Roxelane est l’histoire d’une esclave qui entreprend de légitimer sa descendance en devenant reine. Ce faisant, elle devient la première reine de l’Histoire de l’empire ottoman. Un destin aussi surprenant ne pouvait que susciter l’intérêt du public pour l’Orient.
Nous ne disposons que de peu d’informations sur l’auteur de Roxelane, Desmares. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France l’identifie comme étant le Père Joseph Des Mares, prêtre de l’Oratoire de Jésus (février 1603- janvier 1687)auteur dramatiqueDictionnaire des Théâtres de Paris, 1767, Rozet, tome second, p.290. ne {leur} est connu que par la Piece de Roxelane qui semble être le seul ouvrage qu’il ait publiéHistoire du théâtre français, 1745, P.G. Le Mercier et Saillant, p. 248 (a). Dictionnaire portatif d’Antoine de LérisDictionnaire portatif et littéraire des théâtres, C. A. Jombert, 1763 Desmarres, avoit été Secretaire des Commandemens de M. le Prince. Il avoit une si grande passion pour le Théâtre qu’il étoit rare qu’il manquât un seul jour à la Comédie. Il mourut dans un âge très-avancé, vers l’année 1716. Nous n’avons de lui que Roxelane, donnée en 1643, et Merlin Dragon. On a même prétendu, avec assez d’apparence, que Roxelane étoit d’un autre Auteur, aussi nommé Desmarres. La confusion est donc grande à propos de Desmares, dont la fréquence du nom et ses nombreux dérivésDesmares, auteur de Roxelane (1643) et Desmarresop. cit., vol.13, p.18. Merlin Dragon (1686) et officier du Grand Condé. De par leurs dates de publication et leurs sujets éloignés, il semble en effet très peu probable que Roxelane et Merlin Dragon soient les productions d’un même auteur. Merlin dragon est une comédie en un acte et en prose. Elle met en scène M. de la Serre, un homme riche et avare qui demande à se marier avec la fille de M. Oronte, initialement destinée à son propre fils, Pimandre. Pimandre reconquiert finalement celle qu’il aime grâce à l’intervention d’un valet, Merlin, qui déguisé en Capitaine de Dragons pille la maison de M. Oronte qui renonce au mariage.
Par hypothèse nous retiendrons donc la version modérée – et contemporaine de Desmares – des frères Parfaict. Les travaux de Henri Carrington LancasterA history of French dramatic literature in the seventeen century, Part II, The period of Corneille 1635-1651.e siècle et de Clarence Dana RouillardThe turk in french history, thought and litterature (1520-1660), 1951. a certain Desmares, otherwise unknownRoxelane, et dont les charges religieuses, administratives, ou politiques en dehors de la comédie, sont méconnues.
Desmares fait publier Roxelane en 1643 chez les éditeurs parisiens Antoine de Sommaville et Augustin Courbé. La pièce est représentée en 1641 selon le Calendrier des spectacles sous l’Ancien Régimewww.cesar.org.uk.e siècle la représentation précède généralement de douze à dix huit mois la publication, cette mention unique nous paraît cependant vraisemblable.
Successivement, les deux favorites de Soliman apparaissent. D’abord Circasse, qui expose à son confident Acmat Bassa, son désarroi d’être délaissée par le sultan et les craintes qu’elle a pour son fils Mustapha. Circasse évoque le fer et le poison pour parer aux ruses de Roxelane, l’autre favorite, tandis que son conseiller lui recommande la dissimulation et la patience (sc.1). Apparaît ensuite Roxelane qui craint l’accession au pouvoir de Mustapha. Elle fait part au Mufti de son dessein de légitimer ses propres fils en épousant Soliman : « J’épouze Soliman ou bien la sepulture. » Le Mufti lui rappelle que les lois ottomanes interdisent aux sultans de se marier. Malgré l’interdit juridique, Roxelane évoque sans autre précision un stratagème par lequel le sultan lui-même la priera d’accepter la couronne (sc.2.). Les deux rivales, Circasse et Roxelane, échangent des paroles doucereuses qui cachent leur haine et leur crainte mutuelles (sc.3). Le premier acte se clôt par un long monologue de Roxelane dans lequel elle entérine sa décision de « mont(er) en des lieux d’où Mustapha ne puisse approcher que des yeux » (sc.4).
Alors que Soliman s’affirme en roi amoureux, Acmat se hasarde à souligner que l’autorité croissante de Roxelane affaiblit sa position et qu’en proportion le « peuple croit que pour luy (son) amour est devenu plus froid ». L’ambition de Roxelane surprend Soliman qui se place en sultan respectueux des « lois anciennes ». Le Mufti condamne l’audace d’Acmat (sc.1). Roxelane, sommée de s’expliquer, demande à Soliman la permission de construire un « temple » et un « hospital » qui lui permettraient de sortir de l’état mélancolique dont elle souffre. Soliman demande au Mufti d’exécuter le projet de Roxelane. Parce qu’elle est esclave, le Mufti souligne que l’érection d’un temple et d’une institution de charité ne sera spirituellement profitable qu’à son maître. Le moyen de surmonter l’obstacle est l’affranchissement de Roxelane, que Soliman accorde sur le champ. Elle pourra désormais se consacrer au temple, « véritable image » de la grandeur du sultan (sc.2). Roxelane se réjouit du succès du premier temps de sa stratégie, aux côtés du Mufti qui lui confirme sa loyauté (sc.3).
Un page informe Soliman que Roxelane refuse qu’il entre dans sa chambre en transmettant le message « que l’amour désormais est un crime pour (elle) ». Soliman ordonne la mort de la Sultane mais consent auparavant, en réponse aux prières de Rustan, à attendre l’explication de son refus (sc.1). Alors que Circasse et Acmat craignent l’ambition masquée de Roxelane qui a obtenu l’autorisation de faire construire une « mosquée » (sc.2), Osman leur apprend que Roxelane est sur le point d’être condamnée. Ils décident de profiter de l’état de crise pour évincer définitivement Roxelane (sc.3). Dans un passage en stances, Roxelane prend la mesure du danger qu’implique la réalisation de sa stratégie. Elle choisit cependant de poursuivre la conquête du trône, au risque de mourir (sc.4). Malgré les prières de Rustan et Chamerie — respectivement gendre et fille de Roxelane et de Soliman —, Roxelane n’infléchit pas sa position qui respecte un interdit religieux : un femme libre ne doit pas être favorite du sultan (sc.5). L’acte se clôt sur l’apparition d’Ormin, colonel des janissaires, avec deux de ses hommes qui viennent arrêter la Sultane (sc.6).
Dans un passage en stances, Soliman oscille entre rage et amour (sc.1). Il promet à Circasse de ne pas se comporter en amant mais en juge (sc.2). Mais quand Roxelane apparaît aux yeux du sultan, elle feint un grand désarroi depuis qu’elle a quitté son rang d’esclave. Soliman renvoie Circasse et les soldats (sc.3). Il demande à Roxelane de ne pas s’arrêter à ces « formalitez ». Elle rétorque que si lui est au-dessus des lois, « Je suis dessous la loi puisque je suis sujette ». Soliman, à la fois « témoin, et partie, et juge, et punisseur », est confronté à une aporie juridique (sc.4). Soliman n’ayant pas le courage de la condamner, convoque une assemblée (sc.5).
Acmat informe Circasse de la rumeur du mariage de Roxelane avec Soliman. Ils sont résolus à s’y opposer (sc.1). Soliman réunit ses conseillers. Le Mufti confirme que le comportement de Roxelane est fidèle à ce qu’impose l’Alcoran. La crainte de Circasse se concrétise quand le Mufti annonce que la solution pourrait être le mariage. Acmat s’oppose violemment à la proposition du Mufti. Il dénonce la fourberie de Roxelane et rappelle l’interdit de la loi ottomane. Le mufti rétorque que si les lois humaines sont modifiables, la loi religieuse est sacrée. Soliman épouse Roxelane sur le champ (sc.2). Soliman sacre ensuite Roxelane « Reine des Musulmans », il partage ses droits avec elle et, même si « les lois semblent y contredire », il désigne ses « enfants successeurs à l’Empire ». Alors que Circasse projette de mourir aux côtés de son malheureux confident, Roxelane continue de jouer intelligemment l’humilité. La pièce se clôt sur ses protestations innocentes « De vivre comme esclave et non pas comme Reine, En tres-humble sujette et non en souveraine. » (sc.3).
Le traitement du sujet oriental dans le théâtre du Grand Siècle a connu deux périodes distinctes. La première, plus timide, a vu naître les premières turqueries. C’est à cette première période qu’on rattache la pièce de Desmares, publiée en 1643. L’Orient qui est alors mis en scène reste un lointain mystérieux, mythique et enchanteur. La seconde période, plus affirmée, coïncide avec le règne de Louis XIV. Cette période se caractérise par la transition d’une représentation mythique de l’Orient à une réalité plus concrète, notamment grâce au développement des différentes Compagnies de commerce.
Roxelane est publiée dans le contexte de la politique volontariste de Richelieu. La signature du traité de Compiègne avec les Provinces-Unies en 1635 qui reconnaît la liberté du commerce vers les Indes orientales relance l’activité des Français en direction de l’Asie, avec une visée missionnaire et commerciale. Le Père Joseph
(…) la civilisation musulmane est sentie comme une réalité originale, qui appelle, et parfois obtient une couleur particulière. Les scènes arabes de la Belle Alphrède
ROUTROU J., de Rotrou, la tragédie d’OsmanLa Belle Alphrède, Paris, A. de Sommaville et T. Quinet, 1639.L’HERMITE T., de Tristan, montrent, bien avant les turqueries du Bourgeois Gentilhomme de Molière, ou les inquiétantes allusions aux mœurs du sérail du Bajazet de Racine, un souci de mettre en relief la somptuosité barbare de l’Islam.Osman, Paris, G. de Luynes, 1656.SCHERER J., La Dramaturgie Classique en France, Paris, Librairie Nizet, 2001, p.154.
Cet intérêt pour l’Orient apparaît d’ailleurs assez nettement dans l’évolution littéraire à partir des années 1630. Essentiellement des tragédies, mais aussi quelques tragi-comédies, paraissent, qui empruntent toutes à un sujet tiré de la vie de Soliman II, dit le Magnifique. De 1621 à 1656, une dizaine de pièces situent en effet l’action au cœur du sérail ottoman.
En 1661, lorsque, après la Régence, Louis XIV entame son règne de plein exercice, le rapport à l’Orient se concrétise de façon radicale. C’est le second versant du siècle, caractérisé par une politique coloniale offensive qui se développe à l’initiative de Colbert, alors ministre des finances. En 1660 est créée la Compagnie de la Chine, en 1665 celle des Indes orientales, et en 1670 la Compagnie du Levant. Ce mouvement fulgurant marque, au-delà de l’histoire politique, l’histoire littéraire.
En même temps que l’on crée des comptoirs et des magasins, il se constitue des sources où les écrivains français peuvent puiser, et chaque année l’apport intellectuel venu de l’Orient augmente par une tranquille progression.
MARTINO, P., L’Orient dans la littérature française au XVIIème et XVIIIème siècles, Genève, Slatkine, 1970, p.44.
Le développement de la Compagnie des Indes, et les voyages tournés essentiellement vers l’Orient, favorisent donc l’irruption, dans l’imaginaire européen, des Persans, des Chinois et des Turcs.
Cependant, la connaissance de l’Orient au XVIIe siècle sera restreinte aux moyens qui la véhiculeront. Ce sont des récits de voyages ou des récits de missionnaires qui forgent la représentation de l’Orient. Ces récits personnels, marqués par la subjectivité du genre, décrivent un monde perçu à travers le prisme de la culture européenne. Les missionnaires ont de cette manière contribué à créer la vision, parfois déformée, qu’on aura de l’Orient au XVIIe siècle. Il est en va de même pour les récits de voyage, qui par le procédé récurrent de l’explication de l’inconnu par le connu, alimentent une perception grossière du réel :
Mais pour tout ce qui concernait l’homme, leur connaissance de la vie exotique était trop imparfaite : ils ne comprenaient et même ne voyaient que ce qui se rapprochait de leurs idées et en général de la vie française : les visions trop nouvelles et les sentiments trop étranges, ils les écartaient délibérément ou du moins ils les revêtaient de couleurs connues et moins vives.
MARTINO P., op. cit., p.51.
Si vers 1670, il est ainsi possible de parler de « mode des turqueries », mode qui se développe autour de la publication du Bourgeois gentilhomme et de Bajazet, il est pourtant établi que c’est à partir de 1640 que les turqueries théâtrales paraissent. C’est le problème traité par Sylvie Requemora dans son article :
Mais s’étonner de la publication d’
Ibrahim ou de l’Illustre Bassade Scudéry en 1643 « bien que ce ne soit pas encore la mode des turqueries »Sylvie Requemora cite ici la préface fait problème du fait que c’est justement dans les années 1640 que les turqueries théâtrales apparaissent. Hormisd’Ibrahim ou l’IllustreBassa établie par Evelyne Dutertre, Paris, STFM, 1998.Bajazeten 1672 etSolimande la Tuillerie en 1681, les pièces à sujet oriental paraissent toutes entre 1621 et 1656.REQUEMORA S., Les « turqueries » : problèmes de définition d’une vogue théâtrale en mode mineur, Littératures classiques, 51, 2004, p. 134.
Cette véritable mode qui correspond en fait au règne de Louis XIII et à la Régence se compose de sept tragédies : La Rhodienne ou La Cruauté de Soliman de Mainfray (1621), Le Grand et dernier Soliman ou la Mort de Mustapha de Mairet (1639), Perside ou la suite d’Ibrahim Bassa de Desfontaines (1644), La Grand Tamerlan ou la mort de Bajazet de Magnon (1648), Soliman ou l’esclave généreuse de Jacquelin (1653), Osman de Tristan l’Hermite (1656), Soliman de la Tuillerie (1681) ; et de trois tragi-comédies : Soliman de Vion D’Alibray (1637), Ibrahim ou l’Illustre Bassa de Georges de Scudéry (1643) et Roxelane de Desmares (1643). Ces tragicomédies et tragédies des années 1621-1656, se référant à des œuvres et des auteurs mineurs, préparent les images de puissance raciniennes à l’œuvre dans Bajazet. De même, le motif farcesque du retour des Indes Orientales ouvre au début du siècle la voie aux Fourberies de Scapin et à la ridiculisation du Mamamouchi de Molière.
L’histoire de Soliman et de Roxelane apparaît dans un premier compte rendu historique de la mort de Mustapha et des événements qui y ont conduit dans Le meurtre execrable et inhumain, commis par Soltan Solyman, grand Seigneur des Turcs, en la personne de son fils aisné Soltan Mustaphe, de Nicolas de MoffanLe meurtre execrable et inhumain, commis par Soltan Solyman, grand Seigneur des Turcs, en la personne de son fils aisné Soltan Mustaphe, traduit en langage françois du latin de Nicolas de Moffan, par J.V., Paris, chez Jean Caveille, 1556.
Cette « histoire tragique » avant la lettre, émanant d’un ancien prisonnier des Turcs, raconte avec une éloquence pathétique l’assassinat perpétré par Soliman sur la personne de son fils Mustapha, le 21 septembre 1553. Ce récit a eu un succès notable en Europe et a inspiré une lignée de fictions théâtrales ou romanesques, de la Soltane de Gabriel Bounin jusqu’aux cycles narratifs de Madeleine de Scudéry.
Il y dépeint les entreprises rusées de Roxelane (appelée Rose par Nicolas de Moffan) par lesquelles elle a échappé à sa position précaire de favorite jusqu’à convaincre le Sultan de l’épouser. D’abord, feignant le pieux désir de construire une mosquée en l’honneur de Dieu et du Prophète pour le profit de son âme, elle est affranchie par Soliman, parce que le Mufti a allégué qu’autrement cette action ne serait profitable qu’au Sultan. Lorsque le Sultan l’a convoque dans sa chambre, « la caulte et fine femme, n’ygnorant finesses et tromperies », lui fait transmettre que comme elle était une femme libre, « la compagnie charnelle (…) ne se pouvoit, certes, faire sans commettre grand crime et peché. » Encore une fois le Muphti la soutient et Soliman, oubliant tout pour sa passion, se marie avec elle, « pourtant que n’estoit la coutume de la race des Othomans, car pour eviter compagnie en l’Empire, ils ne prennent femmes franches et legitimes : mais au lieu d’icelles pour satisfaire à leurs delices, et à leurs paillardises et voluptez désordonnées (esquelles plus que toutes autres nations vilainement et deshonnestement sont subjectz) ont de toutes regions du monde tresbelles et elegantes femmes ravies, qui sont en la maison du Roy (qui s’appelle Serail) Royallement… nourries… »op.cit. cité par Clarence Dana Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature (1520-1660), Paris, Boivin, 1941, p.457.
On retrouve dans la pièce de Desmares les principaux éléments de la chronique de Nicolas de Moffan concernant le stratagème de Roxelane, son affranchissement puis son mariage avec le Sultan. Mais la comparaison s’arrête là. Desmares ne met pas en scène la vile cruauté de Soliman, ni, par conséquent, l’assassinat de Mustapha, sujets excellents pour des « histoires tragiques ». Et l’on peut alléguer une raison (sociologique) à cela. Les pièces tirées des chroniques de Nicolas de Moffan au début du XVIe siècle ont plu parce qu’elles coïncidaient avec la mentalité populaire d’alors, c’est-à-dire avec l’image d’un Sultan cruel, sanguinaire, jaloux, concupiscent, sous l’emprise d’une femme ambitieuse, voluptueuse, immorale. Nous verrons à ce propos que Desmares produit une image de l’infidèle pour le moins inusuelle.
Les savants du XVIIe siècle, ancêtres des orientalistes, s’emploient à apporter ce qu’ils peuvent de lumière scientifique aux connaissances sur l’Orient qui ne sont encore qu’à l’état de mythes ou de traditions. Leurs œuvres ont été, pour la connaissance de l’Orient, une source au moins aussi importante que les relations de voyage ou les lettres des missionnaires. Si ce fut essentiellement un travail de vulgarisation et de large compilation sans contrôle normalisé des sources, ces ouvrages durent être estimés par les contemporains comme une source de faits et d’idées.
Dans sa plus grande partie, Desmares suit fidèlement le schéma diégétique des publications de Démètre Chalcondyle et Michel Baudier, qui lui servent de matière historique sur le règne de Soliman.
Les livres de Baudier, plusieurs fois réédités, sont très lus dans les années 1620. Infatigable vulgarisateurop.cit. p.134.Histoire générale du Sérail et de la cour du Grand Seigneur 1624, rééd. 1626, 1638, 1652, Histoire générale de la religion des Turcs avec la naissance et mort de leur prophète Mahomet 1625, rééd. 1632, 1640, 1741.Inventaire de l’histoire générale des Turcs, publié pour la première fois en 1619, que Desmares a fort probablement consulté.
Une traduction de l’Histoire de la décadence de l’empire grec et de l’établissement de celui des Turcs de Démètre Chalcondyle, historien grec du XVe siècle, a été publiée par Blaise de Vigenère en 1577. Cette traduction de Chalcondyle semble être une référence qui témoigne du sérieux des données historiques qu’un écrivain utilise. Dans sa préface d’Ibrahim (1641), Scudéry l’évoque comme gage de la bonne utilisation des mots turcs :
Pour moi j’ai cru qu’il fallait avoir plus de soin de son travail, et consulter sur ce sujet et les hommes et les Livres ; que si quelqu’un remarque le nom de Satrape dans ce Roman, qu’il ne s’imagine pas que mon ignorance ait confondu l’ancienne et la nouvelle Perse ; et que je l’aie fait sans autorité.
J’en ai un exemple en Vigenère, qui s’en sert dans ses Illustrations sur CalchondileNous soulignons. , et je l’ai appris d’un Persan qui est à Paris, qui dit que par corruption de langage, ils appellent encore aujourd’hui les Gouverneurs de Provinces, SOLTAN SITRIPIN.
Dans une partie intitulée Solyman second du nom quatorzième empereur des Turcs, Chalcondyle met en lumière dans le chapitre XLVI les ruses et artifices de Roxelane dans son accession au pouvoir. Il semble que Desmares ait concentré son attention sur les divisions « Artifice de Roxelane pour avoir sa liberté. », « Roxelane affranchie. », « L’usage des femmes libres defendu par la loy de Mahomet sans mariage. », « Solyman espouse publiquement Roxelane » et « Pourquoi les Seigneurs Othomans ne se marient point. » in extenso le matériau dont il respecte la continuité.
Histoire de la décadence de l’empire grec et de l’établissement de celui des Turcs, Chalcondyle / Roxelane, Desmares
Dans l’Inventaire de l’histoire générale des Turcs, Baudier retient les mêmes éléments historiques en insistant sur la psychologie de Roxelane.
D’abord sur les raisons qui motivent la mise en place de son stratagème
Or ceste femme avoit peint en son esprit, le dessein d’eslever ses enfans à l’authorité, et en disposer l’un d’iceux à la succession de la couronne de son pere : mais cela ne se pouvoit faire, que premièrement Mustapha fils de Solyman, et né d’une autre femme, ne fust entierement ruyné : car la générosité de ce Prince, son humeur libérale, et tant de vertus qui servoient d’ornemens, à son ame Royale, luy avoient acquis une telle authorité parmy les Janissaires et les Bassas de la Porte, qu’elle ombrageoit grandement celle des autres Princes fils de Roxelane. Or pour arriver à l’effect de son dessein, et à la perte de Mustapha, voicy comme elle y vient de loin.
BAUDIER M., op. cit., livre XII, chap. 15,Roxelane la plus cherie des Sultanes…, p. 344.
Lorsque Baudier écrit que Roxelane « y vient de loin », il exprime le fait qu’elle réalise son dessein d’une manière détournée, et cet aspect préparera la dimension extraordinaire du parcours de la Sultane.
Baudier intitule le quinzième chapitre (livre XII) de son histoire, « Roxelane, la plus chérie des sultanes ». Chérie de Soliman, mais surtout, pour reprendre une expression classique courante, chérie de la fortune, qui réalise de manière implacable mais toujours extraordinaire son dessein.
Baudier rappelle son élection dans le sérail en soulignant l’amoureuse impuissance de Soliman dans la dialectique topique entre amour et pouvoir :
Solyman, qui parmy les Princes Otthomans, peut estre avec raison, nommé le belliqueux Alexandre, entre les feminines beautez que vainement il adoroit dans son Serrail, Roxelane, nom approchant de la Roxane de l’Alexandre Macedonien, recevoit un plus grand honneur par dessus les autres, comme elle estoit aussi la premiere pour les attraicts d’une humaine beauté.
BAUDIER M., op. cit., livre XII, chap.15,Feinte dévotion de Roxelane pour arriver à la liberté.
Dialectique que Desmares réutilisera dans le développement d’Acmat (II, 1). Impuissance de Soliman qui apparaît avec d’autant plus de netteté que Roxelane excelle dans l’art de la feinte.
Le texte de Baudier en témoigne fréquemment. Voici par exemple comment il introduit l’épisode de la construction de la mosquée :
La dévotion, ou pour le moins celle qui est feinte, a souvent servy de voile, pour couvrir d’une belle apparence, la laideur de mille pernicieuses entreprises, et particulierement aux femmes : car comme leur sexe a de l’inclination a cest exercice, elles s’en servent souvent pour arriver à leur desseins.
Ibid.
Baudier et Chalcondyle ajoutent à la matière historique de Moffan la source de la loi interdisant aux sultans de se marier. Ils précisent en effet que cette loi a été instaurée après la guerre qui coûta la vie à Bajazet Ier et à sa femme. Il s’agit pour les Turcs de ne pas renouveler la honte et l’ignominie que Tamberlan avoit fait jadis souffrir à la femme de Bajazet I.
Depuis Moffan, les principaux protagonistes de la pièce de Desmares sont connus. Le public connaît Mustapha, fils de Soliman et d’une esclave
Les œuvres théâtrales qui choisissent comme matière littéraire le cycle de Solyman peuvent se classer selon la typologie établie par Clarence Dana Rouillard entre the Soliman-Mustapha story, the Soliman-Ibrahim story, the S. oliman-Roxelane story et the Soliman-Bayezid-Selim storyop. cit., « L’histoire de Soliman et de Mustapha » p.421, « l’histoire de Soliman et d’Ibrahim » p.441, « l’histoire de Soliman et de Roxelane » p.457 et « l’histoire de Soliman, Bajazet et Selim » p. 462.
Le meurtre de Mustapha ordonné par Soliman, sous l’influence de ses conseillers, a fort intéressé les dramaturges. Nicolas de Moffan en avait souligné la cruauté. Une fausse lettre du prince héritier au Shah d’Iran lui demandant son aide pour renverser Soliman aurait été interceptée. Mustapha rejoint le camp de Soliman pour s’en justifier. Sans armes, il entre sous la tente de son père pour lui baiser la main et est tué par les eunuques.
Seulement quelques années après le meurtre de Mustapha, Gabriel Bounin écrit La Soltane (1661). Le même sujet est développé au XVIIe siècle dans trois autres tragédies : Solyman II de Georges Thilloys (1608), Le Grand et Dernier Solyman de Jean Mairet (1635) et Le Soliman de Charles Vion Dalibray (1637).
Ibrahim est un esclave chrétien devenu le grand vizir de Soliman. Il s’attire la jalousie des autres seigneurs augmentée par la haine que nourrissent la mère de Soliman, et sa femme, Soliman, Roxelane. Cette dernière se sent trahie par Ibrahim, qui soutient l’héritier légitime, Mustapha, plutôt que son fils, Bajazet. Sur ordre de Soliman, Ibrahim est finalement égorgé pour déloyauté. Trois pièces sont inspirées par l’histoire de Bajazet : La Rhodienne ou la Cruauté de Solyman de Pierre Mainfray (1621), Ibrahim, Georges de Scudéry (1643), Perside ou la suite d’Ibrahim Bassa, Nicolas Marc Desfontaines (1644)
Roxelane est la seule pièce dans le cycle de Soliman à utiliser comme thème principal la montée de Roxelane au pouvoir.
La rivalité fratricide entre Bajazet, fils préféré de Roxelane, et Selim, fils préféré de Soliman fonde le matériau de la dernière pièce du cycle de Soliman, celle de Jacquelin intitulée Le Soliman (1653).
Cette brève typologie nous confirme la spécificité de la pièce de Desmares qui se distingue par son sujet. Ces pièces du cycle de Solyman ont pu d’abord inspirer à Desmares certains noms de personnages. Ainsi, Circasse est citée dans la pièce de Mairet sans apparaître sur scène. Le développement du rôle de Circasse est donc inédit. C’est la propre création de Desmares.
L’autre nouveau rôle est détenu par Chamerie, dont le nom apparaît dans Soliman II de Thilloys mais qui est à tort présenté comme la femme de Mustapha, et qui elle non plus n’apparaît pas sur scène.
Aussi la référence à Bajazet qu’on « força de terminer ses jours en une cage » (v.178, II, 2) est commune. Il en est fait mention dans La Rhodienne de Mainfray
Mais Tamerlan voulant de ses jours triompher Luy fit finir ses jours en un cageot de fer ;
et sera reprise dans la tragédie de Magnon, Le Grand Tamerlan et Bajazet, publiée en 1648.
Sur la construction du personnage de Roxelane, il apparaît que Desmares n’ait pas d’imitateur. Cela nous est apparu dans l’étude d’Ibrahim ou l’Illustre bassa de Madeleine de Scudéry, que Clarence Dana Rouillard identifie comme une source possible de l’œuvre de Desmaresop. cit., p.458.
We have met the story of Roxelane’s clever ruse by which she forced Soliman to marry, her, both as told the historians and by the dramatist Desmares. His play, Roxelane (1643), may have been based upon the retelling of the tale by Melle de Scudéry, who probably took it from Chalcondyle or Baudier. As an introduction to the narrative, however, Madeleine de Scudéry relates the story of a sly and sheming pacha named Bajazet, whom she call Roxelane’s father, thereby giving some hereditary explanation for Roxelane’s unscrupulousness.
DANA ROUILLARD C., op. cit., p.553. Nous traduisons : « Nous avons découvert ici le récit de l’habile stratagème de Roxelane par lequel elle força Soliman à l’épouser, ainsi que l’ont raconté les historiens et le dramaturge Desmares. Pour sa pièce,Roxelane(1643), il semblerait s’être inspiré de la réécriture du roman de Mlle de Scudéry, elle même l’ayant probablement emprunté à Chalcondyle ou Baudier. Cependant, pour introduire son récit, Madeleine de Scudéry relate l’histoire d’un pacha sournois et intrigant nommé Bajazet, qu’elle identifie comme étant le père de Roxelane, conférant ainsi quelque origine héréditaire à l’absence de scrupule de Roxelane. »
Ce dernier élément brièvement évoqué par Rouillard, autorise Rosa Pellegrini à écrire :
Scudéry, pur senza guistificar nulla, si préoccupa intanto di umanizzare nel detaglio la figura della Sultana, giunta a corte giovane e ambiziosa, allevata da un padre a suo tempo esiliato e pertanto colmo di odio verso il Sultano
PELLEGRINI R., « .Turcs et turquesques nell’ Ibrahim di Georges de Scudéry », Lo Straniero, Roma, Bulzoni, 1997, vol II, p.563. Nous traduisons : « Scudéry, sans rien justifier, veut distiller une certaine humanité dans les traits du personnage de la sultane, arrivée à la cour jeune et ambitieuse, élevée par un père qui était alors en exil et empli de haine pour le sultan. »
Desmares aurait donc pu avoir l’idée de créer une Roxelane « généreuse », qui endosserait la vengeance de son père dont elle se sentirait responsable. Mais il n’est pas fait mention de son père dans la pièce de Desmares ni du passé de Roxelane. L’événement le plus reculé qui est mentionné renvoie à l’époque où Circasse était Sultane.
Desmares a pu néanmoins trouver dans le roman de Scudéry la base du portrait de Roxelane. Elle y démontre en effet des qualités de persuasion par la séduction et d’une profonde implication dans les affaires d’Etat.
Enfin après une longue contestation, Roxelane persuada à Soliman, de prendre conseil du Muphti, qu’elle savoit être à elle, comme lui ayant fait donné cette charge, durant l’absence d’Ibrahim. Et quoique Soliman ne pensât pas que cet homme pût rien trouver qui le satisfît : il l’envoya toutesfois quérir. Lorqu’il fut venu, et que Roxelane en lui proposant la chose, lui eut adroitement fait connoître qu’elle souhaiteroit la mort d’Ibrahim, cet homme qui naturellement avoit de l’esprit, de la malice, et de la finesse, se trouva néanmoins assez empêché à répondre précisément à ce qu’on lui demandoit, et à contenter Roxelane.
SCUDERY M., Ibrahim ou l’Illustre bassa, Paris, éd. P. Witte, 1641, Seconde partie, livre X, p.365.
Ce passage témoigne de la capacité de Roxelane à infléchir Soliman.
La décennie 1630-1640 est l’âge d’or de la tragicomédie au point que le genre tragicomique éclipse les autres formes théâtrales. Hélène Baby établit un corpus dramatique composé de cinquante tragicomédies publiées pour la première fois entre 1628 et 1642. La tragicomédie des années 1630 se distingue fortement du genre tragique, comme l’illustrent les textes théoriques publiés en préface des piècesTyr et Sidon, dans Tyr et Sidon de Jean de Schélandre, Paris, R. Estienne, 1628 ; MARESCHAL, préface (non paginée) de La Généreuse Allemande, Paris, Pierre Rocolet, 1631 ; GASTÉ Armand, La Querelle du Cid, « Discours à Cliton », Paris, Welter, 1899, in-8° : ces textes se trouvent dans l’ouvrage de Giovanni DOTOLI (Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996).dispositio irrégulière adopte insensiblement une forme plus régulière. Ces bouleversements théoriques atteignent leur apogée à la fin de l’année 1642, année où Mairet écrit sa dernière tragicomédie, La Sidonie, à laquelle il ajoute en 1643 l’adjectif héroïque. La même année, la publication de Cinna de Corneille, tragédie à fin heureuse, entérine le déclin du genre tragicomique.
Aucun document critique contemporain daté de la période classique n’a été trouvé sur l’œuvre de Desmares, tout au plus les frères Parfaict nous laissent-t-ils ces quelques lignes : « Cette tragi-comédie, quoique foible, a des endroits assez bien rendus. Le rôle de Roxelane est beau, et soutenuop.cit., p.249. tragicomédie, comme indication formelle du dramaturge.
La tragicomédie s’est construite au XVIe siècle en reprenant à la comédie non seulement son dénouement heureux mais nuptial. Elle en a donc repris le principe constitutif du mariage au dénouement. Mais comme le rappelle Georges Forestier, l’intrigue d’amour est la pierre de touche de la séparation entre les genres. Pour s’élever jusqu’à la tragédie, il faut que l’enjeu amoureux soit doublé par un enjeu, plus important, l’enjeu de péril, et que la passion amoureuse soit doublée ou remplacée par des passions plus graves. Dans la source historique de Chalcondyle et Baudier, la localisation au sérail contient tous les éléments d’une tragédie. En effet, ce lieu obéit à la loi du fratricide qui a pour fin l’élimination des héritiers au profit d’un seul. Le sérail est aussi un lieu de rivalité féminine, où prendre le pouvoir revient à assassiner en quelque sorte ses propres enfants puisque ce sont ceux du roi. Seul le survivant obtiendra légitimement la couronne. Le sérail favorise donc l’expression de la violence « dans les alliances », principe constitutif de la tragédie selon AristotePoétique, XIV, 1453 b 14-31.
La pièce de Desmares, comme toute entreprise fictionnelle, repose sur un enchaînement logique ou probable de causes et d’effets mais sa construction est entièrement fondée sur la cause finale, le mariage.
Nous avons donc cherché à comprendre comment l’œuvre s’est faite en analysant le fonctionnement de la mise en drame de la source historique. Il s’avère, selon la terminologie de Georges Forestier, que la composition d’une pièce classique suit une matrice tragique structurée par trois caractères. L’acte d’exposition sert de fondement au développement de l’action, déduit à rebours du dénouement imposé par la source historique.
Ainsi, en déterminant ce que Desmares a construit à partir de la source historique, nous avons pu identifier les enjeux esthétiques que l’auteur a souhaité exploiter. Nous conclurons que l’esthétique de l’œuvre correspond à une cohérence artistique globale.
La description du type social des acteurs en liste liminaire est une source d’indications. Dans les tragicomédies, comme l’écrit Hélène Baby, « la description sociale des acteurs prend toute sa signification dans le rapport du type social à la fonction actorielle ». Soliman n’est présenté que par son nom mais nous savons qu’il est roi; il en possède donc l’ethos. Roxelane est « sultane ». Ce titre, réservé aux esclaves qui ont eu un fils du sultan, donne deux indications. Roxelane n’est pas souveraine, et elle forme un couple potentiel avec le Sultan. Circasse est aussi « sultane » ce qui lui donne un point commun avec Roxelane. Mais l’adjectif « autre », en dépréciant sa situation, souligne la rivalité des deux femmes. Le Mufti est présenté par sa charge de « Souverain Prestre de la Loy de Mahomet ». Il est l’interprète du Coran et ainsi « dit le droit » souverainement, sans autre interprétation possible. Acmat apparaît par sa fonction militaire de bassa mais n’existe que par la relation d’amitié qui le lie à Circasse. .
Circasse remplit la fonction actorielle type du rival. Son procès consiste à attaquer de quelque manière que ce soit la « relation amoureuse » des héros. Son action vise à « aimer sans réciprocité et à ruiner le couple.La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincsieck, 2001, p.108.
Circasse, animée par la crainte, veut ruiner le couple Soliman-Roxelane, pour légitimer son fils Mustapha comme futur souverain. Elle est aidée par Acmat, et empêchée dans ses actions par Roxelane.
Roxelane s’impose comme le héros de la pièce. Elle est le point de convergence de tous les intérêts, aussi bien ceux des spectateurs que ceux des autres personnagesLa dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 2001.
Animée par la libido dominandiin fine, pour celui de son fils. Elle est soutenue par le mufti mais la loi civile s’oppose à elle.
L’héroïne et la rivale ont des confidents dont le procès, c’est-dire le processus d’action, est d’abord le conseil. Acmat et le Mufti remplissent respectivement cette fonction auprès de Circasse (v.146) et de Roxelane (v.198-199). Leur fonction canonique de conseiller se complète par leur fonction actancielle d’opposant et d’adjuvant. Acmat et le Mufti sont des confidents actifs par leur implication dans un pacte. Le pacte scellé entre Roxelane et le Mufti fait entré ce dernier dans la fonction actancielle de réalisation de l’amour (v.219-222). Le pacte conclu entre Circasse et Acmat, le premier chronologiquement, fait entrer Acmat dans la fonction actancielle d’opposant à la réalisation du couple (v.135-138). Cette répartition des rôles met à plat les causes du conflit. En affichant de façon aussi évidente au public des alliances définitives, Desmares crée l’intrigue.
Soliman n’est pas présent dans l’acte d’exposition. En tant que sultan il est acquis qu’il dispose de la souveraineté politique. Le sérail est à la fois un lieu public (palais du gouvernement) et un lieu privé (lieu des passions du maître). La passion conditionne le pouvoir de Soliman. Soliman apparaît tout à la fois responsable du désespoir amoureux de Circasse et objet des manipulations de Roxelane. Le passage de l’héroïne du statut d’esclave au rang de sultane reine dépend de son pouvoir souverain.
La confrontation des schémas actanciels met au jour le déséquilibre des forces dans le conflit. Roxelane n’agit que pour elle-même dans le but de parvenir au pouvoir par le mariage (v.193). Son obstacle est la loi religieuse, mais l’interprète de cette loi est son confident. Or le Mufti décide conjointement avec le Sultan de l’application de la loi. Cette configuration semble donc ne laisser aucune issue à Circasse d’autant qu’elle n’a pour soutien qu’un général d’armée placé sous l’autorité du Sultan.
Dans le respect de la norme classique, Desmares a concentré dans l’acte d’exposition l’ensemble des possibles. Le drame met en jeu un trio amoureux engagé dans une rivalité politique.
Le dramaturge mime le genre tragique dans sa dispositio, en plongeant in medias res le spectateur dans l’action. La scène d’exposition s’ouvre sur l’exorde (v.1-10) de Circasse qui se présente elle-même comme impuissante (v.4). L’émotion tragique est accentuée au-delà dans la narratio (v.11-45) par des modulations sur le thème de la gloire perdue, qui nourrit plus loin le projet de vengeance :
Qui sçait bien qu’il mourra regrette moins sa perte Lorsque son ennemy comme luy l’a soufferte. (v.77-78)
Cette sentence aux accents cornéliensHorace, IV, 5.
Le mode d’expression canonique du dialogue entre une héroïne et son confident augmente le registre tragique dans l’évocation sentencieuse des sentiments de désespoir (v.29-30), de crainte (v.65-66), puis de révolte (v.77-78) des deux complices.
L’irruption de l’héroïne éponyme dans la deuxième scène tourne en dérision le pathétique de la situation de Circasse. Roxelane surprend par un éclat de voix, et son « non, non » inaugural amorce une rupture de rythme, une rupture de ton. Le spectateur est plongé dans un dialogue dont la spontanéïté contraste avec la pesanteur de celui qui vient de s’achever. L’utilisation de la raillerie dans le dialogue entre la sultane et le mufti joue sur la conjonction d’une position sociale élevée et d’un vocabulaire familier. Les familiarités échangées rendent flous les rapports d’autorité entre la sultane et le Souverain Prestre de la Loy de Mahometse connoi(t) fort bien (v.149-150), évoque avec désinvolture sa situation (v.151-155). Le muphti semble lui opposer une condamnation :
Le precipice est vostre et vous le merités Comme le chastiment de vos temerités. v.155-156
L’échange se poursuit avec beaucoup d’ironie :
Croyez-vous que ce peuple ardent et genereux, Pour un seul Empereur en reconnoisse deux ? v.167-168
Le dialogue déplace le rapport d’autorité dans le cadre d’une relation familière que l’on conçoit aisément comme le prolongement d’une relation déjà existante.
Le Muphti investit ensuite sa fonction d’interprète de la loi religieuse en rapportant à Roxelane le supplice infligé à Bajazet qui motive l’interdiction qu’ont les sultans de se marier (v.173-186). Bien que le récit historique de l’honneur bafoué de Bajazet n’emporte pas la compassion de Roxelane - qui réduit l’événement dramatique aux emportements d’un prince ridiculisé (v.187-190) -, la séquence engage le sérieux du sujet. Le conflit s’affirme comme étant de nature statutaire et la parole du Mufti sous-tend que la pièce se déroulera au profit d’une extraordinaire ascension. Si le projet de Roxelane se réalise, il s’agira d’un événement historique, sans précédent depuis plus d’un siècle.
Le jeu ironique du chef religieux est une réponse morale à l’ambition de Roxelane. Même si elle entre en scène en se défendant de toute vanité (v.147-148), le traitement du pronom je et la réalisation du présent traduisent une ferme détermination (« c’est un point résolu qu’il faut que je finisse » v.153, « je sçay » v.171, « je voudrais » v.172, « je veux » v.192, « je veux » v.194).
Son projet d’abolir la loi (v.192) est subordonné à la condition nécessaire et suffisante énoncée par le Muphti : « Vous ne le pouvez à moins que d’être reine » (v.193). Cette formule lapidaire contient toutes les virtualités tragiques de la pièce.
En réponse, la formule résolue de Roxelane (« j’épouse Soliman, ou bien la sépulture » v.197) participe de l’unité de péril qui s’engage. Les mises en garde réitérées du Muphti (v.198-199, 202, 216, 220, 230) sur le danger qu’elle encourt visent à susciter la crainte du spectateur. Le péril est redoublé par la localisation de la pièce au sérail qui favorise la confusion des enjeux politiques et humains.
La réalisation de la loi du fratricide qui plane sur les enfants de Roxelane, au profit de Mustapha, apporte aux spectateurs la justification de l’ambition de l’héroïne. Elle invoque « l’amour de (ses) enfants » (v.207, 214) comme motivation de son action.
La réplique de Roxelane qui clôt cette scène reprend ces trois éléments : son projet est « juste » (v.231), sa confiance en elle est « infaillible » (v.233), et sa détermination « féroce » (v.236).
L’intensité dramatique de l’acte d’exposition repose sur la rencontre entre les deux rivales qui s’opère en troisième scène. La tension dramatique est préparée parce que les deux femmes agissent à visage découvert pour le spectateur. Il est en effet déjà informé du plan de Circasse – déterminer s’il faut craindre Roxelane – ; et l’aparté de l’héroïne éponyme en début de scène est machiavélique.
Roxelane manifeste sa supériorité dès la deuxième réplique. En déplaçant la discussion sur sa propre crainte, l’héroïne désarçonne sa rivale. Cette situation fait naître chez le spectateur un sentiment de pitié à l’endroit de Circasse. La tension tragique repose en effet sur le calcul de Roxelane qui profite de l’ignorance et des soupçons de sa rivale pour augmenter sa crainte. La violence tragique n’est pas dans l’action mais dans la confrontation verbale. Comme en témoigne le duel de sentences :
Circasse Qui se peut faire craindre en est mieux obey, Roxelane Qui se veut faire craindre en est toujours hay.vv.259-260
Tout en faisant l’économie d’une action vraiment violente, la mise en œuvre d’une rhétorique des passions – on relève dix réalisations du verbe craindre – suscite de fortes émotions chez le spectateur. Dans ce passage, Desmares émeut la pitié et la crainte par le discours, plus précisément au moyen de formes sentencieuses (vv.249, 257-258, 259, 260).
Sur le ton de la discussion, Roxelane crée la confusion chez sa rivale dont les interrogations trahissent l’incompréhension et ne cessent d’accroître l’impuissance. Circasse échoue dans un aveu de faiblesse : « Brisons-là : ce discours d’inimitié me tuë. » (v.298). Roxelane joue en effet sur l’ignorance qu’a Circasse de son projet. Circasse redoute que Roxelane fasse tuer son fils mais elle ignore tout du projet de celle-ci pour accéder au trône. Ce traitement de l’ignorance et de la connaissance construit la tension tragique. La symétrie de la construction de cette scène, ouverte par l’aparté de Roxelane, close sur celui de Circasse, confirme cette tension.
Le monologue de Roxelane peut être rapproché de l’intervention de Circasse dans la première scène. Roxelane se présente pour la première fois uniquement en tant que mère dont l’ambition de protection de ses enfants multiplie les images tragiques (v.358, v.363), jusqu’à aboutir à la formulation d’un dilemme psychologique. Roxelane est déchirée entre son statut de mère et sa « condition de génératrice du sang ottomanFortune and fatality : performing the tragic in early modern France, edited by Desmond Hosford and Charles Wrightington, Cambridge Scholars Publishing, 2008, p.105.
L’acte se clôt sur l’image d’une femme forte qui entend littéralement réaliser un coup d’Etat, c’est-à-dire investir le pouvoir de façon brutale (v.387-388). Ce coup de force pourrait lui apporter la gloire. Cependant, l’objet de son action est double et peut lui permettre de demeurer innocente et susciter le pathétique à la fois : son mariage lui permettrait d’épargner Mustapha.
La déconstruction de l’acte d’exposition met ainsi au jour toute l’ambigüité de l’héroïne. Sur ces bases l’action s’engage.
Au sérail, la fluctuation des désirs érotiques du Sultan est la règle.
L’exorde de Circasse célèbre un mouvement de va et vient du bonheur (v.11 à 28) au malheur (v.31 à 56) qui prend pour point d’articulation une formule sentencieuse (v.29-30). Le malheur de Circasse est du aux changements d’un « Monarque amoureux » (v.31) qui a porté Roxelane progressivement en sa place. La métaphore du naufrage et du port (v.131-132) est une expression conventionnelle des aléas du sort. La fin d’une relation passée se poursuit par un revers de fortune. Roxelane est favorite et puisqu’elle a déjà un fils, Circasse subit la menace de la loi du fratricide. Tout se passe comme si le sort des protagonistes était scellé dans la continuation d’une situation déjà entamée et presque résolue. Desmares présente ici la résolution du drame selon le « rite de l’inauguration en forme de dénouement »op. cit., p.170.
Pourtant, Roxelane ne craint pas les hasards du sort. Son apparition (I, 2) poursuit la métaphore du naufrage et du port qui place le déroulement de la pièce sous l’autorité de la fortune. Or, la fortune revêt un sens particulier dans l’œuvre de Desmares. La fortuna machiavélienne. Avant d’obtenir le consentement du Mufti, Roxelane affirme tenir un chemin (qui) n’est pas la violence (v.217). Cette expression se dit dans la langue classique « des voies (…), des moyens qu’on a pour parvenir à quelques fins »Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, art. « chemin ».
Et lors que vous sçaurés mes moyens infaillibles, Vous ne jugères pas mes desseins impossibles, v.233-234
Cette notion de fortune, au sens machiavélien du terme, n’est en rien aléatoire mais organisée et pensée dans tous ses aspects. Elle dirige la composition de l’œuvre et explique la construction de l’action.
Comme l’écrit Sylvie Requemora, la turquerie de Desmares est synonyme de « fourberie machiavélique orientale d’autant plus exotique qu’elle est le fait d’une femme. »Les turqueries : une vogue théâtrale en mode mineur, Littératures classiques, 51, 2004, p.142.
On devine aisément ce qui a pu intéresser Desmares dans cette histoire. Roxelane devient Sultane reine par la voie juridique. Elle parvient au pouvoir parce qu’elle se comporte en reine dès sa première apparition, non en concubine de statut inférieur amoureuse du Sultan. Par là, elle s’affirme comme une héroïne tragique. En effet, Roxelane est célèbre pour avoir été plus forte que « le Législateur », comme le surnomment les Turcs (Kanuni). La pièce de Desmares qui choisit d’exploiter le sujet de la conquête de Roxelane est une pièce judiciaire qui se plie aux impératifs de la législation ottomane.
Enoncé du problème juridique :
Les lois ottomanes empêchent les sultans de se marier.
Le sultan jouit librement de ses prérogatives sur les sultanes.
Le sultan dispose du droit de libérer les esclaves.
La loi religieuse proscrit de partager la couche d’une femme libre.
Le Sultan ne peut pas modifier la loi religieuse, la sharia.
La loi coutumière empêche le Sultan d’exécuter un sujet sans motivations juridiques.
Le Kanuni peut abroger une loi civile au profit de la religieuse à condition qu’elle soit d’intérêt public.
La loi religieuse autorise le mariage entre une femme libre et le sultan.
L’obstacle que Roxelane doit surmonter est prescrit par la loi civile qui refuse aux sultans le mariage.
L’organisation des obstacles mis en place dans Roxelane exploite un mode rare dans le genre tragi-comique. La combinaison de ces obstacles est inhérente à l’exploitation par Desmares « de circonstances transcendantes, tels un oracle, une loi civile ou un impératif religieux. »op. cit., p.142.
En souhaitant l’érection d’un temple et d’une institution de charité Roxelane provoque l’obstacle de sa condition d’esclave (Un esclave ne dispose de liberté spirituelle). Elle obtient son affranchissement. Refusant la couche de Soliman elle réveille en lui « l’âme d’un barbare » (v.746). C’est alors sa condition de sujet libre qui est litigieuse (La loi religieuse proscrit de partager la couche d’une femme libre.). Par là elle met fin à sa relation avec le Sultan. Si Soliman la désire, il doit transgresser la loi civile. Cette transgression se heurte à plusieurs obstacles. D’abord un obstacle passionnel. Elle provoque la fureur du Sultan qui l’emprisonne et menace de la tuer. Là s’opère la rencontre entre passion amoureuse et nécessité. Ensuite un obstacle politique, l’affranchissement de cette loi jette le discrédit sur la personne du roi (v.1497). Le dépassement de l’obstacle final concrétise la stratégie de Roxelane et « révèle », a posteriori, l’entière combinaison des obstacles.
Dans la pièce, la loi religieuse l’emporte sur la loi civile au profit de Roxelane. Elle oppose la législation séculaire, le kanun, à la loi religieuse, la sharia, obligeant une modification de la première. La résolution systématique de ces obstacles répond au même motif de logique. La fonction d’adjuvant du Mufti se réalise à deux moments essentiels, celui de la construction de la Mosquée et celui du refus de Roxelane ; dans les deux cas il est écouté par Soliman. En effet, le mufti est le représentant religieux du Sultan et c’est à ce titre qu’il fait preuve d’un pharisaïsme cocasse pour permettre à Roxelane d’accéder au pouvoir. Son hypocrisie religieuse est d’ailleurs cernée par le Sultan qui dit que « pour (Roxelane) il fait parler l’authorité des Lois » (v.1507). Ses « pompeux raisonnements », ses « magnifiques paroles » (v.1421) sont en fait le moyen de créer un environnement propice pour que le Sultan l’écoute, et de proposer in extremis le « moyen » du mariage (v.1459), remettant au Sultan le jugement final :
En fin jugez, Seigneur, qui doit ceder des deux De la Loy de la terre ou de celle des Cieux. v.1494-1495
Soulignons à nouveau, l’originalité du cas de Roxelane est donc qu’elle fait s’opposer la législation séculaire, le kanun, à la loi religieuse, la sharia, obligeant une modification de la première. La loi séculaire ne doit pas aller à l’encontre des prescriptions de la loi religieuse.
Les obstacles et leur résolution, liés par une relation d’implication nécessaire, expliquent la régularité de la pièce. Dominée par le couple mécaniste Roxelane-Mufti, la construction par imbrication empêche la création d’un nœud. Cette forme particulière est la stricte conséquence de la construction à rebours à partir de la matrice tragique.
Contraint par cette progression, la passivité de l’opposition a une cohérence sur le plan dramaturgique. De la même façon que les obstacles cèdent insensiblement devant Roxelane, les opposants s’effacent devant la progression mécanique de l’héroïne.
Le lieu du sérail est le lieu de la souveraineté du Sultan et de ses désirs. Le schéma actanciel de Roxelane révèle cette situation particulière où le roi est à la fois l’objet amoureux de la conquête et, en tant que sujet politique, une force d’opposition potentielle. Roxelane prévoit d’exploiter la passivité d’un roi en proie à ses passions. Dans sa première apparition (II, 1), Soliman revêt la figure typique du roi-juge. Nous est présenté un Sultan soucieux de ne pas privilégier le sérail au dépens de son peuple (v.507-508), surpris par l’audace d’un projet de mariage qui réduirait sa puissance (v.532-533), d’autant qu’il maitrise l’ambition de ses Sultanes (v.535-536). Mais ces éléments ne sont le fait que d’une pragmatique et ne se concrétisent pas dans un comportement politique. Ainsi, méprisant les mises en garde d’Acmat, le Sultan autorise la construction de la mosquée sans s’accorder de délai de réflexion. Et il ne se soucie guère de manquer de clairvoyance devant ses conseillers. Il donne publiquement une image de « roi aimant » qui se soumet aux désirs de celle qui l’aime.
Mais puisque votre humeur à ce dézir vous porte, Quoy qu’indigne de moy vous l’obtiendrez, n’importe. v.645-646
Les images d’amour de Soliman pour Roxelane sont nombreuses et se réalisent pleinement dans leur confrontation à la logique politique à deux moments : dans les stances de Soliman (IV, 1) et dans le seul échange privé qu’il a avec Roxelane (IV, 4). Soliman est confronté à un dilemme psychologique entre la clémence amoureuse et la rigueur politique, entre le pardon de Roxelane et une condamnation exemplaire ; et la primauté du cas de Roxelane sur les affaires politiques est sans cesse rappelée :
Puisque chez moi mes passions Me causent plus de mal, me donnent plus d’alarmes Que la rebellion de mille nations v.1111-1113
Cette primauté est renouvelée dans l’échange avec Roxelane. Le contraste entre les deux discours est flagrant. Soliman profite de l’intimité de l’échange pour l’infléchir en faisant appel à la topique de la naissance de l’amour (v.1187-1190) et au désespoir amoureux dont il souffre (v.1194, 1215-1216, 1229-1230, 1241-1242) tandis que Roxelane invoque mécaniquement le respect de la loi religieuse (v.1202, 1206, 1210, 1217, 1244, 1252). Soliman n’y opposera que la topique galante de la belle insensible (v.1205, 1225).
Le sultan n’est qu’un obstacle efficace à la progression de l’action. La construction de la mosquée a contraint Soliman à affranchir la Sultane. Et c’est selon le même schéma qu’il cèdera devant l’impossibilité de partager sa couche (ou de la tuer) en l’épousant. Soliman est un faux opposant et un éternel amoureux qui devant des situations qui lui semblent inextricables n’envisagera jamais l’abandon de Roxelane.
Circasse et Acmat, opposants traditionnels témoignent de la même passivité.
Acmat, qui a pour mission d’agir auprès de Soliman, est empêché dans son action par son type social. En présence du Sultan, ce dernier le rappelle à l’ordre (v.409-410), puis le ridiculise dans sa fonction de général (v.571-572). Cette manœuvre contraint Acmat à formuler dès le deuxième acte sa totale soumission au Sultan (v.576) qui se concrétise dès la scène suivante (II, 3) dans laquelle il est le spectateur muet de l’affranchissement de sa rivale.
Circasse se manifeste aussi par son silence. La scène finale mise à part, une seule scène met en présence Circasse, Roxelane et Soliman (IV, 3). Roxelane y poursuit son jeu mélancolique devant Soliman sans que Circasse ne fasse d’objections. La présence de Circasse n’est en réalité qu’un prétexte scénique. Elle est destinée à être renvoyée dans la scène suivante pour permettre un échange isolé en Soliman et Roxelane.
Nous constatons que les rares fois où Circasse et Acmat investissent leur rôle d’opposants correspondent aux situations, elles aussi rares, où Soliman se présente comme souverain. Malgré leurs efforts pour jeter le discrédit sur Roxelane, ils ne représenteront jamais une menace sérieuse. La gratuité de l’existence du couple Circasse-Acmat est même justifiée dans la scène finale. Ils n’y apparaissent que pour y décider leur mort (v.1585-1591) sous une forme proche de l’aparté qui donne l’impression qu’ils ne partagent pas le même espace scénique que les autres personnages.
Pour assurer un enchaînement d’actions combinées jusqu’au mariage de l’héroïne, on repère facilement les épisodes inventés par Desmares pour construire son intrigue. Ces épisodes, inclus dans l’action principale, sont des extrapolations de l’événement historique.
Les stances (III, 4, IV, 1) sont le double lieu des délibérations humaines et politiques. Elles révèlent les virtualités tragiques induites par la localisation au sérail. Roxelane décide de poursuivre sa stratégie au moment où le péril est le plus grand (vv. 861-864), elle est prête à « mour(ir) pour (ses) enfants ». Soliman est partagé entre la vengeance pour l’exemple politique et la clémence amoureuse. « Misérable », « déplorable », et « méprisé », Soliman semble accepter la douleur de l’exclusion amoureuse (vv.1015-1016). Ce monologue aux accents élégiaques prépare le revirement final.
Ces suspensions ont donc une cohérence sur le plan dramaturgique. Les épisodes soulignent la progression dramaturgique de manière cohérente, car ils doivent être toujours vraisemblables pour être croyable. Le dialogue du deuxième acte (II, 3) entre le mufti et Roxelane s’organise par souci de vraisemblance autour du thème de l’action entamée qu’il faut terminer (vv.695-696). On observe ce même souci de vraisemblance temporelle dans l’échange entre Circasse et Acmat (III, 2) qui réagissent à la construction de la mosquée. Enfin, les prières de Chamerie et de Rustan (III, 5) soulignent moins le pathétique de la condamnation que la détermination de l’héroïne.
Le « revirement » de Soliman achève l’action. Ce revirement pourrait apparaître contingent dans la mesure où, en sa qualité de souverain, le roi peut changer d’avis à tout moment. Mais l’étude de la pièce a révélé la subordination de ce revirement à la stratégie de Roxelane. Le hasard est en effet absent du dénouement d’une pièce entièrement construite sur la nécessité. Le dénouement est complet. Le sort de tous les personnages est fixé et le problème posé par la pièce trouve une solution. Soliman et Roxelane se marient selon des conditions précises (v.1603-1607), Circasse et Acmat vont « mourir ensemble » (v.1589), et le Mufti fait le serment d’être soumis (v.1608-1609) à Roxelane. Le dénouement est enfin rapide sans que cette rapidité ne vienne contredire le critère de complétude. La prise de paroles des personnages est réduite au minimum mais trouve sa vraisemblance dans le protocole du sacre. Le dénouement heureux de la tragicomédie est réalisé. Même la mort tragique de Circasse est modifiée dans un sens heureux par Acmat : « Allons et faisons voir par un coup genereux/Que qui sçait bien mourir n’est jamais mal-heureux. » (v.1590-1591). Généreux signifie courageux mais aussi noble et cette expression est une allusion explicite à la tragicomédie qui doit bien se terminer.
Roxelane est une proposition artistique. La mise en œuvre de l’Histoire est une transposition esthétique qui se veut à la fois conforme et supérieure sur le plan artistique à l’original. L’analyse dramaturgique a démontré la cohérence d’une action déduite de sources historiques. Cette cohérence apparaît comme un principe directeur de la composition de l’œuvre, tant dans le déroulement de l’action que dans les choix esthétiques de l’auteur.
Si la fiction ne fait qu’exploiter une virtualité dramatique incluse dans la source, elle a pour but de créer l’illusion d’une action véritable.
D’une part, la pièce met en scène les grands et les puissants. Le lieu du sérail n’abritant que le sultan et son entourage, à l’exception des pages et des janissaires, les acteurs sont des représentants de la noblesse turque : un Sultan, deux “ Sultanes ”, un dignitaire religieux, trois bassas – c’est-à-dire des chefs de l’armée turque – et une princesse. L’absence d’intervention de personnages extérieurs au palais renforce cet isolement recréant un inlandEssais critiques, Paris, Seuil, 1991. Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1580-1680) : le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988, p.482.
D’autre part, la pièce met en scène l’ascension extraordinaire de l’esclave qui devint reine. La proximité des liens entre politique et passion explique l’intérêt manifeste que suscite l’histoire de Roxelane. La ruthénienne transgresse la loi civile, s’oppose au pouvoir du Sultan, mais s’assure du soutien de l’autorité religieuse. Hormis l’exploit politique, ce sont les interrogations sur la vertu du personnage féminin qui emportent l’intérêt du spectateur. Le Sérail est un inland dont la fonction est de contenir l’information. Ce sont les fantasmes attachés au comportement de Roxelane qui font l’intérêt de la pièce. Il nous apparaît que dans le but de créer l’illusion d’une action véritable, Desmares a constitué de façon cohérente l’ambigüité du personnage par un travail esthétique sur la vertu.
Le roi est la figure souveraine de la pièce. Sa fonction guerrière est rappelée par des images violentes de domination des peuples soumis à la force du « cimeterre » (v.1366). Cette exploitation de la force guerrière passe par le rappel de grands faits militaires (v.391, v.1506). Il incarne régulièrement la fonction de roi juge (v.1091, 1094) et porte un souci particulier aux lois anciennes dont il se porte légataire (v.544-545). Ces autoreprésentations ne font jamais l’objet d’une politique mais d’une pragmatique. Comme l’a souligné l’analyse dramaturgique, ces attitudes ne sont que des postures, et s’il endosse l’ethos du roi, il succombe toujours aux désirs de Roxelane (v.404, v.631-632, v.1036-1037, v.1145), multipliant les images d’un amour passionné (v.1531, v.1533, v.1429, v.1430, v.1425, v.1194). Toutes les tragicomédies s’accordent à exploiter la faiblesse, la naïveté, en somme l’humanité des rois. À l’instar d’un roi typiquement tragicomique, Soliman est amoureux parce qu’il est humain et faible. Cette convention prive le roi de la responsabilité politique de ses actes au point qu’il permet l’insubordination politique (II, 1) et subit le machiavélisme de ses conseillers (v.405-408). Cependant le conflit entre Roxelane et Soliman sert la matière tragique. Ce roi demeure puissant et la question de sa légitimité fonde le drame.
Le comportement de Soliman n’outre pas la vraisemblance puisque l’univers passionnel du sérail le permet. Sa méconnaissance manifeste des lois, notamment religieuses (v.659), la précipitation de ses décisions et de ses revirements apparaissent en effet justifiées par la passion qui brouille sa raison. Comme il le confesse dans les stances (IV, 1), sa passion lui a causé “ plus d’alarmes que la rébellion de mille nations ” (v.1012-1013). Si Soliman n’endosse pas l’image barbare et cruelle que le XVIIème siècle a constituée en mythe c’est aussi parce que l’action se déroule dans la phase de son règne où il connaît la paix aux frontières, la paix sur le plan intérieur, et que nul ne conteste sa souveraineté. Ce qui pourrait être envisagé comme un emportement tyrannique n’en est pas. La condamnation d’emprisonnement qu’il prononce à l’encontre de Roxelane, si spectaculaire soit-elle, est moins le fait d’un tyran que d’un roi animé par la furor amandi. L’exploitation du motif de la tête coupée (v.757) et le tableau de Roxelane jetée dans l’enfer de la prison (v.1279-1292) ne doivent être interprétés que comme l’expression du ressentiment amoureux du Sultan. L’humanité de Soliman est suggérée en liste liminaire dans laquelle il n’est pas présenté sous sa fonction sociale mais seulement sous son nom. Les stances de Soliman (IV, 1) illustrent les traits conventionnels sur la condition pitoyable de la vie des rois. Dans ce moment de délibération amoureuse, il apparaît plus à plaindre que ses sujets, car sa condition noble le transporte d’un extrême à l’autre de la fortune.
La convention littéraire de la tragicomédie présente le héros tragicomique comme le jouet du hasard et du sort, de la fortune. L’incertitude dans laquelle il agit est le miroir de l’incertitude du spectateur, qui attend lui-même de savoir quel sera le dernier revers de fortune. En portant à la scène un personnage qui agit selon la fortune machiavélienne, Desmares rompt avec cette convention. L’ascension totale de Roxelane qui passe du statut d’esclave au rang de sultane reine est un extraordinaire destin, type même du renversement de fortune dont Aristote considérait dans sa Poétique qu’il constitue le sujet fondamental de la tragédie. Cependant, ce renversement de la fortune est contingent à la vertu de l’héroïne.
La déconstruction de l’acte d’exposition traduit l’ambigüité de Roxelane qui nous apparaît sous des traits radicalement différents. Au début de l’intrigue, elle apparaît comme renversant les lois du sérail, outrageant toute modestie, et ne connaissant pas la constance de l’amour (v.254). Mais la suite de l’intrigue montre sa constance et sa détermination (v.1211), même dans les périls les plus extrêmes (v.1080). Ce caractère à la fois audacieux et résistant, comme lorsqu’elle refuse de céder à la passion de Soliman malgré la menace qui pèse sur elle, est emblématique de la « Femme de courage »op.cit., p.106.Odes :
Telle est la Femme de courage : La foule affreuse des malheurs. Ne peut déconcerter ses mœurs ; Ne peut altérer son visage. Dans les temps les plus turbulents, Sous les vents les plus violents, A l’orage, au tumulte, elle fait résistance. Et sous les traits pressants du mal qui la poursuit. Semble un Soleil d’hiver, que son Intelligence, A la pluie, à la grêle également conduit. LE MOYNE P., Odes, cité par D. Chataignier,op.cit., p. 106.
La sensualité de Roxelane pourrait contrevenir à l’image de la femme forte ou de la femme de courage. Mais, bien que la Sultane manipule l’amour pour arriver à ses fins, elle ne peut être reliée à la lignée des femmes dépravées que la littérature morale du XVIIe citait en contre exemple : Roxelane ne parjure jamais sa condition comme femme de qualité. Ainsi, lorsque qu’elle invoque la loi religieuse pour refuser la couche de Soliman, c’est dans le dessein de se marier avec lui et d’assurer sa descendance. Sa seule faiblesse est de rester fidèle à son amour tout en y renonçant. La pièce de Desmares présente Roxelane comme une femme attentive à protéger la vie de sa progéniture, qui réussit à employer son intelligence pour se préserver des tumultes du monde oriental. Ce comportement à la fois machiavélique, féroce, mais moralement justifié, est de nature à susciter la crainte et la pitié. Il synthétise toute l’ambiguïté du personnage, que le dramaturge a choisi de créer à partir de l’Histoire.
Au plan de la représentation, l’esthétique de la vertu est offerte par la médiation symbolique des objets que sont le coran et la couronne.
Bien que ce ne soit pas mentionné dans la pièce, nous formulons l’hypothèse que le Mufti soit représenté tenant le Coran en la main. La liste liminaire présente le mufti comme le « Souverain Prestre de la Loy de Mahomet ». Dès sa première apparition en scène (I, 3), Roxelane l’appelle « père » sur le mode religieux. Au plan des costumes, on se représente le vêtement du Mufti différent peu de celui du Sultan : un habit richement décoré, et un turban. Pour le spectateur du XVIIe siècle, la propriété de l’objet – coran identifie le personnage de « Souverain Prestre de la Loy de Mahomet ». Sur six apparitions, le Mufti incarne quatre fois l’autorité temporelle dans des assemblées politiques. La loi religieuse est toujours invoquée mais jamais littéralement (v.1441-1444). Par sa propriété l’objet assure au Mufti l’autorité religieuse.
La couronne est « une marque de dignité, ornement que les Rois et les Souverains mettent sur leur teste pour marque de leur pouvoir absolu, et sur tout dans les grandes cérémonies »op.cit., art. « couronne ».
Les apparences de Roxelane révèlent une dynamique entre deux systèmes de valeurs différents. Tantôt elle se présente comme une femme pieuse, préoccupée par sa vertu, tantôt comme une femme habile dont on ne peut véritablement connaitre les desseins. La pièce développe tout à la fois le discours de la toute puissance des biens terrestres, et de leur dévaluation au profit de la vérité révélée. L’appétit de pouvoir de Roxelane s’affirme pour le spectateur. Lorsque l’action s’engage, le Mufti met en cause la vanité de son ambition politique (« Le pouvoir absolu que l’Empereur vous donne Est indigne de vous sans avoir la couronne ? » v.161-162), une ambition qui méprise autant la terre que le ciel (« Malgré toutes les lois j’obtiendray la couronne. » v.226). La proximité de la réussite anime son envie de pouvoir (v.696).
Pourtant, la stratégie dépend de sa conversion à la loi ottomane. Elle a proposé l’érection d’une Mosquée sans laquelle elle n’aurait pu obtenir sa liberté. Elle dit avoir retiré de son nouveau statut « les lois et la science de la Religion, et de la conscience » (v.1145-1146) dont « l’autorité » (v.1151) l’a contrainte à refuser la couche de Soliman. Les deux autres apparitions du Mufti se font dans des entrevues privées avec Roxelane (I, 2 ; II, 3) au cours desquelles ils ne portent jamais à la scène une stratégie. Or, la parfaite coordination de leur action signale au spectateur que sa mise au point se fait hors scène. Ces indices sont autant de signes de leur connivence.
Le mufti est le médium de la parole du Coran. À la fois objet et sujet, la matérialité du Livre véhicule un discours propre par sa valeur symbolique Par un système de signes disséminés dans la pièce, les discours du Coran et de la couronne construisent l’argumentation du poème composé.
Soliman le Législateur confirme la victoire de Dieu sur le temporel. « Cedez humaines Loy cedés à la Divine. Cedez raisons d’etat aux volontés des Cieux. » (v.1529-1530). La conversion de Roxelane est doublée sur le plan du symbole par le sublime de la grâce religieuse qui possède en elle-même une valeur dramaturgique : elle rend vraisemblable le retournement, et ainsi légitime le déroulement de l’action. Roxelane acquiert finalement l’objet convoité par la voix de Soliman : « Montez, vous dis-je, et prenez la couronne » (v.1601).
1 vol. in-4°, 102 p. (Erreur de pagination sans manque. Saut de la page 56 à la page 59).
[I] : page de titre.
[II] : verso blanc.
[III-IV] : épître dédicatoire.
[IV-V] : privilège du roi.
[VI] : liste des personnages.
7-102 : texte de la pièce.
Roxelane de Joseph Desmares est publiée en 1643, il existe une seule édition. Nous avons eu accès aux exemplaires de la Bibliothèque National de France des sites Tolbiac, Arsenal, et Richelieu ainsi qu’à celui de la Bibliothèque de l’université de la Sorbonne. Ces exemplaires sont rigoureusement identiques.
Tolbiac :
Arsenal :
Richelieu : 8- RF- 6016, 8- RF- 6017
Sorbonne : RRA 8= 435
ROXELANE / TRAGI-COMEDIE. / [armoiries du Royaume de France : une épée nue sur deux sceptres en sautoir surmontés des armes de France et de Navarre ; une palme et une branche d’olivier ; la devise d’Henri IV DUO PROTEGIT UNUS signifie littéralement un seul en défend deux c’est –à-dire un même glaive défend les deux royaumes ; au-dessus le blason de France, d’azur à trois fleurs de lys d’or et le blason de Navarre, de gueules, aux chaines d’or en croix en sautoir et en orle allumées au cœur de sinople ; les L sont une référence à Louis XIII qui meurt en 1643 / A PARIS, / Chez / [accolade ouvrante] Antoine de Sommaville, à l’Escu de France, dans la Salle des Merciers. ET Augustin Courbe, Lib. Et Impr. De Mons. Frere du Roy, à la Palme, en la mesme Salle. [accolade fermante] au Palais. / Desmares (manuscritement) / [filet] / M.DC.XLIII / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
v.26 : « allors »
v.37 : « S i »
v.43 : « allors »
v.82 : « qu’el’ »
v.87 : « couroux »
v.102 : « de∫∫endre »
v.209 : « le crimes »
v.238 : « rétre »
v.273 : « aage »
v.282 : « creu »
v.380 : « Quy vives »
v.389 : « surperbes »
v.423 : « Amat »
v.468 : « un »
v.469 : « tirannie »
v.510 : « étaindre »
v.550 : « sentant »
v.585 : « Ell’ »
v.613 : « crée »
v.659 : « contester »
v.745 : « separe »
v.747 : « ny »
v.795 : « valleur »
v.835 : « Alons »
v.1056 : « vaincoeur »
v. 1127 : « détrui »
v.1322 : « quicourt »
v.1329 : « ACMAT. ROXELANE. »
v.1441 : « deppendance »
v. 1454 : « d’abbord »
v.1469 : « rebuttée »
v.1486 : « publiq »
v.1583 : « Mussulmans »
Le texte que nous allons présenter suit fidèlement l’édition originale de 1643, dont nous reproduisons la pagination entre crochets à la droite du texte.
Nous avons conservé la graphie de l’édition originale en rétablissant pour une meilleure lisibilité la distinction entre i et j et entre u et v, en transformant le ∫ en s, en résolvant la tilde (vv.464, 466) et en simplifiant la ligature « & » en « et ».
Nous avons aussi rétabli les accents diacritiques :
Établir une édition critique conduit à s’interroger sur la conservation de la ponctuation originale. Une habitude ancienne consistait plutôt à moderniser la ponctuation jugée trop erratique pour être conservéeLa Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIème siècle, Droz « Travaux du Grand Siècle », 2007. e siècle, si le point indiquait peu ou prou la fin d’une phrase, les signes de ponctuation n’étaient pas le signe d’une rupture grammaticale mais marquaient une pause plus ou moins longue dans la déclamation du texte. Aussi les points d’interrogation et d’exclamation sont révélateurs d’une déclamation spécifique à valeur proprement musicale. Ainsi, même lorsque la phrase qu’il conclut n’est pas stricto sensu interrogative, le point d’interrogation indique que la voix du comédien doit monter.
Nous avons était contraint d’harmoniser la ponctuation, le compositeur ayant semble-t-il fait des erreurs au détriment de l’intelligibilité du texte.
Le texte original se caractérisait souvent par une absence de ponctuation. Nous avons donc ajouté :
Nous avons également supprimé des points dont l’emplacement n’était pas justifié aux vers 109, 715, 1050, 1060, 1220 et un point d’interrogation au v.1254.
Nous avons enfin transformé certains signes de ponctuation. A plusieurs reprises, le point a été transformé en point d’interrogation (vv. 936, 1158, 1212, 1242, 1256, 1308, 1473, 1483, 1527) ou en virgule (vv.430, 1114, 1282, 1368, 1604). Nous recensons un cas où le point d’interrogation a été transformé en point d’exclamation (v.834) et le point virgule en point d’interrogation (v.374).
L’adjectif interrogatif quelle apparaît dans le texte original sous la forme « qu’elle » (vv. 899, 942, 1049, 1088) que nous avons rétablie.
Nous observons également la concurrence entre les désinence és et ez à la deuxième personne du présent des verbes que nous avons conservée. Nous avons du néanmoins rétablir l’accentuation sur les formes en és aux vers 84, 329, et 721.
Mademoiselle,
Tant de belles qualitez que vous possedez devoient deffendre à Roxelane qui conoist ses déffaux, de se presenter devant vous, si vos bontez aussi connuës que vos autres vertus ne luy en eussent donné la hardiesse. Mais quand elle a sçeu que vous estiez la protection de ceux qui en ont besoin ; et particulièrement des Muses qui vous en doivent leurs reconnaissances, elle a mieux aymé pecher contre la discretion en se mettant en hazardDictionnaire de l’Académie rapproche « se mettre en hazard » de « courir hazard » ou de « s’exposer au hazard ». Mademoiselle, que toutes les personnes raisonnables reverent, et en faveur de laquelle ils pardonneront aux mauvaises choses qu’ils y trouveront, et donneront des applaudissements aux mediocres. Quoy que l’ordinaire presomption de ses pareilles soit de pretendre à l’immortalité et de la faire esperer à ceux qu’elles honorent, elle a des sentiments assez modestes d’elle mesme pour y renoncer, si votre nom pour lequel le temps aura du respect ne prolonge sa durée. Ainsi, Mademoiselle, bien loin de vous promettre cet avantage, elle l’attend de vous, et au lieu de croire contribuer quelque chose à vostre renommée par les loüanges qu’elle vous pourroit donner, elle espere augmenter la sienne par les devoirs qu’elle rend à vostre merite. En effait, comme on ne peut rien adjouster aux choses achevées, la Nature ayant fait voir en vous une union parfaite de tout les avantages du cors et de l’ame : Il n’est point de plume si eloquente qui bien loin de rehausser vostre gloire n’en diminuast l’éclat par son impuissance. Ceste beauté merveilleuse, cet esprit incomparable, et ceste grandeur de courage exemplaire et pourtant sans exemple ont cela de choses divines qu’on ne peut mieux exprimer l’estime qu’on en fait que par un respectueux silence. C’est pourquoi, Mademoiselle , puisque le respect que je vous doy l’ordonne, je me tairay apres la protestation publique que je fais d’estre toute ma vie.
Mademoiselle,
Vostre tres-humble, et tres obeïssant
serviteur, Desmares
Par grace et Privilege du Roy donné à Paris le 16. de Mars 1643. signé par le Roy en son Conseil, Godefroy, il est permis à Antoine de Sommaville Marchand Libraire à Paris, d’imprimer un Livre intitulé, Theatre de Roxelane Tragi-Comedie, durant le temps de cinq ans. Et deffences sont faites à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles soient, de l’imprimer, ou faire imprimer, à peine de quinze cens livres d’amende, ainsi qu’il est porté plus au long par ledit Privilege.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le seiziesme de
Mars mil six cents quarante-trois.
Ledit Sommaville a associé audit Privilege Augustin Courbé, Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux.
Les Exemplaires ont esté fournis.
STANCESStances : « Strophes se terminant par des pauses fortement marquées ainsi que par des recherches de style, et contituant un monologue. » Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Appendice I, « Quelques définitions », Paris, Nizet, 1973. Jacques Scherer souligne le travail textuel permis par les stances. Le dramaturge quitte ici le métrage régulier (en alexandrins à rimes plates) de la tragi-comédie pour le système des stances. C’est un système de type lyrique caractérisé par l’alternance des vers (ici huit ou douze syllabes) et par sa structure (ici quatre dizains à rimes embrassées et un distique).
STANCES.
« Souvent, au XVIIe siècle, le verbe d’une d’une proposition relative, bien qu’ayant pour antécédent un pronom de la 1re ou de la 2e personne, se met à la 3e personne. » Haase, op.cit., §62, p. 149.
FIN
Les termes signalés dans le texte par une astérisque sont brièvement définis dans ce glossaire. Ne sont retenus que les termes dont le sens a évolué depuis le XVIIe siècle ou dont une acception n’est plus employée de nos jours. Les définitions sont extraites des ouvrages suivants :