Si l’on a accordé un vif intérêt à la production littéraire de Mlle Desjardins, ses pièces de théâtre n’ont pas laissé de sembler quantité négligeable au regard de ses romans. Pourtant elle ne pas fit une entrée silencieuse dans le monde de la dramaturgie. En effet, sa première pièce, Manlius, fit l’objet en son temps de nombreuses critiques qui sont autant de preuves, sinon du succès que remporta la pièce, tout au moins de l’intérêt qu’elle suscita. D’ailleurs certains de ses contemporains rendirent hommage à cet auteur en de chaleureux éloges. Tel La Forge qui lui consacra ce Dialogue en vers héroïques :
Et c’est enfin ainsi que l’aimable Aréthuse Méritera l’honneur d’une dixième Muse, Et que son nom fameux porté par tant de vers, Doit visiter un jour cent rivages divers. Calliope, Clio, Melpomène, Uranie, N’auront rien de caché pour ce noble génie, Ni rien de malaisé, que ne puisse achever Un esprit qu’Apollon prendra soin d’élever.
Avant de révéler qu’Aréthuse dissimulait Mlle Desjardins et de préciser :
J’ai dit dans mes vers qu’elle était une dixième Muse : mais quand je considère tous ses divers ouvrages, son roman, ses pièces de théâtre, ses églogues, ses lettres, et d’autres œuvres galantes, j’ose dire qu’elle a surpassé toutes les Muses ensemble.
Jean de La Forge,Le Cercle des femmes sçavantes, suivi de laClef des noms, dont il est parlé dans ce livre, Paris, J.-B. Loyson, 1663, p. 14.
En revanche, au fil des siècles, les reproches se firent plus acerbes à son égard. Déjà, au dix-huitième siècle, les frères Parfaict jugaient très sévèrement sa première pièce :
Il faut faire une grande diminution aux éloges que Loret donne à la tragi-comédie
de Manlius, pour mettre cette pièce à sa juste valeur, surtout à l’égard de la versification, qui en général est non seulement très faible, mais très prosaïque, et mêlée d’expressions basses et quelquefois ridicules. [...] Si des vers on passe au plan, à la marche de la pièce, et aux caractères des personnages, on n’y trouvera pas moins de défauts.Les frères Parfaict, «Manlius Torquatus» dansHistoire du théâtre français, Paris, P. G. Lemercier et Saillant, 1746, t. IX, (1èreéd. 1735), p. 115-136.
Critique qui se fit encore plus virulente voire ouvertement méprisante et dédaigneuse – dans le même Mercure galantDonneau de Visé, Le Mercure galant, nov. 1683.
Gloire faite de mensonges, de duperies et de « démarquages » qui s’écroula tout à coup avec la disparition de celle qui l’avait si patiemment édifiée. Gloire vaine comme l’esprit de cette femme, qui ne fut pas dénuée de tout talent mais qui eut surtout de l’habileté et de l’audace en un siècle où il fallait du génie.
SéchéetBertaut, « Une aventurière de lettres auxvii e siècle. Madame de Villedieu » dansMercure galant, 15 février 1907.
Quant à Lancaster il ne voyait à Manlius que des défauts lorsqu’il affirmait :
Elle [Mlle Desjardins] chercha à écrire sa pièce en accord avec les règles classiques, selon lesquelles l’action commence après la bataille, ainsi le temps est facilement réduit à quelques heures, et le lieu au camp des Romains. Cependant elle se laisse si peu de matière qu’elle est contrainte d’avoir recours à des inventions qui ne sont pas en accord avec l’histoire. Le rôle de Camille est superfétatoire comme de Visé l’a dénoncé, Torquatus ne cesse de répéter qu’il est résolu à laisser son fils mourir, et d’autres personnages piétinent à travers une bonne partie de la pièce. En conséquence l’unité d’action est violée. De même, Torquatus, bien qu’il parle de son désir de préserver la discipline et son affection pour son fils est mû par son impatience à se débarrasser de son rival.
Manlius prend vraiment à la légère sa violation des règles militaires et, en proposant de s’enfuir, Omphale semble envisager de passer à l’ennemi. La princesse latine est plus romaine que bien de ces guerriers ou que la veuve de Decius, dont le conseil, s’il avait été suivi, aurait très bien pu déclencher une guerre civile. De Visé trouve que sa conduite n’est pas convenablement motivée. Bien qu’elle soit fidèle à la mémoire de Decius, elle ne montre aucune hésitation lorsqu’elle accepte d’épouser Torquatus jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’il aime Omphale, et après qu’il a donné cette dernière à son fils, elle retourne précipitamment auprès du consul alors qu’elle ne lui a jamais fait comprendre qu’elle l’aimait. […] Corneille, lui, n’a jamais altéré une histoire bien connue en cédant à la mode et, si le dénouement était changé, la pièce pourrait être assez différente de ce qu’elle est. À partir de là, la fin semble précipitée, sentimentale et insaisissable, non seulement par rapport à la narration de Tite-Live, mais aussi avec le personnage de Torquatus tel qu’il est dépeint par l’auteur elle-même.
Lancaster,A History of French Dramatic Literature in the Seventennth Century, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, p. 559-561. : “She sought to write her play in accordance with classical principles by having the action begin after the battle, so that the time is easily limited to a few hours and the place to the Roman camp. She left herself, however, so little material that she was forced to add inventions of her own that are not in harmony with the story. Camille’s role is superfluous, as de Visé pointed out, Torquatus keep repeating that he is resolved to put his son to death, and other characters mark time trough much of the play. Hence the unity of action is violated. Moreover, Torquatus, though he talks of his desire to preserve discipline and his affection for his son, is primarily moved by his eagerness to rid himself of his rival […].Manlius takes very lightly his violation of military regulations and, in proposing to elope Omphale, seems to contemplate deserting to the enemy. The Latin princess is more Roman than either of these warriors or than Decius’s widow, whose advice, if carried out, might well have started a civil war. De Visé finds that her conduct is not properly motivated. Though devoted to Decius’s memory, she shows no hesitation in accepting Torquatus until she learns that he loves Omphale, and after she has given the latter of his son, she hastily returns to the consul, though it is never made clear that she loves him. […] Corneille had never altered well-known history in such striking fashion as this and, if the dénouement were changed, the play would be quite different from what it is. As it stands, the ending seems hurried, sentimental, and out of keeping, not only with Livy’s narrative, but with the character of Torquatus as portrayed by the author herself.”
Que penser face à tant d’opinions si divergentes ? Certes, certaines de ces critiques tant à l’égard de Mlle Desjardins qu’à l’égard de sa première pièce peuvent sûrement être en partie imputées au parcours original de cette femme qui, dès les débuts de sa carrière littéraire, a osé prétendre au genre noble de la tragédie. Mais d’autres sont peut-être tout à fait justifiées. Il nous faudra donc nous détacher des opinions et des « filtres » institués au cours des trois siècles qui nous séparent de Manlius, afin de déterminer lesquelles de ces critiques sont fondées, avant de pouvoir l’apprécier à sa juste valeur et découvrir la place à laquelle elle peut légitimement prétendre dans l’histoire du théâtre.
Mlle Desjardins est plus connue sous le nom de Mme de Villedieu (son troisième nom, Mme de Chaste, n’ayant jamais été associé à une de ses œuvres littéraires) et sous le masque de la romancière plus que sous celui de la dramaturge. D’ailleurs Pierre Bayle, qui fut le premier à accorder sa considération à cette jeune romancière, ne faisait absolument pas référence à cet aspect de sa carrière dans son article consacré à l’auteur, et où il soulignait que : « s’étant fait un nouveau goût de narrations romanesques, elle en publia un fort grand nombre, et y réussit très heureusement. Elle mit à la mode ces petites historiettes galantes, qui font voir bientôt le mauvais ou le bon succès de la tendresseDictionnaire historique et critique de Pierre Bayle... ; éd. augm. de notes extraites de Chaufepié, Joly, La Monnoie, Leduchat, L.-J. Leclerc, Prosper Marchand, etc., Paris, Desoer, 1820-1824, 16 vol., vol. 8 (1ère éd. 1697).Buffet Marguerite, Nouvelles Observations sur la langue française... avec les éloges des Illustres Sçavantes tant anciennes que modernes, Paris, Jean Cusson, 1668, pp. 274-275.Donneau de Visé, Le Mercure galant, nov. 1683, p. 164-165.
On lui prêta d’ailleurs de nombreux ouvrages dans le but de tirer profit de son succès, et cette pratique redoubla après sa mort, contribuant ainsi à entourer ce personnage et son œuvre d’une certaine opacité. Les distorsions biographiques se marquèrent davantage, et son œuvre perdit progressivement l’estime des milieux littéraires. Puis sa vie de femme fut jugée « singulière » par les frères Parfaict, avant d’être méprisée au XIXe siècle.
De nos jours, de nombreux auteurs se sont intéressés à Mme de Villedieu. Lancaster la mentionne bien sûr, et évoque en ces termes son premier essai au théâtre : « La tragi-comédie romaine Manlius est la première pièce composée par Marie-Catherine Desjardins, qu’on a appelée la Georges Sand du XVIIème siècle »Lancaster Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventennth Century, Baltimore, the johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.) : “Roman tragi-comedy […] Manlius, the first play composed by Marie-Catherine Desjardins who has been called the George Sand of the seventeenth century.”
La vie de Mlle Desjardins semble avoir suscité l’intérêt et la prolixité de nombre de ses contemporains qui n’hésitèrent pas à la hisser au rang d’héroïne de l’un de ses propres romans. Ainsi Tallemant des RéauxTallemant des Réaux Gédéon, Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 900-909.Historiettes à cette romancière à la vie si trépidante, et s’attarda à relater une anecdote romanesque concernant sa rencontre avec le sieur de Villedieu. Et ses successeurs cédèrent à la même tentation. S. ClogensonClogenson S., Mme de Villedieu, Impr. de Vve Poulet-Malassis, Alençon, 1853.Herval R., « Madame de Villedieu, inconnue. Théâtre, roman et diplomatie sous Louis XIV », Revue de l’Université de Lavale, Québec, n° 11, p. 897-913, 1956-1957.Roman Comique de Scarron, et lui reconnut un rôle décisif dans la diplomatie de l’époque. Mlle Desjardins paraît donc avoir suscité le plus vif intérêt parmi les biographes de son temps, et, aujourd’hui encore, elle demeure l’objet de nombreuses attentions. Il est vrai que cette femme eut un parcours assez extraordinaire, et une vie riche en péripéties, bien que brève. Micheline CuéninCuénin Micheline, Roman et société sous Louis XIV : Madame de Villedieu, Lille : Atelier de reproduction des thèses de l’université de Lille-III, Champion, 1979.
Mlle Desjardins naquit en 1640, probablement à Alençon, de l’union de Guillaume Desjardins, issu de la petite noblesse terrienne, et de Catherine Ferrand, première femme de chambre de la duchesse de Montbazon qui fut la première protectrice de la future femme de lettres et aussi la plus fidèle. Marie-Catherine passa son enfance à Alençon, où sa famille avait pour voisin Voiture, qui aurait su déceler chez cette enfant les germes du génie.
Il lui fallut attendre 1655, pour avoir l’occasion d’aller s’établir, avec sa mère et sa sœur, à Paris où elle eut toutes libertés, puisqu’elle y vécut sur sa bonne foi. Elle put donc à loisir fréquenter les salons. Les milieux littéraires, et notamment le cercle des académiciens, l’auraient alors rapidement accueillie. Mais ses amies, la duchesse de Chevreuse et Anne de Rohan Montbazon, qui se sont retirées à Dampierre, lui manquaient ; elle les pria de venir la rejoindre à Paris, mais il n’aurait su en être question. Elle se vit alors invitée, en 1657, à venir les retrouver à Dampierre où elle pourrait les distraire. Ce séjour marqua le début de son aventure littéraire. En effet, encouragée par ses amies, elle se mit à composer des vers. C’est alors qu’elle découvrit que sa plume pouvait l’arracher, elle et sa famille, à sa misérable condition, en lui ouvrant les portes de la notoriété. Et une notoriété assez sulfureuse puisqu’elle avait été mise au défi, par Mme de Chevreuse, de rédiger un sonnet de Jouïssance – genre jusqu’alors exclusivement réservé aux hommes – qui fit grand bruit. Mais on ne fit que parler du talent de la jeune femme ; il n’était encore nullement question de publication.
Cependant, ce fut sans doute à Dampierre que Mme de Morangis remarqua le talent de Marie-Catherine Desjardins. Et, lorsque, le 18 novembre 1659, eut lieu la première des Précieuses Ridicules, cette dernière, qui n’avait pu assister à aucune des représentations ni prendre part à aucun salon durant cette période, décida de le mettre à profit. Elle pria donc la jeune femme de lui faire le compte-rendu de cette pièce dont tout le monde parlait. Cette dernière s’empressa de relever la gageure, et cédant à ce jeu mondain, lui livra un Récit de la Fable des Précieuses, rédigé en quarante-huit heures, en prose et en vers mêlés – que l’on appelle prosimètre – alors qu’elle n’avait pas elle-même vu la pièce. Son amie, enchantée du résultat, s’empressa de diffuser le récit. Le libraire De Luyne parvint alors à s’en procurer une copie mais qui était fort mauvaise. L’écrivain fut donc amené à se choisir un éditeur. Ce fut alors que Barbin, qui venait de s’établir à son compte et désirait se spécialiser dans le genre mondain, se proposa ; et c’est ainsi que débuta entre eux une longue collaboration.
Ce fut donc tout naturellement qu’elle lui confia les deux premiers tomes de son premier roman Alcidamie qu’elle laissa sans suite. Toutefois, sa facilité à versifier n’avait pas échappée à ses amis (dont faisait partie l’abbé d’Aubignac) et les incita à la pousser vers le théâtre, à une époque où la tragédie, genre qui demeurait exclusivement réservé aux hommes, représentait, pour tout auteur, une matière de consécration. C’est donc sous la houlette de l’auteur de La Pratique du théâtre qu’elle entreprit la rédaction de sa première pièce, une tragi-comédie, intitulée Manlius Torquatus, et représentée fin avril/début mai 1662 par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, peu de temps après la création de Sertorius de Corneille (en mars) au théâtre du Marais.
Cette première expérience dramatique suscita une violente querelle entre l’abbé d’Aubignac et Donneau de Visé qui lui reprocha, entre autres choses, d’avoir trahi la vérité historique pour composer Manlius. Cette querelle s’envenima en 1663, lors de la création de la Sophonisbe de Corneille, avant de retomber. Mais cet affrontement resta celui de deux théoriciens, les auteurs respectifs ne souhaitant pas prendre part directement à la querelle. Mlle Desjardins, pressentant même combien cela pourrait nuire à sa carrière, chercha à disjoindre son nom de celui de l’abbé et se lança alors dans la rédaction d’une autre pièce de théâtre dont le sujet ne serait pas romain : ce fut la tragédie Nitétis, qui rencontra un échec sur le même théâtre. Mais sa détermination ne se laissa pas entamer et, au début de l’année 1664, elle soumit à la troupe de Molière le manuscrit d’une troisième pièce : Le Favory, tragi-comédie qu’on a dit, plus tard, avoir été composée pour intéresser le roi au sort de Foucquet emprisonné depuis 1661 dans l’attente de son jugement. La première représentation de cette pièce n’eut lieu que le 24 avril 1665Le Favory, sollicita auprès du roi une pension royale de 1500 livres. Celle-ci ne fut obtenue qu’en 1668, et encore diminuée de moitié, mais c’était déjà exceptionnel étant donné l’état du trésor royal.
Au cours de ses diverses tentatives au théâtre, Mlle Desjardins n’avait pas pu prendre le nom sous lequel elle brûlait de se faire connaître. Molière, lors de la création du Favory, préférant profiter de la notoriété croissante du nom de Desjardins, refusa d’inscrire celui de Villedieu sur les affiches, ce qui aurait forcé la main à son amant. Car il est vrai que si Marie-Catherine avait rencontré ce jeune militaire en 1658, il s’était toujours contenté de lui réitérer des promesses de mariage, sans jamais se résoudre à officialiser leur union. Pire, au début de l’année 1667, il décida d’être ostensiblement infidèle, et pensa même à se marier avec la jeune veuve Jeanne Robin. Pour l’arracher au chagrin dans lequel l’avait plongée sa rupture définitive avec Antoine de Villedieu, la duchesse de Nemours la poussa à revenir à la composition de romans. En remerciement, Marie-Catherine lui dédicaça son Carmente.
Mais lorsque son amant trouva la mort au siège de Lille en 1668, elle prit définitivement son nom, sous lequel elle apparut désormais au public. La famille du défunt n’émit aucune objection à l’encontre de cette initiative qui lui apporta une renommée considérable. Car c’est sous ce nom de Villedieu que Marie-Catherine remporta des succès de librairie enviables, principalement comme romancière et surtout auprès d’un public mondain essentiellement féminin. À partir de 1669, la romancière se mit à écrire de manière abondante, pressée par d’importants problèmes financiers. Pourtant, en 1672, cette intense production connut un ralentissement certain. Ce fut sur le succès des Désordres de l’amour, publiés en 1675, qu’elle fit son adieu à la scène littéraire. Elle décida alors de se retirer dans un couvent, mais ses penchants mondains lui poussèrent bientôt quitter sa retraite.
Elle ne recommença cependant pas à publier, d’autant plus qu’elle était désormais mariée, depuis le 17 août 1677, avec le duc de Chaste, âgé de cinquante-cinq ans. De leur union naquit, en juin 1678, un fils. La même année, son mari décéda. Marie-Catherine se retira alors dans la demeure familiale de Clinchemorne, auprès de sa mère et de ses frère et sœur (François et Aimée), et où elle s’éteignit, le 20 octobre 1683 Donneau de Visé lui rendra d’ailleurs hommage dans Le Mercure galant, op. cit, nov. 1683, p.164-165, en ces termes : « On me vient d’apprendre la mort d’une dame, que son esprit a rendue illustre, et qui a paru dans le monde sous trois noms ; savoir, de Mademoiselle des Jardins, de Madame de Villedieu, et de Madame de Chate. Elle avoit une manière d’écrire aussi galante que tendre, et peu de personnes ont un style aussi aisé. Les ouvrages qu’elle a donnés au public sont : Les Amours des grands hommes, Les Annales galantes, Carmante, histoire grecque, Les Fables allégoriques, Les Galanteries grenadines, Les Nouvelles afriquaines, Les Œuvres meslées, Le Journal amoureux, Les Désordres de l’amour. Le sieur Barbin qui a imprimé tous ces ouvrages, en a encore beaucoup d’elle, et le premier qu’il mettra au jour, a pour titre, Le Portrait des faiblesses humaines. Ils ont tous eu un si grand succès, qu’on peut en attendre un pareil de ce dernier. »Le Portrait des faiblesses humaines, en 1685, et Les Annales galantes de Grèce, en 1687.
Sa qualité de femme ne semble pas avoir entravé Mlle Desjardins dans son entreprise littéraire. Il faut reconnaître qu’il ne lui manquait ni le talent, ni la volonté de réussir, ni les relations nécessaires pour parvenir au succès. Cette conjonction, dans un climat de paix retrouvée, lui offrira des débuts éclatants dans une zone marginale de la littérature abandonnée par les doctes aux gens du monde : la poésie mondaine, les portraits (notamment un autoportrait célèbre), le roman et la nouvelle. Cependant, si sa carrière fut toujours marquée par une obstination pugnace à se trouver un protecteur – et ils furent nombreux et illustres, tels Mme de Montbazon, la Grande Mademoiselle, le comte de Saint-Aignan qui la fit inviter en 1663 à Versailles, le ministre d’État Hugues de Lionne, etc. – c’est que Mlle Desjardins, qui ne pouvait s’en remettre qu’à son talent pour lui assurer une situation dans le monde, avait su très tôt déceler en l’écriture un moyen de subvenir à ses besoins.
En 1662, Mlle Desjardins était un écrivain déjà reconnu dans les salons et bien introduite dans le milieu qu’Antoine Adam appelle « l’école de 1650 ». Et si elle s’acquit une petite notoriété ce fut en bouleversant les normes établies et en s’emparant de genres d’ordinaire réservés aux hommes. Il n’est donc pas étonnant qu’elle se fût laissée convaincre par ses amis de s’attaquer au genre par excellence qu’est le théâtre. Mais il n’en demeure pas moins qu’elle était encore très jeune et qu’elle n’avait qu’une très brève expérience du métier d’écrivain, et encore plus inexistante dans le domaine de la littérature sérieuse. De plus, elle n’avait pas reçu, à proprement parler, d’éducation comme les Corneille ou les Racine. Elle ne connaissait pas le latin et encore moins le grec. Elle ne pouvait donc, seule, parvenir à composer une tragédie. Comme, de son côté, l’abbé d’Aubignac avait publié, quatre ans plus tôt, sa Pratique du Théâtre, il a alors pu voir en la jeune et prometteuse Mlle Desjardins la plume capable d’illustrer les théories qu’il avait développé dans son œuvre, de les mettre à l’épreuve de la pratique, et, ainsi, de prouver à ses détracteurs qu’il n’était pas seulement un théoricien. Il prit donc soin de lui soumettre un sujet historique (digne d’une tragédie) et guida sa main dans la construction de l’action. Il finit d’ailleurs par le reconnaître lorsqu’il dit : « Je confesse bien qu’elle m’en [Manlius] a montré le dessein et que je lui ai dit mon avis en quelques endroits, dont elle a fait après ce qu’elle a jugé pour le mieux »Quatrième Dissertation sur la tragédie de Monsieur Corneille intitulée Œdipe, éd. critique de Nicolas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter (GB), University of Exeter press, coll. Textes littéraires, 1995, p. 137, 44.
La tragi-comédie Manlius fut créée à la fin du mois d’avril ou au début du mois de mai 1662 sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne. En mars de cette même année, Corneille avait remporté un grand succès avec sa tragédie, Sertorius, qu’il avait donnée au Marais. Cette défection du « Grand Auteur », jusqu’alors fidèle à l’Hôtel de Bourgogne, dut alors encourager l’abbé d’Aubignac à recommander aux Grands Comédiens la tragi-comédie de Mlle Desjardins.
Cette pièce avait été vantée par le gazetier Loret qui, avant même d’avoir assisté à une représentation, en fit l’éloge en ces termes :
Manlius Torquatus, Poëme, Que l’on tient d’un mérite extrême Sujet grave, sujet romain Qui vient d’une agréable main D’une fille étant la besogne Se joue en l’Hôtel de Bourgogne Oui, s’y joue, et certainement Avec grand applaudissement : Des Jardins jeune demoiselle A fait cette pièce nouvelle Où très bien des gens sont d’accord Qu’on y voit du tendre et du fort Une judicieuse suite Du génie et de la conduite Et le tout si beau si touchant Qu’à moins d’avoir l’esprit méchant Envieux, jaloux et sauvage Il faut admirer cet ouvrage Que plusieurs nomment merveilleux D’autres disent miraculeux, Or la troupe qui récite Loin de rabaisser son mérite Y mesle un certain agrément Qui l’embellit extrêmement […] Muse historiquedu 6 mai 1662, citée par les frères Parfaict dans leurHistoire du théâtre français…, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1735-1749, p. 115-116.
Et une semaine plus tard, le 30 mai, il semble bien qu’il avait vu la pièce et que son « engouement » n’avait pas faibli lorsqu’il rédigea ces vers :
Si vous n’avez vu Torquatus,Illustre tragi-comédie D’une fille de Normandie D’une fille de grand renom Dont Des Jardins est le surnom, D’Alençon et non de Valogne Courez à l’Hôtel de Bourgogne. Muse historiquedu 30 mai 1662,ibid., p. 116-117.
Cependant, Tallemant des Réaux, qui ne semblait guère apprécier la jeune femme, tempéra cet enthousiasme en rapportant que « cette pièce réussit médiocrement »Op. cit., p. 115
Une pièce de théâtre écrite par une femme suscite inévitablement un vif intérêt mais celui-ci s’en trouva alors accru par la liberté que prenait l’auteur avec l’Histoire, notamment pour composer un dénouement tout à fait original « où Manlius Torquatus, dit Tallemant, ne fait point couper la teste à son fils. Quoi qu’en dise l’abbé d’Aubignac, son précepteur, je ne crois pas que cela puisse se tenir
La querelle était alors lancée, et Mlle Desjardins et sa première pièce se trouvèrent ainsi hissées au sommet de l’actualité.
Cependant l’abbé d’Aubignac sembla prendre le parti de s’abstenir de ne rien répondre aux premières critiques. Peut-être nourrissait-il l’espoir que la Sophonisbe de Corneille (créée à la mi-janvier 1663) tomberait et suffirait à assurer sa propre victoire. Mais, il n’en fut rien, la tragédie remporta un franc succès ; la controverse fut relancée dans les premiers mois de l’année 1663, d’après Tallemant : « Corneille dit quelque chose contre Manlius, qui choqua cet abbé qui prit feu sur le champ, car il est tout de souffre. Il critique aussitôt les ouvrages de Corneille ; on imprime de part et d’autre. »Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 905.
Les frères Parfaict, qui revinrent sur la destinée particulière de cette tragi-comédie, rapportèrent que « dans le temps que cette tragédie fut représentée, elle essuya une assez vive critique de la part de M. de Visé »Histoire du théâtre français, Paris, P. G. Lemercier et Saillant, 1746, t. IX, (1ère éd. 1735), article « Manlius Torquatus », p. 115-136.Manlius, renvoya dos-à-dos l’auteur de la Sophonisbe, qui dans sa pièce avait respecté l’histoire, et la dramaturge novice secondée par l’abbé d’Aubignac, qui n’avait pas hésité à y faire plusieurs entorses (à commencer par le dénouement)Donneau de Visé, Nouvelles nouvelles, III, p. 166Lettre à Monsieur D.P.P.S. sur les remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de Monsieur Corneilleop. cit., t. IX, p. 115 Manlius, elle n’eût pas été moins agréable et l’on n’aurait pas dit avec justiceManlius.Manlius Torquatus qu’elle a mis sur le théâtre. J’ai ouï dire à plusieurs personnes que si elle n’avait déféré trop aveuglément aux sentiments d’un savant qui s’est mêlé de conduire la pièce, elle eût fait mourir Manlius et conserver à Torquatus le caractère et la fermeté que l’Histoire lui donne ». Le malicieux pamphlétaire ne manquait ensuite pas de souligner combien l’abbé d’Aubignac, dans cette pièce, était allé à l’encontre des règles qu’il édictait lui-même dans son ouvrage, en rappelant à ce « sçavant » le principe d’Horace, prôné justement dans La Pratique du théâtre, « […] selon lequel il ne faut pas donner aux acteurs principaux des mœurs dissemblables à eux-mêmes ni entièrement éloignées de celles qu’ils ont dans l’opinion générale de l’Histoire, comme serait de faire César Poltron et Messaline chaste »La Pratique du Théâtre, éd. Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 114sçavant qui s’est mêlé de conduire la pièce de Mlle Desjardins ne devait pas donner à Torquatus un caractère tout contraire à celui qu’il a dans Tite-Live et qu’il devait consulter Horace et Monsieur l’abbé d’Aubignac ». Ce dernier ne pouvait prêter docilement le flanc à de telles railleries. Il se décida à prendre sa plume, et ce fut dans une lettre adressée à la duchesse de R. sur la tragédie de Sophonisbe
Si l’on a blâmé injustement Mlle Desjardins d’avoir sauvé la vie à Manlius qui par les raisons de la nature et de l’humanité ne devait point mourir, on ne louera pas Monsieur Corneille d’avoir laissé Massinime vivant et sans peine et dans l’état si déplorable qu’il ne pouvait conserver aucun reste de gloire qu’en mourant ; et voilà comme il ne faut jamais s’attarder aux circonstances de l’Histoire lorsqu’elles ne s’accordent pas avec la beauté du Théâtre. Il n’est point nécessaire que le poète s’opiniâtre à faire l’historien et quand la vérité répugne à la vertu, à la générosité, à l’honnêteté ou à la gloire de la scène, il faut un beau poème au lieu d’une méchante histoire… Les raisons historiques ne sont jamais assez fortes pour vaincre la persuasion que l’on a puisée dans le lait de sa nourrice… Et voilà comme sur scène il est parfois plus à propos de tuer un homme qui se porte bien que de conserver l’Histoire contre les règles de la scène.
Ces propos virulents auraient d’ailleurs été une réponse directe au célèbre auteur de la Sophonisbe si l’on se fie à Tallemant des Réaux qui, sans retranscrire la teneur des propos tenus par Corneille à l’encontre de la pièce, affirma que celui-ci aurait critiqué Manlius. Micheline Cuénin soutient pourtant qu’aucun des deux auteurs, ni Mlle Desjardins, ni Corneille n’auraient activement participé à la querelle, ce qui n’empêche pas Henriette GoldwynnManlius, l’héroïsme inversé », op. cit., p. 422.Sophonisbe […] une attaque contre Manlius », et notamment en celle-ci : « […] j’aime mieux qu’on me reproche d’avoir fait mes femmes trop héroïnes, par une ignorante et basse affectation de les faire ressembler aux originaux qui sont venues jusqu’à nous, que de m’entendre loué d’avoir efféminé mes héros par une docte et sublime complaisance au goût de nos délicats Préface de la Sophonisbe.Manlius, par l’effet d’une jalousie sans exemple.Quatrième dissertation sur la tragédie de monsieur Corneille intitulée Œdipe, éd. cit., p. 137, 4.
Si nous savons que la pièce fut confiée par l’abbé d’Aubignac aux Grands Comédiens, nous ignorons en revanche quelle fut la distribution des rôles. Toutefois, en nous fiant au travail de Sophie Wilma Deirkauf-HolsboerDeierkauf-Holsboer Sophie Wilma, Le Théâtre l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, II, Nizet, 1670.Sophonisbe de Corneille – comme la meilleure actrice de son siècle et où elle remplit pendant de nombreuses années les premiers rôles tragiques. La Beauchasteau, qui elle aussi était une grande actrice et qui avait pour habitude de jouer les princesses en tragédie, avait dû incarner la vertueuse Camille. Son mari, habitué des seconds rôles tragiques, tenait peut-être le rôle de Junius. Quant à Pison, il aurait très bien pu être interprété par Hauteroche à qui incombait fréquemment les troisièmes rôles et qui excellait dans les récits (or, le rôle du licteur consiste essentiellement à faire le récit des événements qui se sont déroulés en dehors de la scène). Enfin, Victoire Guérin pourrait avoir joué Phénice puisqu’elle était habituée aux rôles de confidentes.
La pièce se déroule dans le Camp des Romains installés devant Capoue qui ont remporté la victoire sur leurs ennemis les Latins dans la bataille de Veseris. Et cette victoire ils la doivent essentiellement à l’acte de bravoure d’un de leurs généraux, Decius, qui se livra à un acte de devotio, ce qui le condamnait inévitablement à mourir, afin de faire triompher son armée. Camille son épouse, se trouve donc être veuve. Mais avant de mourir, son époux avait obtenu de son ami et consul, Torquatus, qu’il l’épousât. De son côté, Manlius, le fils du consul, s’est épris de la princesse d’Epire, Omphale, captive des Romains, dans le camp de Decius, mais n’ose avouer sa flamme. Manlius est pourtant un jeune homme auréolé d’une récente gloire car il vient de faire triompher son camp de ses ennemis, alors même qu’un décret du Sénat interdisait à tout soldat de livrer bataille sans en avoir reçu l’ordre.
Camille, après avoir été informée de l’amour que nourrissait Manlius pour Omphale (sc. 1), décide d’en avertir son père, Torquatus, afin qu’il empêche cette union déshonorante (sc. 2). Or, ce dernier, en apprenant cette nouvelle, découvre dans le même temps qu’il a un rival en la personne de son fils qu’il avait justement convoqué afin de le juger pour sa récente désobéissance. Mais auparavant le consul décide de percer les dispositions d’Omphale à l’égard de son fils, et tente de conquérir son cœur en n’hésitant pas à recourir à la menace (sc. 3). Mais la princesse demeure inflexible, et lorsqu’il la quitte, elle avoue à Phénice son amour pour Manlius et sa haine pour Torquatus (sc. 4). Lorsque Manlius vient la trouver après sa victoire, elle le met en garde contre la sévérité du consul son père, mais le jeune homme, assuré de sa conquête et de son amour, balaie bien vite les craintes de sa maîtresse (sc. 5), qu’il abandonne à son désarroi (sc. 6) pour rejoindre son père.
Torquatus est déchiré entre sa vertu romaine et son amour pour une captive, son devoir de représentant de la loi et du Sénat et son amour paternel (sc. 1). Cependant, il ne s’est toujours pas résolu lorsqu’il reçoit son fils avec des propos sarcastiques et le sermonne (sc. 3). Junius qui a assisté à la scène tente alors de prendre la défense de l’héroïque audace du jeune guerrier, mais ce faisant, il offre l’occasion au Consul de justifier sa sévérité et de se résoudre à voir mourir son fils pour l’honneur de sa patrie. Toutefois Junius met cette raison en doute et soupçonne plutôt l’amour du consul pour Omphale d’être la cause de cette soudaine inflexibilité (sc. 4). La princesse elle-même vient solliciter sa clémence auprès de Torquatus, mais ce dernier ne lui laisse d’autre alternative, pour voir Manlius épargné, que de consentir à l’épouser (sc. 5). Camille vient alors s’entretenir avec elle afin de la détourner de Manlius en lui montrant combien leur union serait impossible puisqu’elle n’est pas romaine, c’est alors qu’Omphale lui apprend que Torquatus compte faire d’elle son épouse. Camille, abasourdie par cette nouvelle, en vient tout de même à reconnaître à Omphale une vertu digne d’une romaine et l’invite à lui faire connaître l’attitude du consul à son égard (sc. 6).
Camille, blessée par le comportement de Torquatus, se résout à prendre la défense de Manlius (sc. 1). Elle tente donc d’encourager ce dernier à fuir le camp afin de sauver sa vie et d’enlever Omphale. Mais Manlius, au nom de son honneur et de la gloire de la princesse refuse obstinément d’envisager cette idée. Camille prend alors le parti de lui avouer qu’il doit voir en son père un rival, mais Manlius ne peut y croire (sc. 2). Il finit tout de même par admettre que son père, n’étant qu’un mortel, a très bien pu lui aussi se laisser charmer par les appâts de la princesse (sc. 3). Il prend alors la décision de fuir en enlevant Omphale si celle-ci y consent, mais elle refuse, faisant prévaloir sa gloire. Pris de jalousie, Manlius l’accuse de lui préférer son père (sc. 4). Il se retrouve finalement seul, partagé entre les désirs de sa gloire et ceux de son amour (sc. 5).
Alors que Torquatus est toujours tourmenté par son amour paternel, même s’il finit toujours par se tourner vers l’exécution de son fils (sc. 1), Camille vient lui rappeler le serment qu’il a fait à Decius d’épouser sa femme s’il mourrait au combat. Et bien vite elle laisse éclater son mépris à l’encontre du consul qui trahit la mémoire de son époux (sc. 2). Junius vient alors les interrompre pour leur annoncer l’arrestation de Manlius (sc. 3). Après le départ de Camille, il incite Torquatus à revenir sur sa décision (sc. 4) avant de le laisser seul, de plus en plus résolu à cette exécution (sc. 5).
Torquatus se décharge de la responsabilité de la mort de son fils sur les dispositions d’Omphale à son égard, mais celle-ci n’a de cesse de se retrancher derrière les lois romaines qui interdisent au consul l’alliance avec une étrangère (sc. 1). Cependant, face à l’imminence de cette mort, la princesse se dit prête à se soumettre à la volonté du consul si Manlius y consent et parvient ainsi à obtenir une dernière entrevue avec lui (sc. 2). Torquatus et Pison feignent alors de les laisser seuls afin d’écouter leur conversation. Manlius confie alors à Omphale qu’il préfère mourir que de vivre pour la voir mariée à son père ; la princesse prend alors le parti de le rejoindre dans la mort plutôt que d’être séparé de lui et accable Torquatus de reproches lorsque l’on vient chercher Manlius (sc. 3). Camille à son tour, condamne la cruauté du consul (sc. 4). Suivi bientôt par Junius qui le met en garde contre un soulèvement possible de l’armée (sc. 5). Mais lorsque Pison apparaît pour les informer du sort de Manlius, Omphale ne peut plus longtemps réprimer son chagrin et sort le poignard, qu’elle avait jusqu’alors dissimulé, et tente de le retourner contre elle. Pour arrêter son geste Pison leur révèle que Manlius n’est pas mort, sauvé, contre sa propre volonté, par ses soldats. Torquatus s’emporte et ne pense qu’à mater cette révolte (sc. 6). Mais Manlius l’arrête et vient lui réclamer le châtiment dont on l’a privé. Torquatus perd alors tout de son assurance et hésite avant que le père qu’il est ne reprenne le dessus, pardonne à son fils sa témérité et l’unisse à Omphale. Ainsi rendu à lui-même, Camille consent alors à l’épouser (sc. 7).
Dans les années 1660, deux pièces de théâtre – que Lancaster qualifie d’ « obscures » – parurent : la première, en 1660, sous le titre de La Mort de ManlieManlius TorquatusManlius de notre jeune auteur, imputables, bien plutôt, à leur source historique commune. En effet, ces trois pièces ont puisé leur sujet chez l’historien romain Tite-Live, plus précisément au livre VIII de son Histoire romaine en s’appuyant sur les chapitres 6, 7 et 9 qui traitent respectivement du rêve des deux consuls romains, Torquatus et Decius, du combat singulier de Manlius, et de la bataille de Véséris où Decius se dévoua pour son armée. Toutefois, Mlle Desjardins n’a pas hésité à apporter sa propre interprétation de cet événement, à l’enrichir de personnages et de rivalités, voire à en bouleverser la chronologie jusqu’à changer la nature même de ce récit.
Ainsi, d’après Tite-Live, Decius et Torquatus sont tous deux consuls lorsque, durant leur sommeil, dans leur camp installé devant Capoue, ils eurent chacun une vision qui assurait la victoire à celui des généraux de l’un ou l’autre armée qui se serait dévoué (VIII, 6)ethos romain pour qui prime le devoir et l’honneur conformément à son âme altière. Ainsi il se refusera à fuir, au mépris même de sa vie, et s’évertuera à respecter la décision de son père envers et contre tous, faisant montre par-là de la vertu romaine la plus estimée qu’est la pietas. Mlle Desjardins reprend également un détail rapporté dans l’Histoire Romaine (VIII, 7, 12-13
Mais une si sévère et atroce sanction révolte l’armée et dans l’histoire et dans les vers de Mlle Desjardins. En effet, le « murmure » qui ne cesse d’enfler tout au long de la pièce se fait également entendre chez Tite-Live après l’exécution de Manlius (VIII, 7, 20-22
À cette date Decius est toujours vivant et ne peut donc avoir laisser une veuve, puisqu’il ne se dévoue pour l’armée qu’à la bataille de Véséris qui fut livrée peu de temps après l’exécution de Manlius. Camille, la veuve de haute vertu, est donc un personnage inventé par Mlle Desjardins. Chez Tite-Live il n’est d’ailleurs nullement fait allusion à une promesse qu’aurait faite Torquatus à son ami et collègue d’épouser sa veuve.
De même après la victoire des Romains contre les Latins lors de la bataille de Véséris, il n’est pas précisé que les captifs comptaient parmi eux la princesse d’Épire qui historiquement se nommait Olympe et non Omphale comme dans Manlius. Cependant ce changement semble loin d’être anodin. En effet, le nom de la captive rappelle inévitablement son homonyme mythique qui apparaît dans la légende liée à Hercule. Le rapprochement est d’autant plus aisé qu’à l’origine le mythe avait été situé en Épire, royaume de la princesse de Manlius. La référence délibérée de Mlle Desjardins à ce personnage légendaire ne serait pas dénuée de pertinence, car cela viendrait une fois de plus excuser la faiblesse du consul Torquatus. En effet, même Hercule n’avait pu résister aux charmes cette dura puella auprès de laquelle il avait perdu toutes ses vertus guerrières et pire encore s’était abaissé à exécuter des tâches normalement réservées aux femmes. Ce registre élégiaque est d’ailleurs bien établi par le motif du sevitium amorum soutenu par le couple formé par Manlius et Omphale qui choisira toujours un dialogue précieux dans lequel la rhétorique tendre est mise en œuvre, contrastant ainsi avec le discours galant de Torquatus. Ce seul nom d’Omphale viendrait alors expliquer et comme excuser la dénaturation du caractère de Torquatus qui, sous l’effet de l’amour, des passions, perd son identité et adopte un discours indigne de sa qualité.
S’il est une question que pose cette pièce, c’est celle de la primauté de la vraisemblance sur l’Histoire voire sur toutes les autres règles. C’est cette même assertion qui se retrouve au cœur du célèbre ouvrage de l’abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre. En effet, pour lui, le poète ne doit jamais se départir de l’exigence de la vraisemblance, et bien sûr, c’est elle qui présidera au choix de son sujet. Or nous savons, d’après Donneau de ViséDéfense de la tragédie de Monsieur Corneille
Je tiens pour moi qu’il [le Poète] le peut faire [changer une histoire pour la mettre sur le théâtre] non seulement aux circonstances, mais encore en la principale action, pourvu qu’il fasse un beau Poème : car comme il ne s’arrête pas au Temps, parce qu’il n’est pas Chronologue, il ne s’attachera point à la Vérité, non plus que le Poète Épique, parce que tous deux ne sont pas Historiens. […] La Scène ne donne point les choses comme elles ont été, mais comme elles devaient être, et le Poète doit y rétablir dans le sujet tout ce qui ne s’accommodera pas aux règles de son Art, comme fait un Peintre lorsqu’il travaille sur un modèle défectueux.
La Pratique du Théâtre, éd. cit., p. 113.
Pourtant la modification qu’a opérée Mlle Desjardins a surpris le spectateur dans son attente. Pourquoi ? Parce qu’elle ne s’est pas contentée de suppléer aux lacunes laissées par l’historien en imaginant les motivations qui auraient pu pousser les personnages à agir comme ils l’ont fait dans l’histoire, mais elle a modifié la nature même de cette histoireTite, qui s’achevait sur leur mariage.pathos). Ce qu’elle fit bien sûr. Mais, pour ses contemporains, il était inconcevable que le sévère consul romain se laisse attendrir par son amour paternel et pardonne à son fils sa désobéissance, alors même que Tite-Live le mentionne comme un exemple d’intransigeance, prêt à sacrifier son enfant à sa patrie. Un pamphlétaire se fera même un plaisir, lors de la querelle autour de Manlius, de rappeler à d’Aubignac le principe d’Horace qu’il avait lui-même enjoint de suivre. Car si l’abbé précisait que : « […] le Théâtre doit tout restituer en état de vraisemblance et d’agrément. Il est bien vrai que si l’Histoire est capable de toutes les grâces de la Poésie Dramatique, le Poète doit conserver encore celle de la vérité ; sinon, il a droit de faire tout céder au dessein qu’il doit avoir de réussir en son Art ». Plusieurs apportent au contraire le témoignage d’Horace qui dit, « Qu’il faut suivre l’opinion commune, ou feindre des choses qui lui soit conformes ». Il rectifiait alors ainsi « mais en cet endroit Horace ne parle point du Sujet, il traite seulement des mœurs, et nous apprend qu’il ne faut pas donner aux Acteurs principaux des mœurs dissemblables à eux-mêmes, ni entièrement éloignées de celles qu’ils ont dans l’opinion générale de l’Histoire, comme serait de faire César Poltron, ou Messaline chasteLa Pratique du Théâtre, éd. cit., p. 114.
Si Torquatus est bien un consul romain, c’est aussi un père, celui de Manlius, dont il aime la maîtresse. Mais cette union semble impossible, car il est lié par un serment, qu’il avait fait au défunt consul Decius, à la veuve de ce dernier, Camille. Dès son entrée scène, il nous apparaît tout entier sous l’empire de son pathos qui le pousse à renier son ethos. En effet, nous le voyons, à de nombreuses reprises, adopter un discours galant qui sied mal à son rôle de sénateur. Il ne s’interdit d’ailleurs pas de presser Omphale de ses avances, et de recourir à tous les moyens – y compris le chantage – pour obtenir ses faveurs. Torquatus est donc non seulement l’opposé du parfait amant, mais il se révèle tout aussi incapable de s’exprimer comme le doit un père envers son fils. Son discours recèle alors tous les accents de la haine et de l’hypocrisie. Tout dans ce personnage relève des passions qui semblent régner en maîtresses sur son âme puisqu’elles lui dictent jusqu’au comportement qui dénouera la crise : son changement de volonté in extremis est en effet attribué à la voix de la nature.
Cependant, la pièce se distingue en ce que l’ethos du consul n’est pas établi par lui-même, par ses actes ou ses discours, puisqu’il apparaît déjà sous l’empire de l’amour. Afin d’éviter l’écueil du personnage tyrannique, qui ne pourrait alors plus, excepté au prix d’une invraisemblance, revenir sur sa décision, Mlle Desjardins distille l’ethos de ce consul qui ne donne à voir que son pathos, dans la bouche des autres personnages, nous montrant ainsi Manlius défendant son père qui est « trop généreux, » pour lui vouloir du mal (v. 279), et Camille renchérissant plus loin en affirmant que « l’amour de la gloire est son unique amour » (v. 635). Toute cette construction d’un consul juste et vertueux, conscient de son devoir, vise à démontrer que son attitude tyrannique n’est qu’une sorte de parenthèse dans l’ethos du personnage qui est aveuglé par l’amour, et donc qu’il sera, une fois rendu à lui-même, capable de clémence. Mais voilà, Mlle Desjardins ne parvient pas à éviter d’introduire une contradiction dans son personnage. En effet, si le Ciel avait vraiment rendu à Torquatus la vertu d’un Romain, comme l’affirme Camille (au vers 1591), il se serait finalement résolu à faire exécuter Manlius, certes non plus dans le but d’éliminer un rival, mais afin de rétablir l’autorité du Sénat.
Mais, pour l’abbé d’Aubignac, il n’était pas vraisemblable qu’un père tue son fils. Et là où un Corneille n’aurait pas hésité à représenter un tel dénouement, le théoricien renâcle et préfère la vraisemblance à la bienséance qui veut que les caractères fassent montre de constance. Il applique donc cette hégémonie du vraisemblable à Manlius, en accord avec ce qu’il prônait quelques années plus tôt dans son traité :
Il n’y a donc que le
Vraisemblablequi puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un Poème Dramatique : ce n’est pas que les choses véritables ou possibles soient bannies du Théâtre ; mais elles n’y sont reçues qu’en tant qu’elles ont de la vraisemblance ; de sorte que pour les y faire rentrer, il faut ôter ou changer toutes les circonstances qui n’ont point ce caractère, et l’imprimer à tout ce qu’on y veut représenter.Ibid., p. 126.
Il est vrai que le dénouement de la pièce n’est pas invraisemblable par nature car croyable. En effet, ce changement de volonté, naturel, est toujours possible chez un homme (même s’il ne l’était pas a priori chez l’historique consul romain à la vertu austère de Tite-Live) mais, par sa rapidité et son manque de justification nette, il souligne sa trop grande nécessité pour le dénouement de la pièce. Mlle Desjardins rejoint alors l’exemple, dénoncé par d’Aubignac, de l’auteur qui « ferait mourir un rival d’apoplexie » ; c’est une mort naturelle et donc croyable mais pas dans le cadre d’une théâtralisation : elle est bien trop opportune et ne dépend pas de la dispositio ; à ce titre elle ne suit pas la logique de la progression de l’action. De même, le revirement soudain de Torquatus ne résulte pas d’une action d’un personnage qui, par ses actes ou sa parole, aurait réussi à le convaincre. En effet bien que Camille, Omphale, et Junius tente d’en appeler, tout au long de la pièce, à sa « gloire » et à son honneurpathos, à la clémence, puisque ce dernier, jusque dans les derniers vers de la pièce, prie son père d’exécuter sa sentence, sacrifiant sa vie à la piété filiale, l’une des plus haute vertu romaine. Mais c’est soudainement la voix de la nature qui se fait entendre dans son âme, et qui le délivre de l’enchantement des charmes d’Omphale. D’ailleurs, si Corneille se refusait à ce type de dénouement, c’est parce qu’il dénonçait son caractère trop visiblement nécessaire, et c’est pour cette raison qu’il invitait les dramaturges à « prendre garde que ce consentement [du père au mariage de son enfant] ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse l’occasion. Autrement il n’y aurait pas grand artifice au dénouement d’une pièce, si, après l’avoir soutenue durant quatre actes sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils ou de sa fille, il y consentait tout d’un coup au cinquième, par cette seule raison que c’est le cinquième, et que l’auteur n’oserait en faire un sixièmeDiscours de l’utilité et des parties du poème dramatique, T.C. t. I, p. 20.
Ce manquement à la vraisemblance est d’autant plus criant qu’il se retrouve également, et par contrecoup, dans le personnage de Camille. En effet, si Mlle Desjardins parvient à déjouer le premier écueil qu’offrait l’union entre le romain Manlius et la barbare Omphale, en revanche elle échoue à justifier celle du consul indulgent et de la vertueuse Camille. Omphale ne pouvait être sensible qu’au type de personnage incarné par Manlius puisque, pour elle aussi, la vertu, la gloire et l’honneur sont des qualités qui ne peuvent souffrir aucune compromission. Cependant, elle est princesse d’Épire, et ne peut donc afficher l’ethos d’une parfaite romaine telle Camille. Et c’est en cela, au début de la pièce, que résidait le principal obstacle à une éventuelle union entre les deux amants. Mais face à ses malheurs, la captive, déterminée à tout sacrifier à sa gloire, fera montre d’un ethos comparable, si ce n’est supérieur, à celui de la plus vertueuse des romaines qui le reconnaîtra elle-même (II, 4) ; elle se révèle alors digne de Manlius, et leur union ne risque plus de couvrir la famille de déshonneur, bien au contraire.
Mais respecter la vraisemblance chez Camille, notamment la constance de son caractère, s’avère être une tache bien plus ardue. Car, bien que Torquatus campe le rôle du consul romain, c’est à cette femme que revient le discours cornélien du devoir. Elle seule sait rester ferme et inexorable devant « les pièges de l’amour », et « méprise tout pour la gloire de Rome ». Elle se veut donc l’incarnation de la fière et vertueuse romaine. Mais c’est au nom de cette même vertu qu’elle vacille et se laisse entraîner par son pathos lorsqu’il lui souffle d’aider les deux amants en leur conseillant, au mépris de leur dignité, la fuite. Torquatus a violé la mémoire de son époux et est en train de salir l’honneur de sa veuve, plus rien ne retient la colère de Camille d’éclater et sa vengeance de s’exercer. Cependant, dans cette lutte intérieure acharnée entre pathos et ethos, elle se rallie à ce dernier lorsqu’elle renonce à assassiner Torquatus (III, 2) afin de préserver sa gloire. En revanche, ce qui est déroutant chez ce personnage qui semble incarner la vertu, c’est qu’elle accepte, à la fin de la pièce, d’épouser le consul. Elle paraît s’y résigner davantage par devoir que par véritable amour, ce qui participe pleinement à la cohérence de son caractère. En revanche, elle justifie sa décision et balaie le déshonneur qu’aurait pu lui attirer une union avec un consul amoureux de sa captive et qui, sous l’effet de sa jalousie, voit en l’exécution de son propre fils l’élimination d’un rival, en prétextant qu’en ce revirement soudain il a recouvré son ethos. Or ce ne peut être le cas puisqu’il aurait alors fait exécuter son fils.
Pourquoi donc avoir choisi un dénouement heureux qui fut à l’origine des plus vives attaques ? Parce que Mlle Desjardins ne souhaitait probablement pas, comme nous l’avons suggéré précédemment, se soumettre à la critique en se lançant à l’assaut du grand genre qu’est la tragédie. Mais, pour prétendre au titre de tragi-comédie, il lui en fallait au moins présenter une des caractéristiques : le dénouement heureux. Et c’est, ironie (tragique ?) du sort, ce qui fut l’objet principal de la querelle. Le titre de Manlius (nom du jeune héros) qui figure finalement sur les exemplaires de la pièce, au détriment de Manlius Torquatus (nom du consul dont la pièce illustrait si peu la légendaire sévérité), titre originel pour lequel avait été pris le privilège, peut être envisagé comme une ultime tentative pour faire oublier le défaut majeur de la pièce – c’est-à-dire de ne pas avoir montrer sur la scène le célèbre Manlius Torquatus puisqu’ils se trouve privé de ce qui a fait sa renommée : sa sévérité – en détournant l’attention sur l’histoire de son fils moins illustre. Mais cette manœuvre se révèlera vaine comme le prouve cette critique d’un auteur anonyme dans une Lettre à Monsieur D.P.P.S. sur les remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de Monsieur Corneille : « Si Mademoiselle Desjardins qui dans son ouvrage a surpassé toutes nos espérances eût nommé sa pièce d’un autre nom que celui de Manlius, elle n’eût pas été moins agréable et l’on aurait pas dit avec justice que ce n’est point Manlius Torquatus qu’elle a mis sur le théâtre. »Histoire du théâtre français, t. IX, p. 115.
En effet, si le choix d’un dénouement heureux peut être imputé à la nécessité de pouvoir prétendre au titre de tragi-comédie, il peut néanmoins avoir cru trouver la légitimité nécessaire auprès du célèbre abbé. Ce dernier, de son côté aurait alors vu en cette pièce l’occasion de faire montre de son autorité dans le domaine de la dramaturgie. Car, si Manlius est bien, comme nous le pensons, une mise en pratique de La Pratique orchestrée par l’abbé d’Aubignac afin de répondre aux fameux Discours de son rival en lui prouvant la supériorité de son traité capable d’éclairer une néophyte et de lui assurer un succès qui n’aurait rien à envier aux auteurs les plus aguerris – ultime bravade envers Corneille – ; si tel est bien, le cas, alors, Mlle Desjardins nous a livré une illustration parfaite car fidèle, jusque dans ses contradictions et ses hésitations, à son modèle. Ainsi, Manlius vient illustrer la confusion théorique présente dans La Pratique, qu’y a décelée Hélène Baby, lorsqu’elle remarque que « le vraisemblable [y] est donc considéré tantôt dans son acception purement littéraire et esthétique, et tantôt « en soi » dans son rapport au vrai, ce qui est profondément différent. »La Pratique du Théâtre, éd. cit., p. 656.qu’il faut que le sujet d’une tragédie soit vraisemblable ; appliquant ainsi aux conditions du sujet la moitié de ce qu’il [d’Aubignac] a dit de la manière de le traiter »Discours de l’utilité des parties du poème dramatique, T. C. t. I, p. 13. dispositio du poème dramatique comme il prétendait le faire, mais d’en avoir également affecté le domaine de l’inventio. Ce qui a sans doute laisser croire à Mlle Desjardins qu’elle pouvait se permettre de changer la nature même de son sujet et d’aller à l’encontre des prescriptions faites par Corneille dès 1660, lorsqu’il précise :
Il y a des choses sur qui le poète n’a jamais aucun droit. Il peut prendre quelque licence sur l’histoire, en tant qu’elle regarde les actions des particuliers, comme celles de César ou d’Auguste, et leur attribuer des actions qu’ils n’ont pas faites, ou les faire arriver d’une autre manière qu’ils ne les ont faites ; mais il ne peut pas changer la chronologie pour faire vivre Alexandre du temps de César […].
Corneille, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable et le nécessaire, éd. cit.., t. I, p. 52.
Nous pouvons donc mieux apprécier la raison d’une défense de Manlius et de son auteur si acharnée et si véhémente de la part de l’abbé, qui dans ses deux Dissertations sur la Sophonisbe et sur le Sertorius de Corneille, ne se prive pas de revenir sur la querelle suscitée par la pièce de sa jeune « protégée » :
et si l’on a blâmé injustement Mademoiselle Desjardins d’avoir sauvé la vie à Manlius, qui par les raisons de la Nature et de l’Humanité ne devait point mourir, on ne louera pas Monsieur Corneille d’avoir laissé Massinisse vivant et sans peine dans un état si déplorable, qu’il ne pouvait conserver aucun reste de gloire qu’en mourant : Et voilà comme il ne faut jamais s’attacher aux circonstances de l’Histoire, quand elles ne s’accordent pas avec la beauté du Théâtre ; il n’est point nécessaire que le Poète s’opiniâtre à faire l’Historien, et quand la vérité répugne à la générosité, à l’honnêteté, ou à la grâce de la Scène, il faut qu’il l’abandonne, et qu’il prenne le vraisemblable pour faire un beau Poème au lieu d’une méchante Histoire.
HÉDELIN François dit AUBIGNAC (abbé d’), Première dissertation, éd. cit., p. 13.
Et il réaffirme le principe qu’il avait déjà énoncé à de nombreuses reprises dans son traité selon lequel seul le vraisemblable doit guider le poète dans ses choix puisqu’il ne doit nullement avoir la prétention de faire œuvre d’historien – titre dont s’était vu gratifié Corneille. Mlle Desjardins s’est donc comportée en poète lorsqu’elle a modifié le véritable dénouement historique de cet épisode. Mais l’abbé semble céder à la colère lorsqu’il rédige ces lignes :
Et pourquoi répandre son fiel sur le nom de Mademoiselle des Jardins qui n’a point de part à nos démêlés, et que son sexe devait mettre à couvert de l’envie que son ouvrage lui a suscitée, vu même qu’il lui fait un reproche dont elle peut se défendre aisément, et le faire retomber sur la tête de M. Corneille ; car la faute qu’il lui veut imputer sur le changement de l’histoire de Manlius est prétexté d’une maxime fort douteuse, et que je tiens fausse, et dont Monsieur Corneille lui-même a souvent pratiqué le contraire, ayant toujours changé les Histoires qu’il a mises sur son Théâtre quand il les a voulu rendre agréables, au lieu que les défauts de la
Sophonisbeet de sonSertoriussont directement contre des principes indubitables, et dont il demeure d’accord lui-même, bien qu’il les ait voulu un peu corrompre pour s’excuser. Et quand même elle aurait failli en sauvant Manlius, dont le nom et les aventures n’étaient pas si connus que de César et d’Alexandre, il lui serait facile de tout réparer avec quinze ou vingt vers qui contiendraient le récit de sa mort ; au lieu que M. Corneille pour rétablir les manquements de ses Pièces, aurait peine d’en conserver la moitié des vers, mais à eux le débat.HÉDELIN François dit AUBIGNAC (abbé d’), Seconde dissertation, éd. cit., pp. 62-63.
Manlius reflète donc un des grands sujets de discorde entre Pierre Corneille et l’abbé d’Aubignac : le vraisemblable. Mais cette pièce ne s’est pas contentée d’illustrer une des difficultés majeures à laquelle s’exposait tout dramaturge – faire revêtir à son illusion l’apparence de la vérité afin de rendre son histoire croyable. En effet, exploitée par l’abbé d’Aubignac elle est venue nourrir l’affrontement entre les deux hommes, et aurait même dû servir de preuve irréfutable, puisque par l’exemple, de ce qu’il était le seul à pouvoir prétendre au titre d’Intendant du Théâtre – bien qu’après la mort de Richelieu il lui ait fallu renoncer à cet espoir.
Il apparaît d’autant plus légitime de se poser cette question que Micheline Cuénin, dans sa thèse consacrée à l’auteur de Manlius, ne parle de cette première pièce qu’en la qualifiant de tragédie. En revanche, Roger Guichemerre l’évoque dans son ouvrage consacré à la tragi-comédieGuichemerre Roger, La Tragi-comédie, PUF, 1981.Goldwynn Henriette, « Manlius, l’héroïsme inversé », op. cit., p. 435.
Sans aller jusque là, il nous faut cependant nous intéresser au choix de ce genre particulier qu’est la tragi-comédie et qui peut paraître étrange à cette date et dans l’objectif qu’est celui de Mlle Desjardins : plaire au public et s’attirer de prestigieux protecteurs (dont le plus recherché demeure en la personne du Roi). Nous reviendrons donc brièvement sur l’histoire et les principales caractéristiques de la tragi-comédie afin de voir en quoi Manlius peut prétendre à ce titre avant de nous intéresser aux raisons qui auraient pu porter cette femme à la pointe de la mode de son époque à affectionner un genre sur le déclin.
Dès le milieu du ePratique du Théâtre publiée en 1657, donne sa définition de ce nouveau genre « […] par là nous entendons, Un Poème Dramatique dont le sujet est héroïque, et la fin heureuse, la plus noble et la plus agréable espèce de Tragédie, fort commune parmi les Anciens »Hédelin François dit Aubignac (abbé d’), La Pratique du Théâtre, éd. cit., p. 228-229SilvanireThéâtre du XVIIe siècle, éd. J. Scherer, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975 (vol. I), p. 482.
La tragi-comédie apparaît à partir de 1628 comme symbolisant le refus de se soumettre à la rigueur et à la rigidité des règles des Anciens, accusées de brimer l’imagination du poète et de nuire à la « capture » de l’esprit du spectateur. C’est donc au nom de la vraisemblance que les modernes vont rejeter la tragédie héritée de l’antiquité. Son inspiration désormais sera volontiers romanesque, et non plus historique. Elle s’intéresse dès lors aux événements particuliers se détournant d’une visée universelle. Le nouveau genre tragi-comique – dont la théorie sera esquissée par Ogier dans sa préface de sa tragi-comédie Tyr et Sidon – va donc naître de la critique négative de la tragédie et va s’en distinguer par deux éléments mis en relief par Ogier et repris par Georges ForestierForestier Georges, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, PUF, 2003, p. 23.ab ovo et progressivement construite. « De la sorte les événements peuvent être nombreux et variés, ce qui – élément clé de la poétique tragi-comique – est destinée à engendrer le plaisir du spectateur ». En second lieu, le mélange : mélange des genres, introduit au nom de la vraisemblance de la fiction ; et mélange des styles au nom de la bienséances des caractères. Cette nouvelle conception de la dramaturgie prône pour seule fin celle de plaire au public, qui devient alors le premier critère permettant de juger de la réussite d’une pièce et auquel tout auteur dramatique digne de ce nom doit se rallier – quitte à se voir de nouveau enchaîné à une règle : celle de la recette. Déviance que dénonce plus loin Georges Forestier lorsqu’il remarque que : « La « tyrannie » a changé de camp : elle n’est plus du côté des règles, édictées au nom du bon sens ; elle réside dans les exigences « commerciales » des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, soucieux de flatter les attentes d’un public amateur d’éblouissement visuel et d’anéantissement intellectuel »Ibid., p. 48.
Encore en 1632, la tragi-comédie était perçue comme une pièce à tiroirs dont la spécificité était de multiplier les épisodes, donc étrangère à tout principe d’unité. L’inventio primait alors sur la dispositio. Mais à partir de 1634, la tragédie renaît avec la Sophonisbe de Mairet (publiée en 1635) qui, renouant avec l’histoire romaine délaissée jusqu’alors au profit des sources romanesques, privilégie la dispositio. Elle permet d’élaborer une véritable réflexion raisonnée sur les règles antiques qu’elle va ainsi réhabiliter. C’est à partir de cette date que les auteurs réguliers, qui veulent se démarquer de la tragi-comédie, sans pour autant « tomber » dans la comédie, vont à nouveau se tourner vers la tragédie. Et c’est ainsi que « l’instauration moderne des règles antiques présentées comme nécessaire au nom de la raison et de l’effet produit sur le spectateur abouti[t] à réintroduire la tragédie »Ibid., p. 70.
Tout en continuant à affectionner les intrigues complexes les dramaturges vont cependant, sous l’influence des théoriciens et pour répondre au goût du public qui a désormais évolué, rechercher une plus grande concentration dramatique. Et c’est ainsi qu’aux alentours de l’année 1635, l’unité de lieu commence à s’imposer au théâtre ; les auteurs estiment toutefois ne pas enfreindre l’unité de lieu dans la mesure où ils représentent sur la scène des lieux voisins qui, envisagés dans leur ensemble, ne constituent plus qu’un seul et même vaste espace différencié. L’unité de temps, d’abord ignorée jusqu’en 1630 cherche elle aussi à s’imposer à cette même période, et elle sera vraiment reconnue et presque systématiquement adoptée après Le Cid.
À partir de 1637, nous assistons donc à un regain de la régularité même dans ce genre qui affichait et revendiquait son mépris des règles. L’introduction des unités, qui favorise la concentration de l’intrigue, permettra alors au dramaturge d’accorder davantage de place à ses personnages et lui fournira l’occasion de s’arrêter sur leurs sentiments (car, jusqu’alors, l’action et les éléments spectaculaires l’emportaient sur l’analyse des passions ou sur la définition des caractères). Mais c’est cette même propagation des règles qui, en 1648, va celer la disparition de la tragi-comédie en la dépossédant de ses caractéristiques et parce que dans le même temps, la tragédie, renouant avec la définition qu’en donne Aristote dans sa Poétiqueau bonheur ou au malheur ; et résolution, ce qui va du début de ce retournement jusqu’à la fin. ».Le Cid, onze ans après sa création et sans en changer un vers. Ainsi que l’explique Georges Forestier, « c’est que, d’une part, la « querelle du Cid » l’avait paradoxalement légitimée comme une œuvre qui se situait en référence au genre régulier d la tragédie, et que, d’autre part, et dans la théorie et dans la pratique, le genre de la tragi-comédie s’était dénaturé au point d’être perçu comme une variante à fin heureuse de la tragédie »Forestier Georges, 2003, p. 15.
Cependant ce genre allait connaître quelques sursauts dans les années 1660 avec Quinault, avant de s’éteindre définitivement dans les années 1670. En effet, les années 1660, avec les derniers succès tragi-comiques de Quinault, constituent une charnière et ouvrent à une nouvelle conception de la convention. La tragi-comédie des années 1630, qui illustrait un rapport de représentation, pour survivre en marge de la tragédie, a désormais recours au magique et au merveilleux. La question de la vraisemblance est alors éludée car c’est « la machine [qui] incarne, actualise et fixe, dans son fonctionnement, celui de la convention »Baby Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2002, p. 300.
Mais, bien que Mlle Desjardins compose sa pièce dans cette charnière que sont les années 1660, elle ne se ralliera pas à l’esthétique du merveilleux d’un Quinault, et ne tentera donc pas d’exploiter le succès naissant des théâtres à machines. Alors quelle raison a pu la pousser à choisir ce genre qui, comme nous l’avons vu précédemment, était sur le déclinAgrippa, roi d’Albe de Quinault et deux tragédies : Maximian, et Persée et Démétrius de Thomas Corneille. Et la troupe continuera encore à créer des tragi-comédies en 1663 et 1664 en représentant respectivement : Trasibule de Montfleury et Les Amours d’Angélique et de Médor de Gabriel Gilbert. Voir Sophie Wilma Deirkauf-Holsboer, op. cit., pp. 103-111.Pratique :
« Mais ce que nous avons fait sans fondement, est que nous avons ôté le nom de
Tragédieaux Pièces de Théâtre dont la catastrophe est heureuse, encore que le Sujet et les personnages soient Tragiques, c’est-à-dire héroïques, pour leur donner celui deTragi-Comédies. […] Or je ne veux pas absolument combattre ce nom, mais je prétends qu’il est inutile, puisque celui deTragédiene signifie pas moins les Poèmes qui finissent par la joie quand on y décrit les fortunes des personnes illustres. […] Mais j’ajoute que ce nom seul peut détruire toutes les beautés d’un Poème, qui consistent en la Péripétie ; car il est toujours d’autant plus agréable que de plusieurs apparences funestes, le retour et l’issue en est heureuse et contre l’attente des Spectateurs : mais dès lors qu’on a ditTragi-Comédie, on découvre quelle en sera la Catastrophe ; si bien que tous les Incidents qui troublent l’espérance et les desseins des principaux Personnages ne touchent point le Spectateur prévenu de la connaissance qu’il a du succès contraire à leur crainte et à leur douleur ; et quelques plaintes pathétiques qu’ils fassent, nous n’entrons pas bien avant dans leur sentiment, parce que nous prenons cela trop certainement pour une feinte, au lieu que si nous ignorions l’événement, nous appréhenderions pour eux, toutes leurs passions s’imprimeraient vivement en notre cœur, et nous goûterions avec plus de satisfaction le retour favorable de leur fortune ». HédelinFrançois ditAubignac(abbé d’),La Pratique du Théâtre, éd. cit., p. 218-219
Mlle Desjardins en intitulant sa pièce Manlius, Tragi-comédie aurait ainsi commit une grave erreur : elle aurait non seulement nuit au plaisir du spectateur, qui pourtant doit être la fin de tout dramaturge, mais, par là même, elle aurait empêché le bon déroulement de la catharsis, raison d’être du théâtre. Pourquoi donc s’est-elle laisser entraîner à une telle maladresse alors même qu’elle s’était placée sous l’autorité du sévère abbé ? Serait-ce une volonté de s’affranchir de cette tutelle ou une déclaration de sa nature insoumise et toute disposée à bouleverser les normes établies ? Cela semble peu vraisemblable car, si son jeune héros, débordant d’ardeur guerrière, s’est montré prompt à enfreindre l’ordre du Sénat, notre jeune écrivain, en revanche, a fait preuve d’une plus grande docilité envers les normes dramatiques de son époque. Et s’il est peu surprenant qu’elle se soit pliée aux règles tant plébiscitées à son époque, elle a toutefois fait montre d’un respect particulièrement scrupuleux à leur égard.
En effet l’unité de temps, même s’il y est très peu fait allusion dans le cours de la pièceavant la fin du jour, / Torquatus vengera sa gloire & son amour. » [Nous soulignons] Et ceci en demeurera l’unique mention.
Le même respect est à observer en ce qui concerne l’unité de lieu. Toute l’action se déroule, comme cela a été annoncé par la première didascalie avant que ne s’ouvre la pièce, « au camp des Romains devant les Tentes du Consul »
Pour ce qui est de l’action, elle aussi est unifiée. C'est-à-dire que l’action principale – Manlius et Omphale qui nourrissent un amour réciproque souhaiteraient le voir célébrer –, dépend des actions secondaires – Manlius qui a désobéi au Sénat et à son père risque d’être condamné à mort ; Torquatus a cédé aux charmes de sa captive Omphale qui l’ont fait oublier son devoir de père et l’engagement contracté auprès de Camille de l’épouser. Toutes ces actions conditionnent effectivement la première, et c’est de leur résolution que dépend le dénouement de la pièce. Manlius ne pourra épouser la princesse Omphale qu’une fois que son père, délivré des charmes de cette dernière et rendu à lui-même, se résoudra à la clémence et sera lavé de son offense envers Camille par le pardon de l’intéressée elle-même.
Il en va de même pour la bienséance qui est préservée. Car, bien que la tragi-comédie ne présente pas une structure dramatique qu’il lui soit propre, il est toutefois possible de retrouver dans chacune d’entre elles des sujets ou des thèmes communs, comme le souligne Roger Guichemerre : « [...] il est toujours question d’amours contrariées par des rivaux malveillants, des princes jaloux, des intérêts et des ambitions, avec les mêmes épisodes attendus : rapts, déguisements, combats singuliers, fausse mort, reconnaissances ». Or nous ne trouvons pas la moindre trace de ce genre d’épisodes dans Manlius. Ainsi Mlle Desjardins se refuse à représenter le combat singulier qui opposa Manlius à un des chefs ennemis des Romains (ce qui, dans une tragi-comédie irrégulière n’aurait pas manqué de donner lieu à des effusions sanglantes) puisqu’elle débute son histoire après cet épisode qu’elle se contente d’évoquer par des allusions qu’elle dissémine dans la bouche de ses personnages
Quant à la vraisemblance, au cœur de la querelle suscitée par cette pièce, nous nous y sommes déjà intéressée précédemment.
Se conformant à l’usage tragique, la jeune dramaturge nous plonge in medias res dans l’action (au cœur d’une conversation déjà bien entamée puisque la première réplique est une interrogative qui se réfère à ce qui a été dit précédemment) plutôt que d’en commencer le récit ab ovo comme dans la plupart des tragi-comédies. Effectivement, lorsque le rideau s’ouvre Manlius et Omphale sont déjà épris l’un de l’autre
De plus elle donne à voir sur la scène des personnages héroïques, d’une haute naissance, déchirés entre leurs devoirs et leurs passions. À aucun moment Mlle Desjardins ne joue du mélange des genres, tous ses personnages, conformément à leur condition, s’exprime dans un style élevé. Et aucun d’entre eux ne peut prêter à rire. Même le personnage de Torquatus dans son aveuglement et son obstination à vouloir à tout prix obtenir l’amour d’Omphale, malgré la différence d’âge qui les sépare, son serment qui le lie à Camille, et l’autorité du Sénat, ne pourraient être rapproché du papos de comédie. Sa passion se distingue de celle d’un personnage ridicule de Molière, car l’emportement excessif du consul représente une réelle menace pour les deux amants. C’est dans l’aveuglement obstiné de Torquatus que réside le principal péril de l’action. La crise ne parviendra d’ailleurs pas à être dépassée avant qu’il ne soit rendu à lui-même, reprenne des attitudes plus dignes d’un consul et se soumette de nouveau à la raison.
Mlle Desjardins paraît donc s’être refusée à exploiter les libertés que lui offrait ce genre, certes de plus en plus régulier et qui avait perdu ses particularités les plus essentielles pour se fondre inéluctablement dans la tragédie jusqu’à en devenir une variante, mais qui pouvait encore laisser libre cours au merveilleux comme chez un Quinault. Mais alors, pourquoi le choix du titre de tragi-comédie ?
Nous trouvons peut-être un élément de réponse dans sa dédicace à la Grande Mlle. Il serait possible que la jeune femme ait redouté d’être comparée aux « Grands Auteurs » et qu’elle ait craint de paraître trop « téméraire », à l’image de son jeune héros, en s’attaquant à ce genre consacré qu’était la tragédie. Ce que Corneille avait pu faire en un sens avec sa célèbre pièce du Cid, ne pouvait-elle pas le faire à rebours sous le seul prétexte d’un dénouement heureux. Si cela semble aller à l’encontre de la stratégie dont fait preuve Mlle Desjardins lorsqu’il s’agit de sa production littéraire – contrairement à Corneille, elle choisit d’attribuer à sa pièce un qualificatif qui ne fait plus recette depuis de nombreuses années –, nous avons cependant pu voir dans sa biographie qu’elle était capable d’imposer ses volontés au mépris même d’une meilleure publicité. En cela l’épisode qui l’opposa à Molière pour le choix du nom – celui de Mme de Villedieu tant espéré, ou celui, gage certain de succès, de Mlle Desjardins – à imprimer sur les affiches du Favory. Nous pouvons donc avancer l’hypothèse selon laquelle la jeune dramaturge aurait vu dans cette manipulation subtile un moyen de se soustraire à l’intransigeance des critiques et attirer leur indulgence sur ses maladresses qu’il était désormais facile d’attribuer aux libertés permises par le genre et non à son inexpérience en ce domaine. Peut-être, d’ailleurs, l’idée lui avait-elle été soufflée par l’exemple de Magnon et de son Tite qu’il avait intitulé, quelques années auparavant, tragi-comédie et non tragédie afin de dissuader les critiques qui n’auraient pas manqué de lui reprocher son dénouement en forme de mariage de Titus et de Bérénice.
Mais n’y aurait-il pas également dans ce titre de tragi-comédie, une autre ambition encore imprécise qui affleurerait ? Manlius ne serait-elle pas par là une tentative pour marier la tragédie historique et la tragédie galante ?
Mlle Desjardins nourrit les répliques des deux amants d’une rhétorique tendre pour évoquer un amour sérieux et les émotions immédiatement sensibles qu’il fait naître dans les âmes. Mais elle ne se contente pas d’emprunter le vocabulaire technique qui caractérise cette conception de l’amour. Elle bouleverse les codes établis et se joue du langage tendre en le renvoyant assez fréquemment à son acception concrète. Ce faisant elle met en lumière le caractère qualifié de « normatif » par Jean-Michel PelousPelous Jean-Michel, Amour précieux, amour galant (1654-1675). Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980.
Elle va même parfois jusqu’à détourner la métaphore établie en en déplaçant légèrement le contexte et parvient ainsi à lui conférer une nouvelle signification. Lorsque Omphale se récrie :
Je ne forme des vœux que pour briser mes fers, Et bien loin d’écouter ceux qui me sont offers Mon cœur du consul mesme a méprisé la flâme[…] II, 6, v. 602-604.
Elle oppose alors ses fers qui la maintiennent dans son état de captive des Romains, à ceux dans lesquels elles pourraient tomber si elle acceptait l’amour du consul. Cette comparaison implicite souligne avec vivacité sa répugnance à devenir la femme de Torquatus, ce qui, pour elle, ne lui permettrait pas de recouvrer sa liberté, bien au contraire. La proposition du consul apparaît d’autant plus inadmissible qu’elle reviendrait à renverser les codes de la rhétorique tendre plaçant Omphale, la maîtresse inflexible, dans le rôle normalement dévolu à l’amant, de la jeune personne prisonnière de son amant. Non plus inféodée à ses charmes, mais, cédant à la menace et au chantage voire à une situation avantageuse, soumise à son autorité et à son pouvoir.
Et n’est-ce pas encore jeu lorsqu’elle prête à Junius un discours, ultime tentative pour convaincre Torquatus d’épargner Manlius, où il insiste sur la qualité du jeune homme qui ne peut être traité comme « des ennemis, des Esclaves aux fers » (v. 1203-1204) alors même que ce dernier n’a de cesse de se présenter lui-même comme un esclave soumis, pris dans les fers d’Omphale ? Ce ne peut être non plus tout à fait innocemment qu’elle met dans la bouche de Junius le terme d’ « immoler » (v. 1203) qui renvoie à l’ensemble des métaphore empruntées au pétrarquisme (notamment celle de l’amour comme « feu » ou « flamme »). En effet il est bien question de dresser un « bûcher » pour l’exécution de Manlius
En marge de cette tentative pour renouveler un code ancien, Mlle Desjardins se laisse entraîner du côté d’une esthétique nouvelle et très en vogue à son époque : la galanterie. En effet, dans la casuistique tendre, l’aveu de son amour est pour la femme « un moment difficile et dangereux, une défaite qui marque presque fatalement la fin de son règne »op. cit.
Quand on aime beaucoup on craint toûjours un peu Mon cœur n’est alarmé que parce qu’il soûpire, J'ay veu sans m’ébranler la chûte d’un empire ; Et dans vostre peril, je vous donne des pleurs Que j’avois refusez à mes plus grands mal-heurs : Prenez vous à l’amour de toute ma foiblesse, Si j’avois moins de peur, j’aurois moins de tendresse, Et mon superbe cœur par l’amour enflâmé N'auroit jamais tremblé, s’il n’avoit point aimé. I, 5, v. 304-312.
Loin d’user de figures d’atténuation ou de laisser des silences lourds de sens faire entendre son amour à sa place, c’est résolument qu’elle avoue, en recourant tout d’abord au vocabulaire tendre, que son cœur « soûpire », avant de se faire encore plus explicite lorsqu’elle évoque son « superbe cœur par l’amour enflâmé ». Par cet aveu, elle renonce à son pouvoir absolu sur son amant, et par la suite elle ne pourra plus paraître cruelle à Manlius.
Mais c’est avec le personnage de Torquatus, dont l’attitude contraste en tout point avec celles des deux amants, que Mlle Desjardins se rallie ostensiblement à l’esthétique galante. En cela elle reflète une des tendances de son époque car, à partir de 1650, la galanterie est devenue une des composantes essentielles de la tragédie au point de se confondre avec la matière première de celle-ci et d’offrir à l’amour la place prédominante à laquelle il ne doit normalement pas pouvoir prétendreDiscours du poème dramatique : « Sa dignité demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément et peut servir de fondement à ses intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rôle dans le poème, et leur laisse le premier. »op. cit.
Le langage tendre colore donc tout son discours. En effet, il ne manque pas de souligner la « cruauté » de son « inhumaine » maîtresse qui, comme il se doit, se montre « insensible » et « inflexible ». Mais chez lui, ce langage spécifique n’est pas revalorisé de son sens premier comme il l’a été chez les deux amants par des références constantes au contexte qui est réellement fait de péril de mort et de captivité. Mlle Desjardins place donc dans la bouche de Torquatus une certaine rhétorique tendre mais sans prendre la peine cette fois-ci de lui redonner toute sa force. Il n’utilise ce langage figé que par pure convention. Et il n’est pas étonnant de le voir si promptement et avec tant de facilité se proposer, comme il est fréquent dans la rhétorique tendre, de « mourir d’amour » puisque lui, contrairement à son fils, ne s’en acquitte qu’en paroles (aucun véritable danger ne menace sa vie s’il fait le choix de préserver son amour) presque comme s’il s’agissait d’un passage obligé. Mais toute son ardeur ne peut être contenue par un vocabulaire aussi épuisé. En effet, le consul est un personnage éminemment passionnel auquel un discours aussi sérieux et codifié ne conviendrait nullement pour laisser éclater toute la violence des sentiments qui l’agitent. De plus il affecte l’inélégance de souligner tous les sacrifices, qui sont autant de bassesses et de trahisons voire de « crimes superflus » - puisque lui-même ne répugne pas à le confesser -, qu’il a pu concéder afin d’approcher son cœur. Ainsi il se targue d’avoir violé la promesse faite à son ami mourant.
Par ailleurs, Torquatus se comporte en être parfaitement galant, bien qu’il soit Romain, lorsqu’il choisit d’adopter un langage irrespectueux et néglige toutes les règles qui assujettissent un amant tendre. Nous le voyons donc se refuser à toute soumission, et à l’opposé de Manlius qui, tout récemment auréolé de gloire, déclare à Omphale :
Je viens mettre à vos pieds mes lauriers & ma gloire. Princesse j’aime mieux vos fers que ma victoire, Au Camp j’estois vainqueur de cent mille ennemis, Icy je ne suis rien qu’un esclave soûmis: Mais vivre dans vos fers, c’est l’honneur où j’aspire, Et ce rang prés de vous vaut ailleurs un empire. I, 5, v. 257-262.
Lui n’hésite pas à lui rappeler sa condition de vainqueur qui lui confère tout pouvoir sur sa captive, et lui fait entendre qu’il est donc peu judicieux de s’opposer aux « désirs de son cœur » (I, 3, v. 170-172). Mais son attitude heurte d’autant plus violemment le code tendre qu’il ne se contente pas de s’y soustraire, il le méprise ouvertement lorsqu’il s’abaisse à recourir à n’importe quel moyen pour parvenir à ses fins, ne dédaignant alors ni le chantage ni la menace. Car il s’agit bien de chantage lorsqu’il remet à Omphale le pouvoir de décider du sort de Manlius ainsi que du sien. Il rejette d’ailleurs sur elle, dont les « traits en touchant un seul homme, /Ont soûmis à leurs loix & le Senat & Rome », la responsabilité de cette situation (V, 1, v. 1303-1308). Et il se fait plus pressant, se moquant d’emporter un amour véritable dans la mesure où il aura su faire ployer cette inflexible maîtresse et l’aura soumise à sa volonté, quand il l’implore d’oublier sa vertu pour devenir « infidelle » et de satisfaire à ses désirs par un « prompt Hymen » (V, 1 v. 1327-1331). Ce qui est d’autant plus choquant qu’il n’attend nullement d’être réduit par le désespoir à supplier la princesse de l’aimer, mais c’est dès le premier acte qu’il lui fait miroiter les avantages d’une telle union et que nous l’entendons l’exhorter:
Servez-vous de vos yeux pour obtenir sa grace, Du salut des vaincus tâchez d’estre le prix, Vous le pouvez encore apres tant de mépris. Ingrate, malgré moy je sens que je vous aime, Voyez ce que je puis, aimez-moy pour vous-mesme. Par un injuste orgüeil ne poussez pas à bout, Un vainqueur amoureux, sur qui vous pouvez tout I, 5, v. 194-200.
Torquatus nous offre donc dès le début un accès direct à ses sentiments puisqu’il refuse de les habiller du fard des métaphores propres au code tendre. Certes il y a recours, mais c’est davantage pour tenter de se hisser au rang d’Omphale et de la toucher à l’aide du vocabulaire qu’elle-même met en œuvre, que pour atténuer la violence de ses sentiments et éviter ainsi de les imposer à sa maîtresse. Tout en choisissant de lui faire incarner le « dualisme galant », Mlle Desjardins a enrichi son personnage d’une certaine complexité, au cœur même de la pièce : le déchirement entre les bienséances, les devoirs et la voix de la nature (qui se trouve favorisée par l’esthétique galante).
La différence entre les deux amants se trouve d’ailleurs résumer ainsi par Omphale :
O toy qui sçeus toûjours le secret de mon ame, Phenice cher témoin d’une plus belle flâme, Voy quelle ressemblance entre un pere & son fils, Manlius se trouvant parmy mes ennemis, En mille occasions a deffendu ma gloire, Et bien loin d’abuser des droits de sa victoire, Il méprise pour moy grandeurs, fortune, rang, Et pour me proteger il expose son sang : L'autre dans mon mal-heur insolemment me brave, M'insulte, me menasse et me traitte d’esclave : Ah ! Quelle différence entre ces deux amans. I, 4, v. 213-223.
Cette réplique soulève une question : quelle est la nature de ce qui oppose Manlius et Torquatus ? En effet au-delà de la rhétorique mise en œuvre par chacun des deux hommes, le contraste saisissant qu’ils offrent semble bien refléter deux conceptions du héros tragique très différentes, pour ne pas dire opposées, voire contradictoires.
Comme Omphale ne manque pas de le souligner, il est assez surprenant qu’une telle différence d’ethos sépare un père et un fils. Mlle Desjardins semble même s’être appuyée sur cette « différence » fondamentale pour construire sa pièce. En effet, il n’est pas rare qu’elle ait choisi de montrer, comme en un jeu de miroir, le père et le fils confrontés au même type de situation l’un après l’autre. Cela a bien évidemment pour résultat de faire ressortir les divergences entre leurs deux caractères. Il est d’ailleurs assez fréquent qu’elle prenne soin de souligner cette opposition par l’intervention d’un troisième personnage qui se livrera alors à une comparaison entre les deux hommes.
Il en est ainsi dès la troisième scène du premier acte, où Torquatus entretient Omphale de l’amour qu’il nourrit à son égard ; puis il se retire et la laisse seule en compagnie de sa suivante, Phénice, à laquelle elle montre combien ses deux amants sont loin de se ressembler bien qu’ils soient du même sang, et, enfin, à la scène suivante, Manlius fait son apparition comme pour étayer et illustrer la comparaison. Donc, en l’espace de trois scènes, et ce dès l’ouverture de la pièce, Mlle Desjardins attire l’attention du spectateur sur les caractères opposés de personnages pourtant parents. Cet affrontement entre le père et le fils, non seulement n’aura de cesse tout au long de la pièce, mais encore se durcira jusqu’à précipiter la condamnation à mort du jeune homme, au dernier acte.
Alors que Manlius comprend et pardonne la faiblesse de son père qui n’a pas su résister aux charmes de la princesse (III, 3), et va même jusqu’à excuser cette soudaine passion en cette réplique révoltée : « Quoy* pour estre un Consul en-a-t-on moins un cœur ? » (v. 832), Torquatus, lui, se résout toujours, aux termes de ses longs monologues qui donnent à entendre son déchirement entre plusieurs passions, à condamner son fils afin d’éliminer un rival. Ainsi, à la fin de la première scène du quatrième acte, il balaie ses hésitations :
Ne consultons donc plus une vertu timide, Qui donne à cette mort l’ombre d’un parricide : Perdons sans balancer, un fils si dangereux, Esteignons dans son sang ses temeraires feux : Executons du sort l’arrest irrevocable : C'est mon Rival, on l’aime, il est assez coupable. Acte IV, scène 1, v. 1029-1034.
De même, à la cinquième et dernière scène du quatrième acte, Torquatus avoue céder entièrement à sa passion, même s’il reconnaît que son « cœur est peu d’accord avec luy-mesme » et se lamente de ne pouvoir opposer aux attraits d’Omphale qu’une vertu vacillante. Cependant, il cesse de voiler les réelles motivations de la condamnation à mort de son fils, et admet que presser le trépas de ce dernier c’est avancer son propre bonheur (IV, 1, v. 1029-1034). Et s’il exprime encore sa peine à prendre une décision, c’est pour mieux dissiper tous ses scrupules et justifier sa décision de tout sacrifier, y compris un fils, à son amour. Manlius, en revanche, non content de comprendre et d’excuser son père, revendique son châtiment et en défend la légitimité – car pour lui, avoir déplu à son père constitue un motif suffisant à une sanction si funeste – même s’il invoque sa clémence à l’égard de ses compagnons d’armes (V, 7, v. 1555-1566). Ainsi, si le héros ne semble jamais reconnaître la moindre culpabilité dans sa désobéissance aux ordres du Sénat – et cette faute ne sert d’ailleurs pas d’obstacle à son union avec Omphale –, en revanche il admet s’être rendu coupable d’aimer la même femme que son père. Et tandis que sa vertu éclate, celle de son père est réduite au silence par une passion qui l’aveugle au point de le persuader qu’il agit conformément à la justice puisqu’il s’exclamera encore, à la sixième scène du dernier acte :
Manlius n’est pas mort ? hé quel bras temeraire A pû le dérober à ma justecolere ?Acte V, scène 6, v. 1517-1518. Nous soulignons.
L’opposition entre Manlius et Torquatus sous-tend assurément la pièce puisque le nœud se resserre de façon inéluctable au fur et à mesure que chacun des personnages, analysant des situations comparables à travers le filtre de leurs valeurs, décide de la conduite à adopter en de pareilles circonstances et s’affirme dans ce choix. Mais on peut aussi y voir, l’illustration ou la mise en œuvre de deux esthétiques différentes portées par ces deux personnages antithétiques. En effet, tout au long de la pièce, Manlius revêt le caractère du héros cornélien par excellence. Afin de susciter la pitié du public à l’égard de ce « premier acteur », Mlle Desjardins suit l’exemple de Corneille pour qui rendre le héros vertueux est la réponse à cette exigence de la tragédie et devient alors une nécessité techniqueEssai de Génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, 2004, p. 217.Ibid., p. 225.
Vous estes de leurs traits l’ innocente victime;Vous n’aurez pas si tost détesté leur pouvoir, Et fait ceder l’amour aux rigueurs du devoir, Que vous recouvrerez toute vostre innocence : Racheptez vostre sang par un peu d’inconstance : En vain les fiers destins paroissent irritez, Vous estes innocent, si vous y consentez.IV, 3, v. 1406-1412 (nous soulignons).
Certes, il s’est laissé emporté par son désir de victoire et a désobéi aux ordres, mais cette erreur est à attribuer à la bouillante ardeur de sa jeunesse, comme nous le rappelle Junius. D’ailleurs tous les personnages s’efforcent d’innocenter le jeune homme, jusqu’au conseil des généraux, autorité suprême et figure de la justice militaire, qui sont tout disposés à ne pas considérer cet acte de bravoure comme une faute, ainsi que le reconnaît Torquatus. Seule la résolution d’intransigeance qu’il a affecté d’afficher les a convaincu de se rallier à l’avis de ce père inflexible (IV, 1, v. 989-992). Dès lors, Torquatus est isolé et la faute n’en est une que pour lui (que Camille n’hésite d’ailleurs pas à qualifier de « juge si suspect » au v. 796), mais comme il est le souverain, son jugement triomphe. Ce que ne manque pas de rappeler l’auteur dans son épître par la voix de Manlius afin de laver son héros de toute culpabilité et par-là même de réduire la décision de son père d’un exemple d’austère sévérité à une pure injustice motivée par des intérêts personnels. Donc en dehors de cette « faute », que justement Mlle Desjardins renonce à hisser au rang de faute tragique
Et pour rendre ma gloire encore plus entiere, Il m’estoit deffendu de donner le combat, Et j’ay fait vaincre Rome en dépit du Senat. Je viens mettre à vos pieds mes lauriers & ma gloire. I, 5, v. 254-257.
D’ailleurs il n’est pas sans rappeler les héros cornéliens qui, tous, « parlent de leur gloire, invoquent leur générosité et leur vertu, qu’ils appuient sur la constance et la volonté, mettent en avant leur devoir (ce qu’ils se doivent) et leur honneur, justifient les actes les plus exaltés au nom de leur raison ; et ils ne soumettent leur irrépressible besoin de liberté qu’à leur amour »
Moy, former des desseins pour un enlevement ? Me preservent les Dieux d’un tel aveuglement. Je sçay trop que la gloire est chere à ma Princesse Pour concevoir jamais un desir qui la blesse ; Et mon cœur craint bien plus d’irriter ses appas Qu'il ne craindroit les coups du plus cruel trépas. III, 2, v. 775-780.
De fait la pièce elle-même, et c’est ce qui lui a été reproché, oscille entre deux conceptions de la tragédie. À la manière de Corneille, Mlle Desjardins place Manlius face à son père et consul qui a, par nature, tout pouvoir sur lui. De plus, elle construit son action de sorte que ce soit le héros lui-même qui marche obstinément à sa propre perte, refusant, au nom de son honneur, toutes les propositions qui lui sont soumises afin de le soustraire à une sentence fatale et injuste. Et c’est ainsi qu’elle nous le montre, malgré les craintes d’Omphale, courant vers son arrêt de mort :
Je vay chez le Consul sur cette confiance, Il attend ce devoir avec impatience, Sans craindre aucun peril, je cours m’en acquiter, Un Amant fortuné n’a rien à redouter. Exemple d’ironie tragique qui renforce le pathétique.
Ce faisant elle intensifie le pathétique jusqu’à ce qu’un coup de théâtre vienne défaire le nœud et permettre un dénouement heureux. Elle opte donc pour une histoire simple (c’est-à-dire faite d’une seule intrigue) et pour une action complexe (avec un retournement qui inverse le cours des actions et permet d’aboutir au dénouement souhaité), comme le préconisait Corneille se fondant sur Aristote qui jugeait que c’était là la meilleure structure de l’actionPoétique, éd. cit., Chap. XIII, 53 a, 30-35, p. 103 : « il faut que dans la plus belle des tragédies l’agencement ne soit pas simple mais complexe ».Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, « Titre courant », 2004 [1ère éd. : Paris, Klincksieck, 1996], p. 54-56.Ibid., p. 55.Ibid., p. 55.Ibid., p. 56.
Cependant, le personnage de Torquatus, contrairement à celui de Manlius, semble assez novateur. Si ce dernier est le héros de la pièce, il n’en demeure pas moins vrai que le consul en envahit tout l’espace. Et même lorsqu’il est absent il n’est question que de lui ! Il parvient à s’immiscer jusque dans les propos que s’échangent les jeunes amants et ce dès leur première rencontre, à la scène 5 de l’acte I. L’auteur s’est donc délibérément attardé sur ce personnage dont elle a pris soin de souligner la complexité. Notamment, en lui attribuant de longs monologues : à la scène 1 de l’acte II (38 vers), à la scène 1 de l’acte IV (50 vers), et un dernier plus modeste (8 vers) à la scène 5 de l’acte IV. Tandis que Manlius n’a droit qu’à deux monologues, le premier à la scène 3 (38 vers) et le second à la scène 5 (8 vers) du troisième acte. En cela Mlle Desjardins sème les prémices de ce que sera l’esthétique de Racine à partir de Britannicus (1670) et qui trouvera son plein aboutissement dans la pièce de Mithridate (1673). En effet, et le titre de Manlius Torquatus pour lequel avait été pris le privilège le prouve, le personnage du tyran amoureux se trouve au cœur de la pièce, tout comme le sera quelques années plus tard le héros éponyme de Racine. Nous ne pouvons pas évoquer une simple coïncidence, car, un an ne se sera pas écoulé que notre jeune dramaturge réitérera son expérience avec Nitétis, tragédie dans laquelle le tyran Cambise occupe une place prépondérante. D’ailleurs, dans cette deuxième pièce Mlle Desjardins semble s’être résolument tournée vers l’esthétique qu’adoptera Racine et qui donnera le jour, vingt ans plus tard, à la célèbre tragédie de Mithridate, tant les similitudes sont frappantes.
Tout d’abord, elle fait le choix d’un sujet initialement fondé sur une intrigue simple – au lieu de suivre l’exemple de Corneille qui choisissait des sujets initialement fondés sur une action complexe à retournement – : face à la désobéissance de son fils, son père et consul, Torquatus, décide de rendre la justice et le condamne à mort, qu’elle transforme en intrigue complexe, avec un retournement final qui voit le jeune Manlius épargné par son père. Toutefois Mlle Desjardins – et cela s’explique en partie par son inexpérience – n’est pas parvenue au degré de perfection qu’atteindra Racine et qui révèlera tout le génie de l’auteur de la pièce préférée de Louis XIV. Contrairement à lui, elle ne parvient à cette transformation qu’au prix d’une violation criante de l’histoire. Elle obtient donc la structure de l’action préconisée par Aristote et affectionnée de Corneille, mais ceci au détriment de l’histoire qu’elle n’hésite pas à réinventer. Toute la force de Racine, en revanche, est d’avoir su puiser dans les sources historiques un épisode qui permette de faire d’un sujet simple – la mort de Mithridate – un sujet à action complexe, enrichissant ainsi le pathétique qui provient alors non seulement du dénouement (la mort du héros) mais aussi des affrontements entre l’oppresseur et ses victimes. Notre auteur finira par réunir ce pathétique de natures différentes dans sa tragédie suivante, Nitétis, où il surgit à la fois de la mort du personnage central, Cambise, victime de son aveuglement, pleuré par son épouse, Nitétis, et des rencontres entre le tyran et ceux sur qui il exerce sa domination. Cependant les deux pièces qui nous occupent se rejoignent quant à la nature du coup de théâtre. Dans les deux cas, on ne peut parler de « conversion » du tyran, puisque, pour Torquatus comme pour Mithridate, il ne s’agit que d’une parenthèse, d’un épisode despotique suscité par des conditions particulières. L’oppresseur ne change pas subitement de dispositions mais il est tiré de son aveuglement et prend alors conscience de son erreur – même si, chez Mlle Desjardins, l’égarement de Torquatus n’est pas dissipé sans quelques maladresses. De plus, le consul n’est jamais cantonné à un caractère monolithique de tyran inflexible et insensible. Chacun des personnages qui l’entourent s’attachent à définir son éthos de consul respecté et apte à rendre la justice avec discernement. Ainsi dès l’ouverture, Camille s’exclame :
Les affaires publiques, Doivent-elles bannir vos soucis domestiques ? Et pour vaincre l’effort des communs ennemis, Avez-vous méprisé la conduite d’un fils ? J'approuve qu’un Consul adopte sa Patrie; Mais de voir que par là sa gloire soit flestrie, Et que sur son fils mesme on fasse un attentat, Quand il se donne entier au salut de l’Estat, C'est porter un peu loing les effets de son zele. I, 2, v. 41-49.
Manlius lui non plus ne manquera pas de s’étonner du comportement de son père, en soulignant ainsi le caractère inhabituel :
Quoy le cœur du Consul cesse d’estre insensible ? O Dieux ! ce changement seroit-il donc possible ? As-tu bien entendu ? ne t’a-t-on point surpris ? Rappelle Manlius, rappelle tes esprits Cesse de te plonger dans cette peine extréme : Sans doute on t’a surpris : Torquatus est le mesme : III, 3, v. 825-830.
Mlle Desjardins prend le parti de faire ressortir la complexité du personnage – qui lui est indispensable pour justifier le revirement final – en le confrontant aux autres agonistes. Et en cela, elle se démarque de l’esthétique de Corneille qui, lorsqu’il s’intéresse au personnage de Pompée, a pris soin d’estomper préalablement tous les aspects troubles de son caractère – qui pourtant ne manquaient pas d’être attestés dans la littérature latine. Tous les personnages de Mlle Desjardins semblent unir leurs voix pour montrer que Torquatus avait en réalité l’étoffe d’un héros puisque tous soulignent ses valeurs héroïques : sa gloire, son honneur, sa vertu, sa générosité, etc. Mais, loin d’en faire un héros innocent et vertueux, qui, comme chez Corneille, exige la perfection, elle choisit, au contraire, de faire éclater toute la contradiction et l’imperfection de son personnage. Car il lui faut impérativement démontrer qu’un consul n’en est pas moins un homme, susceptible de se laisser infléchir par la voix de la nature, comme Torquatus s’en étonnera lui-même, à la fin de la pièce, encouragé par Junius à suivre cette inclination (V, 7, v. 1569-1571).
Mlle Desjardins se doit donc de donner à voir un caractère naturel afin de faire accepter la faiblesse du personnage ainsi que sa faillibilité. C’est cette même esthétique de la bonté médiocre (la vertu capable de faiblesse) que Racine mettra en œuvre d’abord dans Britannicus puis dans Mithridate et qu’il avait érigé en dogme dans sa préface d’Andromaque (1668)Racine, Œuvres Complètes, t. I, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 197-198).Manlius présente un intérêt certain pour l’histoire du théâtre.
Il demeure néanmoins peu probable que la toute jeune Mlle Desjardins qui, en outre, s’essaie ici pour la première fois à la dramaturgie, ait été à l’origine de ce que Racine mettra en œuvre et amènera à son plein épanouissement lorsqu’il revisitera la « nouvelle tragédie » instauré par Corneille. D’ailleurs, ce procédé qui consiste à faire de l’opposant le personnage central d’une pièce de théâtre n’est pas sans rappeler le choix d’un autre dramaturge tout aussi célèbre. En effet, c’est également au tournant de ces années 1660 que Molière remporte un immense succès avec son École des Femmes, pièce dans laquelle apparaît un procédé qui deviendra récurrent dans son théâtre : le personnage à l’origine de l’obstacle est au cœur de la pièce car il est la source même du comique, et ce n’est plus à l’esclave du jeune prétendant que revient le premier rôle (comme c’était le cas dans les comédies à l’italienne). Or nous savons que Mlle Desjardins – même s’il est peu vraisemblable qu’elle ait joué dans la troupe de Molière, comme on l’a longtemps laissé entendre en se fondant sur une anecdote rapportée par Tallemant des Réaux – appréciait le travail de Molière puisque c’est sa troupe qui créa le Favory. Nous pourrions alors nous risquer à lui reconnaître d’avoir tenter d’appliquer cette esthétique, qui fit le succès et la renommée de Molière, à la tragédie nouvelle, certes, mais qui tendait déjà à se codifier, de Corneille, et d’avoir ainsi ouvert la voix à une esthétique originale qui trouvera son maître en Jean Racine.
Nous avons donc pu voir que l’œuvre théâtrale de Mlle Desjardins reflète les esthétiques reconnues et appréciées en son temps (telles que celles d’un Corneille ou d’un d’Aubignac) et laisse déjà entrapercevoir les différentes influences encore naissantes (d’un Molière) ou les conceptions théâtrales à naître (comme celle d’un Racine) et qui finiraient bientôt par s’imposer. À ce titre elle revêt un intérêt tout particulier en tant que témoin de la recherche incessante d’une dramaturgie qui soit le plus possible en accord avec les attentes du public, et de la mise en œuvre progressive des différentes esthétiques qui en ont émergées. En cela, Manlius, nous révèle que si la critique, en 1662, ne pouvait accepter de voir la vérité historique sacrifiée au nom de la vraisemblance, c’est que l’esthétique de Corneille avait été adoptée et que c’était désormais en se fondant sur sa conception du théâtre que l’on jugeait les productions dramatiques. Et, contrairement à ce dernier, elle n’aurait pas pu prétendre au titre d’historien, car elle ne se sert de l’histoire que comme prétexte à son sujet. Et c’est là où se situe sa faiblesse. En effet, cédant à la facilité, et ils sont nombreux à son époque à le faire, elle n’hésite pas à bafouer l’histoire. Car, son sujet premier, ce sont les passions et elle utilise ses personnages comme des champs d’expérimentation. Mais le théâtre, bien qu’il soit certainement le genre le plus à même d’assurer une certaine notoriété à ses auteurs et de leur attirer la reconnaissance du roi, se révéla sûrement trop codifié pour lui permettre d’illustrer toute la violence et la complexité des sentiments. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle elle s’en détourna rapidement pour revenir au roman. En outre, si cette pièce ne fait pas œuvre d’historien, elle reflète, en revanche, les tâtonnements obstinés de ce genre dans sa quête insatiable de perfection, et à ce titre elle est susceptible d’intéresser l’historien.
Mais ce qui est également frappant dans le parcours de Mlle Desjardins c’est l’oubli dans lequel son œuvre – et particulièrement sa production dramatique – est tombée après le ee
Manlius a été publiée pour la première fois le 27 octobre 1662, après avoir été représentée sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne en mai 1662. Trois libraires se sont associés pour publier cette pièce : Claude Barbin [BnF – Tolbiac : YF-6856 ; Arsenal : 8-BL-14148 ; GD-13360 ], Gabriel Quinet [Bnf – Richelieu : 8-RF-7359, microfilm : R118968] et Guillaume de Luyne [BnF – Richelieu : 8-RF-7362, microfilm : R118962]. L’exemplaire de Claude Barbin [BnF – Tolbiac : YF-6856] a été utilisé pour établir le texte, car ce libraire fut l’imprimeur privilégié de Mlle Desjardins tout au long de sa carrière. Il nous est donc permis de penser que c’est d’abord vers lui qu’elle s’est tournée lorsqu’elle a souhaité faire publier son manuscrit. De plus le Privilège du Roy nous confirme que c’est Claude Barbin, qui le premier a pris un privilège pour Manlius Torquatus, avant de le partager avec Gabriel Quinet et Guillaume de Luyne. Au demeurant, tous les exemplaires conservés sont strictement identiques.
1 volume in-12° de X – 81 p.
[I] page de titre
[II] verso blanc
[III – VIII] A MADEMOISELLE. (épître dédicatoire imprimée en italique)
[IX] recto blanc
[X] PERSONNAGES.
1 - 79
[80 – 81] Extrait du Priuilege du Roy.
MANLIUS / TRAGI-COMEDIE. / Par MADEMOISELLE / DES IARDINS. / [fleuron de libraire (corbeille de fruits)] / A PARIS, chez CLAUDE BARBIN, au Palais, / sur le degré devant la saincte-Chapelle / au signe de la Croix. / [filet] / M. DC. LXII. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.
L’année de sa première publication à Paris, la pièce a été copiée à AmsterdamManlius a fait l’objet de cinq éditions, de 1699 à 1741, à l’occasion de la publication des Œuvres Complètes de Mlle Desjardins : en 1699 à Rotterdam (BnF), en 1720 à Paris (BnF), en 1721 par la Compagnie des Libraires (conservée à Alençon), qui en font une réédition en 1740-1741 (BnF), et enfin en 1741 à Paris (conservée à Versailles).
Nous avons conservé la graphie et la ponctuation originales (sauf lorsqu’elles paraissaient fautives : voir ci-dessous), en y apportant toutefois les modifications d’usage qui nous ont paru indispensables à une parfaite compréhension du texte :
Remarque : Nous avons constaté des variantes orthographiques que nous avons conservées. Ainsi nous trouvons :
Les mêmes leçons ont été observées dans chacun des manuscrits consultés, qu’ils aient été imprimés par Claude Barbin, Gabriel Quinet ou Guillaume de Luyne.
Un astérisque (*) à la fin d’un mot invite le lecteur à se reporter au glossaire pour y trouver la définition de ce terme en vigueur au e
MADEMOISELLE,
Les hommages que vostre ALTESSE ROYALE reçoit tous les jours, me deffendent presque d’esperer, que mes respects ne puissent trouver place parmy la foule des Illustres* adorateurs de vostre Vertu : Je crains avec raison, ce me semble, d’estre étouffée dans cette glorieuse*presse*. Mais il faut oser quelque chose pour s’acquitter de son devoir, et toutes les Augustes qualitez de vostre Personne Royale, ont fait une si douce violence à nostre jeune Manlius, que, sans considerer ses deffauts, il vient audacieusement se jeter aux pieds de la plus merveilleuse Princesse qui soit aujourd’huy dans le monde. En vain je luy ay representé qu’en ces rencontres, il faut pour le moins estre conduit par ces grands Auteurs que leur merite a rendus les Roys du Théatre; Que dans une si haute entreprise les applaudissements vulgaires
Il dit que par tout l’Univers, On sçait que Manlius estoit un temeraire*, Qu'il eut tousjours ce caractère, Et dans l’Histoire, & dans mes Vers, Et que, deut-il servir mille fois de victime; A l’austere severité*, Il veut faire advouër à la Posterité, Que souvent ce n’est pas un crime Qu'une heureuse temerité.
C’est, MADEMOISELLE, dans cette pensée qu’il a eu l’audace d’abuser de vostre bonté en dérobant à vostre ALTESSE ROYALE quelques heures de son loisir, et c’est par ce mesme mouvement* qu’il ose aujourd’huy vous demander l’honneur de vostre Protection. S'il est si heureux que de l’obtenir, elle luy donnera une vie dans les Siecles à venir, beaucoup plus Illustre* que la vie que je luy ay donnée dans ce Poëme. Tel a blâmé mon indulgence, qui la trouvera digne d’une loüange immortelle, quand il sçaura que ce Heros devoit un jour estre avoüéR.), mais peut également signifier « reconnu pour sien, protégé » (F.), car Mademoiselle Desjardins cherche à obtenir, en se comparant à son téméraire personnage Manlius, la protection illustre de la Grand Mademoiselle.
MADEMOISELLE,
De Vostre Altesse,
La tres-humble, tres-obeïssante,
& tres-soûmise servante,
DES JARDINS.
Fin du premier Acte.
Fin du Second Acte.
Fin du troisiéme Acte.
Il est ici fait référence à l’acte de deuotio du second consul, Decius. « La deuotio est le « dévouement » du général qui, ne pouvant plus soutenir les assauts de l’ennemi, fait le sacrifice de sa vie pour assurer le salut et la victoire de son armée. Il se consacre aux divinités chtoniennes par une prière dont Tite-Live (VIII, 9) nous a conservé l’énoncé et, la tête voilée, comme un prêtre qui sacrifie, se précipite dans les rangs ennemis pour y trouver la mort. Cette mort est nécessaire à l’efficacité du rite qui, non sans traces de magie, vise à entraîner dans la même mort toute l’armée ennemie, à la suite du deuotus. » (Champeaux Jacqueline, La religion romaine, Paris, Le Livre de Poche, 1998, p. 117).
Fin du quatriéme Acte.
FIN.
Par grace & privilege du Roy, donné à Paris le 28. Septembre 1662, signé GUYTONNEAU. Il est permis à Claude Barbin, Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer une piece de Theatre intitulée Manlius Torquatus, pendant l’espace de sept années, & deffences sont faites à tous autres de l’imprimer, sur peine
Et ledit Barbin a fait part du present Privilege à Gabriel Quinet, & Gabriel Quinet, à Guillaume de Luyne, pour en jouyr, suivant l’accord fait entr’eux.
Registré sur le Livre de la Communauté le dixiesme Octobre 1662, signé,
DUBRAY, Syndic.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois
Le 27. Octobre 1662.
Les Exemplaires ont été fournis
Les références des dictionnaires utilisés sont données sous forme d’initiales : A. pour le dictionnaire de l’Académie, C. pour celui de Corneille, F. pour celui de Furetière, et R. pour celui de Richelet.
Là dans leur repos, les deux consuls virent, dit-on, apparaître la même image d’un homme plus grand et plus majestueux que le commun des mortels qui leur tint ces propos : les dieux Mânes et la Terre Mère exigeaient de l’un des deux adversaires au combat son général, de l’autre son armée ; l’armée dont le général aurait voué aux divinités d’en bas les légions ennemies et lui-même en plus d’elles, cette armée donnerait la victoire à son peuple te à son parti. Quand les consuls se furent communiqués leurs visions nocturnes, on décida d’immoler des victimes pour détourner la colère des dieux, et aussi pour que, si les entrailles donnaient les mêmes présages qui leur étaient apparus en songe, l’un des deux consuls accomplit les destins. Les réponses des haruspices concordant avec les scrupules religieux qui, en silence, résidaient déjà dans les cœurs ils font venir les légats et les tribuns, leur exposent sans détour les ordres des deux et, pour que la mort volontaire d’un consul ne terrifiât pas l’armée au combat, ils conviennent entre eux que, du côté où l’armée romaine commencerait à lâcher pied, de ce côté le consul se dévouerait pour le peuple romain et les Quirites. Au cours du conseil, on songea également, si jamais une guerre avait été menée sous un commandement sévère, à faire revenir alors à tout prix la discipline militaire aux coutumes antiques. Ce qui avivait l’inquiétude, c’était que l’on avait à lutter contre des Latins dont la Langue, les mœurs, le mode d’armement et surtout l’organisation militaire correspondaient exactement à ceux des Romains : ils se ressemblaient tous entre eux, soldats aux soldats, centurions aux centurions, tribuns aux tribuns, et ils s’étaient trouvés mêlés les uns aux autres en camarades de garnison, parfois même de manipules. Aussi, afin d’éviter aux soldats d’être par là les victimes de quelque méprise, les consuls par un édit défendent à qui que ce soit de combattre contre l’ennemi hors des rangs.
Le hasard voulut que, parmi les chefs des escadrons qui avaient été envoyés en avant de tous côtés pour faire des reconnaissances, Titus Manlius, fils du consul, déboucha avec ses cavaliers au-dessus du camp ennemi si bien qu’il se trouva distant d’à peine une portée de trait du poste le plus proche. Se trouvaient là des cavaliers de Tusculum ; leur chef était Geminus Maecius, célèbre armi les siens pour sa naissance et surtout ses exploits. Quand il reconnut les guerriers romains et, remarquable parmi eux et les précédant, le fils du consul – car ils se connaissaient tous entre eux, surtout les hommes en vue –, il s’écria : « Est-ce avec un seul escadron, Romains, que vous voulez mener la guerre contre les Latins et leurs alliés ? Et pendant ce temps que feront les consuls, que feront les deux armées consulaires ? » « Elles seront là le moment venu, répondit Manlius, et avec elles, Jupiter en personne, témoin des traités que vous avez violés, lui qui a le plus de pouvoir et de puissance. S’il est vrai qu’auprès du lac Régille nous avons combattu jusqu’à l’écœurement de votre part, ici aussi, nous ferons en sorte, je vous l’assure, de vous empêcher de trop goûter la bataille et la rencontre de vos enseignes avec les nôtres ». À quoi Geminus, qui, à cheval, s’était avancé un peu au-devant des siens, s’écria : « Acceptes-tu donc, en attendant le jour où à grand effort vous mettrez vos armées en branle, de te rencontrer toi-même avec moi pour que de notre sort à tous deux apparaissent dès maintenant toute la supériorité du cavalier du Latium sur le Romain ? » L’âme fougueuse du jeune guerrier se laisse émouvoir : est-ce par colère, la honte de refuser le combat ou enfin la force inexorable du destin ? Il oublie donc l’ordre paternel et l’édit des consuls et il se précipite vers un combat dont il était presque indifférent pour lui qu’il sortît victorieux ou défait. Tous les cavaliers font place comme pour un spectacle et, das l’étendue de terrain laissée libre, l’un vers l’autre, ils lancent leurs chevaux ; ils se chargèrent la lance en avant, les deux armes glissèrent, celle de Manlius par-dessus le casque de l’ennemi, celle de Maecius en effleurant le cou du cheval. Ils firent ensuite pivoter leurs chevaux et c’est Manlius qui, le premier, se dressa pour porter un second coup entre les deux oreilles du cheval. Sous la douleur causée par la blessure, celui-ci se cabra ; de toutes ses forces il secoua la tête et désarçonna son cavalier ; lui, alors, s’appuyant sur son bouclier et sur sa lance, chercha à se relever de sa lourde chute, mais Manlius, le frappant à la gorge si bien que le fer ressortit au travers des côtes, le cloua au sol ; puis, après avoir ramassé les dépouilles, il revient vers les siens, avec son escadron qui, tout joyeux, l’ovationne, il se dirige vers le camp puis vers le prétoire auprès de son père, ignorant la nature de son acte et son sort à venir, s’il a mérité louange ou châtiment.
« Pour que tous me déclarent avec raison, mon père, issu de ton sang, ayant été provoqué, je te rapporte ces dépouilles équestres, prises sur le corps de l’ennemi ». À ces mots le consul, sans attendre, se détourna de son fils et ordonna de convoquer l’assemblée au son de la trompette. Quand celle-ci fut réunie en nombre, il prit la parole : « Puisque toi, Titus Manlius, sans respect pour le pouvoir consulaire ni pour la majesté paternelle, contrairement à notre édit, tu as combattu hors du rang contre l’ennemi et, dans toute la mesure de tes moyens, détruit la discipline militaire qui a été le soutien militaire de l’État romain jusqu’à ce jour, et puisque tu m’as mis dans la nécessité d’oublier ou bien l’État ou bien moi-même et les miens, soyons frappés nous-mêmes pour notre propre faute plutôt que de faire payer si cher nos crimes à l’État. Nous serons un exemple sinistre mais, pour l’avenir, salutaire à la jeunesse. Pour ma part, il est vrai, je me sens émouvoir en ta faveur par l’affection naturelle qu’on a pour ses enfants et par l’image que tu représentes du courage trompé par une vaine apparence de gloire ; mais, comme ta mort doit sanctionner l’autorité consulaire ou ton impunité à jamais l’abroger, et que même toi, si tu as un peu de notre sang, je ne saurais penser que tu te refuses à rétablir, par ton châtiment, la discipline militaire que ta propre faute a compromise, va, licteur, attache-le au poteau ». Tous perdirent le souffle devant un ordre aussi affreux et, regardant chacun la hache comme si elle avait été détachée pour soi, ils demeurèrent tranquilles par crainte plus que par respect. Aussi restèrent-ils silencieux, cloués sur place, l’âme abattue par la stupeur, mais subitement, lorsque du cou tranché jaillit le sang, de toutes les bouches des plaintes s’élevèrent librement si bien qu’on ne ménageait ni lamentations ni imprécations, que le corps du jeune homme, couvert de ses dépouilles, fut brûlé, avec tous les honneurs militaires qui peuvent illustrer des funérailles, sur un bûcher élevé en dehors de la palissade, et que les ordres « à la Manlius » ne firent pas seulement frémir sur le moment les contemporains mais servirent aussi de sinistre exemple pour l’avenir.
Les consuls romains, avant de faire sortir leurs troupes en ligne de bataille, sacrifièrent. L’haruspice montra, dit-on, à Decius que la tête du foie présentait une entaille dans la partie qui le concernait : pour le reste, la victime avait été agréée par les dieux ; Manlius, lui, eut un sacrifice très heureux. « Mais tout va bien, dit Decius, si mon collègue a obtenu d’heureux présages ». Les unités rangées dans l’ordre qu’il a été dit, ils s’avancèrent au combat : Manlius commandait l’aile droit, Decius, l’aile gauche. Au début l’affaire fut menée des deux côtés avec des forces égales et une même ardeur ; puis à l’aile gauche, les hastati romains, ne pouvant soutenir la pression latine, se replièrent vers les principes. Dans ce trouble, le consul Decius crie d’une voix forte à M. Valerius : « Nous avons besoin du secours des dieux, Marcus Valerius ; allons, pontife public du peuple romain, dicte-moi les paroles par lesquelles je puisse me dévouer pour les légions ». Le pontife lui fit prendre la toge prétexte et, la tête voilée, les mains passant sous la toge jusqu’au menton, debout, les pieds sur un javelot étendu à terre, parler ainsi : « Janus, Jupiter, Mars Père, Quirinus, Bellone, Lares, divinités nouvelles, dieux indigènes, divinités dont la puissance s’étend sur nous et les ennemis, et vous, Dieux Mânes, je vous prie, vous supplie et vous demande et vous propose en grâce qu’à l’égard du peuple romain des Quirites vous favorisiez force et victoire et que les ennemis du peuple romain des Quirites, vous les frappiez de terreur, d’épouvante et de mort. Comme je l’ai solennellement déclaré, pour la république du peuple romain des Quirites, pour l’armée, les légions, les auxiliaires du peuple romain des Quirites, je voue avec moi, les légions et les auxiliaires des ennemis aux Dieux Mânes et à la Terre ».
Après cette prière, il commande aux licteurs d’aller auprès de T. Manlius et d’annoncer au plus vite à son collègue qu’il s’est dévoué pour le salut de l’armée ; lui-même, ayant la toge ceinte à la manière de Gabies, sauta tout armé à cheval et se lança au milieu des ennemis sous les yeux de l’une et de l’autre armée ; il apparut d’une majesté plus qu’humaine, comme envoyé du ciel pour expier toute la colère divine, détourner des siens le fléau et le rejeter sur l’ennemi. Ainsi toute la terreur et l’effroi emportés par lui jetèrent d’abord le trouble parmi les enseignes des Latins, puis pénétrèrent profondément dan l’armée tout entière. Et il parut avec toute évidence que, partout où le cheval l’emporta, l’épouvante s’emparait des soldats comme s’ils eussent été frappés par un astre destructeur ; mais quand il s’écroula accablé de traits, les cohortes latines, cédant dès lors à une panique certaine, prirent la fuite et laissèrent tout alentour le terrain vide. En même temps, de leur côté, les Romains, l’esprit délivré de crainte religieuse, se dressant comme si le signal du combat venait seulement d’être donné, livrèrent une nouvelle bataille ; car les Romani consules, priusquam educerent in aciem, immolauerunt. Decio caput iocineris a familiari parte caesum haruspex dicitur ostendisse : alioqui acceptam dis hostiam esse ; Manlium egregie litasse. « Atqui bene habet, inquit, Decius, si ab collegia litatum est ». Instructis, sicut ante dictum est, ordinibus, processere in aciem ; Manlius dextro, Decius laeuo cornu praeerat. Primo utrimque aequis uiribus, eodem ardore animorum gerebatur res ; deinde ablaeuo cornu hastati Romani, non ferentes impressionem Latinorum, se ad principes recepere. In hac trepidatione Decius consul M. Valerium magna uoce inclamat : « Deorum, inquit, ope, M. Valeri, opus est ; agedum, pontifex publicus populi Romani, praei uerba quibus me pro legionibus deuoueam ». Pontifex eum togam praetextam sumere iussit et, uelato capite, manu subter togam ad mentum exserta, super telum subiectum pedibus stantem sic dicere : « Iane, Iuppiter, Mars pater, Quirine, Bellona, Lares, Diui Nouensiles, Di Indigetes, Diui, quorum est potestas nostrorum hostiumque, Dique Manes, uos precor veneror, ueniam peto feroque, uti populo Romano Quiritum uim uictoriam prosperetis hostesque populi Romani Quiritium terrore formidine morteque adficiatis. Sicut uerbis nuncupaui, ita pro re publica <populi Romani> Quiritium, exercitu, legionibus, auxiliis populi Romani Quiritium, legiones auxiliaque hostium mecum Deis Manibus Tellurique deuoueo ». Haec ita precatus lictores ire ad T. Manlium iubet matureque collegae se deuotum pro exercitu nuntiare; ipse incinctus cinctu Gabino, armatus in equum insiluit ac se in medios hostes immisit, conspectus ab utraque acie, aliquanto, augustior humano uisu, sicut caelo missus piaculum omnis deorum irae qui pestem ab suis auersam in hostes ferret. Ita omnis terror pauorque cum illo latus signa primo Latinorum turbauit, deinde in totam penitus aciem peruasit. Euidentissimum id fuit quod, quacumque equo inuectus est, ibi haud secus quam pestifero sidere icti pauebant ; ubi uero corruit obrutus telis, inde iam haud dubie consternatae cohortes Latinorum fugam ac uastitatem late fecerunt. Simul et Romani, exsolutis religione animis, uelut tum primum signo dato coorti, pugnam integram ediderunt ; nam et rotarii procurrebant inter antepilanos addidderantque uires hastatis ac principibus et triarii genu dextro innixi nutum consulis ad consurgendum exspectabant.rorarii accouraient entre les files des antepilani, leurs forces s’étant ajoutées à celles des hastati et des principes, et les triaires, le genou droit à terre, attendaient le signal du consul pour se dresser.
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