelles collationnées par un des Conseillers Secretaires de sadite Majesté, soy y soit adjoutée comme à l’Original, nonobstant oppositions et appellation quelconques, et sans prejudice d’icelles, comme il est porté plus au long par lesdites Lettres, Signées par le Roy en son Conseil, CONRART, Et scellées du grand Sceaude cire jaune sur simple queuë.
Registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires de Paris, le vingt-huictiesme Decembre mil six cens cinquante sept.
Ledit Courbé a associé Guillaume de Luyne aussi Marchand Libraire, suivant l’accord fait entr’eux le vingt-cinquiesme Decembre 1657.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois le quatrieme Janvier 1658. A ROUEN, par L.MAUVRY.
Les Exemplaires ont esté fournis.
Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française: ses expressions propres, figurées & burlesques, la prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Noms, le Régime des Verbes, par Richelet, paru en 1680, ou (R) .
Dictionnaire Universel Contenant généralement tous les mots François tant vieux que modernes, & les termes de toutes les Sciences & des Arts, par Furetière, paru en 1690, ou (F) .
Le Dictionnaire de l’Académie française, paru en 1694, ou (DA).
Cette liste rassemble dans l’ordre alphabétique tous les mots suivis d’un astérisque dans le texte de la pièce. Nous avons à chaque fois précisé entre parenthèses toutes les occurrences du terme en notant les numéros de vers. Lorsque le terme connait plusieurs significations, nous les avons précisées. Nous avons à chaque fois précisé, à l’aide d’abréviation, la source de la définition
Ce relevé ne prétend nullement à l’exhaustivité. Il a simplement pour but de montrer, à l’aide d’exemples précis d’une part comment Thomas Corneille s’est emparé du texte de Moreto pour en faire parfois une simple traduction, et d’autre part comment il a su, en maîtrisant les règles de la réécriture et la norme linguistique de sa propre langue, adapter les mots espagnols à la langue et au goût français. Ce relevé a un dernier intérêt : il permet d’éclairer des passages un peu obscurs de la pièce, qui souffrent bien souvent simplement d’une traduction de l’espagnol trop allusive.
Commentaire de cette liste en quelques chiffres : Afin de ne pas périodiser de façon excessive la production de Thomas Corneille en tombant dans le défaut d’étiquetage qui produit des « catégories rigides » comme l’a dénoncé Eliane Herz Fischler, nous avons choisi de commenter cette liste à l’aide de quelques chiffres significatifs. La production littéraire de Thomas Corneille est d’abord de longue durée puisqu’elle couvre presque toute sa vie : il écrit sa première comédie à l’âge de vingt-deux ans et un an avant sa mort paraît son dernier ouvrage. Elle est ensuite extrêmement variée puisqu’on compte vingt-deux comédies dont trois comédies mêlées de spectacles, trois comédies écrites en proses, et une comédie pastorale, seize tragédies, trois tragi-comédies, trois opéras, et six œuvres savantes. Ces chiffres justifient que l’on parle de Thomas Corneille comme d’un polygraphe. De plus, c’est un homme de collaboration, qui travailla avec six de ses contemporains, dont des grandes personnalités du monde artistique : Donneau de Visé, Lully, Boileau, Fontenelle, Charpentier et Montfleury. Toute ses pièces ne remportèrent pas de succès, mais rappelons que Timocrate est le plus grand succès du XVIIe siècle et fut représentée quatre-vingt fois - ce chiffre est remis en cause aujourd’hui, mais il n’empêche que la tragi-comédie de Thomas Corneille remporta un énorme succès. Enfin, les pièces de Thomas Corneille furent jouée dans les cinq plus grands théâtres de son temps : l’Hôtel de Bourgogne, le Théâtre du Marais, l’Académie de musique, la Comédie française, le théâtre du Guénégaud.
Le Charme de la voix est la neuvième pièce de Thomas Corneille, et la huitième comédie. Elle appartient aux œuvres de jeunesse de Thomas Corneille, bien que le dramaturge à cette époque ait déjà un public fidèle et élargi. Elle appartient à la mode des comédies dites « à l’espagnole ». Elle fait partie des échecs les plus retentissants du dramaturge mais il faut néanmoins nuancer cet échec puisqu’elle fut tout de même publiée : d’autres pièces ne le furent jamais, comme l’Usurier par exemple.