Je vous envoie
La Belle Esclavede M. de L’Estoile, et je vous avoue que j’aimerois mieux avoir composé cette pièce que d’avoir acquis trois duchés et le titre de grand d’Espagne.Lettre de Pierre Du Pelletier à Jean Puget de La Serre, dans Lettres nouvelles, p. 145. Cité par Pellisson,Histoire de l’Académie française, Paris, 1858, t. I, p. 247. Pierre Du Pelletier (?-1680) était un poète français auteur de mazarinades. Jean Puget de La Serre (1600-1665) était essayiste et dramaturge.
Un contexte exotique, des revers de fortune soumettant des princes à l’esclavage, des amants séparés, le rapt d’une belle sicilienne, une succession de feintes morts et un dénouement marital : il est vrai que l’intrigue de La Belle Esclave réunit tous les éléments nécessaires pour assurer la réussite d’un poème dramatique divertissant. Or, si la pièce de Claude de L’Estoille rencontra un succès honorable à sa création, comme l’atteste la critique élogieuse du poète Pierre Du Pelletier, elle est aujourd’hui aussi méconnue que son auteur.
Pourtant, Claude de L’Estoille appartient sans conteste à l’élite de son temps : Académicien et poète officiel des ballets de Louis XIII après Bordier, il contribue, selon le jugement de Saint-AmantŒuvres complètes, Paris, P. Jannet, 1855, t. II, « L’Albion », p. 462. L’auteur apostrophe le dramaturge anglais Ben Jonson (1572-1637) et oppose les œuvres de celui-ci au génie français.La Belle Esclave, publiée en 1643, pendant l’âge d’or de la réflexion dramatique, nous permet d’autant mieux d’éclairer l’effervescence des enjeux et des débats de la vie théâtrale du XVIIe siècle qu’elle appartient à un genre longtemps négligé par la critique : la tragi-comédie. La Belle Esclave se situe précisément à la charnière de cet art dramatique en mutation, entre insouciance « baroque » à l’égard des revendications théoriques et prise de conscience d’un changement de goût vers la régularité.
La famille de L’Estoile, originaire d’Orléans, mais fixée à Paris, appartenait à la noblesse de robe et donna aux rois de France un nombre important de fonctionnaires. Le premier membre de renom de la famille fut Pierre Taisan de L’Estoile (1480-1537), l’arrière-grand-père de notre dramaturge, qui, docteur en droit de l’Université d’Orléans, devint sous François Ier président aux enquêtes du Parlement de Paris. Il eut Calvin pour élève et Théodore de Bèze pour amiDictionnaire de biographie française, sous la dir. de J. Balteau, M. Barroux, M. Prevost…, Paris, Letouzey et Ané, 1932-2010.
Le fils de Louis de L’Estoile ne fut autre que Pierre de L’Estoile (1546-1611), père de notre auteur. Pierre de L’Estoile est connu pour ses Mémoires-Journaux qui, s’ils constituent un témoignage historique sur les mœurs et les affaires de l’Etat des règnes de Henri III, Henri IV et Louis XIII, nous offrent également de précieux renseignements sur la vie privée de leur auteur. Celui-ci épousa le 24 février 1569 Anne de Baillon, fille de Jean de Baillon, baron de Bruyères-le-Châtel et sieur d’Ollainville, trésorier de l’Epargne. De cette union naquirent sept enfants : Marie, Louis, Anne (morte quelques jours après sa naissance), Anne, Marguerite, Louise et Elisabeth. À la mort de sa femme le 4 septembre 1580, Pierre de L’Estoile épousa en secondes noces, le 2 janvier 1582, Colombe Marteau, fille de Marteau, sieur de Gland, qui mourut le 21 octobre 1616. Elle lui donna dix enfants : Pierre, Marie, Mathieu, Louise, FrançoisRegistre-Journal du règne de Henri III, Introduction de Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck, les Textes littéraires français, Genève, Droz, 1992, t. I, p. 9.Journal, le chroniqueur relate diverses anecdotes sur sa nombreuse famille, épanche ses humeurs et livre ses inquiétudes relatives à sa situation financière. Il est vrai qu’en dépit de sa charge de conseiller et secrétaire du Roi et grand audiencier de la chancellerie de France, Pierre de L’Estoile, quelque peu accablé par sa progéniture, dut faire face à d’importantes difficultés financières. Ces difficultés expliquent que Claude de L’Estoille, selon Antoine Adam, « reçut une éducation inférieure à celle des jeunes gens de sa conditionHistoire de la littérature française du XVII e siècle, Domat, 1948-1952, rééd. Albin Michel, 1996, p. 360.
Claude de L’Estoille naquit à Paris où il fut baptisé le 13 septembre 1597. À l’âge de treize ans, son père parvint, en dépit de sa gêne financière, à lui donner un précepteur, un certain Michel Fovet. Pierre de L’Estoile rapporta dans son Journal sa rencontre avec le professeur :
Un jeune homme, nommé Fovet, recommandé pour ses bonnes mœurs et doctrines, me vint trouver céans, ce jour, et à la recommandation de quelques-uns de ma connaissance, cherchant dès longtemps condition : eus envie de le prendre en mon logis, pource qu’il me revenait fort, écrivait bien à mon gré, savait la musique, n’était pas ignorant des bonnes lettres, et aussi qu’outre la nourriture il se remettait comme à moi de lui donner ce que je voudrais pour l’instruction principalement de mon petit Hiérôme et Claude, auquel il apprendrait à écrire et la musique.
Pierre de l’Estoile, Journal pour le règne de Henri IV, texte présenté et annoté par André Martin, Paris, Gallimard, 1958, note du samedi 30 janvier 1610, p. 19.
Destiné à devenir page de Mademoiselle de MontpensierJournal pour le règne de Henri IV :
Mardi 28 décembre 1610, jour des Innocents, mon petit Claude, par un grand inconvénient, fut brûlé dans la garde robe de ma chambre, où, regardant dans un coffre avec une chandelle allumée qu’il tenait en sa main, le feu se prit à sa fraise, qui fut toute brûlée, puis au col, aux oreilles, au menton, et jà allait gagnant le visage et les yeux : qui était pour l’achever de consommer et perdre à jamais, n’eût été que Dieu, le conduisant comme par la main lui donna l’adresse, tout petit qu’il était, de déverrouiller la porte de la garde-robe où il s’était enfermé, et où nous entrâmes tout à point pour le secourir, mais non sitôt qu’il ne brûlat pour le moins demi-quart d’heure, avant que pouvoir éteindre le feu. […] Il était près d’entrer bientôt, sans cela, chez Mademoiselle de Montpensier, pour être son page, étant le plus beau de mes enfants et le plus adroit.
Pierre de l’Estoile, Journal pour le règne de Henri IV, éd. cit., note du mardi 28 décembre 1610, p. 202-203.
La carrière de page du jeune homme s’acheva avant d’avoir commencé dans la mesure où une mine avenante et un visage gracieux étaient nécessaires pour obtenir cette place auprès d’une noble dame. Claude de L’Estoille gardera toute sa vie les séquelles de son accident. Tallemant des Réaux affirmera « c’estoit un visage extravagant et difforme tout ensembleHistoriettes, éd. établie et annotée par Antoine Adam, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, t. II, p. 268.
Claude de L’Estoille se tourna alors vers une carrière poétique, signant l’ensemble de ses œuvres en doublant la consonne -l- de son nom de famille, alors que son père n’utilisait qu’un seul -l-. Nous ne connaissons pas les raisons de ce redoublement de consonne, puisque cette modification n’affectait pas la prononciation du nom, qui restait identique à celle du substantif étoile. Du reste, Pierre de L’Estoile, pour montrer que la prononciation de son patronyme correspondait à celle du substantif, avait traduit son nom en latin dans son testament en écrivant « Petrus StellaJournal pour le règne de Henri IV, éd. cit., p. 476.étoile n’est pas recensé par ThurotDe la Prononciation française depuis le commencement du XVI e siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1881-1883, t. II, p. 320 et suiv.
Claude de L’Estoille dut commencer à appartenir à un cercle lettré. Il fut l’ami du poète français Guillaume ColletetDésespoir amoureuxDésespoir amoureux, avec quelques lettres amoureuses et Poésies, par le Sieur Colletet, à Paris, chez Toussainct du Bray, 1622.Lettres amoureuses de Claude MallevilleHistoire de la littérature française du XVII e siècle, Domat, 1948-1952, rééd. Albin Michel, 1996, p. 361.
Quelques années plus tard, il collabora avec René BordierGrand Bal de la Douairière de BillebahautGrand Bal de la Douairière de Billebahaut, et de son Fanfan de Sotte ville, Ballet dansé par le Roy au mois de Février 1626, Paris, Mathurin Henault, 1626. Balet du Naufrage heureuxLe Balet du Naufrage heureux, dancé au Louvre devant sa Majesté, Paris, Nicolas Callemant, 1626. Le Sérieux et le grotesque ou Vers sur le sujet de Ballet du RoyVers sur le sujet du Ballet du Roy, à Paris, chez Mathurin Henault, ruë Clopin, près le petit Navarre, 1626. Il existe une autre édition In-8° dont les vers sont en lettres italiques, sous le titre suivant Le sérieux et le grotesque, ballet dansé par le Roy le 6 février 1627. Balet des Fols aux DamesLe Balet des Fols aux Dames, dansé au Marest du Temple, sans nom d’imprimeur, 1627.Pour Monsieur le Marquis de Coalin, représentant un Matelot et ceux Pour Monsieur de Poyanne représentant un rouge et bon temps, qui reveille Guillot le SongeurPour Monsieur le Marquis de Coalin, représentant un Matelot et Pour Monsieur de Poyanne représentant un rouge et bon temps, qui reveille Guillot le Songeur, sans nom d’imprimeur, 1627.Ballet de Monsieur, en 1627, mais le peu de renseignements dont nous disposons sur ce ballet ne nous permet pas de savoir si ces vers appartiennent au Ballet du Roy. Quelques autres vers de L’Estoille sont rassemblés sous le titre Petite pièce Sur l’anagramme de Monsieur de Montholon, baron de la Guierche, Conseiller du Roy en ses Conseils d’Estat et Privé, Intendant de la maison de Montpensier, sans nom d’imprimeur et non daté.
D’après Antoine AdamHistoire de la littérature française du XVII e siècle, op. cit., p. 360.
[…] on dit que L’Estoille Prend un peu trop de vent, qu’il enfle trop sa voile Qu’il se hasarde trop, et que, mauvais nocher, Il ne connoist en mer ny coste, ny rocher. Antoine Adam, Histoire de la littérature française du XVII, p. 361.esiècle, op. cit.
Il est probable qu’avant 1626 Claude de L’Estoille s’était rallié à Malherbe, car il obtint alors un honneur qui ne fut accordé ni à Colletet, ni à Malleville : quarante-six pièces de sa composition furent accueillies dans le Recueil des plus beaux versRecueil des plus beaux vers de Messieurs Malherbe, Racan, Monfron, Maynard, Boisrobert, L’Estoille, Lingendes, Touvant, Motin, Mareschal et autres des plus fameux Esprits de la Cour. À Paris, chez Toussainct du Bray, 1627. Clariss. VV. Mallerbaei et Stellae Carmina in laudem Illustrissimi Cardinalis RicheliiClariss. VV. Mallerbaei et Stellae Carmina in laudem Illustrissimi Cardinalis Richelii, Paris, 1627.Recueil des plus beaux vers en 1630, aux Nouvelles MusesLes Nouvelles Muses françoises ou les triomphes du roy et de monseigneur l’Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu, Paris, 1633. Sacrifice des MusesLe Sacrifice des Muses au grand cardinal de Richelieu, Paris, Sebastien Cramoisy, 1635. Parnasse RoyalLe Parnasse Royal ou les Immortelles actions du tres-chrestien et tres-victorieux monarque Louis XIII, par les plus célèbres esprits de ce temps, Paris, Sebastien Cramoisy, 1635.
L’Estoille participa également aux pièces dites des Cinq Auteurs. Ce groupe, formé par Richelieu, regroupait Corneille, Colletet, Rotrou, L’Estoille et Boisrobert. Ensemble, ils versifièrent La Comédie des TuileriesLa Comédie des Tuileries, par les Cinq Auteurs, Paris, Augustin Courbé, 1638. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, part II, vol. 2, p. 97.L’Aveugle de SmyrneL’Aveugle de Smyrne, tragi-comédie par les Cinq Auteurs, Paris, Augustin Courbé, 1638. Corneille ne participa pas à la versification de cette pièce, ni à la suivante, La Grande Pastorale. Le Théâtre du Marais, Nizet, 1954-1958, t. I, p. 55.La Grande Pastorale, représentée en 1637 à l’Hôtel de Richelieu, mais jamais publiéeHistoire de la littérature française du XVII e siècle, op. cit., p. 467.
Alors que notre poète s’était marié, de façon hâtive et malheureuse à la fille d’un procureurIbid., p. 268.op. cit., p. 248.
Selon une liste établie par Charles-Louis Livet dans l’Histoire de l’Académie françaiseIbid.La Belle Esclave est dédiée. Cette tragi-comédie, la première pièce de Claude L’Estoille, fut probablement écrite lorsque le poète avait quarante-cinq ans.
Quatre ans plus tard, en 1647, il donna à l’Hôtel de Bourgogne une nouvelle pièce, L’Intrigue des filous, qui semble avoir connu un beau succès à la Cour si l’on en croit l’épître placée à l’ouverture de la pièce écrite par Monsieur Ballesdens
Mais sans nul doute il vous suffit de meriter des Couronnes : et pas un excez d’humilité qui n’a point d’exemple
En 1752, Jean-Jacques Rousseau, lui, assista à la représentation du , vous avez voulu éviter l’occasion d’en recevoir une de ces mains royalles, qui les distribuent à ceux qui sçavent regner comme vous sur les Esprits. Je ne crois pas jusques à présent qu’il y eust de Philosophie si severe, que de vous obliger à fuyr tant d’honneur avec tant d’indifference ; ny d’Autheur si humble ou si delicat, que de s’absenter comme vous de la plus belle Cour de l’Europe, de crainte d’estre incommodé de ce battement de mains, dont le bruit, quelque grand qu’il soit, charme toujours le cœur et les oreilles des autres. Mais si les grandes assemblées vous sont importunes […].Devin de Villageà Fontainebleau, mais il refusa aussi d’être présenté au roi.Cf. Les Confessions, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, livre VIII, p. 376 et suiv.Lettre de M. Ballesdens à M. De Lestoille, préface àL’Intrigue des filous, Paris, Antoine de Sommaville, 1648.
L’Intrigue des filous sera la dernière pièce achevée de L’Estoille. Pellisson note l’extrême attention avec laquelle notre dramaturge composait : « Il travailloit avec un soin extraordinaire, et repassoit cent fois sur les mêmes choses : de là vient que nous avons si peu d’ouvrages de luiop. cit., p. 249.Le Secrétaire de Saint-Innocent
En vain dans nos écrits et dans nos témoignages Nous voulons à l’Etoille ériger un Tombeau, Puisqu’il s’en est bâti dans ses propres ouvrages Un qu’il a bien rendu plus durable et plus beau. Claude-Pierre Goujet, Bibliothèque françoise, ou histoire de la littérature françoise, Paris, 1741-1746, t. XVI, p. 155.
L’Estoille bénéficia encore d’une bonne réputation au XVIIIe siècle, au moins comme poète. Ses vers furent en effet réimprimés dans la Bibliothèque d’Adrien-Claude Le Fort de la MorinièreBibliothèque poétique ou Nouveau choix des plus belles pièces de vers en tout genre, t. IV, Paris, Briasson, 1745.Cent Poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVII e siècle
Mais le fascheux métier, que celuy d’un Poëte ; Et qu’il faut bien avoir l’esprit fait de travers, Pour croire que sans peine, on face de beaux Vers ! Il faut pour les polir, donner cent coups de Lime, Et chercher cent raisons, pour trouver une rime.
Cette remarque du personnage Aglante, qui prend le nom de Philène au moment où il prononce ces vers à la scène 2 de l’acte II de La Comédie des TuileriesLa Comédie des Tuileries, par les Cinq Autheurs, éd. cit.Art poétique « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, / Polissez-le sans cesse et le repolissez », l’auteur de La Comédie des Tuileries propose une image du poète plus laborieuse que la tradition de l’enthousiasme divin ne l’admet.
Mais cet auteur, quel est-il ? Pièce écrite à plusieurs mains pour répondre aux souhaits de Richelieu, La Comédie des Tuileries réunit en effet quelques-uns des auteurs les plus renommés de l’époque : Corneille, Rotrou, Boisrobert, Colletet et L’Estoille. Les cinq poètes, après avoir reçu le « dessein » en prose de la pièce conçu par Jean Chapelain, se répartissaient sa versification en se consacrant chacun à un acte. Les travaux de Richard Parkerop. cit., p. 59-60.La Comédie des Tuileries à Claude de L’Estoille. Les comparaisons que nous établissons entre cette pièce et La Belle Esclave peuvent en constituer une preuve :
Quelques-uns de ces rapprochements peuvent être de simples coïncidences, dans la mesure où certains, telle la figure du « naufrage au port », appartiennent à des lieux communs du théâtre du XVIIe siècle, mais pris ensemble, ils semblent corroborer l’idée selon laquelle un même auteur serait à l’origine des deux productions. En outre, au-delà de ces simples similitudes d’expression, il est à noter que l’acte II de La Comédie des Tuileries présente une tonalité essentiellement lyrique, laissant peu de place à une progression proprement dramatique. Claude de L’Estoille en est donc probablement l’auteur puisqu’en 1635La Comédie des Tuileries fut jouée devant la Reine Anne d’Autriche en 1635 et publiée en 1638.
Quant à L’Aveugle de Smyrne, la paternité du dernier acte de reviendrait à L’Estoille ; une comparaison des vers de la pièce avec La Belle Esclave tend à prouver une facture commune entre les deux pièces :
D’autres similitudes de versification apparaissent entre les précédents actes de L’Aveugle de Smyrne et La Belle Esclave. On peut considérer ces ressemblances comme des réminiscences de L’Estoille, conscientes ou non, de la production des quatre confrères ayant travaillé chacun à un acte de la pièce :
L’honneur est également considéré plus important que la vie dans les deux pièces :
On trouve aussi l’idée romanesque de l’amour excusant toutes les actions :
Enfin, quel que soit l’acte qu’ait effectivement versifié Claude de L’Estoille, ce qui importe est de percevoir que La Belle Esclave s’inscrit dans une filiation avec les précédentes pièces auxquelles notre dramaturge fut associé. Si l’expérience du groupe des Cinq Auteurs s’achève après la représentation de L’Aveugle de Smyrne, la collaboration voulue par Richelieu aura été formatrice pour notre poète.
Claude de L’Estoille, en se tournant vers une carrière dramatique, suit ainsi les modes littéraires de son temps, dans une volonté d’émulation avec ses paires. Il compose alors, probablement au cours de l’année 1642, La Belle Esclave, pièce en cinq actes et en vers, critères essentiels pour qu’un dramaturge puisse accéder à une reconnaissance littéraire. Il paraît dès lors intéressant de déterminer quelles furent les raisons pour lesquelles Claude de L’Estoille choisit de composer pour sa première pièce une tragi-comédie, au détriment d’autres genres comme la tragédie qui, au cours de la décennie 1630-1640, connaissait pourtant une véritable renaissance.
Nam me perpetuo facere ut sit comœdia, Reges quo veniant et di, non par arbitror. Quid igitur ? Quoniam hic servus quoque partes habet, Faciam sit, proinde ut dixi, tragico-comœdia. « Car faire d’un bout à l’autre une comédie d’une pièce où paraissent des rois et des dieux, c’est chose, à mon avis, malséante. Alors, que faire ? Puisqu’un esclave y tient aussi son rôle, j’en ferai, comme je viens de la dire, une tragi-comédie », Plaute, Comédies, éd. Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1932, rééd. 1976, p. 13. Cité par Hélène Baby,La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 15.
Ainsi la paternité du terme de « tragi-comédie » revient à Plaute, qui, dans le prologue de l’Amphitryon, délègue à son personnage Mercure le soin de la dénommer la pièce. Premier témoignage d’une qualification à première vue paradoxale, la référence au comique latin prétend attester de l’ancienneté du genre tragi-comique. Au XVIIe siècle, à l’époque où la filiation avec les Anciens garantit la légitimité d’une pratique littéraire, la création sémantique de Plaute servira de caution à la justification d’une poétique aux contours apparemment mouvants. Mais la formulation de Plaute, ne constituant qu’une plaisanterie dont le but était de justifier une comédie hybride, présentant des dieux et des héros, n’ouvrit pas la voie à un genre nouveau.
La tragi-comédie naît véritablement en France dès 1582 grâce à la « tragécomédie » de Robert Garnier, Bradamante, qui donne au genre son orientation définitive. La tragi-comédie tente alors de se constituer progressivement en catégorie autonome et procède à sa propre légitimation autour des années 1628-1630. La préface de Tyr et Sidon, écrite en 1628 par Ogier et celle de la Silvanire de Mairet en 1631, contribuent, parmi tant d’autresCf. Giovanni Dotoli, Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
En dépit de ce succès, le genre ne cessera de se heurter aux critiques des théoriciens dits « Réguliers », condamnant une poétique qu’ils jugent volontiers protéiforme. Son hybridité, héritée du terme paradoxal de « tragi-comédie », est en effet considérée par les tenants de la régularité comme une monstruosité. Aussi l’abbé d’Aubignac refuse-t-il d’accorder à la tragi-comédie son statut de genre et affirme l’impossibilité d’un tel mélangeLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 33.
La tragédie renaît alors avec La Sophonisbe de Mairet et affirme sa prédominance à partir des années 1640, peu de temps avant que Claude de L’Estoille ne produise La Belle Esclave.
Dans cette perspective, comment peut-on expliquer que notre dramaturge privilégie un genre sur le déclin et, qui plus est, se heurtant aux attaques des théoriciens réguliers qui s’efforcent de le faire disparaître ?
Tout d’abord, malgré la véhémence de ses détracteurs, la tragi-comédie n’a pas atteint son heure dernière, comme le prouve le travail d’Alain Riffaud qui recense dix-neuf pièces tragi-comiquesLe Couronnement de Darie de Boisrobert, Le Mauzolée de Mareschal, Erigone de Desmarets, Aristotine de Le Vert, L’Athénaïs de Mairet, L’Amante ennemie et La Belle Egyptienne de Sallebray, Cyminde ou Les deux victimes de Colletet, Le Triomphe des cinq passions de Gillet, Blanche de Bourbon, Reyne d’Espagne de Regnault, La Parthénie de Baro, Téléphonte de Gilbert, Les Galantes vertueuses de Desfontaines pour l’année 1642 ; La Belle Policritte de Gillet, La Clarimonde de Baro, Ibrahim ou l’Illustre Bassa de Scudéry, Roxelane de Desmares, La Sidoine de Mairet, La Belle Esclave de L’Estoille pour l’année 1643 (Alain Riffaud, Le Théâtre imprimé 1630-1650, Le Mans, Matière à dire, 2006).Europe de Desmarets, équivalent renommé de la « tragi-comédie », mais qui s’efforce d’effacer l’oxymore théorique.
Outre le succès pérenne que rencontre le genre, une des raisons les plus évidentes du choix de notre poète de s’orienter vers la tragi-comédie paraît être la relative familiarité que Claude de L’Estoille entretient avec cette forme théâtrale. En effet, comme nous l’avons précédemment mentionné, le dramaturge a déjà eu l’occasion de participer à la versification d’une tragi-comédie, L’Aveugle de Smyrne, alors qu’il n’a jamais composé de tragédie, et n’en composera jamais.
Une seconde explication, relative à la dramaturgie même du genre inauguré par Plaute, semble avoir déterminé notre auteur à s’orienter vers la tragi-comédie. En effet, à l’inverse de la tragédie, le genre tragi-comique ne nécessite pas l’élaboration d’une construction dramatique sévèrement charpentée, mais permet un déroulement plus souple de l’intrigue, notamment par le recours à la réversibilité des obstacles. La tragi-comédie propose une action essentiellement gratuite, et la plupart de ses développements peuvent, dans une certaine mesure, s’avérer inutiles. En somme, comme l’a démontré Hélène Baby, « la tragi-comédie est le produit d’une dramaturgie parfaitement assumée, qui est dramaturgie de la gratuitéLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 178.
La dispositio et l’inventio de La Belle Esclave prouvent effectivement que notre auteur tente de prendre en compte, dans l’élaboration de sa pièce, certaines recommandations des théoriciens dits « Réguliers » imposant le respect des règles, de la bienséance et de la vraisemblance. Le parti régulier, auquel appartiennent entre autres Chapelain et Sarasin
Par conséquent, à l’époque où la tragi-comédie entre en concurrence avec la tragédie qui bénéficie d’une modernisation de sa poétique, Claude de L’Estoille propose une pièce rompant avec les caractéristiques les plus controversées du genre tragi-comique. Il s’inscrit dès lors au cœur du débat théâtral de son époque, débat devenu véhément depuis « La Querelle du Cid », à laquelle il prit d’ailleurs part en contribuant à la rédaction des Sentimens de l’Académie françoise sur la Tragi-Comédie du Cidop. cit., p. 16-17.Poétique, en 1639.
Cher Lecteur, j’offre à tes yeux un corps sans âme, j’appelle ainsi toute Comedie qui se voit sur le papier, et non pas sur le Théâtre. Les plus galantes et les mieux achevées sont froides pour la pluspart et languissantes, si elles ne sont animées par le secours de la representation. Les Comediens n’en font pas seulement paroistre toutes les graces avec esclat : Ils leur en prestent encore de nouvelles ; et la même piece qui semble admirable quand ils la recitent, ne se peut lire quelquesfois sans degoust.
L’« Avis à un Ami », écrit par le Sieur de Neuf-Villenaine, précédant Sganarelle ou Le Cocu Imaginairede Molière dans sa publication de 1663 présente une argumentation similaire : « Quelques beautés que cette pièce vous fasse voir sur le papier, elle n’a pas encore tous les agréments que le théâtre donne d’ordinaire à ces sortes d’ouvrages ».
Ainsi peut-on lire dans l’« Advis important au lecteur » en préface de L’Intrigue des filous ces propos de Claude de L’Estoille lui-même qui invite son public à goûter prioritairement les plaisirs d’une pièce de théâtre sur scène, plutôt que par la lecture. Si l’argument peut être considéré comme purement rhétorique, permettant au poète de défendre sa comédie auprès d’un lecteur qui ne l’apprécierait pas, il semble toutefois plausible de considérer que notre auteur ne conçoit pas qu’une œuvre dramatique ne bénéficiât pas d’une représentation, qui, non seulement anime la pièce, mais la parachève.
Mais si nous savons que la comédie de notre dramaturge fut jouée au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne grâce aux travaux de Sophie-Wilma Deierkauf-Holsboer notant dans son ouvrage que « la troupe royale a créé une pièce de chacun des douze auteurs suivants […] dont L’Intrigue des filous, comédie de Claude de L’EstoilleLe Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Nizet, 1968-70, t. II, p. 50.La Belle Esclave.
Néanmoins, la lettre de Linage de VauciennesMémoires sur l’origine des guerres qui travaillent l’Europe depuis cinquante ans (1677) et sa traduction du Théâtre de Sénèque (1651). La Belle Esclave, explique d’emblée que la pièce fut bel et bien représentée :
Je ne scaurois m’empescher de vous dire le plaisir que je receus, il y a quelque temps, à la
representationde vostre BELLE ESCLAVE. Ses chaines ont tant d’esclat, et ses plaintes tant de charmes, qu’il ne fut jamais de captivité plus brillante, ny de tristesse plus agreable. Elle ravit également, et lesyeuxet lesoreilles[…]. Certes jamaisScenene fut si pompeuse ny si naturelle que celle de vostre Comedie ; l’Art et la Nature y estallent avec profusion leurs richesses ; et n’yvoyant parestreque des objets d’estonnement, ou plutost de merveille, je me figurois d’estre au milieu de ce Temple d’Arcadie, où l’on avoit appliqué si subtilement unmiroir, que de quelque costé qu’on se tournast, on n’yvoyoitque des Dieux. […] Quelle gloire merite donc, Monsieur, celuy qui comme vous, trompe si adroittement sesAuditeursNous soulignons. , qu’il leur fait passer des mensonges agreables pour des veritez historiques ?
Si nous faisons crédit à Linage de Vauciennes, l’accumulation des termes relevant des champs lexicaux notionnels de la vue et de l’ouïe ne peuvent aboutir qu’au constat selon lequel le public théâtral de la saison 1642-1643 put effectivement assister aux représentations de notre pièce.
En outre, d’une façon plus générale, une pièce de théâtre, au XVIIe siècle, avant de faire l’objet d’une édition, est éprouvée sur le public. Aussi une pièce ne bénéficie-t-elle d’une publication que lorsqu’elle connaît un succès de scène. La publication consacre ainsi l’ouvrage en lui accordant une forme de reconnaissance puisqu’elle intervient toujours après la création dramatique. À une première édition de La Belle Esclave chez l’imprimeur Pierre Moreau en 1643, succède une seconde édition chez Claude de la Rivière en 1654, puis une dernière, cette fois-ci à Anvers, chez Nicolas Raliot, en 1662. Ces éditions successives confirment que la tragi-comédie de L’Estoille connut un certain succès, lequel fut de fait préalablement éprouvé sur scène.
Enfin, La Belle Esclave figure parmi la liste de pièces énumérées par le personnage du Comédien dans la comédie en un acte de Raymond Poisson, Le Baron de la Crasse, publiée en 1662. Dans cette petite pièce présentant une mise en abyme, le Baron demande à un acteur quelles sont les pièces jouées par sa compagnie, et s’inquiète en particulier de savoir si la troupe joue L’Agésilan de Colchos :
Le Baron.
L’Agesilan de Colchos, l’avez-vous ? Le Comédien.
Non, nous n’avons qu’Eudoxe, et l’Hôpital des Fous, Messieurs, le Dom Quichot, l’Illusion Comique, Argenis, Ibrahim, et l’Amour Tyrannique, La Belle EsclaveNous soulignons. , Orphée, Esther, Alcimedon […].Raymond Poisson, Le Baron de la Crasse, publié par Luyne et Quinet en 1662, scène 5. La lecture de cette œuvre est disponible dans l’ouvrageAspects du théâtre dans le théâtre au XVII, Université de Toulouse – Le Mirail, 1986.esiècle, Recueil de Pièces
Si l’on ne saurait avancer que ces pièces sont encore toutes effectivement jouées à l’époque où Raymond Poisson écrit son texte, il reste que La Belle Esclave est énumérée au sein de pièces dramatiques ayant toutes été représentées.
Il reste cependant impossible de déterminer laquelle des deux troupes rivales à cette époque, à savoir de l’Hôtel du Bourgogne ou du Théâtre du Marais, put mettre en scène La Belle Esclave.
S’il paraît évidemment délicat, pour ne pas dire audacieux, d’établir quelle a pu être la scénographie de La Belle Esclave compte tenu de la rareté des documents originaux relatifs à ce domaine, on peut toutefois essayer, toute réserve gardée, de s’en faire une idée, grâce au précieux Mémoire de MahelotLe Mémoire de Mahelot, Mémoire pour la décoration des pièces qui se représentent par les Comédiens du Roi, éd. Pierre Pasquier, Paris, H. Champion, 2005. Nous ignorons presque tout de la vie de Laurent Mahelot, et savons seulement qu’il était décorateur de théâtre. e siècle. Ce registre de travail pourvu de nombreux croquis scénographiques à l’usage du décorateur et des comédiens de la Troupe Royale établie à l’Hôtel de Bourgogne en 1629, permet en effet de comprendre quelles étaient les modalités de représentation du poème dramatique à l’âge classique.
La Belle Esclave, probablement représentée fin 1642-début 1643, se situe à la jonction de deux techniques scénographiques, une dite « simultanée », et l’autre « successive ». L’étude du Mémoire de Mahelot proposée par Pierre Pasquier aboutit effectivement à distinguer deux phases dans la scénographie du XVIIe siècle, avant qu’elle ne s’oriente définitivement, à la charnière des années 1670-1680, vers un décor unique et uni.
Avant les années 1640, la décoration est simultanée, c’est-à-dire qu’« elle offre au regard du spectateur tous les lieux fonctionnels occupés par l’action représentée sur scène, en même temps et tout le long de la représentationIbid., p. 129.Les Occasions perdues de Rotrou, jouée en 1633, le montreIbid., p. 227.e siècle. Si le décor simultané donne à voir l’extérieur des lieux fictionnels déployés par l’intrigue, il donne également à voir l’intérieur de ces lieux fictionnels, au moyen de chambres ouvertes dans lesquelles pouvaient se tenir les acteurs. Selon Pierre Pasquier, les comédiens pouvaient en effet se placer à l’intérieur même de décors conçus en trois dimensions, pour une durée limitée, la visibilité de l’action qui s’y déroulait n’étant pas adéquate pour l’ensemble du public. Ces chambres pouvaient être ouvertes et fermées à l’envi au moyen de rideaux.
En revanche, à partir des années 1640, les pièces de théâtre, sous l’impulsion du succès des pièces dites régulières, privilégient la concentration des lieux. La scénographie française évolue alors vers un décor successif. Un certain nombre de pièces de cette période semblent en effet n’avoir présenté qu’un seul type de décoration durant toute la durée de la représentation. Au lieu unique et relativement homogène donné à la pièce pouvait être admis un lieu annexe, figuré par un décor secondaire que dévoilait, pour un temps limité, l’ouverture d’une chambre. Le décor principal pouvait alors admettre jusqu’à deux décors annexes, mais qui n’étaient jamais dévoilés en même temps et toujours pour un délai très bref, d’où le terme de « décoration successive » employé pour qualifier la méthode.
Dans la mesure où la représentation de La Belle Esclave se situe à la charnière des deux techniques de mise en scène, toutes deux pourraient être envisagées pour notre pièce. Toutefois, il semble qu’une seule interprétation puisse être privilégiée. La scénographie de notre tragi-comédie nécessite avant tout l’aménagement de trois lieux : l’extérieur d’un palais près duquel on aperçoit l’orée d’un bois, et l’intérieur du palais composé d’une chambre où Clarice est retenue prisonnière et où se déroulent les diverses entrevues des personnages. Si l’unité de lieu n’est pas tout à fait respectée durant l’intégralité de la représentation, elle est toutefois observée à chaque acte, puisque tous, à l’exception du quatrième, se déroulent dans un lieu identique.
La première scène de La Belle Esclave situe le cadre où se déploiera l’action de l’acte initial. Les deux esclaves siciliens, Alphonse et Fernand s’entretiennent dans un lieu proche du palais, mais non à l’intérieur de celui-ci car à l’arrivée du monarque – signalée par Fernand « Le Roy… mais il arrive » (vers 116) – ce dernier annonce à Alphonse : « Courez donc au Palais, et cherchez à loisir / Ce qui peut mettre fin à vostre desplaisir » (vers 131-132). Les personnages ne se situent donc pas au sein de la demeure royale, mais à proximité, probablement devant sa façade. Il pourrait cependant paraître étrange qu’un esclave puisse sortir à son gré du palais, or Alphonse jouit d’une certaine liberté, comme nous le rappellent les propos que le souverain lui adresse (vers 222-225) :
Vous avez esté mis au nombre des Escalves ; Mais à quoy se connoist vostre captivité ? Vous estes, peu s’en faut, en pleine liberté.
En outre, l’esclave reste à l’intérieur des fortifications de la ville. Le Roi revient vraisemblablement du port d’Alger car il est accompagné d’une esclave sicilienne, tout juste débarquée du navire qui l’a conduite de Sicile en Afrique du Nord. Il s’adresse en effet à Alphonse en lui certifiant que certaines esclaves ont échappé du naufrage qui eut lieu : « Quelques-unes pourtant du péril sont sauvées ; / Et sont mesme desja dans Alger arrivées » (vers 129-130). Le Roi présente immédiatement l’esclave qui l’accompagne à Alphonse : « De toutes ces Beautez (…) / Je ne veux reserver que celle que voicy » (vers 133-136).
Le second acte se déroule en revanche dans une salle du palais, et ce lieu donne le cadre du développement de l’ensemble de l’acte. Clarice est retenue prisonnière dans une chambre de la demeure royale, et placée sous la surveillance du capitaine Haly. Alphonse peut toutefois accéder en toute liberté à cette pièce, puisqu’Haly annonce « Mais Alphonse parest » (vers 358) et ne défend pas le jeune homme d’y pénétrer. À la scène 3, les paroles de la Reine, arrivée dans cette même chambre, pourraient remettre en question notre interprétation du lieu du premier acte car la souveraine déclare à Alphonse qu’il peut désormais quitter le palais (vers 399-402) :
Ce superbe Palais d’où vous n’osiez partir, N’est plus vostre prison, vous en pouvez sortir, Et croire qu’à ce poinct le Roy vous favorise, Qu’il rompt tous vos liens, et vous rend la franchise.
En effet, comment l’esclave sicilien aurait-il pu se trouver à l’extérieur du palais au premier acte s’il n’avait pas jusqu’ici la permission d’en sortir ? En réalité, la Reine use probablement du terme de « palais » dans un sens plus large, comme synecdoque de la ville d’Alger. Alphonse a par conséquent bien pu quitter le palais et se situer à proximité de celui-ci à l’acte précédent. Désormais, la liberté lui ayant été rendue par le Roi, la souveraine lui signifie qu’il peut quitter la ville d’Alger.
L’acte suivant a pour cadre une salle du palais où le roi et la Reine s’entretiennent de la situation des esclaves siciliens. Cette chambre est assez neutre pour qu’Alphonse puisse y avoir accès, le Roi annonçant lui-même sa venue « Mais le voicy luy-mesme ; ô Dieu qu’il est changé ! » (vers 599).
L’acte IV, en revanche, rompt avec l’unité de lieu qui était jusqu’ici respectée pour chaque acte, puisqu’il présente d’abord l’orée d’un bois, puis l’intérieur du palais. Fernand, à la recherche d’Alphonse, s’interroge (vers 953-956) :
Où dois-je encore aller ? prenons un peu d’haleine, Mon cœur tout halletant ne respire qu’à peine ; Mais je pense qu’aussi ce bois n’a point de lieux, Où ne se soient portez, ou mes pieds, ou mes yeux.
La scène ne peut se passer dans les profondeurs du bois, mais à sa lisière, puisque Fernand et Alphonse, s’étant retrouvés, croisent Haly qui se dirige vers le palais. Ce dernier y pénètre immédiatement pour s’entretenir avec son complice Selim à la scène suivante (scène 2). La conversation des deux personnages est interrompue à la scène 3 par la venue du Roi ; Selim déclare « Taisons-nous, le Roy s’en vient icy » (vers 1130). La chambre présente une nouvelle fois une certaine neutralité, plusieurs personnages pouvant tour à tour s’y rencontrer.
Le dernier acte renoue avec l’unité de lieu dans la mesure où l’action se déroule exclusivement dans une salle du palais où peuvent se retrouver tous les personnages : en premier lieu Alphonse et Fernand à la première scène, ensuite le Roi accompagné d’Haly à la seconde scène, puis la Reine à la troisième scène, et enfin Clarice.
Dès lors, que pouvons-nous déduire de la scénographie de La Belle Esclave ? Il ne s’agit vraisemblablement pas de décorations successives, la mise en scène présentant à la fois l’intérieur et l’extérieur du palais. Si l’on peut par conséquent considérer que notre pièce nécessite l’aménagement de décors simultanés, ces derniers unifient toutefois partiellement le dispositif de compartiment puisque le cadre de l’intrigue exige seulement l’agencement de trois ensembles décoratifs. Le milieu de la scène peut donc présenter l’intérieur du palais, à savoir une chambre relativement neutre pouvant figurer le séjour où Clarice est retenue prisonnière et le lieu des différentes délibérations se déroulant tout le long des actes II et III, aux scènes 2, 3, 4 de l’acte IV et enfin à l’acte V. Un rideau pouvait cacher le décor de l’intérieur du palais lors du premier acte se déroulant à son abord, et à la scène 1 de l’acte IV. Le côté jardin représentait vraisemblablement l’orée d’un bois, mentionnée à la première scène du quatrième acte, et le côté cour devait probablement figurer l’extérieur du palais, comme notre croquisinfra.
D’un point de vue purement matériel, les différentes esquisses du Mémoire de Mahelot nous invitent à penser que le fond du décor était composé de pièces de toiles fixées sur des bâtis de bois :
Il semble donc bien que décorateurs et peintres français aient, tout au long du XVII
esiècle, fabriqué les divers éléments destinés à la décoration des spectacles à l’aide de bâtis de bois sur lesquels se fixaient, au moyen de pointes ou de colle, des pièces de toile peinte.Le Mémoire de Mahelot, op. cit., p. 66.
Le fond du décor de notre pièce pouvait ainsi représenter les murs intérieurs d’un palais, des colonnes et des marches en bois aidant probablement à la caractérisation du lieu et assurant l’impression de profondeur de la chambre. En effet, selon Pierre Pasquier :
Les éléments étaient probablement échelonnés en profondeur selon trois plans et dessinaient un ensemble composé d’un fond, constitué d’un châssis droit planté parallèlement au bord du plateau, et de deux ailes, constituée chacune de deux châssis brisés plantés parallèlement aux fuyantes du schéma perspectif.
Ibid., p. 67.
Par ailleurs, la plupart des croquis de Mahelot indiquent qu’au dessus des chambres et de l’espace vide au centre du plateau s’étendait un ciel, orné de nuages. Mais qu’en était-il de la figuration de la nuit ? L’action de La Belle Esclave, à partir de l’acte IV, se déroule en effet au crépuscule, et à la première scène de cet acte, les personnages se situent à la lisière d’un bois. Cette donnée impose que la nuit soit matérialisée sur scène, comme en témoignent les propos d’Alphonse (vers 975-978) :
Mais sçache que le Ciel de tant d’Astres ne luit, Que pour mieux esclairer les crimes de la nuit ; Et que ceux de Haly, couverts de tant de voiles, Viennent de m’apparoistre aux clartez des Estoilles.
Plusieurs indications relatives à l’obscurité ponctuent les propos des différents personnages : « Les Astres de la nuict ont mis le crime au jour » (vers 1004), « J’ay de loin entreveu parmy l’obscurité, / Le port noircy de peuple, et brillant de clarté » (vers 1015-1016), « La Lune en se levant sur ce petit bois sombre, / M’a fait voir ce beau corps, qui passe pour une ombre » (vers 1156-1157).
Or, les renseignements dont nous disposons concernant l’éclairage du plateau de théâtre sont médiocres, et encore plus concernant la production d’une lumière nocturne. Bien que les notices de Mahelot abordent fréquemment ce sujet, nous ignorons quelle technique était utilisée. Des différentes méthodes avancées par Pierre PasquierLe Mémoire de Mahelot, op. cit., p. 78-80.La Belle Esclave. Ceux-ci pouvaient obscurcir les sources lumineuses au moyen de cylindres de fer suspendus à des poulies, ou user d’une technique consistant à réduire l’intensité des sources lumineuses placées dans les coulisses en limitant leur rayonnement à l’aide d’un écran plus ou moins opaque, ou encore, tout simplement, faire usage d’un velum, une sorte de grande toile peinte représentant une nuit au dessus de la scène.
Partant, l’analyse que nous proposons ne prétend pas rapporter fidèlement quels furent les choix scénographiques de La Belle Esclave, mais tend à en explorer les possibilités. Si nous ne saurions écarter d’autres alternatives à la mise en scène que nous privilégions, il semble toutefois que notre pièce présente un lieu faiblement composite qui unifie au moins partiellement l’ancien dispositif à cinq compartiments. La tension vers l’unification, poursuivie et accentuée sous la pression de la spéculation sur l’unité de lieu et des tentatives d’application de cette règle, aboutit en effet à redéfinir le principe de la décoration simultanée.
La tragi-comédie de Claude de L’Estoille, créée durant une période de transition privilégiant de plus en plus la représentation d’un lieu totalement homogène, ne peut que prendre en considération l’évolution de la perception de l’illusion théâtrale. Celle-ci se doit désormais de privilégier la vraisemblance absolue – subordonnant, dans une perceptive platonicienne, le plaisir au Vrai – au détriment de la vraisemblance relative. Progressivement, il est acquis que l’adhésion de l’auditeur à la rhétorique dramatique passe également par le respect de l’unité de lieux, une des conditions sans laquelle la vraisemblance absolue ne se réalise que partiellement. En 1642-1643, la scène n’est donc pratiquement plus multiple, mais n’est pas encore homogène, comme l’exigeront par la suite les pièces classiques.
L’intrigue de La Belle Esclave se déroule dans la ville d’Alger où le Sicilien Alphonse et son confident Fernand sont retenus en esclavage par le Roi depuis deux mois. Alphonse, prince de Sicile, a été déchu de sa souveraineté lors de la prise de Mégare par les Algériens. Alors que le jeune homme s’apprêtait à célébrer son union avec Clarice, princesse sicilienne, tous deux décidèrent, à la déclaration des hostilités entre la Sicile et Alger, de se faire passer pour frère et sœur, afin de pouvoir s’adresser l’un à l’autre avec plus de liberté s’ils étaient faits prisonniers, et de cacher l’ascendance de Clarice, fille d’Alcandre, ennemi juré d’Alger.
À l’acte I, Alphonse, désormais esclave du Roi d’Alger depuis la chute de son royaume de Sicile, se désespère de la perte de sa maîtresse, Clarice. Le jeune homme pense qu’elle est morte lors du siège de Mégare. Fernand, chargé de retrouver la jeune femme en Sicile, n’a pu y parvenir. Il tente néanmoins de rassurer Alphonse sur le sort de sa bien-aimée et l’encourage à garder espoir (scène 1). Apprenant par le Roi l’arrivée d’un nouveau bateau chargé d’esclaves siciliennes, Alphonse espère trouver sa maîtresse parmi les captives. Le Roi a quant à lui réservé une des plus belles esclaves pour le sérail du sultan de Constantinople (scène 2). Mais c’est précisément cette esclave qui se révèle être la maîtresse d’Alphonse. Les deux amants, devant le Roi, s’adressent l’un à l’autre en se faisant passer pour frère et sœur. Ils tentent de convaincre le Roi de renoncer à offrir Clarice au sultan ; en vain car celui-ci n’accepte pas de revenir sur sa décision. Clarice menace alors de se suicider pour conserver son honneur (scène 3).
Haly, le capitaine du Palais d’Alger, à l’ouverture de l’acte II, empêche la jeune femme de se blesser (scène 1). Elle espère, avec Alphonse, obtenir l’appui de la Reine
À l’acte III, La Reine, s’entretenant avec son époux, lui avoue combien elle le juge peu reconnaissant de la bonté passée d’Alphonse. Celui-ci, pendant la guerre qui opposait les royaumes de Sicile et d’Alger, laissa en effet la vie sauve au frère de la souveraine, pourtant prisonnier dans le camp sicilien, et le renvoya sans rançon dans son pays (scène 1). L’arrivé d’Alphonse met un terme aux reproches de la Reine. L’esclave sicilien adresse sa requête au Roi : accompagner sa sœur Clarice jusqu’à Constantinople. Mais débouté dans sa demande, le jeune homme finit par avouer au monarque que Clarice est sa maîtresse. Cette révélation émeut la Reine qui considère que les liens d’amour doivent être révérés. D’abord ferme dans sa résolution d’offrir au sultan Clarice, le Roi, grâce à la sollicitude de son épouse, se laisse fléchir et libère la jeune femme (scène 2). Mais avant que la libération de Clarice ait pu être effective, Haly, qui avait en charge la surveillance de l’esclave sicilienne, annonce qu’elle s’est précipitée dans les flots. Une lettre écrite de sa main fait foi (scène 3). Alphonse est accablé par ce nouveau revers de fortune et pense mettre fin à ses jours (scène 4).
Alors que Fernand se lamente sur le sort d’Alphonse qu’il croit noyé dans les flots au début de l’acte IV, il le rencontre sur le rivage. Alphonse lui annonce qu’il a aperçu Clarice, conduite par un homme, près du littoral. Il décide d’en informer les souverains (scène 1). De son côté, Haly s’inquiète que l’esclave sicilien n’ait découvert sa tromperie : charmé par les appas de la belle esclave, il feignit en effet son trépas pour l’enlever, et chargea son domestique Selim d’embarquer Clarice sur un navire afin de s’enfuir avec elle. Son complice n’a pu mener à bien ce projet puisque la vue du peuple d’Alger accouru sur la rive pour y chercher le corps de Clarice, puis l’arrivée d’Alphonse, l’ont effrayé. Lorsque Haly apprend ces événements, il décide de confesser au Roi son imposture ; Selim l’en dissuade et lui conseille de faire périr la captive afin d’ôter tout soupçon sur sa culpabilité (scène 2). Alphonse, persuadé que Clarice est en vie, réclame justice au Roi et dénonce la traîtrise de Haly. Le capitaine du palais dément ce qu’il juge être une calomnie (scène 3). Une scène d’agôn entre le Roi et Haly, au cours de laquelle ce dernier n’hésite pas à accuser son monarque d’ingratitude envers ses sujets et serviteurs, fait suite à la demande du Roi d’inspecter les appartements du ravisseur (scène 4).
Malgré les recherches d’Alphonse à l’ouverture de l’acte V, sa maîtresse demeure introuvable. Le jeune homme ne sait que rétorquer à Fernand doutant que la femme rencontrée sur le rivage correspondait bien à Clarice (scène 1). Alphonse et Haly s’affrontent dans une joute verbale devant le Roi, chacun soutenant son honnêteté. Alors que le monarque pardonne à Alphonse d’avoir accusé Haly à tort (scène 2), la Reine annonce qu’en menant des investigations secrètes, elle est parvenue à découvrir la culpabilité d’Haly par l’intermédiaire de son complice Selim, qu’elle surprit avec Clarice dans les grottes du palais. Selim, qui confessa sa faute avant de se tuer, accusa également Haly (scène 3). L’arrivée de Clarice confond le capitaine du palais que l’on mène en prison sur l’ordre du Roi. Cependant Clarice implore la clémence du monarque envers celui qui a précédemment empêché son suicide. Alphonse demande également grâce pour Haly dont le crime a seulement été d’aimer la jeune femme. Le Roi consent alors à libérer le ravisseur et bénit l’union des jeunes gens à qui il a rendu la liberté (scène 4).
Si nous ignorons quelles furent précisément les sources d’inspiration de La Belle Esclave, faut-il pour autant se rallier à Linage de Vauciennes, qui, dans son épître placée en tête de la pièce, accorde à Claude de L’Estoille l’entière originalité de son sujet ?
Ce Prince [Alphonse] et cette Princesse [Clarice], n’ont jamais esté en effet ailleurs que dans vostre imagination […]. Certes de toutes les choses du monde la plus difficile à mon advis, est d’inventer avec grace […].
Voir infra, « Lettre de Monsieur de Linage de Vauciennes à Monsieur de l’Estoille », p. 100-104.
Toutefois ces propos ne doivent pas nous induire en erreur. Nous ne saurions en effet considérer que Linage de Vauciennes s’enquiert des modèles qui ont pu inspirer l’auteur ; il s’efforce seulement d’affirmer la supériorité des pièces privilégiant les intrigues romanesques aux dépens des poèmes dramatiques à sujets historiques. La perspective adoptée par le critique est celle de l’éloge d’une pièce de veine romanesque, et non celle d’une recherche des sources d’influence du poète qui aboutirait à prouver la nouveauté du thème de La Belle Esclave.
Néanmoins, au début du XXe siècle, Henry C. LancasterA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, part II, vol. 2, p. 421.L’Amant libéral de Georges de Scudéry et La Belle Esclave. La lecture de la tragi-comédie de Scudéry laisse effectivement entrevoir une certaine ressemblance avec notre pièce. Ce dernier, dans l’épître dédicatoire de son poème dramatique dédiée à la Reine Anne d’Autriche, admet en toute honnêteté avoir emprunté le sujet de sa pièce à Miguel de Cervantès. Son poème dramatique, représenté en 1636, offre en effet de multiples similitudes avec El amante liberal, une des Novelas exemplares du célèbre écrivain espagnol.
Pour le sujet [de
L’Amant Libéral], Votre Majesté sçait bien, que Cervantes n’en a pas fait de mauvais. Cet Autheur estoit veritablement, un de plus beaux esprits de toute l’Espagne ; et si ceux de sa Nation disentEs de Lope, quand ils veulent donner la plus haute loüange à quelque ouvrage de Poësie, je pense que pour la Prose, ils peuvent direEs de Cervantesavec autant de raison.Georges de Scudéry, L’Amant libéral, Paris, Augustin Courbé, 1636, « Epistre », p. 7.
À l’aube du siècle classique, les écrivains français empruntent souvent les sujets de leurs productions à leurs voisins ibériques, et en particulier au répertoire espagnol qui, favorisé par une vogue de l’hispanisme en France, constitue un fond particulièrement créateur pour les écrivains. Le roman espagnol est plus spécifiquement utilisé comme source d’inspiration pour le théâtre français. Le développement de la tragi-comédie en France, notamment, ne peut pas être envisagé sans référence à la novela espagnole. Les deux genres, étrangers – ou presque – à la tradition littéraire antique, entretiennent d’indéniables affinités. Leur lien réside dans une tendance commune à vouloir intéresser le spectateur ou le lecteur à la représentation d’un univers plus « proche » que celui proposé par les genres définis dans les poétiques néo-aristotéliciennes. Comme l’affirme Guiomar Perez-Espejo Hautcœur dans son ouvrage Parentés franco-espagnoles au XVII e siècle :
Cette proximité est fondée sur l’utilisation d’un cadre spatio-temporel familier et sur le refus de se tenir à un seul mode de représentation, qu’il soit tragique ou comique.
Guiomar Perez-Espejo Hautcœur, Parentés franco-espagnoles au XVII, Paris, H. Champion, 2005, p. 312.esiècle
Le recueil le plus connu est sans conteste celui des Novelas exemplares de Cervantès, dont la première traduction française paraît en 1615 sous le titre Les Nouvelles de Miguel de Cervantes Saavedra, Où sont contenues plusieurs rares Adventures, et memorables Exemples d’Amour, de Fidelité, de Force de Sang, de Jalousie, de mauvaise habitude, de charmes et d’autres accident non moins estranges que veritables
Aussi, dans la lignée d’Alexandre Hardy qui, l’un des premiers, adapte au théâtre les nouvelles La senora Cornelia, La gitanilla et La fuerza de la sangre de Cervantès sous les titres respectifs de la Cornélie, La Belle Egyptienne et La Force de SangLe Théâtre d’Alexandre Hardy, Paris, J. Quesnel ; [puis] F. Targa ; [puis] Rouen, D. Du Petit-Val, 1624-1628.El amante liberal.
Partant, si Claude de L’Estoille s’est vraisemblablement inspiré, selon Lancaster, de L’Amant libéral de Scudéry, poème dramatique ne désavouant pas l’héritage de Cervantès, nous ne saurions négliger le lien, aussi ténu soit-il, qui existe entre l’œuvre de l’auteur espagnol, que Claude de L’Estoille n’a pu ignorer, et notre tragi-comédie. Dès lors, avant de nous consacrer à déterminer quels emprunts à L’Amant libéral de Scudéry Claude de L’Estoille a pu effectuer pour l’écriture de sa pièce, il convient de nous pencher sur les influences originelles, à savoir celles de la novela cervantesque, El amante liberal, dont le résumé complet a été placé en annexe.
Le cadre exotique de la nouvelle de Cervantès trouve de nombreux échos dans La Belle Esclave. Tout comme Ricardo et Leonisa – les héros d’El amante liberal –, Alphonse et Clarice, dans notre pièce, viennent de Sicile. Alors que les premiers sont des Siciliens de Trapani, les seconds sont de Mégare. Faits prisonniers par des Turcs au service du Sultan de Constantinople, les protagonistes d’El amante liberal sont emmenés à Nicosie, ceux de notre pièce à Alger. L’onomastique orientale tend également à prouver que la nouvelle espagnole n’est pas étrangère à Claude de L’Estoille : si le Sultan de Constantinople se nomme Sélim (en alternance avec Soliman) dans le récit hispanique, le domestique d’Haly, dans notre pièce, porte le même nom. Haly trouve quant à lui son équivalent nominal dans la nouvelle, puisqu’Ali est pacha de Nicosie.
En outre, une des habitudes de Cervantès est de faire commencer l’intrigue in medias res, réservant à la suite de l’action la charge d’expliquer la situation précédente. Cette technique narrative, très utile dans le genre théâtral où le début in medias res devient souvent nécessaire pour susciter immédiatement l’intérêt du spectateur, trouve son écho dans La Belle Esclave. El amante liberal commence par une longue lamentation sur la perte de Nicosie, lamentation prononcée, comme on l’apprend, par le captif Ricardo :
Ô déplorables ruines de l’infortunée Nicosie, sèches à peine du sang de vos vaillants et malheureux défenseurs ! […] Mais moi, infortuné, que puis-je espérer dans la profonde misère où je me trouve, quand bien même je reviendrais à l’état qui était le mien avant d’en être réduit à celui où je me vois ?
Miguel de Cervantès Saavedra, L’Amant libéral, éd. cit., p. 85.
De la même façon, Alphonse déplore le sort de la ville de Mégare (vers 21-24). Les héros, Ricardo et Alphonse, ne livrent les profondes raisons de leur affliction que sur les instances de leur confident. Ainsi Mahmoud enjoint Ricardo à lui confier tous ses maux dans la nouvelle de Cervantès :
Je te supplie donc pour ce que tu dois à la bonne volonté que je t’ai témoignée, et parce que t’en fait obligation notre patrie commune, où, enfants, nous avons grandi ensemble, de me dire quelle est la cause d’une si extrême tristesse ; car, s’il est certain que celle de la captivité suffit à attrister le cœur le plus joyeux du monde, j’imagine pourtant que tes malheur prennent plus loin leur cours.
[…] Puisque l’adversité ne t’a point privé de l’espoir de te voir libre, et que je te vois malgré tout te désoler misérablement de ton triste sort, ne t’étonne pas si je lui imagine une autre cause que ta liberté perdue ; et je te supplie de me dire quelle est la cause. Ibid., p. 86.Ibid., p. 86.
De la même manière que Ricardo relate les faits antérieurs qui ont concouru à son emprisonnement, Alphonse, s’adressant au Roi, revient, à la scène 2 de l’acte III, sur les événements précédant sa captivité (vers 817-836). Ainsi, dans les deux œuvres, des analepses apportent des précisions à l’intrigue. On remarque en outre que ces antécédents présentent de nombreuses similitudes : un contexte belliqueux, une mise en esclavage, la séparation des amants.
Au commencement des deux textes, la situation paraît sans issue, non point pour Nicosie ou Mégare qui ne se relèveront pas de leurs ruines, mais pour Ricardo et Alphonse qui entraînent le lecteur dans l’erreur qu’ils commettent en croyant que Leonisa et Clarice sont mortes noyées : ainsi sont posées les bases du rebondissement de l’action. Comme Leonisa dans El amante liberal, Clarice réchappe d’un naufrage.
En outre, la notion d’honneur, bien qu’elle soit plus importante dans notre tragi-comédie que dans la nouvelle de Cervantès, fédère également les deux pièces. Si Clarice se bat à tout instant pour préserver sa vertu, Leonisa remercie le Ciel de lui avoir préservé son honneur :
J’en suis arrivée, au terme de maints et maints accidents, au misérable état où je me vois réduite, et malgré les dangers qu’il recèle, j’y ai toujours conservé, avec la grâce du Ciel, l’intégrité de mon honneur, dont je vis contente en ma misère.
Ibid., p. 107.
La sublime beauté des héroïnes apparaît en définitive comme le signe d’une réelle noblesse. Alors que Clarice préfère la mort à la servitude (vers 889-892), Leonisa refuse d’être ingrate envers Ricardo :
Ô vaillant Ricardo ! ma volonté, jusqu’ici retenue, hésitante et douteuse, se déclare en ta faveur. Les hommes sauront ainsi que toutes les femmes ne sont pas ingrates, puisque moi, au moins, me serai montré reconnaissance. Je suis tienne, Ricardo […].
Ibid., p. 130.
Bien que les six prétendants de Leonisa – Ricardo, Cornelio, le marchand juif, le Cadi, Ali et Hassan – ne trouvent pas d’équivalents dans la pièce de L’Estoille, puisque Clarice n’est courtisée que par deux hommes – Alphonse et Haly –, les deux héroïnes sont victimes de leur beauté. Alphonse déclare lui-même avoir acquis l’amour de sa maîtresse face à de nombreux concurrents, justifiant de la sorte le titre de La Belle Esclave (vers 709-712) :
Ma Maistresse est Clarice, et Clarice est trop belle, Pour ne confesser pas que je brusle pour elle ; Et que depuis cinq ans mes vœux et mes travaux Disputent sa conqueste à cent fameux Rivaux.
Il est également frappant de constater que les héros de la nouvelle espagnole et de notre tragi-comédie se retrouvent alors que chacun d’entre eux pensait que son amant avait péri. La scène de leurs retrouvailles se place sous le signe d’une reconnaissance d’autant plus émouvante qu’elle se pare d’une certaine retenue, imposée par le déguisement des protagonistes. Ricardo, dans El amante liberal, aperçoit, au cours de l’assemblée des pachas, sa maîtresse Leonisa sous les traits d’une esclave déguisée en mauresque. Il ne peut se manifester, de crainte de troubler la jeune femme et d’encourir le risque d’être séparée d’elle. Peu de temps après, alors qu’il parvient à obtenir une entrevue avec elle, Ricardo usurpe son identité et se présente sous le nom de Mario. De même, Alphonse et Clarice se retrouvant après avoir désespéré de la survie de leur amant, ne peuvent faire éclater leur amour, gênés devant le Roi par leur identité usurpée, celle de frère et sœur (vers 137-144).
Enfin il apparaît qu’Alphonse, le héros de notre pièce, hérite de certains traits de l’amant « libéral », au sens étymologique, c’est-à-dire « généreux ». Alors que Ricardo offre une énorme rançon pour sauver sa maîtresse et n’hésite pas à courir tous les dangers pour la libérer de sa servitude, Alphonse envisage le même procédé que Ricardo pour délivrer Clarice : il projette de l’accompagner jusqu’à Constantinople pour en chemin, s’emparer du bateau et voguer vers la Sicile (vers 603-622).
Néanmoins, nous constatons qu’Alphonse agit moins que son émule Ricardo. Notre héros, s’il prend des initiatives, ne peut les mener à bien et ne quitte définitivement pas le palais ou ses entours. Claude de L’Estoille, contraint par la règle d’unité de lieu qui s’impose progressivement sur le les scènes du théâtre français, ne peut démultiplier à l’envi le cadre de son action. Le dramaturge privilégie une tragi-comédie présentant une grandeur statique concourant à la dignité du genre, plutôt qu’une pièce aux intrigues foisonnantes. Les tourments de l’amour et leur expression dominent alors notre poème dramatique, et supplantent les multiples actions de la nouvelle.
Enfin, les dénouements de l’œuvre de Cervantès et de notre pièce présentent tous deux une fin maritale, traditionnelle dans la conduite d’une action tragi-comique. En outre, les deux textes insistent sur la reconnaissance de la liberté de la femme, qui peut en définitive choisir le mari qui lui convient.
Ainsi, il apparaît que si Claude de L’Estoille s’est inspiré de la nouvelle de Cervantès, il n’en a pas tiré le sujet principal de sa pièce, à savoir le contraste entre Ricardo, le héros « libéral » et son rival Cornelio. Notre auteur a pu néanmoins en extraire d’autres éléments, parmi lesquels le cadre géographique oriental, l’évocation de la Sicile, les thèmes de l’esclavage, du rapt et de l’honneur. Cependant, le choix même de ces éléments et l’élimination de certains autres composants de l’intrigue hispanique donnent à la tragi-comédie de L’Estoille une matière dramatique beaucoup plus simple, moins riche d’actions et d’épisodes secondaires par rapport à sa source. Nous avons donc l’impression que l’écho de la nouvelle de Cervantès n’est que médiat.
L’influence de Cervantès ne saurait par conséquent éclipser celle qu’exerce les œuvres des contemporains de Claude de L’Estoille sur La Belle Esclave. En effet, vers la fin de l’année 1636, Daniel Guérin de Bouscal et Georges de Scudéry produisirent chacun une tragi-comédie héritée de la nouvelle espagnole : L’Amant libéral. Il n’est guère croyable que ces deux auteurs aient eu indépendamment l’idée d’adapter à la scène un même récit cervantesque. Cependant il est assez difficile de savoir auquel des deux doit revenir l’honneur de la priorité. Selon les frères ParfaitHistoire du théâtre françois depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, P.G. Le Mercier, 1745-49, t. I, vol. 5, p. 618.Amant libéral fût représenté en même temps que celui de son rival. Cette anecdote, qui ne nous révèle pas qui de Scudéry et de Guérin de Bouscal eut le premier l’idée d’un Amant libéral, est contredite par le duc de La VallièreBibliothèque du Théâtre françois depuis son origine, t. II, Dresde, 1768, p. 534.L’Amant libéral, tragi-comédie, sans nom d’auteur, Paris, T. Quinet, 1637, In-4° ; privilège du 31 juillet, achevé le 15 septembre 1637. Réimprimé en 1638 et en 1642 avec le nom de l’auteur, Bouscal, et non Beys. L’Amant libéral, tragi-comédie par Monsieur de Scudéry, Paris, A. Courbé, 1638, In-4° ; privilège du 29 février, achevé le 30 avril 1638.
Guérin de Bouscal, s’il respecte dans son adaptation dramatique le principe de la rivalité amoureuse entre le héros généreux et son rival avare, s’écarte toutefois de la nouvelle de Cervantès en y ajoutant certaines complications. L’auteur donne au héros « libéral », Lysis – l’équivalent de Ricardo dans le récit espagnol – un frère, Philidas, esclave du Cadi. De plus, Lysis, l’amant de Léonise, est aimé non seulement, comme chez Cervantès, par Halima, la femme du Cadi, mais aussi par la fille de Halima, Sophise, qui n’existe pas dans la nouvelle. Sophise est aimée à son tour par un autre personnage de l’invention de Bouscal, Tharonte, fils du bacha Hazan. Dans la pièce, les péripéties amoureuses de Sophise et Tharonte acquièrent une dimension non négligeable, presque équivalente à celle de l’amour central, et modifient d’une manière conséquente le sujet de la pièce par rapport à sa source. Mais en dépit de l’élaboration d’une action particulièrement compliquée, Guérin de Bouscal parvient à respecter les unités de temps et de lieu. Ainsi l’intrigue de L’Amant libéral se déroule dans un espace unique, à Chypre, à Nicosie, et l’action n’excède pas les vingt-quatre heures. Le dramaturge, en observant ces principes, participe ainsi au mouvement de régularisation des poèmes dramatiques.
Ainsi, si l’on élude les actions secondaires ajoutées par Guérin de Bouscal dont le détail pourra être lu en annexe, il apparaît que le dramaturge respecte toutes les étapes essentielles de la nouvelle cervantesque. La pièce n’entretient pourtant que peu d’affinités avec celle de Claude de L’Estoille. Les deux auteurs adoptent en effet une technique de composition opposée : alors que Guérin de Bouscal n’hésite pas à étoffer une matière dramatique déjà dense, notre poète s’efforce en revanche de la condenser. L’auteur de L’Amant libéral, en accumulant un nombreux personnel dramatique, des intrigues multiples, et un mélange des tons propice au développement de l’enjouement, respecte la prolifération propre au genre tragi-comique des années 1630. À l’inverse, Claude de L’Estoille présente une composition moins dispersée et plus homogène. En outre, la pièce de Guérin de Bouscal se concentre davantage sur le thème des amours contrariés, et non, comme celle de notre dramaturge, sur la menace que constitue l’envoi de l’héroïne au sérail.
Dès lors, les ressemblances notables entre les deux poèmes dramatiques concernent uniquement des similitudes dans l’expression des sentiments et des caractères. « La belle esclave » est par exemple définie semblablement par Guérin de Bouscal et L’Estoille : alors que le Cadi de L’Amant libéral, à la scène 1 de l’acte III, souligne « La beauté de tant d’attraits pourveuë » de Léonise, Fernand, dans notre pièce, évoque la noblesse « D’une jeune Beauté de tant d’attraits pourveuë » (vers 86). En outre, la détermination à envoyer « la belle esclave » au Sultan est exprimée de la même façon dans les deux œuvres. Les propos du bacha Hazan, qui s’exclame dans la pièce de Bouscal « Car je veux cette Esclave au prix qu’elle peut estre, / Pour en faire un present à nostre commun Maistre » (acte II, scène 8), évoquent ceux du Roi dans La Belle Esclave « J’en veux faire un present au plus puissant des Roys » (vers 316). La conduite de Léonise, défendant son honneur sous peine de « forcer la terre à [l]’engloutir » (acte IV, scène 9), n’est pas sans rappeler celle de Clarice qui prédit dans notre pièce que, si on la forçait à devenir l’esclave du Sultan de Constantinople, « la terre s’ouvriroit afin de [l]’engloutir » (vers 192). Au désespoir du bacha Haly « […] me puis-je bien resoudre / A recevoir encor ce dernier coup de foudre » (acte IV, scène 1), succède celui d’Alphonse déclarant « Mais l’estat où je suis à tout me fait resoudre ; / Allons donc recevoir ce second coup de foudre » (vers 325). Enfin, Sophise, se persuadant de ses attraits et de sa capacité à rendre heureux son amant Lysis, s’exclame quant à elle qu’« une haute vertu, / Peut relever un corps par le sort abbatu » (acte I, scène 1). De la même façon, Fernand, dans La Belle Esclave, persuade Alphonse que « Quiconque est animé d’une haute vertu, / Se releve aussi-tost qu’il se treuve abbatu » (vers 911).
Ces ressemblances lexicales entre L’Amant libéral et La Belle Esclave peuvent seulement être le résultat d’un traitement de sujet similaire – le thème des captifs chrétiens réduits en esclavage par les Maures invitant à aborder les mêmes poncifs de la tradition littéraire ; mais il est également probable qu’il s’agisse d’échos de vers entendus ou lus par Claude de L’Estoille chez son prédécesseur. Quoi qu’il en soit, l’adaptation de la nouvelle cervantesque par Guérin de Bouscal permet de mesurer les différences qui la séparent de sa source et, d’autre part, de percevoir l’évolution du traitement dramatique d’un thème au cours du XVIIe siècle. Enfin, si La Belle Esclave entretient moins d’affinités avec L’Amant libéral de Guérin de Bouscal qu’avec la pièce de son rival Scudéry, il nous reste à en déterminer les raisons.
Georges de Scudéry, dans la préface de sa dernière tragi-comédie, Arminius ou les Frères ennemis, publiée en 1644, revient sur l’ensemble de sa production théâtrale et apporte ainsi un témoignage sur l’accueil qui fut réservé à chacun de ses poèmes dramatiques. L’auteur reconnaît que son Amant libéral ne connut qu’un succès relatif, eu égard au prestige de sa filiation avec la nouvelle cervantesque.
Or comme les mauvaises Constelations, ne sont pas sitost passées,
qui vint en suite de cette belle Reine de Carthage [L’Amant libéral], se sentit encor un peu de son malheur : et quelque divertissante que fust cette Tragi-Comédie ; et quelque beau que fust son Sujet, que je tiens le premier des Nouvelles de Cervantès ; elle ne fut que médiocrement loüée.DidonGeorges de Scudéry, Arminius ou les Frères ennemis, Paris, T. Quinet et N. de Sercy, 1644, « Préface », non paginé.
Il semble que l’on puisse croire ce jugement puisque Scudéry, qui se montre généralement peu enclin à critiquer ses œuvres, fait ici preuve d’une opinion plus nuancée. Son examen ne dément d’ailleurs pas l’appréciation que publie l’auteur anonyme de l’article La voix publiqueLa Voix publique à Monsieur de Scudéry sur les Observations du Cid, Auteur inconnu, Paris, 1637, In-8° de 7 pages. Texte disponible dans La Querelle du Cid, pièces et pamphlets publiés d’après les originaux, par Armand Gasté, Paris, H. Welter, 1898, p. 153.Cid », avertit Scudéry que sa Didon ne saurait être comparée à la Médée de Corneille, ni son Amant libéral au Cid. En revanche, « l’inconnu et le veritable amy de Messieurs de Scudéry et CorneilleL’Inconnu et le veritable amy de Messieurs de Scudéry et Corneille, généralement attribué à Rotrou, 1637, In-8° de 7 pages, titre compris. Texte disponible dans La Querelle du Cid, pièces et pamphlets publiés d’après les originaux, éd. cit., p. 154.L’Amant libéral est l’« une des plus belles et riches Pieces que nous ayons, et dont l’invention est inestimable ». Il la considère comme « le chef-d’œuvre de Monsieur de ScudéryL’Inconnu et le veritable amy de Messieurs de Scudéry et Corneille, éd. cit. Texte disponible dans La Querelle du Cid, pièces et pamphlets publiés d’après les originaux, éd. cit., p. 156.
Ces jugements contradictoires, s’ils ne permettent pas de déterminer avec exactitude quel accueil fut réservé à L’Amant libéral de Georges de Scudéry – mais on fera cependant confiance aux réserves de l’auteur –, attestent de l’importance que prit ce poème dramatique dans les débats des critiques littéraires. Pâtissant du succès du Cid, représenté la même année, L’Amant libéral fut vraisemblablement comparé à celui-ci ; adversaires et partisans des deux auteurs s’affrontèrent au sujet des mérites respectifs de ces pièces. Dès lors, la tragi-comédie de Scudéry, jouée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne en 1636Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Nizet, 1968-70, t. II, p. 19. L’Amant libéral, tragi-comédie par Monsieur de Scudéry, Paris, A. Courbé, 1638, In-4° ; privilège du 29 février, achevé le 30 avril 1638.La Belle Esclave, n’a pu passer inaperçue aux yeux de notre dramaturge. Si Claude de L’Estoille ne s’est pas sciemment inspiré de la pièce de son prédécesseur, il n’a pu toutefois l’ignorer.
La ressemblance d’intrigue entre L’Amant libéral de Georges Scudéry – dont le résumé peut être parcouru en annexe – et La Belle Esclave demande à être envisagée dans le détail. Mais considérons tout d’abord cette première pièce. À la différence de Guérin de Bouscal, Scudéry n’a pas essayé de compliquer l’intrigue que lui offrait Cervantès. Il se permet seulement quelques modifications : l’amoureux avare, Pamphile, et le père de Léonise, Rodolphe – qui chez Cervantès ne quittent pas la Sicile – figurent dans la tragi-comédie comme esclaves, à côté de l’héroïne, Léonise, et du héros, Léandre. Scudéry crée également deux nouveaux rôles, ceux de Sarraide et de Sulmanire, confidentes de Halime, femme du cadi Ibrahim.
Les personnages de L’Amant libéral ressemblent de très près à ceux de La Belle Esclave. Le héros des deux pièces est un gentilhomme sicilien et un esclave. Chacun a un confident et une maîtresse, elle-même captive des Mahométans. Hali Bacha et Hazan Bacha jouent le même rôle de ravisseurs dans L’Amant libéral que Haly dans La Belle Esclave. Mais c’est le seul exemple de correspondance des noms. Le personnage du cadi, Ibrahim, rappelle celui du Roi, tous deux étant des représentants du Sultan de Constantinople ; ils ont la charge de lui livrer la belle esclave. Halime, la femme du cadi, est un personnage sensiblement différent de la Reine présentée par L’Estoille, car celle-ci devient une véritable protagoniste, tandis que la première n’a qu’une importance marginale. En revanche, six personnages de L’Amant libéral ne se retrouvent pas dans la tragi-comédie de L’Estoille : Rodolphe (le père de Léonise), Pamphile (l’amant avare), Hazan Bacha (gouverneur de Nicosie), Isac (le marchand juif) ainsi que Sarraide et Sulmanire (les confidentes de Halime). L’intrigue de L’Amant libéral se déroule à Chypre, celle de La Belle Esclave à Alger. Les esclaves siciliens de la première pièce sont de Trapane, qui a été détruite par les Turcs, alors que dans la seconde pièce les esclaves siciliens viennent de Mégare en Sicile, ville saccagée par les Maures d’Alger.
La pièce de Scudéry commence avec une scène montrant Léonise, l’esclave sicilienne, défendant son honneur contre le marchand juif Isac, son maître. L’attitude de la jeune femme n’est pas sans rappeler celle de Clarice s’opposant au projet du Roi de l’envoyer au sérail du Sultan de Constantinople. Toutes deux, rescapées d’un naufrage, préfèrent mourir plutôt que de perdre leur honneur. Isac est pourtant déterminé à faire céder Léonise (vers 40-41) :
Je te le dis encor pour la dernière fois J’aime et je veux être aimé.
Dans La Belle Esclave, le Roi est aussi résolu à sacrifier l’honneur de Clarice au Sultan (vers 315-316) :
Je vous le dis encor pour la derniere fois, J’en veux faire un présent au plus puissant des Roys.
Finalement repoussé, Isac décide d’envoyer son esclave dans un sérail « Qu’elle serve au Serrail, à d’infames plaisirs » (vers 48). On retrouve le même vocabulaire dans l’interrogation larmoyante de Clarice lorsqu’elle apprend qu’elle est destinée au harem du Sultan « A d’infames plaisirs je serois immolée ? » (vers 186).
La scène 4, en expliquant les raisons pour lesquelles les personnages présentés précédemment sont devenus esclaves et ont été séparés, prolonge la scène d’exposition. Cette quatrième scène est semblable à la première scène de La Belle Esclave. Comme Fernand, tourmenté par l’affliction d’Alphonse (vers 3-4), Mahamut, un renégat sicilien, s’inquiète de la tristesse de Léandre : « Comme je voy tes pleurs, montre moy leur sujet » (vers 201). Le renégat invite le jeune esclave à relativiser son malheur et lui suggère qu’il pourrait recouvrer la liberté (vers 217-220) :
Un grand cœur doit tousjours d’un genereux effort, Opposer la raison, aux malices du sort : Et puis, cette disgrace à tant d’autre commune, N’est pas le plus grand coup, que donne la fortune.
Léandre lui confie alors l’objet réel de son désespoir : la mort de sa maîtresse Léonise. Il affirme qu’il ne saurait lui survivre « La franchise est un bien, dont je n’ay point d’envie » (vers 223). Dans la pièce de L’Estoille, le Roi est également stupéfait du désintérêt que porte Alphonse à la liberté « Contez-vous donc pour rien le don de la franchise ? » (vers 681).
Au début de la scène, Mahamut ignore, à la différence de Fernand, de qui son ami est épris. En outre, il ne connaît pas les causes de sa captivité. Léandre relate alors les mésaventures qui l’ont conduit à devenir l’esclave des Turcs et celles qui ont abouti à la mort de Léonise. Scudéry concentre assez artificiellement, en une scène de 226 vers, les informations nécessaires à la compréhension de l’action, alors que Claude de L’Estoille dilue la narration de ces antécédents au cours de l’intrigue. Notre dramaturge, grâce aux analepses qui ponctuent son texte, évite une scène trop longue et saturée d’informations. Ainsi Léandre relate l’histoire de sa capture par les Turcs avec Rodolphe, Pamphile, et Léonise. Un orage sépara les trois navires contenant les captifs et Léonise, selon Léandre, périt. La jeune femme, comme l’apprendra son amant à la scène 3 de l’acte II, échappa en réalité de peu au naufrage. L’héroïne de La Belle Esclave, Clarice, survécut également au naufrage de son navire, alors qu’elle était emportée pour devenir esclave des Mahométans.
La première scène de l’acte II de L’Amant libéral nous apprend que l’île de Chypre est « un Estat encor mal affermy » (vers 536), « Où l’on voit disputer la Croix, et le Croissant » (vers 462), alliance reprise par de L’Estoille dans sa pièce, et que Clarice juge improbable (vers 285-288) :
Mais se peut-il jamais qu’un tel Prodige avienne, Que le Prince des Turcs espouse une Chrestienne ? Et dans Constantinople, au mépris de ses Loix, Face ensemble briller le Croissant et la Croix ?
Le transfert de pouvoir de l’ancien gouverneur de Chypre, Hali Bacha, au nouveau, Hazan Bacha, sur ordre du Sultan Sélim – nom dont de L’Estoille s’est probablement inspiré pour nommer le domestique de Haly – occupe une scène de L’Amant libéral. L’arrivée d’Isac et de Léonise interrompt cette cérémonie. Une dispute pour posséder « la belle esclave » s’ensuit, alors que, comme Clarice, Léonise est prête à défendre fermement son honneur, car rien ne saurait l’empêcher « de sauver [son] honneur, par un juste trespas » (vers 633). Elle ajoute (vers 646-649) :
Ainsi ne croyez pas regler mon advanture, Dans le choix du Serrail, ou de la sepulture, Je ne balance point ; et malgré vos efforts, L’ame qui doibt regner, disposera du corps.
Ce ton déterminé qui trahit une volonté inébranlable évoque celui de Clarice dans notre pièce (vers 301-302) :
J’arracheray la vie à qui prendra licence De faire à mon honneur la moindre violence.
La dispute entre les bachas, qui veulent tous deux posséder « la belle esclave », est tranchée par Ibrahim, le cadi, qui suggère que Léonise soit offerte au Sultan de la part de Hali et de Hazan. Ibrahim propose d’escorter la jeune femme jusqu’à Constantinople, au sérail du Sultan. Dans la pièce de L’Estoille, c’est le Roi qui a résolu d’envoyer Clarice au Grand Turc. La tâche de l’accompagnement jusqu’au lieu dit revient à Haly.
Mahamut conseille à Léandre d’essayer d’entrer au service du cadi, qui possède désormais Léonise, et lui promet de l’aider au prix de sa vie « Je veux ou te sauver, ou me perdre moy mesme » (vers 754). Fernand donne à Alphonse la même assurance (vers 583-584) :
Allez où vous voudrez, et deussay-je y perir, Les armes à la main on m’y verra courir.
Le bacha Hali, à la première scène de l’acte IV de L’Amant libéral, cherche un moyen de conquérir Léonise et de la soustraire à l’emprise du cadi Ibrahim. Son confident Mustapha lui conseille d’attaquer le vaisseau qui transportera l’esclave sicilienne au Sultan. Ce faisant, Hali pourra prendre possession de Léonise. Alphonse envisage exactement la même manœuvre pour sauver Clarice (acte II, scène 6).
Mahamut élabore quant à lui un subtil stratagème pour assurer à Léandre une fuite victorieuse ; il conseille à Ibrahim de conduire lui-même Léonise au Sultan, puis au cours du trajet, de feindre que, la confondant avec un forçat, des marins l’aurait jetée dans les flots. Mahamut lui propose de déclarer (vers 1471-1472) :
La belle EsclaveNous soulignons. est morte, et que deux Matelots,Viennent de la jetter, dans le milieu des flots.
Haly, dans La Belle Esclave, utilise un subterfuge similaire en prétendant que Clarice s’est précipitée dans la mer, alors qu’en réalité c’est lui qui la retient prisonnière. L’Estoille a changé le meurtre en suicide, ce qui paraissait plus plausible. En outre, il n’est pas impossible que notre dramaturge ait justement trouvé le titre de sa pièce dans les vers précédemment cités.
En définitive, si l’analyse de l’argument de L’Amant libéral permet de percevoir les ressemblances que la pièce entretient avec la nouvelle cervantesque, il est à noter que La Belle Esclave lui emprunte également quelques éléments thématiques, tout en s’efforçant de concentrer davantage sa matière dramatique.
Ainsi l’ordre des séquences de L’Amant libéral est presque identique à celui de la nouvelle de Cervantès. Nous retrouvons chez Scudéry le début in medias res, suivi immédiatement par le récit des épisodes précédents, puis viennent les mêmes aventures, situées cependant dans un temps accéléré, étant donné que Scudéry, à cette époque, après la participation à la « Querelle du Cid », considère comme juste le respect de l’unité de temps. L’application de cette règle n’implique toutefois pas l’élimination d’épisodes ou de personnages qui continuent à caractériser l’intrigue « implexe », c’est-à-dire complexe et variée, que Scudéry privilégie. L’unité de lieu est également respectée, dans les limites permises à cette époque : la Sicile n’est jamais présente, pas même dans le dénouement, et toute l’action se déroule à Chypre. Le respect de l’unité de lieu oblige parfois l’auteur à modifier le cours de certains événements : la bataille navale d’El amante liberal se transforme par exemple en bataille terrestre. Enfin, les éléments ajoutés par Scudéry sont plutôt destinés à accentuer certains thèmes et motifs caractéristiques d’inspiration baroque, parfois absents ou moins ébauchés chez l’écrivain espagnol : l’inconstance de l’univers, le doute du personnage sur sa propre identité, le monde assimilé à un théâtre ou le déguisement des protagonistes. En somme, l’impression générale est celle d’une reprise assez fidèle de la nouvelle de Cervantès, avec une nette accentuation de ces éléments baroques.
Concernant la parenté de L’Amant libéral avec notre poème dramatique, on remarque que les principales caractéristiques de la tragi-comédie de Scudéry sont utilisées par Claude de L’Estoille. Les deux actions se nouent tout d’abord dans un contexte mahométan : les Turcs de Chypre dans un cas, et les Maures d’Alger dans l’autre. Les deux intrigues, lorsqu’elles sont réduites a minima, peuvent se résumer de la façon suivante : deux amants siciliens sont retenus en captivité par les Mahométans. La jeune femme, destinée au harem du Sultan, est enlevée par un autre Mahométan, séduit par ses attraits. Alors qu’Ibrahim, dans L’Amant libéral, projette de déclarer la mort de l’esclave pour expliquer sa disparition, Haly, dans La Belle Esclave, exploite véritablement cet artifice en affirmant que Clarice s’est précipitée dans les flots. La jeune femme est cependant sauve ; le ravisseur est tué chez Scudéry, il est pardonné chez L’Estoille. Les deux pièces s’achèvent sur une fin maritale. Ces considérations laissent véritablement penser que la tragi-comédie de Scudéry a inspiré notre auteur. De surcroît, diverses affinités expressives, partagées par les deux poèmes dramatiques, laissent supposer leur filiation.
Toutefois, de nombreuses intrigues accessoires concernant des personnages secondaires de L’Amant libéral ne sont pas exploitées dans La Belle Esclave. Si la tragi-comédie de Scudéry respecte les unités de lieu et de temps, elle ne respecte pas celle de l’action. Ainsi certains développements n’exercent pas d’influence sur le déroulement de l’intrigue, tel que l’épisode du marchand juif (acte I, scène 1), ou le désespoir de la femme du cadi, Halime, qui n’est pas aimée de Léandre (acte V, scène 1). L’intrigue de Scudéry, basée sur une nouvelle contenant de nombreux incidents extérieurs à l’intrigue, se révèle assez dispersée. L’Estoille, en revanche, poursuivant la tendance de son époque, insuffle à sa pièce une plus grande concentration dramatique. Il réduit notamment les personnages de quatorze – sans compter les troupes des janissaires – à sept. Enfin notre tragi-comédie, qui concentre l’intérêt des spectateurs sur le sort de Clarice et d’Alphonse, offre un caractère plus unifié.
Nous ne saurions toutefois affirmer avec certitude que L’Estoille s’inspira de façon consciente et délibérée de L’Amant libéral de Scudéry car, au XVIIe siècle, le succès de Cervantès est partiellement responsable de la popularité du thème de la captive réduite en esclavage. Don Quichotte, contenant la célèbre histoire d’une captive, fut également traduit très tôt dans le siècle et imité de nombreuses fois, principalement dans Le Berger Extravagant de Sorel en 1627. En outre, le thème des captifs chrétiens réduits en esclavage par les Maures est pratiquement un genre dans la littérature espagnole qui joue un rôle considérable dans l’imaginaire littéraire français du XVIIe siècle. Les écrivains français perçoivent d’ailleurs dans la novela espagnole des échos certains de la tradition romanesque antique. Ainsi Cervantès considérait-il l’écrivain grec HéliodoreLes Ethiopiques (ou L’Histoire éthiopienne), Théagène et Chariclée. Il n’est pas impossible qu’il se soit ultérieurement converti au christianisme et qu’il ait fini par devenir évêque de Trikka en Thessalie. En cette qualité, son action la plus remarquable fut l’introduction dans son diocèse du célibat ecclésiastique (Héliodore, Les Ethiopiques, Théagène et Chariclée, 3 vol., Paris, Les Belles Lettres, 1994).Novelas exemplares :
Si la vie ne me quitte, je t’offre les Travaux de Persilès, livre qui s’enhardit à rivaliser avec Héliodore, si du moins cette hardiesse ne le fait pas ressortir l’oreille basse.
Miguel de Cervantès Saavedra, Nouvelles exemplaires, suivies de Persilès, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 9.
Dès la Renaissance, le retour, non pas seulement à la littérature latine et grecque, mais à des pensées, à un idéal de vies antiques, permit de retrouver les romans grecs. Ces derniers présentaient un canevas très précis : le héros et l’héroïne devaient être pourvus d’une beauté extraordinaire et d’une inexpugnable vertu et ils devaient être épris passionnément l’un de l’autre ; il fallait ajouter un certain nombre de personnages qui par leurs actes, volontaires ou non, devaient retarder le plus longtemps possible la suprême félicité du héros et de l’héroïne ; l’action devait consister en une série d’aventures plus ou moins vraisemblables, dans diverses parties du monde, pour aboutir enfin à un dénouement heureux.
La redécouverte de l’œuvre d’Héliodore, en particulier, marque d’une profonde empreinte les littératures occidentales, et ce pendant plusieurs siècles. De cette vogue, le principal auteur est sans aucun doute Amyot. Si Héliodore était connu d’humanistes tels que Boccace ou Rabelais, le grand public ne lut son roman qu’à partir de 1547, année où Amyot fit paraître L’Histoire Aethiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traictant des loyales et pudiques amours de Théagène Thessalien et Chariclea Aethiopienne : nouvellement traduite du grec en françois, à Paris, pour Jean Longis, librairre, tenant sa boutique au Palais, en la gallerie par où l’on va à la Chancellerie, 1547. L’Espagne et l’Italie, aussi bien que la France, s’inspirèrent dès lors d’Héliodore.
Au XVIIe siècle, l’œuvre d’Héliodore est l’une des plus lues et des plus admirées. L’histoire de Théagène et Chariclée, les héros du roman, consiste en un déroulement d’aventures pourvu d’une riche mise en scène : aux fêtes et cérémonies magnifiques succèdent des combats sur terre et sur mer, des tempêtes, des séparations et des scènes de reconnaissance. L’adaptation du roman à la scène était aisée : il suffisait de laisser de côté le long récit rétrospectif qui occupe les premiers livres, et de représenter les événements dans l’ordre chronologique. Le dramaturge Alexandre Hardy, vers 1600, fit par exemple jouer une pièce tirée des Ethiopiques : la tragédie Théagène et Chariclée.
Les Ethiopiques présentent, à plusieurs égards, des similitudes avec La Belle Esclave. L’idéal de chasteté que tout romancier grec se propose à l’admiration du public y atteint sa plus haute expression. Les héros, au même titre que Clarice, préfèrent conserver leur honneur aux dépens de leur vie. En outre, Claude de L’Estoille a pu s’inspirer de l’artifice de l’usurpation d’identité adoptée Chariclée et Théagène : alors qu’ils sont amants, les héros se font régulièrement passer pour frère et sœur au cours du roman. Chariclée est à l’initiative de cette ruse qui permet plusieurs fois aux deux jeunes gens de se prémunir contre la jalousie ou la séparation. Chariclée conçoit d’abord ce projet au livre I, XXI, 3 puis au livre V, XXVI, 3. Théagène, à son tour, affirme qu’il est le frère de Chariclée au livre VII, XIII, 1 et au livre IX, XXV, 2.
Quant au procédé du dénouement de La Belle Esclave, Claude de L’Estoille s’inspire d’une thématique plus contemporaine : la résolution par la clémence. Ce choix n’est pas sans rappeler celui de la pièce de Corneille : Cinna ou La Clémence d’AugusteCinna ou La Clémence d’Auguste, Imprimé à Rouen, vendu à Paris, T. Quinet, le privilège date du 1er août 1642, l’achevé d’imprimer du 18 Janvier 1643.La Belle Esclave si l’on se fie au privilège du Roi daté du 1er août 1642 (mars 1643 pour La Belle Esclave), et à son achevé d’imprimer daté du 18 janvier 1643 (derniers jour d’octobre 1643 pour notre pièce). Dès lors, il est vraisemblable de considérer que Claude de L’Estoille assista ou lut le poème dramatique de son confrère. La tragédie de Corneille, dont le succès fut considérable, devient une référence littéraire du vivant même de son auteur. On peut ainsi penser que le dénouement par la clémence de La Belle Esclave a été imaginé par Claude de L’Estoille pour retrouver la voie du succès qu’avait été le Cinna de Corneille.
De fait, dans notre tragi-comédie, l’obstacle que le puissant – en l’occurrence le Roi – déclenche contre la relation amoureuse des deux amants siciliens finit par menacer la vie de la personne aimée, Clarice. Mais un retournement de situation aboutit à transformer le personnage du souverain d’opposant qu’il était, en adjuvent. Alphonse, à la scène 6 de l’acte II, s’emporte contre l’intransigeance du monarque (vers 558-559) :
Qu’un Barbare, un Tyran tienne esclave un objet [Clarice] Dont tout le Monde entier devroit estre sujet !
Mais le « tyran », grâce aux avis de son épouse, parvient bientôt, et progressivement, à la magnanimité. Sur les conseils de la Reine, il libère d’abord Clarice (vers 771-776). Alphonse ne peut dès lors que louer la générosité du Roi (vers 837-840) :
Qui donc vous fut jamais plus que moy redevable ? Seray-je pas contraint de mourir insolvable ? Certes, quoy que je face, il est visible à tous, Que rien ne peut jamais m’acquitter envers vous.
Puis, le monarque, grâce aux suggestions de son épouse, accède à la clémence, et pardonne au ravisseur, Haly, ses mensonges et ses intentions criminelles (vers 1605-1607) :
Puisque les Offensés me demandent sa grace, Qu’il vive, et qu’à jamais ces deux jeunes Amans Soient libres, et comblez de tous contentemens.
À ces mots, Clarice puis Alphonse soulignent la grandeur d’âme du souverain qui transgresse les lois ordinaires de la justice pour accéder à la plus haute des vertus royales (vers 1610-1611) : « O clemence adorable ! », « O Prince genereux ! / Qui de vostre vertu ne seroit amoureux ? ».
La Belle Esclave s’avère par conséquent dotée d’une intrigue originale, tirée de thématiques partagées et d’emprunts ponctuels. Claude de L’Estoille, comme ses contemporains, trouve tout d’abord dans la nouvelle espagnole des possibilités de sources particulièrement fécondes. Les auteurs de tragi-comédie, d’une façon plus générale, puisent dans la novela des intrigues modernes, exotiques, fertiles en aventures, dotées de nombreuses histoires secondaires, de coups de théâtre, d’événements dramatiques qui produisent parfois la mort des personnages secondaires et le risque de mort pour les protagonistes, tout en garantissant toujours une fin heureuse. L’intrigue de La Belle Esclave prouve par ailleurs comment, au moment où non seulement les unités de temps et de lieu, mais aussi celle d’action, commencent à s’imposer, en suggérant la construction de textes moins foisonnants, il est encore possible d’extraire quelques éléments de la nouvelle espagnole, afin de construire une dernière tragi-comédie plus régulière. On décèle d’autre part dans la pièce de Claude de L’Estoille une assimilation des romans grecs, dont l’influence diffuse éclaire une partie de la poétique tragi-comique. Enfin, l’analyse de La Belle Esclave révèle combien son auteur était particulièrement attentif aux productions dramatiques de ses contemporains. En définitive, il apparaît que La Belle Esclave s’enrichit de son ascendance littéraire et opère une formidable synthèse de thèmes, structures et expressions de son siècle.
À l’âge classique, l’assimilation de certaines tragi-comédies aux tragédies à fin heureuse est un choix critique fréquent pour une partie des théoriciens. Dès le milieu du XVIIe siècle, la distinction entre tragi-comédie et tragédie ne semble pas être distinctement tranchée. D’Aubignac, dans sa Pratique du Théâtre publiée en 1657, donne une définition du genre tragi-comique en le considérant simplement comme un des modèles de la tragédie :
[…] par là nous entendons, un Poème Dramatique dont le sujet est héroïque, et la fin heureuse, la plus noble et la plus agréable espèce de Tragédie, fort commune parmi les Anciens.
François Hédelin, dit l’abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre, Paris, H. Champion, 2001, p. 228-229.
Cependant, on note une divergence entre les auteurs des tragi-comédies, tels Mairet ou Scudéry, et ceux qui tentent d’en établir la théorie, comme La Mesnardière et d’Aubignac : si ces derniers considèrent la tragi-comédie comme une variante de la tragédie dont le dénouement serait heureux, les premiers envisagent la tragi-comédie comme un composé de la tragédie et de la comédie. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Mairet dans sa préface de la Silvanire :
De la définition de la tragédie et de la comédie, on peut aisément tirer celle de la tragi-comédie, qui n’est rien qu’une composition de l’une et de l’autre.
Théâtre du XVII, éd. Jacques Scherer, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, t. I, p. 482.esiècle
Le nouveau genre tragi-comique – dont la théorie sera esquissée par François Ogier dans sa préface de la tragi-comédie Tyr et Sidon de Jean de SchélandreTyr et Sidon, tragi-comédie divisée en deux journées, Paris, R. Estienne, 1628, Préface signée de François Ogier.
Le refus de l’unité de temps, tout d’abord, qui oblige à faire arriver trop d’incidents en un même jour, et qui nécessite en même temps de continuels récits qui ennuient le spectateur.
Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, PUF, 2003, p. 23.
En second lieu, le mélange apparaît comme un trait constitutif de la tragi-comédie : mélange des genres, introduit au nom de la vraisemblance de la fiction ; et mélange des styles au nom de la diversité des caractères. Cette nouvelle conception de la dramaturgie prône pour seule fin celle de plaire au public, qui devient alors le premier critère permettant de juger de la réussite d’une pièce et auquel tout auteur dramatique digne de ce nom doit se rallier.
Au début des années 1630, la tragi-comédie est également perçue comme une pièce à tiroirs dont la spécificité réside dans la multiplication d’épisodes, le genre est alors étranger à tout principe d’unité ; l’inventio prime sur la dispositio. Mais à partir de 1634, comme nous avons eu l’occasion de le mentionner, la tragédie renaît avec la Sophonisbe de Mairet qui, renouant avec l’histoire romaine délaissée jusqu’alors au profit des sources romanesques, privilégie la dispositio. Cette pièce permet d’élaborer une véritable réflexion raisonnée sur les règles antiques qu’elle va ainsi réhabiliter. Tout en continuant à affectionner les intrigues complexes, les dramaturges vont cependant, sous l’influence des théoriciens et pour répondre au goût du public qui a désormais évolué, rechercher une plus grande concentration dramatique.
La Belle Esclave offre justement un travail intéressant sur l’art de la formule dramatique qui se meut progressivement en tragédie. L’observation des unités classiques, l’utilisation, certes dans une forme encore peu développée, du dilemme psychologique et le ton général de sérieux qui prédomine peuvent être des points annonciateurs du tragique dans un genre qui va progressivement disparaître.
Tout d’abord, il est à noter que notre tragi-comédie n’accumule pas indéfiniment les péripéties : seul un rebondissement vient relancer l’intrigue, en l’occurrence l’annonce de la mort de Clarice à la scène 3 de l’acte III. En outre, se conformant à l’usage tragique, Claude de L’Estoille nous plonge in medias res dans l’action – au cœur d’une conversation déjà bien entamée puisque la scène s’ouvre sur une première réplique exclamative « Ha ! Laisse moy mourir ! », qui se réfère à ce qui a été dit précédemment – plutôt que de commencer le récit ab ovo comme dans la plupart des tragi-comédies. De surcroît, notre dramaturge privilégie le ton sérieux. On ne relève pas d’audace verbale dans La Belle Esclave alors que le comique de plusieurs tragi-comédies antérieures faisait place au vocabulaire familier, ou à la dérision. Malgré la gravité des situations, des traits plus légers venaient toujours nuancer et modifier la trame trop grave de l’action. L’esthétique de l’enjouement, qui prévalait alors dans les tragi-comédies, s’estompe complètement dans notre poème dramatique, qui commence – ce qui est révélateur du ton uniformément grave et soutenu de la pièce – par les lamentations d’un héros désespéré (vers 41-44) :
Alphonse.
[…] si toute esperance aujourdhuy m’est ravie, En perdant ma Maistresse il faut perdre la vie ; Et que sans differer les cendres du tombeau De tous les feux d’Amour estouffent le plus beau.
La menace du suicide est constamment présente dans La Belle Esclave, qu’elle soit réclamée par Alphonse qui s’apostrophe lui-même (vers 949-951) :
Mais, c’est trop, malheureux, demeurer dans le monde ; Va donc la [Clarice] retreuver aux abysmes de l’onde, Et fais par ton trespas ton amour éclater.
ou par Clarice (vers 281-282) :
L’espace d’un cercueil enclost mon esperance ; A la porter plus haut je voy peu d’apparance.
La jeune femme adopte parfois la posture d’une héroïne tragique, notamment dans certaines de ses tirades (vers 415-418) :
C’est mon malheur, Madame, il est grand, il est tel ; Que le vaincre n’est pas l’ouvrage d’un mortel. Vous avez combatu ce Monstre épouventable, Et vous l’auriez dompté, s’il n’estoit indomptable.
L’esquisse d’un dilemme psychologique vient également accentuer cette tonalité tragique. Le Roi ne parvient pas à choisir entre son devoir – offrir « la belle esclave » au Sultan de Constantinople – et la peine qu’il éprouve à séparer les deux amants. Le souverain, sévère et intransigeant à l’égard de Clarice lors des premières scènes, devient au cours de l’action moins inflexible (vers 759-763) :
Je respecte l’amour, et leur des-union Passe pour barbarie en mon opinion ; Cependant ç’en est fait, me pourrois-je desdire, De donner au Sultan, dont je tiens mon Empire, Cette Beauté parfaite et de corps et d’esprit […] ?
Finalement, seule l’hétérogénéité de la condition sociale des personnages vient s’établir en contrepoint de cette esthétique tragique puisque si le Roi, la Reine, Clarice, Alphonse et Fernand appartiennent à la noblesse, Haly n’est que capitaine du Palais et Selim simple domestique.
Toutefois, le choix de l’assimilation de La Belle Esclave à une tragédie à fin heureuse se heurte à un obstacle : celui de la source d’inspiration. En effet, comme le rappellent les auteurs de la Littérature française du IX e au XVIIe siècle :
Ce qui est capital […] c’est que le sujet de la tragi-comédie est emprunté non à l’histoire grecque ou romaine, mais à la littérature romanesque, aux romans grecs, aux littératures espagnole ou italienne.
A. Adam, G. Lerminier, E. Morot-Sir, Littérature française du IX, Paris, Larousse, 1972, p. 155.eau XVIIesiècle
Ainsi, si La Belle Esclave pourrait être considérée comme une tragédie à fin heureuse, un détail invalide pourtant cette affirmation : sa filiation avec une littérature d’inspiration romanesque, et plus précisément avec la nouvelle hispanique. En prenant le parti de se détacher des sources historiques, Claude de L’Estoille choisit de se ranger résolument du côté des praticiens de la tragi-comédie traditionnelle.
Cependant quelques-uns vous blasment de n’avoir pas traitté pour le Theatre un sujet historique ; et nous veulent faire accroire que vous avez eû peu de peine à reüssir en cet Art divin, qui forme mille differentes beautez, qui n’ont ny verité ny corps, et qui ne laissent pas toutefois d’estre prises pour de veritables merveilles de la Nature […]. Mais ils asseurent au contraire, que l’Histoire est comme un marbre, difficile a manier, et auquel il est besoin de donner adroitement un nombre infiny de coups de marteau, pour le mettre en œuvre.
Voir infra, « Lettre de Monsieur de Linage de Vauciennes à Monsieur de L’Estoille », p. 100-104.
La lettre de Linage de Vauciennes placée en exergue de La Belle Esclave permet, une fois de plus, d’apprécier notre tragi-comédie à l’aune des critères esthétiques du début du XVIIe siècle. L’épistolier, en louant le poème dramatique de notre auteur, invite à reconsidérer les attraits et les exigences d’une pièce d’inspiration romanesque et non historique.
Aristote, la référence de tous les théoriciens des XVIe et XVIIe siècles, affirme en effet dans sa Poétique qu’un sujet historique est supérieur à un sujet inventé puisque, pour le spectateur, l’histoire rend plus crédible la fiction. Pourtant, Linage de Vauciennes insiste sur la qualité de l’illusion référentielle procurée par La Belle Esclave, et ce en dépit du choix romanesque de l’intrigue ; le critique ajoute en effet à l’intention de Claude de L’Estoille :
Vostre adresse m’a trompé ; oüy, Monsieur, la vray-semblance et la suitte inviolable de vos feintes aventures abuserent d’abord mon jugement. Je les croyois toutes veritables, et m’interessois à tous coups dans les passions de vos Personnages.
Voir ibid.
Ainsi, selon Linage de Vauciennes, la vraisemblance d’un sujet inventé peut rivaliser avec celle d’une intrigue historique. En somme, la caution historique n’est pas l’unique garantie du caractère véridique de l’action.
Le débat sur le degré de vraisemblance que doit offrir un poème dramatique commence au début des années 1630, au moment où la tragi-comédie s’analyse, ébauche des doctrines, élabore des théories qui doivent assurer le succès d’un genre renouvelé. Les théoriciens de la tragi-comédie, s’ils s’unissent sur certains critères et s’opposent sur d’autres, comme sur l’unité de temps, se trouvent néanmoins d’accord sur un point : la caractérisation de ce genre nouveau sur la base d’une « modernité », élément assez bouleversant à l’intérieur d’un système littéraire fondé, au niveau doctrinal, sur la qualité de l’imitation. La tragi-comédie, au contraire, est fière de se définir comme moderne, revendiquant ainsi une attitude polémique vis-à-vis de la tradition classique. Elle est moderne parce qu’elle refuse les thèmes mythiques, choisit souvent comme objet des faits contemporains et refuse le but didactique désormais dépassé de la poésie et le remplace par un but hédoniste, plus en rapport avec le goût de l’époque. Jean Ogier de Gombauld, Jean Mairet, Mareschal et leurs disciples théorisent et cultivent ensemble le goût pour les coups de théâtre, pour l’intrigue enchevêtrée, pour la quantité des événements « représentés » sur la scène ; tous prisent un certain goût pour l’exotisme, qui peut être soit celui légendaire des bergers, soit celui d’un récit totalement inventé. Georges de Scudéry ne manque d’ailleurs pas d’illustrer cet attrait baroque pour l’exotique et l’invraisemblable dans sa préface de l’Andromire :
Il est bien difficile qu’une action toute nuë, de l’une ou de l’autre manière ; sans épisodes, et sans incidens impreveus ; puisse avoir autant de grace, que celle qui dans chaque Scene, monstre quelque chose de nouveau ; qui tient toujours l’esprit suspendu ; et qui par cent moyens surprenans, arrive insensiblement à la fin.
Georges de Scudéry, Andromire, à Paris, chez Antoine de Sommaville, 1641, « Au lecteur », p. 9.
À l’inverse, Chapelain, dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, remettait en question la surcharge d’événements comme nuisible à la vraisemblance absolue, et donc à la véracité du propos et à l’efficacité pédagogique. Ainsi l’ensemble des débats théoriques interroge la nature de la convention théâtrale et les possibilités qu’a le dramaturge de la solliciter, en l’atténuant ou en la soulignant. Réguliers et Irréguliers s’opposent en fait sur le traitement de l’illusion théâtrale, et, par conséquence, sur les moyens d’une rhétorique efficace.
L’intrigue de La Belle Esclave, dont la relation avec la nouvelle espagnole de Cervantès El amante liberal fut l’objet d’une précédente analyse, s’inscrit bel et bien dans une perspective romanesque. Le récit hispanique propose en effet une nouvelle à l’intrigue complexe, construite sur certains thèmes fondamentaux comme l’amour, l’honneur, la fortune ou le déguisement. Elle est bâtie exactement comme on croyait pouvoir organiser alors une œuvre théâtrale : une histoire centrale est tracée d’un bout à l’autre de l’intrigue, à l’intérieur de laquelle on retrouve des aventures de second ordre ; cette intrigue se déroule sur un arc de temps relativement peu étendu, nullement limité artificiellement par le respect d’une unité de temps, et sur des horizons assez vastes, étrangers, et même parfois exotiques.
Mais en dépit de ses caractéristiques romanesques, El amante liberal, dans la tradition du roman byzantiner siècle après J.-C., se développe surtout à partir du XIIe siècle. L’unité de ce genre tient principalement aux sujets de ses récits : un couple de jeunes gens doit fuir sa patrie pour vivre librement son amour et se trouve emporté dans des aventures multiples et douloureuses. Le couple en sort grandi et la relation amoureuse légitimée aux yeux de la société.e siècle ne doivent pas faire imaginer que les aventures maritimes et terrestres de la nouvelle hispanique sont invraisemblables ; les rapts des jeunes femmes des pays chrétiens par des corsaires n’étaient pas chose exceptionnelle et passèrent tout naturellement de la réalité à la littérature : après Boccace, Cervantès exploite ce thème à diverses reprises, notamment dans sa comedia La Gran Sultana. Quant aux batailles navales, aux mutineries, ou aux tempêtes qui mettent en péril navires et équipages, c’était là des sujets bien connus depuis Les Ethiopiques d’Héliodore qui nourissaient l’imaginaire contemporain. En outre, l’intrigue d’El amante liberal se fonde sur un fait vérifiable : les Turcs envahirent Chypre en juillet 1570, prirent Nicosie, la capitale, et la mirent à sac en septembre de la même année. L’invocation aux ruines de Nicosie, sur laquelle s’ouvre la nouvelle, se situe en 1572 puisque, selon ce que déclare le personnage Mahmoud, à peine deux ans auparavant Chypre vivait en paix. Enfin, le sultan, dans la nouvelle cervantesque, est d’abord désigné sous le nom de Soliman, puis sous celui de Sélim. Le nom de Soliman est une probable confusion car le célèbre Soliman le Magnifique était mort en 1566. Comme l’action de la nouvelle se déroule en 1572, le Grand Turc ne pouvait être que son fils Sélim II, qui lui succéda jusqu’en 1574. Il n’est cependant pas exclu que Cervantès ait considéré Soliman et Sélim comme variantes d’un même nom puisqu’il les emploie tous deux.
En revanche, l’on constate que Claude de L’Estoille se détache de ces considérations historiques dans la mesure où La Belle Esclave n’établit aucun lien avec un événement véridique. Dans notre tragi-comédie, le conflit entre les Siciliens et les Maures d’Alger ne peut être précisément daté, et Alcandre, le père de Clarice, ne correspond à aucun personnage historique. De surcroît, Sélim n’est plus le nom du Sultan de Constantinople, mais devient celui d’un méprisable domestique qui envisage de tuer l’héroïne. Quant aux souverains d’Alger, leurs noms ne sont pas précisés, et ils ne sont désignés que sous les termes de « Roi » et de « Reine ». Ainsi le choix onomastique de Claude de L’Estoille, s’il peut traduire une méconnaissance de l’histoire mahométane, souligne surtout la volonté du dramaturge de se détacher d’une quelconque référence historique.
En outre, l’intrigue de La Belle Esclave exploite l’esthétique de la coïncidence, qui fait la matière accoutumée des romans. Ainsi, au moment où le Roi consent à libérer l’esclave sicilienne, Haly annonce sa mort (vers 877-880) :
[…] Furieuse, insensée, D’une haute fenestre elle s’est eslancée Au milieu d’un abysme, où la rage des flots, Abboyant aux rochers fait peur aux Matelots.
De même, alors qu’Alphonse décide de se précipiter dans les flots pour y rejoindre sa maîtresse, il l’aperçoit justement sur le rivage (vers 972-973) :
Ce n’est plus dans les flots que je la doy chercher, Cette Beauté naissante est encor sur la terre.
Enfin, la Reine, par des investigations secrètes, parvient à prouver la culpabilité du capitaine Haly dans l’enlèvement de Clarice. Les soldats de la souveraine découvrent la retraite du ravisseur et arrivent à temps pour délivrer « la belle esclave », menacée par Selim (vers 1518-1519) :
Selim s’approchoit d’elle [Clarice], et sans un prompt secours, Ou la corde, ou le fer eût terminé ses jours.
Ces différents éléments prouvent par conséquent que le romanesque de La Belle Esclave naît à la fois de sa filiation avec la nouvelle cervantesque, d’inspiration contemporaine, du traitement de l’intrigue qui élude toute référence à un ancrage historique et de l’esthétique de la surprise qui fait des événements les plus tragiques de simples obstacles temporaires vers un dénouement heureux.
Le Roy et la Reine sont trop doux et trop compatissants pour des Barbares. On auroit de la peine à trouver des personnes aussi charitables. La vertu de Clarice est un peu Romanesque. À l’égard d’Alphonse, c’est un bon garçon, son rôle est long, et toujours sur le ton plaintif. L’Auteur a eu tort de ne lui pas donner un Valet plus intelligent et plus secourable que Fernand.
Claude et François Parfaict, dits les Frères Parfaict, Histoire du théâtre françois depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, P.G. Le Mercier, 1745-49, t. II, vol. 6, p. 73.
Si ce jugement des frères Parfaict a le mérite de définir brièvement les traits essentiels des personnages de La Belle Esclave, il les réduit néanmoins à des archétypes et ne permet pas d’évaluer le travail sur les caractères effectué par L’Estoille. Notre dramaturge semble en effet s’éloigner de l’esquisse traditionnelle des personnages tragi-comiques et leur donner une plus grande profondeur. L’intrigue de La Belle Esclave, épurée des « scènes à faire » si nombreuses dans les tragi-comédies précédentes, privilégie ainsi la peinture des tourments intérieurs et des dilemmes, ou tout au moins leur ébauche.
Claude de L’Estoille, probablement pour éviter la dilatation de la matière dramatique de La Belle Esclave, réduit tout d’abord l’effectif habituel du personnel des tragi-comédies, qui, selon Hélène BabyLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 105.
La verité, grand Roy, mal aysement se treuve, Mais au sort du combat remettez en la preuve.
Les personnages de La Belle Esclave se divisent en deux groupes distincts, qui séparent leur mentalité, leur condition, mais non leur langage. Clarice, Alphonse, Fernand, le Roi et la Reine demeurent aussi courageux, généreux et magnanimes que Haly et son complice Selim font preuve de lâcheté et de vilénie.
« La belle esclave », Clarice, est le type de l’héroïne romanesque prête à mourir plutôt que de perdre son honneur. Elle est fidèle à son amant, Alphonse, et à sa religion. Lorsqu’on lui demande de se convertir à l’islam afin de pouvoir épouser le Sultan, elle déclare, telle une martyre : « On me verra plutost […] / […] me coucher, sans crainte des douleurs, / Sur des charbons ardens, ainsi que sur des fleurs » (vers 290-293). La jeune fille s’insurge avec force contre le destin injuste qui la sacrifie aux intérêts du Roi d’Alger et du Sultan de Constantinople. Elle n’hésite pas à implorer le monarque de renoncer à son projet, lui opposant de convaincants et émouvants arguments (vers 185-190 ; vers 263-270). Clarice se montre indocile et, face au refus du Roi, elle implore l’aide de la souveraine (vers 423-424) :
Ha ! sauvez-moy, Madame, et me faites cacher Dans le sein tenebreux de quelque affreux rocher.
Ses espoirs de liberté étant vains, elle fait preuve d’une grande détermination en voulant se tuer (vers 524-525) :
Alphonse.
A ce torrent de feu quelle digue opposer ? Clarice.
La Mort.
Ses déclarations demeurent toujours rapides et fermes ; à Alphonse qui lui déclare par exemple que fléchir le Roi est aussi difficile que d’« Esteindre en sa fureur un brasier devorant » (vers 376), elle lui rétorque (vers 378-379) :
Pour moy je ne sçay point faire tant de miracles, Mais je sçay bien mourir.
Enfin, dévoilant une grande générosité d’âme, Clarice implore la première la grâce de son ravisseur Haly (vers 1572-1574) :
Mais si vostre bonté proche de la divine, Ne veut qu’à tant de fleurs il se mesle une espine, […] Espargnez-le, ô grand Roy !
Lorsqu’Alphonse apparaît pour la première fois sur scène, il est sur le point de se suicider ; et les malheurs qui ne cessent de l’accabler tout au long de la pièce le pousseront souvent à envisager cette extrémité. Le personnage est aussi un valeureux guerrier prêt à affronter la mort, et un amant parfait qui brûle d’un amour vertueux. Alphonse parle bien entendu le langage de la galanterie, avec ses hyperboles et ses métaphores consacrées. Mais ce parfait amant n’évite pas toujours le ridicule, et L’Estoille a sans doute mis quelque malice à outrer ses transports ou à exagérer la grandiloquence de ses propos. Comme les héros de tragi-comédie, il est galant à la fois par la qualité du sentiment qu’il éprouve et par l’expression qu’il en donne. Le héros, pour exprimer sa flamme, a donc recours à tout l’arsenal du langage galant avec ses métaphores, ses hyperboles (vers 985-986 ; vers 1134-1135) :
Cet Astre de mon cœur roule encor sa carriere, Et j’en viens d’entrevoir la brillante lumiere ; […] Clarice n’est point morte, et le traistre Haly Tient ce jeune Soleil dans l’ombre ensevely.
Ce langage, répandu dans toute la pièce, joint à l’idéalisation de son caractère, lui donne une certaine fadeur. Cette fadeur est d’autant plus sensible qu’elle ne se retrouve pas chez le protagoniste féminin, Clarice.
Le confident d’Alphonse, Fernand, s’il tente à plusieurs reprises d’apaiser les maux de son prince, le dissuade pourtant d’entreprendre de sauver sa maîtresse. On peut certes considérer que Fernand privilégie la voie de la sagesse en tentant de raisonner Alphonse, mais il reste que le personnage ne s’avère que peut secourable, ce que le jeune homme lui reproche d’ailleurs (vers 581-582) :
Alphonse.
Tu me refuses donc ? ha ! c’est un témoignage De peu d’affection, ou de peu de courage.
De son côté, le Roi représente le type du monarque irrésolu dépendant de ses conseillers, en l’occurrence de la Reine, pour prendre une décision. Si le souverain a un sens aigu de son honneur et de la promesse donnée (vers 159-160) :
J’ay donné ma parole, et ce que j’ay promis On me le voit tenir, mesme a mes ennemis.
Il oscille pourtant entre fermeté et attendrissement à l’égard de Clarice (vers 242-243) :
Qui n’en ressentiroit quelque sorte d’atteinte ? J’ay pitié de ses pleurs.
Comme les frères Parfaict l’ont remarqué, sa bonté envers Alphonse s’avère plus que remarquable, elle est exceptionnelle ; ce que le Roi lui-même ne manque pas de souligner (vers 233-236) :
Ne vous pleignez donc plus de vostre servitude, Alphonse, elle n’a rien de honteux ny de rude ; Et vous voir tant chery d’un Roy tel que je suis, Devroit bien adoucir l’aigreur de vos ennuis.
D’autre part, le Roi se présente comme un souverain juste, fuyant l’ambition et ne cherchant que le bonheur de son peuple. Il se justifie ainsi de la guerre entreprise contre le monarque de Sicile (vers 861-865) :
Et si j’ay mis à sac sa Ville capitale [celle du monarque ennemi], C’est afin qu’à l’affront la vengeance s’égale, Et que nous le forçions d’esteindre le flambeau, Dont la guerre conduit nos peuples au tombeau. Un Sceptre sans la Paix vaut moins qu’une houlette.
La pièce illustre, à un degré certes moins grand que le Cinna de Corneille, le dilemme permanent qu’est la royauté car elle suppose la recherche incessante d’un équilibre fragile, la conciliation difficile de la justice et de la clémence. De fait, le Roi de notre pièce hésite constamment entre son indulgence et ses devoirs (vers 1566-1567) :
Qui ne se vange point a le cœur abbatu, Et qui pardonne au Vice offense la Vertu.
Toutefois, il se résigne, et accorde, sur les instances de la Reine, de Clarice et d’Alphonse, sa clémence à Haly (vers 1605-1606) :
Puisque les Offensés me demandent sa grace, Qu’il vive, et qu’à jamais ces deux jeunes Amans, Soient libres, et comblez de tous contentemens.
C’est la Reine, véritable figure héroïque de la pièce, qui vient au secours des esclaves siciliens, Alphonse et Clarice. La souveraine, déployant de judicieux arguments, amène le Roi à libérer la jeune femme et, grâce à sa poursuite active du capitaine Haly, Clarice est sauvée des mains de Selim. La Reine infléchit par conséquent l’action et pèse sur les décisions du monarque. Comme l’épouse d’Auguste, Livie, dans le Cinna de CorneilleCinna ou La Clémence d’Auguste, éd. cit. : « Essayez sur Cinna ce que peut la clémence » (vers 1210) ; « Et qu’enfin la clémence est la plus belle marque / Qui fasse à l’univers connaître un vrai monarque » (vers 1265-1266).La Belle Esclave la clémence. Mais à Livie qui fait entrevoir la grandeur du pardon, Auguste répond d’un ton autoritaire et impatient, contrairement au Roi de notre pièce qui considère les arguments de la souveraine. Enfin, à l’inverse de Livie qui suggère à Auguste de faire acte de clémence par stratégie politique – le pardon pouvant servir à la renommée de l’empereurCinna ou La Clémence d’Auguste, éd. cit. : « Son pardon peut servir à votre renommée » (vers 1214).
Haly, qui semble être un fidèle serviteur du Roi, est capable de commettre n’importe quel crime, y compris de trahir son souverain, sous l’emprise de l’amour. Le personnage ressemble assez à celui du Maxime dans le Cinna de Corneille. Il a une légère propension à faire le mal qui est accentuée par les conseils du malfaisant Selim ; la première réaction de Haly aux conseils de Selim « Quoy, la faire mourir ? » (vers 1086) rappelle en effet celle de Maxime, réagissant aux conseils d’Euphorbe « Quoi ? trahir mon ami ! » (vers 735). Tous deux refusent, d’un premier mouvement, les perfides avis de leur confident, mais les arguments déployés par ces derniers finissent par l’emporter sur leur loyauté initiale.
Si Fernand est une pâle figure de confident, Selim participe, autant que lui permet sa modeste condition, aux déterminations de son maître, tout comme Euphorbe pour Maxime dans le Cinna de Corneille. Selim s’avère un être entièrement dénué de conscience, il presse Haly de tuer Clarice, puis se tue lui-même et en mourant, trahit Haly, comme le rapporte la Reine (vers 1539-1543).
Ainsi, les caractères dépeints par Claude de L’Estoille, loin de ressembler aux personnages quelque peu figés des premières tragi-comédies, s’avèrent plus nuancés. Le dramaturge, en accordant davantage de place à ses personnages, évoque avec plus de finesse leurs sentiments. Les esprits des protagonistes, sur le modèle des héros cornéliens, se dotent notamment d’une conscience souffrante. En définitive, l’analyse des passions et l’intériorisation du drame l’emportent désormais sur les actions et les éléments spectaculaires.
Dès 1630, les théoriciens et praticiens du genre tragi-comique inaugurent une réflexion sur l’emprisonnement de la matière romanesque dans la régularité. Les lois du poème simple s’appliquent dès lors à celles du poème composé dans une volonté de lier ensemble les deux conceptions de la vraisemblance : la vraisemblance absolue qui unit la scène et la salle, et la vraisemblance relative qui s’intéresse à la cohérence intérieure à la fiction.
L’expérience de la réduction temporelle de l’action tragi-comique dans le délai des vingt-quatre heures est inaugurée par Corneille avec Clitandre ou L’Innocence délivréeClitandre ou L’Innocence délivrée, tragi-comédie imprimée à Paris, F. Targa, 1632.La Belle Esclave, propose une pièce dont les événements décrits peuvent vraisemblablement avoir lieu en un jour. Si Alphonse est retenu en esclavage par les Maures d’Alger « Depuis tantost deux mois que Megare est soûmise » (vers 65), les actions développées sur scène n’excèdent pas les vingt-quatre heures. Entre l’acte III et l’acte IV, une nuit a pu s’écouler, pendant laquelle Selim apparaît à Alphonse « aux clartez des Estoilles » (vers 978). Si les actes IV et V ont lieu vraisemblablement le lendemain matin, la pièce entière nécessite moins d’un jour pour se dérouler.
Aux alentours de l’année 1635, l’unité de lieu commence également à s’imposer au théâtre. Les auteurs estiment toutefois ne pas enfreindre l’unité de lieu dans la mesure où ils représentent sur la scène des lieux voisins qui, envisagés dans leur ensemble, ne constituent plus qu’un seul et même vaste espace différencié. Corneille distingue par exemple dans son Examen de Cinna et dans son Discours des trois unités les « lieux de l’ensemble » et les « lieux particuliers ». L’action de La Belle Esclave, bien que les frères Parfaict avancent dans leur ouvrage que le héros Alphonse « se trouve réduit à l’esclavage dans un Païs d’Afrique, dont l’Autheur n’a pas jugé à propos de dire le nomHistoire du théâtre françois, op. cit., t. II, vol. 6, p. 73.supra, « Reconstitution scénographique », p. 22-29.La Belle Esclave respecte donc l’unité de lieu au sens large. De surcroît, si L’Estoille ne respecte pas l’unité de lieu stricto sensu, chaque acte se déroule dans un espace identique. Le dramaturge favorise ainsi, dans une certaine mesure la vraisemblance absolue.
Le lien entre les scènes est assuré avec précaution, à l’exception de la continuité des scènes 1 à 2 de l’acte IV, où la liaison est plutôt une liaison de fuite, une technique condamnée peu après par l’abbé d’Aubignac. Claude de L’Estoille ne change pas systématiquement de scène à la sortie des personnages, comme le système classique le préconisera. Lorsque Clarice quitte le théâtre à la scène 3 de l’acte I, l’auteur estime qu’il suffit de donner une indication scénique (« elle sort ») sans commencer une nouvelle scène. Un peu plus tard dans la même scène le Roi sort mais aucun changement de scène n’est donné. Ce procédé se répète à la scène 4 de l’acte II, avec l’entrée puis la sortie de Haly, à la scène 2 de l’acte III où la Reine quitte le théâtre, et enfin à la scène 4 de l’acte V où Haly est conduit en prison.
L’analyse de la construction de l’action de La Belle Esclave s’avère déterminante puisqu’elle permet, entre autres, d’établir à quelle esthétique dramatique la pièce se rattache. Si La Belle Esclave, écrite à un moment charnière de l’évolution tragi-comique, ne peut renier son appartenance au genre qu’elle revendique, les éléments réguliers qu’elle laisse apparaître permettent de la juger à l’aune des critères qu’imposent les théoriciens de l’esthétique classique.
Le genre tragi-comique saisit traditionnellement les événements à leur naissance. Or, La Belle Esclave imite le genre tragique en plongeant in medias res le spectateur dans l’action : au début de la pièce, l’amour des protagonistes est déjà né. De la même manière que l’exposition classique présente une crise limitée dans un cadre spatio-temporel précis et bref, l’exposition de notre pièce, développée et détaillée, reflète toute la complexité de l’intrigue : il s’agit d’évoquer les événements passés, de présenter les acteurs du drame et l’état de la situation. Elle appartient à la fois au genre démonstratif et au genre délibératif, comme la première scène du Cid : Alphonse et Fernand, en même temps qu’ils présentent au spectateur les enjeux de la situation, délibèrent sur la décision à prendre. Ainsi que l’explique Georges Forestier :
Le meilleur moyen d’éviter le risque d’ennui est de donner un tour « naturel » au discours, en lui conférant un enjeu immédiat : il ne doit pas être simplement une information, mais engager d’emblée le destin d’un personnage. En terme de rhétorique, le discours ne doit pas être seulement
démonstratif, mais aussidélibératif.Georges Forestier, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan, 1993, p. 57.
La bienséance, sur le modèle des critères classiques, est quant à elle préservée : les combats, se soldant parfois par la mort d’un personnage, se déroulent non pas sur la scène comme dans Le Cid de Corneille (acte I, scène 4) ou Le Prince déguisé de Scudéry (acte V, scène 9), mais hors scène. La confrontation entre Selim et les soldats du souverain est en effet rendue à travers le récit de la Reine (vers 1525-1529) :
[…] ils [les soldats] ont saisi le traistre [Selim], Qui craignant de mourir par la main d’un bourreau, Par la sienne est tombé sanglant sur le carreau ; S’est laissé dans le corps la dague meurtriere, S’est debatu long-temps, en mordant la poussiere […]
Si ces caractéristiques respectent les préceptes des théoriciens de l’école régulière, quelques réserves peuvent cependant être émises sur la dispositio de notre poème dramatique. La Belle Esclave présente tout d’abord un défaut concernant l’étendue de son action. En effet, l’enlèvement de Clarice par Haly ne bénéficie d’aucune préparation dramatique : il n’est pas annoncé par les actes précédents puisque les intentions de Haly ne sont pas connues antérieurement. C’est une faute, selon la doctrine régulière, de faire intervenir plus tard un personnage dont l’existence et les intérêts n’ont pas été mentionnés dans l’exposition. Le second déséquilibre concerne la cohérence de l’action, à savoir le passage d’un péril à l’autre. On note effectivement une duplicité d’action puisque l’intrigue de La Belle Esclave est constituée de deux mouvements distincts, très légèrement reliés. Jusqu’à la scène 2 de l’acte III, l’inquiétude porte principalement sur le destin de Clarice qui risque l’asservissement. La décision définitive du Roi, qui ne l’envoie pas à Constantinople, résout cette inquiétude, mais l’enlèvement de Clarice place à nouveau son honneur en péril. L’intérêt est par conséquent divisé en deux moments de suspense. La mise en place de l’action pâtit également d’une maladresse : certains personnages ne sont présentés que tardivement au cours de l’intrigue. Haly apparaît à la dernière scène de l’acte I, mais ne dit mot avant l’acte II. De même, la Reine, qui sera pourtant à l’initiative de la résolution des deux dénouements, ne fait sa première apparition qu’à la scène 3 de l’acte III. Elle est cependant l’objet d’une allusion au premier acte. Selim, quant à lui, n’est pas introduit avant la scène 2 de l’acte IV. Enfin, un défaut concerne l’importance hiérarchique du rôle des personnages : Haly devient un personnage principal à l’acte IV alors qu’il n’était auparavant qu’un personnage secondaire. Cette inversion des proportions entre les rôles aboutit à un déséquilibre.
En outre, en dépit des deux dénouements successifs, le suspens dramatique n’est pas assez chargé, ce qui constitue le principal défaut de la pièce. Le premier dénouement, qui se déroule à la scène 2 de l’acte III, est quelque peu prolongé et peu convainquant. Il n’y a aucune raison apparente à précipiter le point culminant hormis les arguments de la Reine, qui a pris fait et cause pour l’infortunée captive.
L’action de La Belle Esclave s’élabore ainsi dans deux crises majeures – l’esclavage de Clarice et son rapt par Haly – et la structuration dispersée de ces obstacles empêche la création d’un nœud, contrairement à ce que préconisent les partisans de la régularité. La présence d’un épisode parallèle, d’un événement dont les prémisses ne figurent pas dans l’exposition, à savoir l’enlèvement de Clarice, aboutit à ce que l’on pourrait appeler une « irrégularité de construction ». Mais si la critique dramatique rend habituellement compte de cette duplicité sous le nom « d’action principale » et « d’action secondaire », force est de constater que les intrigues successives de La Belle Esclave ne sauraient être hiérarchisées. En effet ce repérage classique débouche forcément sur le constat de l’inefficacité et de l’éclatement de l’action tragi-comique. Pour prendre la mesure de la dramaturgie de ce genre particulier, il s’agit de revenir à la notion d’intérêt qui consiste, selon Jacques Scherer, à « concentrer l’attention du spectateur sur un certain objetLa Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. d. [1950], p. 108.
L’unité d’intérêt […] n’exige pas la rigoureuse unification des éléments de la pièce selon une technique précise, mais elle fait ressortir l’intérêt humain d’une pièce, en exigeant que l’attention soit concentrée sur un héros ou sur un problème vital. L’unité d’intérêt est une unité vivante, alors que l’unité d’action au sens propre est mécanique.
Ibid., p. 109.
Jacques Scherer rappelle ainsi combien l’esthétique tragi-comique, si elle ne respecte pas l’unité d’action requise par les tenants de la régularité, appuie ses principes dramaturgiques sur une autre exigence : l’unité d’intérêt. La tragi-comédie suscite la curiosité du spectateur ou du lecteur en lui faisant craindre la résolution des diverses actions, lesquelles convergent toutes vers un seul intérêt, qui est bien souvent celui de la destinée des héros.
Très fréquemment liée, pour ne pas dire uniquement, à « l’intrigue d’amour contrariéLa Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981.La Belle Esclave, le couple Clarice-Alphonse, soucieux de conserver son amour, concentre ainsi l’intérêt et la sympathie des spectateurs ou des lecteurs. Le héros, Alphonse, doit surmonter deux obstacles pour obtenir celle dont il est épris : d’abord l’opposition du Roi, qui veut envoyer la jeune femme en esclavage auprès du Sultan de Constantinople, puis l’enlèvement de Clarice par Haly. L’intrigue se divise bel et bien en deux moments de suspense, mais parvient à s’harmoniser dans une thématique unique : l’esclavage de Clarice au profit des Mahométans, lequel menace de briser la relation amoureuse des héros. L’action ne présente donc qu’un fil principal : l’amour d’Alphonse et de Clarice, jusqu’à son triomphe.
Mais, la tragi-comédie, en revendiquant un dénouement heureux, construit une esthétique de la gratuité : les spectateurs et les lecteurs savent en effet que les événements tragi-comiques, aussi dramatiques soient-ils, connaîtront une issue favorable. Par conséquent, les différents obstacles de l’action ne constituent pas un véritable péril. Lorsque l’abbé d’Aubignac écrit « […] dès lors qu’on dit Tragi-Comédie, on découvre quelle en sera la CatastropheLa Pratique du théâtre, Paris, H. Champion, 2001, livre II, chapitre 10, p. 148.in medias res à la tragédie, elle emprunte son dénouement heureux à la comédie. Cette fin structurante propre au système comique se construit donc à reboursLittératures classiques, n° 27, 1996, p. 243-257.
L’amplification traduit d’ailleurs l’artifice de la démarche tragi-comique : dans La Belle Esclave, l’action se prolonge artificiellement par l’enlèvement de Clarice, obstacle ultime surgissant bien après la résorption de l’obstacle principal qu’était la mise en esclavage de la jeune femme. La – fausse – mort de Clarice, annoncée par son ravisseur pour justifier sa disparition, relance l’action en suspendant son dénouement. Théorisée par d’Aubignac, la dramaturgie classique incite à condamner cette prolongation rituelle de l’action qui ennuierait le spectateur :
Que si la Catastrophe n’est point connue, et qu’il soit de la beauté du Théâtre qu’elle en dénoue toutes les Intrigues par une nouveauté qui doive plaire en surprenant, il faut bien prendre garde, à ne pas la découvrir trop tôt, et faire en sorte que toutes les choses qui doivent servir à la préparer, ne la préviennent point ; puisque non seulement alors elle deviendrait inutile et désagréable, mais qu’il arriverait encore que du moment qu’elle serait connue, le Théâtre languirait et n’aurait plus de charme pour les Spectateurs.
La Pratique du théâtre, éd. cit., livre II, chapitre 10, p. 138.
Mais on peut également considérer que ce retournement du sort, imposé par le dramaturge aux spectateurs et aux lecteurs, augmente leur plaisir. En effet, l’utilisation de cette structure de la suspension ne les dupe pas, spectateurs et lecteurs sont prévenus de la fin heureuse de l’action ; ils savent que la nouvelle épreuve imposée aux héros n’est que feinte et ils goûtent gratuitement la peur des personnages. Dans la tragi-comédie, l’action plaît lorsqu’elle se prolonge. Par ailleurs, l’utilisation de l’artifice de la fausse mort de l’héroïne par notre dramaturge s’explique par la facilité avec laquelle cet obstacle s’annule. Son simple démenti, qui peut intervenir à n’importe quel moment de l’action, provoque efficacement le rétablissement de la relation amoureuse antérieure.
L’action de La Belle Esclave est ainsi divisée en deux moments de suspense, à moins que l’on considère que Claude de L’Estoille observe l’unité d’action en fonction de l’intérêt du spectateur ou du lecteur qui est centré sur la destinée de Clarice. La tension dramatique, ornement gratuit de l’esthétique tragi-comique, est suspendue jusqu’à la résolution finale, invariablement heureuse. Mais en éliminant les nombreuses péripéties adventices qui prolongeaient naguère la tragi-comédie, L’Estoille, influencé par les débats de son temps, propose une action plus ramassée. Les conflits moraux et les dilemmes supplantent désormais les multiples rebondissements.
La Belle Esclave revendique une dramaturgie irrégulière que la subordination classique d’un obstacle à l’autre ne peut assagir. Linéarité, coïncidence, contingence et réversibilité demeurent les principes recteurs de notre poème dramatique. La Belle Esclave correspond ainsi au modèle de la « tragi-comédie à volonté », théorisée par Hélène Baby dans son ouvrage consacré au genreLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 144.La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964, passim.La Tragédie.La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 144.
Le principe de la coïncidence est en effet employé de façon récurrente dans notre pièce. Alors que le Roi, à la scène 2 de l’acte I, touché par la tristesse d’Alphonse, le presse de chercher sa sœur parmi les captives et lui présente celle qu’il réserve au Sultan de Constantinople (vers 133-134 ; vers 136) :
De toutes ces Beautez qui malgré leurs tristesses, De la terre et du Ciel font briller les richesses, […] Je ne veux reserver que celle que voicy.
Alphonse, constatant que la jeune esclave est celle qu’il cherchait, s’exclame : « Hé ! celle que voicy c’est ma Sœur elle-mesme » (vers 137). De même, au moment où le Roi consent enfin à libérer « la belle esclave » de sa servitude, on apprend que, pour échapper à son destin, elle s’est précipitée dans les flots (vers 877-880). Alphonse souligne alors cette tragique concomitance par la locution prépositionnelle « au moment » (vers 847-848) :
O tragique ignorance ! et qui fait qu’au moment Qu’on la tire des fers, elle entre au monument.
Le jeune homme, résolu d’en finir avec la vie, décide de rejoindre sa maîtresse. Mais, se dirigeant vers le rivage, il aperçoit Clarice conduite par un homme à la lisière d’un bois ; Selim relate cette entrevue (vers 1041-1042) :
Cependant je ne sçay par quel coup de fortune, J’ay veu de loin Alphonse aux clartez de la Lune.
Le domestique allègue la mauvaise fortune pour expliquer ce concours de circonstances. Puis, à la scène 3 de l’acte V, la Reine nous apprend que Selim, qui s’apprêtait à tuer Clarice, en fut empêché par les soldats du monarque qui venaient justement de découvrir sa retraite (vers 1524-1525) :
Il [Selim] a voulu fuyr, en les voyant parestre ; Mais au mesme moment ils ont saisi le traistre.
Enfin, la dernière scène révèle que Clarice, qui avait résolu de se tuer pour échapper à l’asservissement, fut sauvée par Haly qui empêcha sa mort. La jeune femme relate elle-même cette aventure (vers 1585-1587) :
Je m’allois eslancer à ma derniere perte ; Il [Selim] m’en a retenuë, arrivant par bon-heur, Au poinct que j’immolois ma vie à mon honneur.
De nouveau, la locution adverbiale « par bonheur » souligne la concomitance des événements.
Les actions de La Belle Esclave font par conséquent surgir des éléments nouveaux dans une pure mécanique de coïncidence. L’intrigue entière, soumise à la contingence, favorise les rencontres dans l’espace déterminé que constitue le palais et ses alentours. L’intrigue progresse ainsi par une succession de rencontres. L’image métaphorique en est le port, qui ouvre sur un espace maritime. Le rivage, bien qu’aucune scène ne s’y déroule, reste un lieu sans cesse évoqué, et proche des protagonistes. Alphonse, Fernand puis Clarice arrivent tout d’abord à Alger par la voie maritime. Le prince sicilien, Alphonse, espère regagner sa patrie avec Clarice en s’échappant sur un navire. En outre, « la belle esclave » projette de se jeter dans les flots, tout comme son amant, Alphonse, qui, au moment de commettre son geste, aperçoit sa maîtresse. Le rivage et les flots incarnent par conséquent une zone fertile en rencontres et en coïncidences et autorisent la relance de l’action.
L’intrigue de La Belle Esclave s’appuie donc sur le hasard, compris comme une potentialité, une éventualité probable. D’une façon plus générale, aucun lien de nécessité ne se tisse du premier obstacle majeur – le refus du Roi de libérer Clarice – au second – l’enlèvement de Clarice. Le surgissement inexpliqué du deuxième obstacle correspond seulement au surgissement d’un rival, dont les intentions demeuraient jusqu’alors insoupçonnées. En somme, les obstacles et les opposants se manifestent brusquement au fur et à mesure de l’action, sans être impliqués par les actions précédentes. Cette structure peut rappeler celle d’Horace, jouée pour la première fois en 1640, à propos de laquelle Corneille écrit dans son Examen :
Le second défaut est que cette mort fait une action double par le second péril où tombe Horace après être sorti du premier.
Pierre Corneille, Horace, Examen, dansŒuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, vol. I, p. 840.
En fait, ce n’est pas tant la dualité des périls que leur manque d’enchaînement qui pose problème :
L’unité de péril d’un Héros dans la Tragédie fait l’unité d’action ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce n’est que la sortie même de ce péril l’engage si nécessairement dans un autre, que la liaison et la continuité des deux n’en fasse qu’une action.
Ibid.
Dans La Belle Esclave, l’unité de péril concerne en premier lieu les deux amants, Alphonse et Clarice, qui risquent d’être séparés. En revanche, le second danger se rapporte seulement à la jeune femme, menacée par Haly qui la retient prisonnière. Les deux risques encourus ne tissent pas de liens effectifs entre eux, et force est de constater que leur liaison demeure ténue.
Outre la représentation de la contingence, les actions de La Belle Esclave s’illustrent par leur réversibilité. Alphonse et Clarice utilisent d’abord un déguisement : alors qu’ils sont amants, ils se font passer auprès du Roi et de la Reine pour frère et sœur. Le déguisement, compris ici comme un mensonge sur l’identité, appartient aux procédés actoriels de la réversibilité puisqu’il apporte souvent, et ce à cours terme, une réponse positive à la situation des protagonistes. Alphonse explique ainsi cette usurpation (vers 723-726) :
Nous convinsmes tous deux de nous nommer ainsi, Afin que si le Sort nous conduisoit icy, Nous pûssions nous parler avec plus de franchise, Si quelque liberté nous en estoit permise.
Malheureusement, le procédé échoue et se retourne finalement contre les amants. En effet, le Roi ne comprend pas qu’Alphonse puisse s’affliger autant de la perte de sa sœur. En outre, une dérive apparaît avec ce déguisement : non seulement le port de cette identité fictive s’apparente à une fuite et à un mensonge, mais il favorise aussi l’installation d’une transgression incestueuse, comme le Roi le suggère (vers 702-705) :
Se peut-il qu’une sœur jusques là vous afflige ? Quels transports sont pareils à ceux où je vous voy ? Puis-je avec liberté dire ce que j’en croy ? Rien ne ressemble mieux à l’amour qui nous presse […]
Sur le plan externe de la fiction, la bienséance n’est toutefois jamais heurtée puisque la pièce nous signale d’emblée le mensonge des amants ; la reconnaissance intervient immédiatement pour le spectateur ou le lecteur. Sur le plan interne, les conventions morales ne sont également transgressées que très brièvement, puisqu’au moment où le Roi fait part de ses soupçons, Alphonse reconnaît la véritable parenté qui le lie à Clarice (vers 708-710) :
Hé ! bien, Sire, il est vray, je vous ouvre mon cœur, Ma Maistresse est Clarice, et Clarice est trop belle, Pour ne confesser pas que je brusle pour elle.
La chute du masque annule ainsi la parenté supposée entre Alphonse et Clarice et fait disparaître la transgression. Si le masque a pu susciter un désordre momentané, il ne fait que suspendre l’ordre toujours latent qui réapparaît lors de la révélation de l’identité. À partir du moment où la vérité éclate, où le masque de la parenté se lève, la situation des amants prend un tour favorable. La Reine, à l’annonce du lien amoureux qui lie Alphonse et Clarice, affirme (vers 751-752) :
Si les liens du sang sont par tout reverez, Les liens de l’amour doivent estre adorez.
La souveraine prend alors fait et cause pour les deux esclaves siciliens. En définitive, l’usurpation d’identité de Clarice empêcha une résolution plus hâtive des maux des amants.
Enfin, au centre de cette esthétique de la réversibilité, la « feinte mort » (vers 1158) dessine un espace envisageable. Parmi les personnages tragi-comiques, seuls l’opposant Selim meurt et sa disparition importe peu aux protagonistes ainsi qu’aux spectateurs ou aux lecteurs. En revanche, la mort des héros demeure un événement impossible, du fait de la convention romanesque qui rend les héros tragi-comiques éternels et permanents. Par conséquent, seul le mensonge permet l’abolition des frontières de la vie, la mort demeure autrement impossible. Le procédé de la feinte mort provoque la joie, et le plaisir du spectateur et du lecteur devant le bonheur du coup de théâtre. Alphonse, dissuadé à temps de se précipiter dans les flots à la vue de Clarice, déclare d’ailleurs (vers 1164-1166) :
O nouvelle avanture ! ô rare descouverte ! J’ay treuvé mon salut, en courant à ma perte ; J’ay rencontré la vie, allant chercher la mort.
Le procédé de la fausse mort relève d’un obstacle fictif et se résout aisément, aussitôt que l’artifice est découvert.
En somme, La Belle Esclave, tragi-comédie à volonté, fonctionne grâce à l’emploi généralisé de la coïncidence et de la réversibilité ; les développements de l’action, tous soumis aux décrets du hasard, célèbrent le pouvoir de l’événement gratuit. La formation de la combinaison demeure contingente, et la structure en apparence régulière ne peut masquer l’agencement hasardeux et réversible des actions : l’irrégularité demeure inhérente à la dramaturgie du poème composé.
Dans La Belle Esclave, la destinée n’est pas commandée par une transcendance immuable et implacable à laquelle le héros s’affronte, comme dans la tragédie, ni par l’industrie humaine, comme dans la comédie. Les protagonistes de notre tragi-comédie sont en revanche soumis aux caprices du destin. Le monde semble perpétuellement chancelant, imperméable à toute stabilité. Mais dans leur malheur, les héros parviennent à puiser une source d’espérance. Aussi n’y a-t-il jamais ni vrai malheur ni vrai désespoir dans l’esthétique tragi-comique.
Les personnages, tels Alphonse et Clarice, souffrent de l’inconstance du monde. La jeune femme, après avoir survécu au naufrage du navire qui l’emportait à Alger, s’exclame, à l’annonce de son départ pour Constantinople, (vers 154-156) :
[…] Ha ! surprise mortelle ; Nouveau coup de Fortune, et par qui ma vertu Voit malgré ses efforts mon courage abbatu.
À sa suite, Alphonse s’emporte contre sa destinée instable (vers 368-371) :
Que la Fortune monstre un visage inconstant ! Il n’est rien si fragile, et j’en fais bien l’espreuve, Puis qu’ainsi je vous [Clarice] pers dés que je vous retreuve : Que l’espoir en mon cœur meurt si tost qu’il est né.
Tour à tour, le sort et les dieux sont ainsi accusés d’injustice et de cécité ; Alphonse, face aux malheurs qui l’accablent s’écrit (vers 561-565) :
Je pardonne à qui croit qu’en toute la Nature, Il ne se treuve rien qui n’aille à l’advanture. Que l’eternel Autheur de la Terre et des Cieux, Ne les daigne éclairer d’un regard de ses yeux, Et que le Monde enfin n’est qu’un Vaisseau qui flote.
Le champ lexical notionnel de la marine apparaît souvent et rend compte de l’imprévisibilité et de la gratuité des coups de fortune. Le héros est soumis, dans le rebondissement des actes, à un cheminement dont il ne connaît ni le but ni les différentes étapes. Le dessein supérieur, s’il y en a un, lui échappe, et il demeure le jouet de ces forces qu’il appelle indifféremment « sort », « hasard », ou « fortune ». Aussi Alphonse déclare-t-il (vers 217-218) :
Je ne suis plus qu’un poids inutile à la terre,
Qu’un joüet de Fortune, un rebut de la Guerre.
L’absence de Providence divine est aussi invoquée. Clarice, devant le malheur qui l’accable, déclare au Roi (vers 260-262) :
C’est le Ciel, non pas vous, que j’en dois accuser ; C’est le Ciel qui se plaist à me voir miserable, Et qui seul à mes vœux vous rend inexorable.
La richesse des personnages se situe dans la dualité entre leur ignorance des desseins transcendants et la conscience de cette même ignorance. Avec la certitude du mouvement perpétuel, inscrit dans le lieu commun de la destinée, l’esthétique de la réversibilité des événements se double d’une esthétique de la précarité, comme l’énonce Alphonse (vers 1276-1278) :
Aveugle Deité, qui du monde disposes, Fortune, qui te plais à changer toutes choses, Et des plus doux plaisirs laissant un goust amer […]
Théâtre de la précarité, la tragi-comédie est en même temps le théâtre du doute, « du héros incertain qui se connaît dans la stupeur et doit convenir qu’il n’est pas plus maître de lui-même qu’il n’est maître des événements » comme l’affirme Jean Rousset dans La littérature de l’âge baroque en FranceLa Littérature de l’âge baroque en France, Paris, J. Corti, 1954, p. 60.
Si les lois du hasard ou les volontés divines fluctuantes semblent gouverner toute destinée, les protagonistes ne s’accordent pas sur leurs effets respectifs. Alphonse, proposant au Roi d’affronter Haly en duel, suggère (vers 1334-1335) :
[…] le Ciel n’estant pas moins juste que puissant, Fera choir le Coupable aux pieds de l’Innocent.
Mais le Roi affirme au contraire que le combat judiciaire reste le lieu de prédilection du hasard (vers 1336-1340) :
Dans le Champ des combats la Fortune preside, Et se plaist à defendre une action perfide ; La cause la meilleure en ce lieu peu nous sert, La mauvaise s’y gaigne, et la bonne s’y perd. Un aveugle hazard y couronne le crime.
Les propos du Roi rappellent volontairement ceux du souverain du Cid de Corneille déclarant au sujet du duel (vers 1416-1420) :
Cette vieille coutume en ces lieux établie, Sous couleur de punir un juste attentat, Des meilleurs combattants affaiblit un Etat. Souvent de cet abus le succès déplorable Opprime l’innocent et soutient le coupable.
Si l’on peut considérer que ces propos visent surtout à asseoir la justice royale aux dépens de l’individualisme nobiliaire, il n’en reste pas moins que, loin de trancher un différend en punissant le coupable, le monarque considère que l’issue du duel demeure soumise aux caprices du destin.
Toutefois, si la destinée dans la tragi-comédie s’apparente à une fée capricieuse, elle n’accable l’homme que pour mieux le relever. Le héros tragi-comique croit en effet en sa capacité d’action. Loin de renoncer à Clarice, Alphonse mobilise sa bravoure ; il déclare à sa maîtresse (vers 527-529) :
Ha ! vous ne mourrez point, non, je vous tireray D’un si grand precipice, ou bien j’y periray : Ouy, l’espée à la main j’iray sans nulle crainte […]
À Clarice lui rétorquant le peu de succès d’une telle entreprise, Alphonse, animé par son courage, déclare pourtant (vers 533-536) :
Combatant devant vous, vostre seule presence Me sera-t’elle pas un renfort de puissance ? Pour combien de Guerriers contez-vous ces regards, Dont vous m’animerez au milieu des hazard ?
Ainsi apparaît donc, aux côtés des dieux et du hasard, la troisième instance constituée par le pouvoir humain. Même si le héros ne connaît pas les causes et les effets de ses actes, il peut s’appuyer sur la qualité de cœur qu’est le courage. Dans l’espace peu ou prou profane et chaotique dessiné par la tragi-comédie, l’action de l’homme peut-être couronnée de succès. La réussite d’une entreprise s’inscrit alors soit comme le résultat d’un hasard bienheureux, soit comme l’effet d’une reconnaissance divine. Quoi qu’il en soit, l’action reste possible.
Enfin, la réunion des amants qui clôt La Belle Esclave permet, certes in extremis, d’éclairer l’univers tragi-comique par l’espoir. La Reine souligne ainsi l’heureux dénouement comme un exemple de l’intercession divine et affirme la puissance de celle-ci sur le hasard (vers 1490-1497). Imitant la Reine, Alphonse accepte désormais de considérer la survie de Clarice comme un miracle de source divine (vers 1520-1521) :
Quoy, n’est-elle pas morte ? ô preuve nompareille Que sur les Innocens l’Eternel toujours veille.
Mais réduite à une convention dramaturgique, l’heureuse fin ne peut contrebalancer le va-et-vient incessant du bonheur au malheur, et l’univers de la tragi-comédie célèbre finalement autant le désespoir que l’espoir.
En somme, l’intrigue de La Belle Esclave ne se développe pas de façon nécessaire, mais suit les chocs que provoque cette force supérieure que les protagonistes appellent « sort », « hasard », « fortune » ou « divinité », et dont les deux caractéristiques essentielles sont la contingence et la réversibilité. Force est de constater qu’émerge pourtant une tension entre la représentation d’une destinée gouvernée par le hasard, et une autre gouvernée par Dieu. Pour Hélène Baby, cette tension « illustre parfaitement les contradictions de la pensée contemporaine, prise dans les hésitations qui séparent raison et religionLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 204.
L’esthétique de La Belle Esclave, dans sa relation avec l’illusion référentielle, s’avère paradoxale. Si elle se veut, comme toute pièce dramatique, une des représentations possibles du réel, notre tragi-comédie ne manque pas de jouer avec les référents qu’elle exhibe. En somme, elle oscille entre une adaptation de la réalité et une représentation ostensible de l’illusion qu’elle donne à voir. La tragi-comédie de Claude de L’Estoille, par l’utilisation d’accessoires outrepassant leur simple statut d’objet, et par ses références aux « parenthèses de l’espritLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 239 et passim.
La représentation de La Belle Esclave, comme de nombreuses tragi-comédies, utilise l’accessoire de la lettre. Véritable objet théâtral, la lettre de Clarice devient l’équivalent du discours de la jeune femme. Son billet, qui n’est pas adressé à un protagoniste en particulier, est lu sur scène par le Roi (vers 885-887) :
Mille troubles me font la guerre, Et je me jette dans les flots, Afin d’y treuver le repos […]
Cette lettre testamentaire, qui justifie l’acte suicidaire de « la belle esclave », devient l’équivalent représentable de la parole de la jeune femme. Loin de pouvoir être suspecte aux yeux des personnages, la véracité du message écrit devient comparable à celle qu’aurait pu énoncer le discours. À sa vue, Alphonse déclare « Voila son escriture, il n’en faut plus douter » (vers 895). La convention n’est pas tant celle de la crédulité des récepteurs, que celle du statut authentique de l’objet écrit. Mais si l’objet accrédite le discours, et devient le garant de l’action, il reste que son objectif principal est de produire un simple effet de spectacle puisque, le suicide, improbable dans la tragi-comédie, n’en devient pas pour autant effectif. Partant, la lettre suggère simplement le geste suicidaire, tout en suppléant son inachèvement. Le billet de Clarice revêt donc un statut biaisé : d’une part sa matérialité cautionne la preuve de la parole, et d’autre part les propos énoncés, à savoir le suicide, trahissent, sur le plan externe de la fiction, sa fausseté.
L’esthétique tragi-comique exploite à l’envi les jeux sur les parenthèses de l’esprit, la vacance qui amène volontiers les personnages à concevoir de fausses visions ou à être en proie à la folie. La réalité devient incertaine, les sens trompeurs. Alphonse ne reste pas étranger à ces phénomènes et son imagination, d’après Haly, le dupe en lui faisant apparaître Clarice, alors que la jeune femme est morte. Le Roi se fait l’interprète des pensées du capitaine Haly (vers 1244-1247) :
Enfin si l’on vous croit, une douleur amere Fait qu’Alphonse n’est plus qu’un Esprit à chimere, Qui voit ce qui n’est pas, et prend le plus souvent Pour un solide corps, un corps d’air et de vent.
La chimère, cette vaine imagination, semble donc s’être emparée de l’amant de Clarice. Haly ajoute que la mélancolie d’Alphonse, provenant de l’excès de l’humeur de sa bile noire, le plonge dans une profonde tristesse qui lui fait concevoir des visions imaginaires (vers 1248-1251) :
Qui ne sçait le pouvoir de la melancolie, Qui tient profondement son ame ensevelie ? Quiconque comme luy s’en treuve travaillé, Parfois parle tout seul, réve tout esveillé.
Fernand lui-même, le confident d’Alphonse, doute de la fiabilité des sens du jeune homme. Il n’hésite pas à lui demander : « Tenez-vous de vos sens le rapport bien fidele ? / Estoit-ce elle, Seigneur ? » (vers 1284-1285). La survie de Clarice ne parvenant pas à être prouvée, le Roy invite Alphonse à prendre conscience de l’illusion dans laquelle son esprit l’a entraîné (vers 1370-1373) :
Le Ciel mesme, à pitié se laissant émouvoir, Allume des flambeaux pour vous la [Clarice] faire voir. Certes cet accident est purement celeste, Et quiconque le croit a de la foy de reste.
Haly, quant à lui, n’hésite pas à accuser Alphonse de folie (vers 1356-1359) :
Mais suis-je raisonnable alors que je me pique Des injures qu’à tort me dit un frenetique ? Je me ris de le voir parler sans jugement, Et souffrir sa folie est faire sagement.
Les références à la folie s’intègrent naturellement aux structures réversibles et coups de fortune exhibés par La Belle Esclave. Cependant, l’illustration directe de cette folie ancrée dans la fausse vision ne fonctionne dans notre poème dramatique que sur le plan interne de la fiction. En effet, sur le plan externe, spectateurs ou lecteurs sont avertis des mensonges de Haly et de la vérité des vues d’Alphonse. La Belle Esclave, en dévoilant d’emblée les rouages de l’intrigue, exploite la fausse vision et la folie qui l’accompagne comme un simple topos du genre tragi-comique. Ce faisant, le lieu commun de l’altération du réel ne fonctionne plus que comme une référence traditionnelle, et la répartie de Haly, à qui on présente Clarice, « Est-ce un charme ? est-ce un songe ? » (vers 1556), s’inscrit dans une filiation avec le thème de la rêverie éveillée propre à la littérature baroque.
D’une façon plus générale, l’illusion théâtrale, produit d’un éternel équilibre entre le faux et le vrai, le matériel et l’imaginaire, autorise ces jeux sur le réel et son altération, sur l’immersion dans le spectacle et la conscience du jeu théâtral. L’interrogation rhétorique d’Alphonse qui clôt la pièce, « Qui de vostre vertu ne seroit amoureux ? » (vers 1611), s’adresse autant aux protagonistes de La Belle Esclave qu’aux spectateurs ou aux lecteurs. Cette question oratoire constitue un moyen de sortir de la fiction qu’organise le spectacle pour revenir à la réalité de la représentation. Ce procédé, qui rend le public complice de la composition littéraire, révèle consciemment les ambitions du genre tragi-comique : donner à voir la tension propre à la théâtralité, à la fois imitation et fiction.
La tragi-comédie s’inscrit par conséquent dans un rapport d’imitation relative au réel, contrairement à l’esthétique classique de l’imitation absolue. Elle met à jour un « réalisme » propre à l’ornementation baroque, se voulant à la fois immersion dans le spectacle et conscience de son jeu d’illusion. Cette dualité, présente dans La Belle Esclave, s’explique par la tension inhérente à la théâtralité elle-même : la réalité s’affirme aussi instable et illusoire qu’un décor de théâtre.
Nous ne possédons pas de manuscrit de La Belle Esclaveos. 671-684. On y lit les « Vers de Monsieur de L’Estoille à la Reyne d’Angleterre », « A Monsieur de Malleville sur ses lettres » et quatre chansons « Les yeux noyez de pleurs, et le visage blesme […] », « Objet dont les charmans si doux […] », « Philis tu penses me charmer […] », « Cherre beauté dont les graces divines […] ». L’écriture de Claude de L’Estoille est lisible et régulière, penchée comme le veut l’usage du XVIIe siècle, ses caractères sont fins et relativement petits. Les manuscrits ne comportent aucune rature, mais un rajout en accolade.
La Belle Esclave, / Tragi-comédie. / De Monsieur de l’Estoille. / A Paris, / Se vend en l’Imprimerie des nouveaux Caractheres / de Pierre Moreau, Me Escrivain Juré à Paris, / et Imprimeur ordinaire du Roy, proche le Portail / du grand Conuent des RR. PP. Augustins, / Et en la boutique au Palais en la Salle Dauphine, / Par François Rouvelin, à l’Enseigne de la Vérité. 1643. / Avec Privil. Du Roy.
100 p. ; In-4°,
Gravure de Humbelot ; Epître au Chancelier Séguier ; Lettre de Monsieur Linage de Vauciennes ; Liste des acteurs.
Privilège du Roi de Mars 1643 ; Achevé d’imprimer le dernier jour d’octobre 1643.
Il existe d’assez nombreux exemplaires de cette édition dans les collections publiques françaises :
La Belle Esclave. / Tragicomédie. / De Monsieur de L’Estoille. / A Lyon, / Chez Claude La Rivière, / rue Merciere à la Science / M. DC. LIV. (1654) / Avec permission.
8 ff., 70 p. ; In-8°,
Epître au chancelier Séguier ; Lettre de Monsieur Linage de Vauciennes ; Liste des acteurs.
Permission du Procureur du Roi du 29 Novembre 1653.
La pièce est en cinq actes et entièrement écrite en alexandrins à rimes plates, à l’exception de la lettre de Clarice (vers 885 à 892), composée d’octosyllabes disposés en rimes embrassées.
Dans notre texte, les astérisques renvoient le lecteur au glossaire ; les chiffres et les lettres entre parenthèses indiquent les pages et cahiers de l’édition originale.
Nous avons établi le texte d’après l’édition de 1643.
L’édition originale de la pièce ne présente que peu d’erreurs d’impression, cette rareté s’expliquant par la qualité du travail de l’imprimeur, Pierre Moreau, qui propose la nouvelle typographie qu’il a mise au point.
Néanmoins, nous avons cru que les corrections suivantes se justifiaient :
En règle générale, nous avons conservé les graphies de l’édition originale, à quelques réserves près :
Nous signalons qu’un même mot peut présenter plusieurs graphies au sein de la pièce, la graphie des mots n’étant pas fixée au début du XVIIe siècle.
On ne sait si Claude de l’Estoille a pu lui-même veiller à la ponctuation de l’édition originale, car au début du XVIIe siècle, il était courant que le dramaturge abandonne ce travail à l’imprimeur. Toutefois, dans la mesure où la ponctuation originale donne des indications sur les pratiques contemporaines, nous avons fait le choix de la respecter le plus possible et de réduire au maximum toutes les modifications. Les travaux de Georges Forestier ont par ailleurs démontré qu’une modernisation de la ponctuation pouvait aboutir à une trahison possible des intentions de l’auteurŒuvres complètes de Racine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, « Lire Racine », p. LIX-LXVIII.
Nous avons pourtant effectué quelques corrections systématiques :
La seconde édition ne comporte que des variantes graphiques, et non sémantiques.
On note toutefois la variante syntaxique de la seconde édition qui modifie le sens du vers : v. 1036 : Acheve ton ouvrage est-il, bien avancé ? à la place de Acheve ton ouvrage, il est bien avancé. En outre, l’édition de 1654, en plaçant une virgule après « est-il » et non après « acheve » commet une faute d’impression.
Monseigneur,
Si toutes les hardiesses imprudentes ont d’ordinaire un mauvais succez, quel accueil dois-je attendre de votre Grandeur, en vous faisant un présent si peu convenable à cette haute Vertu, dont vous honorez aujourdhuy la premiere Charge du Royaume ? Certes, Monseigneur, c’est une incivilité bien audacieuse, que de vous inviter à descendre en ma faveur du Throsne de la Justice au Theatre de la Comedie. Mais si les Scipions n’ont pas dédaigné de s’y treuverTreuver est le doublet fréquent de trouver (comme retreuver l’est de retrouver) : les deux radicaux sont concurrents jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Adelphes, il le désigne en effet comme un homines nobilis, un personnage éminent, avec Lélius.La Belle Esclave. Lors du différend qui s’éleva en 1551 entre Henry II et le pape Jules III, au sujet d’Octave Farnèse, à qui le roi de France venait de garantir la possession du duché de Parme, fief relevant alors du Saint-Siège, Pierre Séguier requit l’enregistrement qui défendait « d’envoyer à Rome ni or ni argent » (Biographie universelle, op. cit.).
De vostre Grandeur,
Le tres-humble, tres-obeyssant, et tres-obligé Serviteur,
De L’Estoille.
Monsieur,
Je ne scaurois m’empescher de vous dire le plaisir que je receus, il y a quelque temps, à la representationCyropédie (livre V, 1) de Xénophon. La belle et chaste reine Panthée, d’abord prisonnière du Grand Cyrus, suscite le désir chez celui à qui Cyrus l’avait confiée. En apprenant la mort de son époux, Abradatas de Suse, vaincu et tué en guerre, elle se poignarde sur le corps de celui-ci, avant que sa nourrice ainsi que trois énuques affligés ne l’imitent (livre VII, 3). Cette histoire connaît quelques adaptations dramatiques au XVIIe siècle dont La Panthée ou l’Amour conjugal, tragédie de Claude Guérin Daronière (1608), Panthée, tragédie d’Alexandre Hardy (vers 1624), Panthée, tragédie de Jean-Gilbert Durval (1639) et Panthée, tragédie de Tristan L’Hermite (1639).
Mais il n’y a plus rien aujourdhuy, qui eschappe à la censure des Critiques. Ils treuvent des taches en des corps qui ne sont que pureté et que lumière ; et disent qu’ils demeurent insensibles aux passions de vostre Heros et de vostre Heroïne, pour ce queparceque, considérée néanmoins au XVIIe siècle comme archaïque. Charles Sorel ironise contre les Académiciens et leur tendance à légiférer sur les mots « il ferait beau voir que de grands hommes qui ont à écrire sur de grands sujets s’occupassent entièrement à des vétilles de grammaire et à considérer s’il faut dire l’on ou on, parce que ou pour ce que… » (cité dans Les Académiciens de Charles de Marquetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Evremond, éd. préfacée par R. de Bonnières, Paris, Chavary frères, 1879, p. XL).
Mais auroient-ils deviné non plus que moy, que leur histoire n’est qu’un conte fait à plaisir, si vous ne les en eussiez advertis vous-mesme ? Et vous auroient-ils attaqué, si vous ne leur eussiez donné des armes pour vous combattre ?La Belle Esclave.
Cependant quelques-uns vous blasment de n’avoir pas traitté pour le Theatre un sujet historique ; et nous veulent faire accroire que vous avez eû peu de peine à reüssir en cet Art divin, qui forme mille differentes beautez, qui n’ont ny verité ny corps, et qui ne laissent pas toutefois d’estre prises pour de veritables merveilles de la Nature. Ils disent qu’il est plus aisé de suivre nos inclinations que celles d’autruy, et de nous faire des bornes de notre caprice, que d’en recevoir de l’Histoire ; que nous faisons naistre, quand nous voulons, des Alexandres, pour remettre Abdolonymee siècle avant J.-C.) : descendant des rois de Sidon, il avait été réduit par la nécessité à se faire jardinier ; Alexandre le Grand le rétablit sur le trône en 332 avant J.-C. (Encyclopédie Larousse, Burlington, 2007). Métamorphoses, X, 243) – de lui accorder une femme à l’image d’une statue qu’il avait créée et dont il était amoureux. Touchée par les prières de Pygmalion, le dieu anima alors la statue.
Ces raisons veritablement ont beaucoup d’apparence, mais peu de solidité ; ce sont vapeurs enflamées qu’ils nous veulent faire passer pour des Astres ; et si nous suivons ces Ardans
N’est-il pas vray qu’une belle FableFable au sens d’« histoire qui fournit le sujet d’une pièce dramatique » (terme de poétique).
Certes de toutes les choses du monde la plus difficile à mon advis, est d’inventer avec grace, ou de faire passer aux yeux des Sages, une feinte pour une vérité. L’or faux impose facilement à la veuë, mais malaisément à la coupellecoupelle désigne « celle que l’affineur utilise pour affiner et peser l’or » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; réed. SNL-Le Robert, 1978, 3 vol.).Histoire naturelle, livre XXXV, paragraphes 65-66 (texte établi, traduit et commenté par Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 65) rapporte que le peintre Zeuxis avait présenté des raisins si biens reproduits que les oiseaux vinrent voleter auprès d’eux sur le tableau.
Quelle gloire merite donc, Monsieur, celuy qui comme vous, trompe si adroittement ses Auditeurs, qu’il leur fait passer des mensonges agreables pour des veritez historiques ? Certes après de si rares productions de vostre Esprit, je ne m’estonne plus si nos Peres ont dressé des Statuës aux Inventeurs des belles choses, ny s’ils les ont tenus pour des Dieux, ou du moins pour des personnes extraordinaires ; Mais je ne puis assez m’estonner de l’aveuglement de ces Esprits, qui se figurent qu’il y a moins de difficulté de mettre au jour ce qui n’est point, que d’adjouster à ce qui est déja fait : Il faut qu’ils confessent eux-mesmes, que l’Histoire est un excellent crayon, où la posture des personnages est déjà naturellement exprimée, si bien qu’il ne reste plus qu’à y donner le colory, pour en faire un admirable tableau.
Mais nous ne tirons pas ce secours des pieces que nous inventons : ce ne sont que formes sans formes, qu’espaces vuides, que nous devons remplir de choses qui ne sont point en l’estre des choses ; nostre esprit n’y treuve ny modelle, ny soustien : il s’appuye sur ses propres forces, et il est tout ensemble, et le Peintre et le Tableau de ses ouvrages ; Enfin il fait en soy-mesme ce que Dieu fit autresfois hors de soy ; Il donne l’estre à des merveilles qu’il appelle du neant, et tire de soy sans nul secours ce que sa raison debite à tous les hommes.
Est-il donc possible, Monsieur, que vos Censeurs se persuadent, qu’il n’y a presque ny peine, ny gloire à faire une chose qui nous égale en quelque sorte à la Toute-puissance ? Certes, il ne fut jamais de creance plus erronée que la leur : mais il ne s’en faut pas estonner ; l’Esprit a ses maladies comme le Corps, et la plus incurable de toutes est l’opinion. Toutefois s’ils desirent de sortir d’erreur, ils n’ont qu’à travailler à l’invention de quelque beau sujet de Theatre ; ils reconnoistront bien-tost la difficulté de l’Ouvrage par la foiblesse de l’Ouvrier. Ils broncheront à chaque pas, n’estans plus appuyer de l’Histoire ; et ces Anthées perdront l’haleine si tost qu’ils perdront la Terre
FIN DU PREMIER ACTE.
FIN DU SECOND ACTE.
FIN DU TROISIEME ACTE.
FIN DU QUATRIEME ACTE.
FIN DU DERNIER ACTE.
Par grace et Privilege de sa Majesté donné a Paris au Moys de Mars 1643. signé, par le Roy en son Conseil, Conrars, et scellé du grand sceau de cire jaune, Il est permis au Sieur de L’Estoille de faire imprimer la Tragicomedie nommée La belle Esclave, par luy composée, et ce dis nouveaux Caracteres inventez par P. Moreau, Me Escrivain, Juré à paris, et Imprimeur ordinaire du Roy, et non d’autres, durant le temps de cinquante, avec deffences a tous Imprimeur et Libraires de la contrefaire, ny Imprimé en quelque sorte de Caractere que ce soit, à paine de confiscation des Exemplaires, de six mil livres d’amende, et autres peines contenues.
Duquel privilege cy-dessus le dit Sieur de l’Estoille a ceddé ses droits aux Moreau, pour icelle Imprimer, Teindre et distribuer à telles personnes que bon lui semblera.
Achevé d’imprimer le dernier Octobre 1643.
Les Exemplaires ont esté fournis.
Les présentes définitions sont issues des dictionnaires suivants :
Le récit espagnol débute par les déplorations de l’esclave chrétien, Ricardo, qui s’afflige sur le sort de la ville de Nicosiee siècle). Ses remparts furent construits par les Vénitiens. Assiégée par les Turcs en 1570, elle finit, au bout de deux mois, par être prise et saccagée. Cf. Nouvelles exemplaires suivies de Persilès, Miguel de Cervantès Saavedra, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 920.
Ricardo relate en détail sa mésaventure : alors qu’il est, avec sa maîtresse et son rival, dans un jardin à Trapani, deux galiotes de corsaires turcs les attaquent. Cornelio prend la fuite, Leonisa et Ricardo sont faits prisonniers. Les Turcs veulent aussitôt pendre Ricardo qui a tué quatre des meilleurs et des plus estimés de leurs soldats. Mais Leonisa, compatissante envers Ricardo, conseille aux Turcs de l’échanger contre une rançon. Les ravisseurs reviennent alors à Trapani pour organiser l’échange des captifs. Cornelio n’offre rien tandis que Ricardo propose de donner tout son bien pour libérer Leonisa. Malheureusement, apercevant au loin des vaisseaux de la flotte sicilienne, les Turcs changent de cap et retournent vers les côtes barbares. Yousouf et Fetala, les capitaines des deux galiotes, se partagent le butin. Le renégat grec, Yousouf, est épris de Leonisa et, « désireux de la faire devenir mauresque et de se marier avec elle »L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Nouvelles exemplaires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949, L’Amant libéral, p. 95.
Mahmoud, qui l’a écouté attentivement, promet de l’aider à surmonter ses peines. Tous deux se rendent à l’assemblée entre le Cadi et les deux pachas, l’un, Ali, quittant le gouvernement de Nicosie et l’autre, Hassan, lui succédant. Au cours de ce rassemblement arrive un marchand juif avec une esclave chrétienne, qui n’est autre, à la stupéfaction de Ricardo, que Leonisa. Les pachas et le Cadi tombent immédiatement amoureux d’elle ; la querelle entre les deux pachas, qui veulent acheter l’esclave, est apaisée par l’intervention du Cadi qui leur propose d’acquérir la jeune femme au nom du Sultan de Constantinople, Sélim, et offre d’escorter l’esclave jusqu’au souverain. Le Cadi cache en réalité ses propres intentions, tandis que les deux pachas dissimulent leur projet de vengeance.
Mahmoud amène Leonisa chez Halima, la femme du Cadi. Il obtient de l’esclave sicilienne l’aveu qu’elle n’aime plus Cornelio – l’amant avare – mais qu’elle lui préfère Ricardo, qu’elle croit pourtant mort. Mahmoud rapporte à Ricardo l’évolution des sentiments de Leonisa. Le jeune sicilien, résolu à empêcher le départ de Leonisa pour Constantinople, réussit, avec l’aide de Mahmoud, à changer de maître : il devient Mario, et passe au service du Cadi.
Dans le même temps, Halima tombe amoureuse de Mario (Ricardo), et l’avoue à Leonisa. Le Cadi révèle de son côté à Mahmoud et à Mario sa passion pour Leonisa, et leur demande leur aide pour la conquérir. Mario et Leonisa sont ainsi chargés, par leur maître respectif, de se faire les interprètes de leur amour. Les deux jeunes esclaves siciliens se rencontrent ; Leonisa reconnaît son « amant libéral ». Elle lui raconte comment elle est parvenue à échapper au naufrage. Tous deux décident de feindre d’accepter la passion du Cadi et de sa femme.
Mahmoud et Ricardo conseillent alors au Cadi de partir rapidement pour Constantinople afin de s’emparer de Leonisa, dont la mort serait simulée pendant le voyage. Les deux complices pensent en réalité tuer le Cadi et s’emparer du bateau pour rejoindre la Sicile. Alors que le Cadi s’apprête à partir, Halima, résolue de ne pas se séparer de Mario, prétend le suivre ; le Cadi accepte, tout en projetant de la tuer. Celui-ci, Leonisa, Mahmoud, Mario, Halima et ses parents embarquent alors pour Constantinople. Mais deux galiotes, celles d’Ali et d’Hassan, attaquent leur embarcation. Une bataille navale a lieu et les troupes des deux pachas, en s’affrontant, s’exterminent. Mahmoud et Ricardo s’emparent alors de la galiote du Cadi et voguent vers la Sicile, après s’être séparés de l’époux d’Halima, à qui ils ont permis de rejoindre Constantinople.
À Trapani, les protagonistes sont reçus avec honneur. Par grandeur d’âme, Ricardo renonce à Leonisa et la cède à son rival Cornelio. Mais la jeune femme refuse et choisit l’amant « libéral ». Halima et Mahmoud, quant à eux, redeviennent chrétiens et s’épousent.
Un monologue de Sophise, qui nous apprend qu’elle aime l’esclave chrétien Lysis en dépit de son statut, ouvre la pièce. La jeune femme confie ses sentiments au captif sicilien Philidas, afin qu’il sonde les sentiments de Lysis (scène 2). Philidas, obéissant à Sophise, s’entretient donc avec Lysis. Celui-ci reconnaît dans l’esclave Philidas son frère et, après s’être lamenté sur sa mauvaise fortune, lui apprend la mort de sa maîtresse Léonise. Philidas décrit à son tour les mésaventures à la suite desquelles il est devenu esclave (scène 3).
L’arrivée d’un marchand juif, qui ne peut résoudre son esclave Léonise à l’aimer, correspond à la première scène de l’acte II. De son côté, Sophise craint que sa mère, Halima, ne soit également éprise de Lysis (scène 2). Toutes deux tentent de pénétrer les sentiments de l’autre (scène 3). Lysis, qui parvient à déjouer les menées de ses deux amoureuses, se flatte de sa constance (scène 4). Une conversation d’ordre administrative entre le nouveau bacha de Nicosie, Hazan, et son fils Tharonte occupe la scène suivante (scène 5). Ce dernier, à la vue de Sophise, tombe amoureux de la jeune femme qui dédaigne pourtant ses sentiments (scène 6). Sophise et Tharonte s’entretiennent ensuite avec le marchand juif et son esclave Léonise (scène 7). Le marchand profite de l’assemblée des bachas pour présenter son esclave, et, au lieu de répondre tout de suite quand on lui demande le prix auquel il céderait Léonise, il énumère tranquillement toutes les qualités de la jeune femme. Comme les deux bachas, Haly et Hazan, ainsi que le Cadi, s’éprennent immédiatement de « la belle esclave », ils cherchent tous à l’acheter en prétextant l’offrir au grand seigneur de Byzance. Le Cadi, intervenant comme un tiers impartial, acquiert finalement l’esclave au nom des deux bachas (scène 8).
À l’acte III, Lysis est choisi par le Cadi pour devenir l’intermédiaire de son amour auprès de Léonise (scène 1). Les stances de cette dernière nous apprennent que la jeune femme regrette de ne pas avoir donné sa foi à l’amant libéral qu’est Lysis, et lui avoir préféré son rival Lycaste, qui, au moment de son rapt par les Turcs, a refusé de payer la rançon exigée pour sa libération (scène 2). Halima interrompt les réflexions de Léonise en exigeant que la jeune esclave se fasse l’interprète de son amour auprès de Lysis (scène 3). Les deux amants, se rencontrant sur l’ordre de leur maître respectif, se reconnaissent : Léonise raconte à Lysis ce qui lui est arrivé depuis leur séparation. Tous deux délibèrent sur le moyen de s’échapper de l’île de Chypre pour retourner à Trapane
L’acte IV débute par les récriminations de Haly, déterminé à s’emparer de Léonise (scène 1). De leur côté, Léonise et Lysis espèrent pouvoir recouvrer sous peu leur liberté (scène 2). Au cours de l’entretien des deux amants, Halima survient et fait une déclaration au jeune homme, qui lui donne, à l’intention de Léonise, des réponses équivoques (scène 3). Le Cadi, qui a été témoin de cette scène (scène 4), pense que Lysis a séduit sa femme. Avant de s’embarquer avec Léonise pour, officiellement, apporter l’esclave chrétienne au sultan de Byzance, le Cadi commande à sa fille Sophise d’enfermer l’esclave chrétien dans le jardin (scène 5). En outre, il découvre avec adresse que sa femme Halima est effectivement éprise de Lysis (scène 6). Le bacha Hazan, quant à lui, décide de suivre de loin le Cadi pour lui ravir Léonise en mer (scène 7). En attendant, les deux bachas, Hazan et Haly, font leurs adieux au Cadi qui est sur le point de se mettre en route (scène 8). Lysis, captif au jardin, déplore son sort qui le sépare, une fois de plus, de Léonise (scène 9). Voyant l’impossibilité d’amollir le cœur du jeune esclave, Sophise renonce à sa passion et le met en liberté (scène 10).
Lycaste, l’amant avare, apparaît à l’acte V : se repentant d’avoir abandonné Léonise aux mains des Turcs, il est venu chercher la mort à Nicosie (scène 1). Sophise, quant à elle, se résout à aimer Tharonte (scène 2). Elle le rencontre, et les nouveaux amants vont se promener le long de la côte (scène 3). Lysis, sur le rivage, s’afflige d’avoir perdu sa maîtresse : tout à coup, il la voit, en compagnie de Philidas, sur un esquif qui menace de sombrer : il court chercher du secours (scène 4). Tharonte et Sophise plaignent les amours malheureuses de Lysis et de Léonise (scène 5). Cette dernière et Philidas racontent, sans nécessité apparente, comment ils se sont tirés de leur situation périlleuse (scène 6). Sophise et Tharonte ont entendu cette conversation (scène 7). Mamet, le confident de Hazan, apporte des nouvelles du combat que se sont livrés en mer les bachas et le Cadi (scène 8). Lysis, de retour, croit d’abord que Léonise et Philidas se sont noyés (scène 9). Mais ceux-ci le rejoignent : Tharonte les aide à s’échapper définitivement (scène 10). Lycaste, pour se punir de son avarice, demande à Léonise de périr par ses mains. La jeune femme n’hésite pas à condamner la conduite passée de son ancien amant, mais lui fait grâce. Lysis annonce qu’il serait disposé à céder sa maîtresse à Lycaste, or Léonise s’indigne de cette idée et fait éclater son amour pour l’amant « libéral » (scène 11).
À l’acte I, l’esclave sicilienne Léonise défend son honneur contre le marchand juif Isac, son maître. Rescapée d’un naufrage, elle préfère mourir plutôt que de perdre son honneur. Isac est pourtant déterminé à faire céder la jeune femme. Finalement repoussé, Isac décide d’envoyer son esclave dans un sérail (scène 1). Se son côté Rodolphe, le père de Léonise, accuse Pamphile d’avoir abandonné par avarice sa fille Léonise aux mains de ses ravisseurs. Rodolphe regrette de ne pas avoir appuyé les vœux de Léandre, qui, épris de Léonise, aurait payé la rançon exigée par les Turcs pour libérer la jeune femme (scène 2). L’amant de Léonise apparaît justement (scène 3) et les stances qu’il prononce indiquent son désarroi : croyant que sa maîtresse a péri lors d’un orage survenu en mer, Léandre affirme ne pouvoir lui survivre. Mahamut, un renégat sicilien, s’inquiète de la tristesse de Léandre. Le renégat invite le jeune esclave à relativiser son malheur et lui suggère qu’il pourrait recouvrer la liberté. Léandre lui confie alors l’objet réel de son désespoir : la mort de sa maîtresse Léonise. Il affirme qu’il ne saurait lui survivre. Léandre alors relate l’histoire de sa capture par les Turcs avec Rodolphe, Pamphile, et Léonise. Il rapporte que les ravisseurs, pour les libérer, demandèrent une rançon de vingt mille ducats. Pamphile, bien que fortuné, ne voulut pas payer une telle somme. Un orage sépara les trois navires contenant les captifs et Léonise, selon Léandre, périt (scène 4).
L’arrivé d’Hazan Bacha, nouveau gouverneur de Chypre, ouvre l’acte II. Le transfert de pouvoir de l’ancien gouverneur de Chypre, Hali Bacha, au nouveau, sur ordre du Sultan Sélim, occupe la scène suivante (scène 2). L’arrivée d’Isac et de Léonise interrompt cette cérémonie. Une dispute pour posséder « la belle esclave » s’ensuit, alors que Léonise est prête à défendre fermement son honneur. La dispute entre les bachas, qui veulent tous deux posséder « la belle esclave », est tranchée par Ibrahim, le cadi, qui suggère que Léonise soit offerte au Sultan de la part de Hali et de Hazan. Ibrahim propose d’escorter la jeune femme jusqu’à Constantinople, au sérail du Sultan (scène 3). Mahamut essaie de consoler Léandre au sujet du destin de Léonise, qui n’est finalement pas certain. Le renégat conseille alors à Léandre d’essayer d’entrer au service du cadi, qui possède désormais Léonise, et lui promet de l’aider au prix de sa vie (scène 4).
La première scène de l’acte III met en scène Halime, la femme du cadi Ibrahim. Elle avoue à ses confidentes, Sulmanire et Sarraide, qu’elle est éprise de Léandre. La première conseille à Halime de fuir promptement l’objet de ses soupirs, alors que la seconde la pousse à assouvir ses désirs. Sarraide propose d’utiliser Léonise comme l’interprète de Halime auprès de Léandre (scène 1). Ibrahim, séduit quant à lui par les attraits de Léonise, demande à Mahamut d’obtenir l’aide de Léandre pour gagner la faveur de la jeune esclave (scène 2). De son côté, la jeune sicilienne, dans un long monologue, se repent d’avoir favorisé Pamphile au détriment de Léandre, lequel méritait pourtant son amour (scène 3). Pamphile, qui apparaît justement, tente de reconquérir Léonise. La jeune femme le chasse, alors que son cœur s’émeut à la vue de Léandre (scène 4). Ce dernier avoue à Léonise que ses sentiments envers elle demeurent inchangés. La jeune femme se juge indigne de recevoir tant de marques d’amour, elle dont le cœur avait pris attache ailleurs (scène 5).
Le bacha Hali, à la première scène de l’acte IV, cherche un moyen de conquérir Léonise et de la soustraire à l’emprise du cadi Ibrahim. Son confident Mustapha lui conseille d’attaquer le vaisseau qui transportera l’esclave sicilienne au Sultan. Ce faisant, Hali pourra prendre possession de Léonise. Pamphile annonce à Rodolphe que sa fille est vivante (scène 2). Le père et sa fille Léonise se retrouvent (scène 3). Léonise, par ailleurs, assure à Halime que ses yeux ont su toucher Léandre (scène 4). De son côté, Léandre ment à Halime en lui déclarant sa passion (scène 5). Cet aveu est à double entente puisque Halime croit que Léandre lui avoue son amour, alors que cette déclaration ne s’adresse qu’à Léonise, présente tout au long de la scène. Mahamut parvient à abréger l’entrevue (scène 6). Ibrahim et Hazan se disputent violemment au sujet de Léonise qu’ils veulent tous deux posséder (scène 7). Mahamut élabore quant à lui un subtil stratagème pour assurer à Léandre une fuite victorieuse ; il conseille à Ibrahim de conduire lui-même Léonise au Sultan, puis au cours du trajet, de feindre que, la confondant avec un forçat, des marins l’aurait jetée dans les flots (scène 8). L’acte IV s’achève par un dialogue entre Halime et son époux le cadi Ibrahim : la jeune femme tente de le persuader de laisser Léandre auprès d’elle lorsqu’il partira pour Constantinople (scène 9).
À la première scène de l’acte V, Halime se lamente sur le départ de Léandre qui s’est enfui vers le Sicile avec Léonise (scène 1). Alors que Hali, Mustapha et leur troupe tendent une embuscade à Ibrahim (scène 2), Hazan s’apprête lui aussi à capturer Léonise avec ses janissaires (scène 3). Hali, Hazan et leur troupe respective attaquent Ibrahim. Les Turcs s’entredéchirent, ils meurent tous. Les esclaves chrétiens sont donc libres (scène 4). Léandre, en « amant libéral », ne s’oppose pas à ce que Pamphile et Léonise soient réunis. Mais la jeune femme, blessée par l’apparente froideur de Léandre, lui déclare qu’elle ne saurait lui préférer un rival. L’union des deux jeunes gens est alors conclue, et consentie par le père de Léonise (scène 5).