La Coifeuse à la mode a été créée en 1647, à une époque où la production théâtrale française était en pleine évolution. Jusque dans les années 1620 n’existe pratiquement sur la scène théâtrale que la farce, pièce courte en vers, caractérisée par des situations standards, des personnages stéréotypés, la bouffonnerie et l’importance du jeu des comédiens. L’émergence d’un public plus cultivé a pour effet l’apparition d’un nouveau comique, et d’un nouveau type de comédie. En 1629 Corneille crée la comédie sociale et morale avec Mélite. Puis il est suivi d’écrivains comme Du Ryer ou Desmarets de Saint-Sorlin. Rotrou travaille quant à lui à faire le lien entre comédie et tragi-comédie.
Entre 1620 et 1640, on assiste à une nette évolution du théâtre en France, avec l’apparition du théâtre baroque espagnol. La langue et la littérature espagnoles deviennent alors très à la mode en France. Beaucoup de pièces françaises sont soit des traductions soit des imitations des pièces espagnoles. En 1629, Rotrou, le premier, adapte une pièce de Lope de Vega intitulée Sortija del Olvido qui devient La bague de l’oubli. Cette comédie renouvelle le genre en France, en empruntant ses ressorts aux comedias espagnoles, qui se démarquent des procédés comiques habituels de la farce. C'est ensuite Le Metel d’Ouville qui introduit véritablement le théâtre espagnol en France. Connaissant bien l’Espagne pour y avoir vécu sept ans, il monte, pour la scène française, des pièces de Calderòn, Lope de Vega et Montalvàn. Son frère, l’abbé de Boisrobert, lui emboîte le pas puisant dans les comedias des mêmes auteurs auxquels s’ajoute Tirso de Molina et Rojas. De nombreux auteurs utilisent alors déguisements, intrigues rigoureuses et complexes, jeux de scène animés et surtout un personnage essentiel, le gracioso, valet couard et suffisant. La comedia espagnole devient ainsi fort en vogue, le public aime ce monde attachant et humain que les auteurs français tentent de faire revivre, et il apprécie dans ces pièces le côté romanesque, l’effort de vérité et de sincérité. Mais qu’appelle-t-on véritablement une comedia espagnole ?
La comedia est un genre théâtral particulier qui naît à Madrid lorsque cette petite bourgade devient la capitale de l’Espagne. Elle s’épanouit ensuite dans tout le pays durant le XVIIe siècle, servie par des auteurs de talent et un public pour qui l’amour du théâtre est proche de l’idolâtrie. La comedia est structurée en trois actes, appelés des « journées », et chacune d’elle est longue d’un millier de vers. Elle n’est pas tenue au respect de l’unité de lieu ou d’action, à l’inverse des règles de la comédie classique française : cette rigueur serait contraire à l’esprit baroque. De même, ce genre théâtral conjugue tragédie et comédie sans jamais être tout à fait l’un ou l’autre. Pour être en parfait accord avec le tempérament de ses contemporains, la comedia s’appuie sur trois ressorts moraux que le public reconnaît bien : l’intervention de la Grâce divine, tout d’abord, parce qu’il n’y a point de fatalité inexorable dans la vie, l’honneur ensuite car il est indissociable du caractère national, et l’amour enfin, moteur de l’histoire et porteur de chimères et d’excès. De plus, les Espagnols ont un goût affirmé pour la théâtralité et le fantastique allant jusqu’au miracle, qui peut toujours sauver les protagonistes des comedias. De ce fait, on n’a jamais pu qualifier ces pièces de tragiques, même si elles sont parfois dramatiques. Rien n’y est désespéré ni perdu d’avance, car au-dessus de la mort se situe toujours la possibilité du miracle prodigué par la générosité divine. Mais cette description générique ne veut pas dire que la comedia est un genre homogène. Elle revêt des formes diverses, traite de sujets différents. Mais celle qui remporte tous les succès est la comedia d’intrigue, adroite combinaison entre la comédie de mœurs et celle d’amour, dans laquelle les femmes et les valets ont des rôles fondamentaux. Ces comedias ont une influence déterminante sur le théâtre italien et sur le théâtre français du XVIIe siècle. Leurs sujets deviennent des sources inépuisables d’inspiration pour les dramaturges de ces autres pays qui y découvrent aussi des procédés scéniques nouveaux, tels que l’usurpation d’identité, le déguisement, les doubles personnalités, le repentir et la confession, les actes de jalousie ou d’honneur et la valeur théâtrale du dénouement heureux. S'il est vrai que le dramaturge espagnol est l’interprète des idées, des sentiments, de la sensibilité du public, et donc de la nation espagnole, voulant seulement être de cette société la plus haute conscience possible, il a un talent tout particulier pour produire des œuvres universelles alors qu’elles sont viscéralement ancrées dans le sol de son pays.
Voilà donc un aperçu du contexte dans lequel d’Ouville écrit La Coifeuse à la Mode. La seconde moitié du XVIIe siècle en France est une période de transition aussi rapide que décisive. Avant, le théâtre était réservé à quelques isolés, c’était une occupation qui n’avait pas su trouver un public. À partir des années 1650, le théâtre devient peu à peu un phénomène social de premier plan. La richesse des pièces se discipline, des lois et des doctrines émergent, et l’action doit se plier à des principes de composition esthétique. Quant à la comédie, elle occupait, dans l’estime du public, un rang inférieur. De 1642 à 1648, on ne comptait guère qu’une vingtaine de comédiesThéâtre du XVII e siècle, vol. 1, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 11 et 12.
La biographie de d’Ouville est difficile à établir, nous possédons peu de renseignements précis. Les documents sont plutôt rares, et parfois contradictoires. Antoine Le Métel d’Ouville serait né vers 1590 à Caen, ou entre 1587 et 1589 à Rouen, et il serait mort à Paris en 1657. Fils de Jérémie Le Métel, avocat au parlement de Rouen, et de Jeanne de Lion, il fut attaché au Comte du Dognon, et c’est à ce titre qu’il vécut sept ans en Espagne. Là, il apprit la langue et se maria. À son retour, il contribua à la vogue du théâtre espagnol en publiant des comédies adaptées ou traduites des auteurs qu’il avait le plus appréciés. On peut citer, entre autres, L’Esprit Folet, en 1639, Les Fausses Vérités en 1641 et Jodelet Astrologue en 1646, adaptées de Calderòn ; ainsi que L’absent chez Soy (1643) adaptée de El Ausente en el lugar de Lope de Vega et La Dame Suivante, adaptée la même année de La Doncella de labor, de Juan Perez de Montalvàn. Sa première tragédie, en 1637, est de source inconnue : elle s’intitule Les trahisons d’Arbiran. On lui doit aussi une héroïco-comédie, Les soupçons sur les apparences, en 1650, une tragi-comédie, Les Morts vivants, en 1646 ainsi que les Contes aux heures perdues, parus en 1644. Ces contes se placent dans la tradition des contes populaires, et connaissent de nombreuses rééditions comprenant à chaque fois de nouveaux contes.
D’après son frère cadet, le célèbre abbé François Le Métel de Boisrobert, confident du cardinal de Richelieu, d’Ouville « faisait et écrivait en beaux caractères une comédie en treize jours ». D’autre part, « il savait la geographie le plus exactement du monde, et avait une mémoire prodigieuseHistoriettes, éd A. Adam, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960, t. 1, p. 409.Hortensio, de Piccolomini pour créer en 1646 Aimer sans savoir qui. En 1654, d’Ouville se retira au Mans, chez le fils de sa sœur Charlotte, Pierre Leprince, chanoine de la cathédrale du Mans. Il finit ses jours dans une grande pauvreté, et mourut vers 1657.
Le Métel d’Ouville n’envisageait pas de passer à la postérité, et portait un jugement modeste sur ses propres pièces, comme le montre cet extrait de L’esprit folet (1638). Il s’agit des vers 224 à 235, à la scène six du premier acte :
Pour entendre le fait il faut que je vous die Que j’ai voulu tanstot ouir la comedie Pour voir un beau sujet dont on a tant parlé Dont l’excellent intrigue est tres bien démeslé Les fourbes d’ARBIRAN, c’est ainsi qu’on l’appelle, Cette pièce en effet n’est pas beaucoup nouvelle, Les vers n’en sont pas forts, je ne suis pas flatteur Quoy que je sois pourtant grand amy de l’autheur, Mais dans l’oeconomie, il faut que je confesse, Qu’il conduit un sujet avecque tant d’adresse, Le remplit d’incidents si beaux et si divers, Qu’on escuse aisément la foiblesse des vers.
L’écrivain souligne comme on le voit le contraste entre la pauvreté de ses vers, et l’intelligence avec laquelle il construit son intrigue. Il est vrai qu’on lui a souvent reproché son manque de connaissances des affaires du théâtre, dû au fait qu’il ne soit qu’un amateur. Les frères Parfaict écrivent, à propos de La Coifeuse à la mode :
Cette comédie peut avoir eu quelque succès, mais elle en auroit eu davantage si cette idée avoit été exécutée par un Poëte qui eût mieux connu le Théâtre que Monsieur d’Ouville
F. et C. Parfaict, .Histoire du Théâtre français, Genève, Slatkine Reprints, 1967, vol. 2, t. 6, p. 54.
Pourtant, ils ajoutent que l’auteur versifiait encore plus mal que son frère, mais qu’il « entendoit mieux la marche du Théâtre, et répandoit plus de comique dans son dialogueHistoire du Théâtre français, Genève, Slatkine Reprints, 1967, vol. 1, t. 5, p. 356.
Dans cette partie, nous tenterons de replacer la pièce dans le contexte théâtral de l’époque, en trois étapes. Nous nous intéresserons tout d’abord à la mise en scène, ainsi qu’aux conditions dans lesquelles la pièce était jouée. Ensuite, nous analyserons les quelques témoignages relatant la réception de l’œuvre de d‘Ouville afin de souligner les raisons pour lesquelles l’auteur est si peu connu aujourd’hui. Enfin, nous évoquerons l’influence qu’a pu avoir d’Ouville sur Le Misanthrope, de Molière.
Comment se passaient les représentations à l’époque, et quels étaient les problèmes rencontrés ? Comme le précise Antoine Adam dans son Histoire de la littérature française au XVII e siècle
Comment parvenaient-ils donc à susciter l’intérêt du public pour la pièce ? Nous n’avons que très peu d’informations concernant la mise en scène de l’époque, pour plusieurs raisons. Le métier de metteur en scène n’existait pas encore, et le système de la déclamation implique que les acteurs jouaient toujours face au public, ce qui réduit nettement les possibilités de mise en scène. Comme les indications scéniques sont très rares dans la pièce, il faut se contenter des indices fournis par le texte lui-même. L’exemple de la dernière scène est assez intéressant : les paroles d’Acaste supposent un élément de mise en scène important. En effet, après avoir enfin reconnu la véritable Dorotée, Acaste veut faire part de sa joie à Arimant et lui dit au vers 1806 :
Escoutez Arimant, quittez vostre entretien, Venez participer à l’excez de la joye, Que l’Amour me procure, et que le Ciel m’envoye, Amy je suis ravy*.
Cela signifie qu’Arimant parlait avec Flore au moment où Acaste découvrait la véritable identité de Dorotée, il y avait donc sur scène deux actions qui se déroulaient simultanément, et seul ce vers prononcé par Acaste nous permet de le deviner. Il est vrai que les personnages sont souvent très nombreux dans une même scène, alors que certains ne disent parfois que quelques mots. De semblables situations, dans lesquelles le spectateur assiste à plusieurs actions en même temps, pouvaient alors se multiplier au cours de la pièce, et elles représentaient des sources évidentes de comique qui s’ajoutaient à celles que la pièce contient déjà.
La Coifeuse à la Mode n’est donc pas une pièce destinée à la lecture silencieuse. En effet, le texte de la pièce est rempli de nombreux jeux de scène comiques pouvant servir le jeu de bons acteurs, et créer ainsi une comédie divertissante et appréciée du public. D’autre part, le découpage en scènes et en actes paraît assez arbitraire, il n’est pas toujours très logique. Le passage par exemple de l’acte III à l’acte IV est curieux. Voici quelle est la situation. Acaste et Philipin viennent d’être rejetés par Pamphile, qui leur assure que ce logis n’est pas celui de la Coiffeuse, mais celui d’une femme mariée. Pamphile sort de scène, et l’on retrouve Acaste et Philipin au même endroit, prêts à pénétrer de nouveau dans la maison. À la scène suivante, Dorotée-Angélique surgira de chez elle. Il n’y a donc aucun changement, ni de lieu ni de situation entre les deux actes, et on comprend difficilement pourquoi l’acte III se termine à cet endroit. Ces maladresses de construction de la pièce sont une fois de plus dues au fait que d’Ouville n’est pas un écrivain de métier, mais seulement un amateur écrivant par plaisir.
Ce dernier élément rejoint la deuxième étape de notre étude de la pièce dans le contexte théâtral de l’époque : la réception de l’œuvre de d’Ouville. Pourquoi notre auteur, malgré son relatif succès auprès de ses contemporains, a-t-il été oublié, pourquoi est-il resté dans l’ombre durant tant d’années ? On peut évoquer plusieurs raisons, mais la principale est bien sûr le succès d’autres auteurs nettement plus connu. En effet, les années 1630 à 1650, pendant lesquelles d’Ouville écrit ses pièces, correspondent aux grands succès de Corneille qui publie La Place Royale en 1634, L’illusion Comique en 1639, Le Menteur en 1644, Rodogune en 1647. Après la création de l’Illustre Théâtre en 1643, Molière ne rentrera à Paris qu’en 1658, date à laquelle d’Ouville est déjà mort, ses pièces ne sont donc pas créées en même temps que celle de notre auteur. Pourtant, Molière connaissait ces pièces et a pu d’en inspirer, comme nous le verrons par la suite. Quand à Racine, il est encore trop jeune pour écrire, puisqu’il n’a en 1647 que huit ans ! Pourtant, la postérité ne retiendra du XVIIe siècle que ces trois grands noms, Corneille, Molière, Racine… D’ailleurs, le théâtre de d’Ouville a été fortement critiqué, on lui faisait principalement deux reproches. Le premier concerne les ressemblances frappantes qui se voient dans ses pièces et les frères Parfaict écrivent à ce sujet dans la description de la pièce l’Absent chez soyHistoire du théâtre français, Genève, Slatkine Reprints, 1967, vol. 2, t. 6, p. 260.
Lorsqu’on a lû une Piece de d’Ouville, on connoît presque tous les sujets de ses Comédies. Ce sont toujours des rencontres inopinées, de trompeuses apparences, des brouilleries, et des raccommodements : des personnes qui se retrouvent les unes chez les autres, sans trop sçavoir pourquoi.
Que dire de ce jugement ? Il est vrai que la lecture des pièces de d’Ouville révèle des thèmes assez voisins, et que ses comédies ont des intrigues souvent compliquées, avec de nombreux revirements de situation. Mais chaque pièce garde tout de même son originalité, avec à chaque fois un élément comique différent, et des personnages attachants, humains. Le deuxième reproche que l’on retrouve chez les critiques de d’Ouville est son manque d’imagination : il se serait contenté dans la plupart de ses pièces de recopier ses modèles en les traduisant. Cette opinion est reprise par les frères Parfaict à propos de La Coiffeuse à la ModeHistoire du Théâtre français, Slatkine Reprints, Genève, 1967, vol. 2, t. 6, p. 52.
Donner le titre d’une Comédie de M. D’Ouville, c’est annoncer une Pièce dont l’intrigue est extrêmement embrouillée, pleine de travestissements, de suppositions, d’enlévemens, et où les Dames font toutes les avances aux cavaliers ; de pareils ouvrages semblent faire croire que l’Auteur est doué d’une imagination prodigieuse, et que les plans de ses Poëmes lui ont beaucoup coûté: mais M. D’ouville étoit bien plus habile, puisqu’il les trouvoit tous faits dans les Auteurs Espagnols ou Italiens, et qu’il n’avoit d’autre peine que de les traduire, et souvent de les défigurer en voulant les rendre à sa manière.
Pourtant, nous avons étudié la manière dont d’Ouville adaptait ses sources pour la Coifeuse à la Mode, et nous avons vu que son travail était plus qu’une simple traduction. Il a modifié certains éléments, en a supprimé d’autres, il a ajouté des scènes, changé la répartition des personnages… Même s’il est vrai que la pièce ne vient pas directement de son imagination, la mise en forme du texte français nécessite un long travail d’adaptation, de recomposition, qui n’est pas négligeable.
E. MartinencheLa Comedia en France de Hardy à Racine, Genève, Slatkine Reprints, 1970, ch. V, p. 401-402.
Antoine Le Métel, sieur d’Ouville, n’a pas écrit une ligne qui ne fût traduite de l’espagnol. […] Son théâtre est une copie terne et froide de Lope de Vega, de Montalvàn, et surtout de Calderòn. […] S’il est vrai qu’il ait obtenu quelque succès, il ne pouvait pas en jouir très longtemps sur notre théâtre. On s’amuse un moment des « extrêmes » complications, mais elles finissent vite par lasser quand elles ne soulèvent que la plus vulgaire curiosité.
Enfin, un troisième reproche souvent adressé à d’Ouville était la maladresse de son style et de sa prosodie. En ce qui concerne la versification, on remarque effectivement qu’il y a quelques fautes… Les rimes sont le plus souvent pauvres, la prosodie est loin d’être parfaite. Le vers 72 par exemple comporte treize syllabes, tandis que les vers 355, et 1705 n’en comporte que onze. Le vers 221, « Puis que son amour est si fort precipitée », est mal équilibré puisque le verbe être devrait être dans le second hémistiche, avec le groupe attributif « si fort précipitée ». Or ce verbe se situe dans le premier hémistiche, juste avant la césure, ce qui oblige à marquer une pause entre le verbe et son complément. Ces quelques exemples soulignent une fois de plus la maladresse de l’écrivain français, qui était connu pour ses mauvais vers ! D’autre part, le style de l’écrivain est souvent lourd et maladroit. La syntaxe des phrases, en particulier, est complexe et il est quelquefois difficile de parvenir à démêler ces vers pour retrouver le sens du texte. Les vers 555 à 566 sont un exemple des nombreuses phrases de la pièce dans lesquelles les propositions subordonnées s’accumulent les unes à la suite des autres et créent ainsi un effet de confusion certain :
Acaste ne peut pas sçavoir quesa MaitresseSoit ailleurs qu’à Lion, ques’il est arrestéEsclave sous les loix de quelque autre beauté, Je puis en peu de jours descouvrir la Geoliere. Parlant à Leonor, fameuse perruquiere, Quihante* en mille lieux,queje vis l’autre jour,Et quicoiffe par tout les Dames de la Cour.Elle m’a conseillé d’user de cette ruse, Pour surprendre l’ingrat s’il est vrayqu’il m’abuse,Et qu’il en ayme une autre, et de me desguiser[35]Dessous ce feint habit quipourra l’abuser.
On remarquera ici les propositions subordonnées complétives, puis les relatives, qui s’enchevêtrent les unes dans les autres. Le style de d’Ouville représente en fait une des limites de l’écrivain, et un autre passage pourrait illustrer encore ces propos. Il s’agit de la scène dans laquelle Dorotée expose à Pauline et Leonor son plan d’action, et les vers 1289 à 1301 sont particulièrement significatifs :
On attend de Lyon un extraordinaire Quidoit venir tantost,je veux du MonastereQu’ilreçoive par luy de ma part un escrit,Quiluy va plus que tout encor troubler l’esprit :Carje luy manderayquej’ay sujet de craindreQuemon oncle à la fin ne me vueille contraindreD’espouser un rival dontil me presse fort,Etquepour l’empescher il fasse son effort,Etqu’il vienne à Lyon en toute diligence*,Lucille par delà qui passe en la croyance De tous pour Dorotée ayant sceu mon dessein A donné cét advis par un mot de ma main, A Clite,à quisur tous mon Acaste se fie.
On remarque dans ces vers les maladresses de construction, dans les tournures soulignées, les accumulations de propositions (en gras) et de conjonctions de coordinations (en italique). La syntaxe est compliquée et lourde, et l’on sent que l’auteur n’est pas très à l’aise lorsqu’il s’agit d’écrire en vers.
Pourtant, malgré toutes les diverses critiques qui ont été faites à d’Ouville, il faut reconnaître que le public français, qui ne parlait pas toujours espagnol à cette époque, a ainsi eu la possibilité de découvrir à travers ses pièces l’univers baroque du Siècle d’Or, et des œuvres espagnoles inconnues jusque là. Son talent d’écrivain et ses vers ne sont peut-être pas exceptionnels, mais il a introduit en France la vogue du théâtre espagnol, et a séduit le public français grâce à ses comédies joyeuses et divertissantes.
La jalouse d’elle-même, pièce adaptée de La celosa de si misma en 1650 par François Le Métel de Boisrobert, présente quelques ressemblances avec La Coifeuse à la Mode. Le héros, Léandre, vient de Lyon à Paris pour se marier avec Angélique. Or il tombe amoureux d’une femme masquée, une marquise, qui n’est autre qu’Angélique. Cette dernière, jalouse d’elle-même, continue à le voir, toujours masquée, afin de tester son amour pour elle. Après de nombreuses péripéties, Léandre découvre la véritable identité de sa prétendue marquise, et l’épouse. Outre les jeux de dédoublements, les thèmes de la jalousie et de la tromperie, il y a aussi un valet nommé Filipin, qui ressemble fortement au Filipin de d’Ouville. S’il est certain que Boisrobert connaissait la Coifeuse à la Mode, écrite par son frère quelques années auparavant, on constate qu’elle ne peut pourtant pas être considérée comme une source : les analogies sont présentes mais l’intrigue n’est pas la même. Les deux pièces sont proches l’une de l’autre parce qu’elles ont été adaptées de deux pièces espagnoles, à quelques années d’écart, par les deux frères.
En outre, lorsque l’on relit certaines pièces de Molière, on remarque que les ressemblances avec le théâtre de d’Ouville sont assez frappantes. Lancaster a déjà relevé quelques répliques de d’Ouville qui aurait pu inspirer Molière, notamment dans L’absent chez soi, dans La Dame Suivante, ou encore dans Aimer sans savoir qui. R. GuichemerreVisages du théâtre français au XVII e siècle, Klincksiek, 1994. Ch. IX : Une source peu connue de Molière, le théâtre de Le Métel d’Ouville (p. 115 à 127).
BEATRIX. Ouy ceux-là doivent estre en ennemis traittez Qui l’ont peu meriter par leurs legeretez: Mais tout homme n’est pas de ce crime coupable. FLORE. Moy je les traitte tous d’une façon semblable, Et si tout ce maudit sexe estoit en mon pouvoir Je les chastierois tous, le meschant pour avoir Des-ja commis le mal, et je serois severe Envers le bon aussi, par ce qu’il le peut faire.
De même, dans la pièce de Molière (V. 115 à 120) Philinte tente de raisonner son ami, et de lui montrer que tous les hommes ne méritent pas cette haine, mais Alceste condamne tout le monde :
PHILINTE
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception, Seront enveloppés dans cette aversion ? Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes… ALCESTE
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes : Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants, Et les autres, pour être aux méchants complaisants…
On constate que les propos d’Alceste et de Flore classe le genre humain en deux catégories, les méchants, et les autres, et que les deux catégories sont également rejetées par les protagonistes. De plus, Alceste, qui a tant de haine pour le monde, par une contradiction bien humaine et plaisante, en vient à aimer une coquette. De la même manière, Flore qui éprouve une si grande aversion pour les hommes, s’éprend de l’un d’eux et souhaiterait le rendre infidèle, ce qui contredit ses principes, comme elle l’explique aux vers 737 à 740. Si la misanthropie de Flore n’a pas la portée de celle du héros de Molière, qui implique une critique sociale cinglante, Alceste possède tout de même certains traits du personnage de d’Ouville. Ils ont le même orgueil et la même intransigeance, une hostilité excessive contre des mœurs courantes, une incompréhension un peu brutale à l’égard de façons de parler usuelles, et ils parviennent tous deux à tomber amoureux de ce qu’ils détestent le plus. On peut pourtant émettre quelques nuances. En effet, l’amour de Flore pour Acaste naît au début du troisième acte, tandis qu’Alceste est déjà amoureux de Célimène depuis le début de la pièce. D’autre part, Flore change radicalement de position au cours de la pièce lorsqu’elle devient amoureuse d’Acaste puis d’Arimant. Au contraire, Alceste conserve sa position des premiers vers aux derniers, et la fin de la pièce le montre seul et amer, se retirant de la société, alors que l’héroïne de d’Ouville se marie avec l’homme qu’elle aime et qui l’aime. Le Misanthrope raconte l’échec d’un amour, La coifeuse à la Mode la victoire de l’amour sur un cœur hostile et orgueilleux.
Toujours d’après R. Guichemerre, une autre situation aurait pu inspirer l’auteur du Misanthrope. Il s’agit de la visite de Dorotée, déguisée en Hélène de Peralte, à Flore, afin de la détourner d’Acaste, en l’informant des multiples liaisons de ce dernier. Après un échange de compliments, elle lui annonce qu’elle est venue pour lui rendre un service important (V. 1392 à 1395) :
Je viens pour vous servir, et pour vous réciter Un estrange discours, et sçay que ma venuë (Encor que je n’ay pas l’honneur d’estre conneuë D’un objet* si charmant) ne vous déplaira pas.
Puis, feignant de prendre la défense de sa rivale, elle lui rapporte des propos que l’infidèle a, selon elle, tenus sur son compte (v. 1397 à 1399) :
Et je ne puis souffrir qu’un traistre et qu’un volage Ait la gloire d’avoir sur vous quelque advantage, Comme il l’ose par tout vainement publier.
On croirait entendre Arsinoé, qui, elle aussi, voudrait enlever Alceste à sa rivale, et qui, au nom de l’amitié, vient lui rapporter des médisances de salons, à la scène 4 de l’acte III (v. 883 à 886) :
Je viens, par un avis qui touche votre honneur, Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur. Hier j’étais chez des gens de vertu singulière, Où sur vous du discours on tourna la matière…
Ensuite, les confidences de Dorotée sur l’inconduite du nouvel « Hylas » et surtout ses insinuations perfides irritent Flore, blessée dans ses sentiments, et qui s’indigne qu’on ait pu croire une liaison avec ce volage aux vers 1455 et 1456 :
Ce discours me surprend, et je ne sais pourquoi Vous osez faire ici tel jugement de moi.
Vers qui ressemblent beaucoup à ceux que prononcent Célimène, lassée des aigres critiques d’Arsinoé (v. 991 et 992) :
Et moi, je ne sais pas, Madame, aussi pourquoi On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
Et comme Arsinoé se dit surprise de la riposte cinglante qu’elle s’est attirée par ses attaques perfides (v. 961 à 964) :
A quoi qu’en reprenant on soit assujettie, Je ne m’attendais pas à cette repartie, Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur, Que mon sincère avis vous a touché au cœur,
Dorotée feint de s’étonner de l’accueil fait par Flore à ses confidences, aux vers 1467 et 1468 :
Madame, excusez-moi d’avoir si mal jugé… Je pensais vous servir, et je vous mécontente.
Et l’entretien se termine dans les deux pièces avec la même froide politesse. Il faut tout de même souligner que les deux femmes ne parlent pas d’Alceste dans cette scène, puisque le principal reproche d’Arsinoé à Célimène concerne son accueil trop favorable aux nombreux amants qui lui font la cour. À l’inverse, Dorotée peint Acaste comme un homme volage, inconstant et infidèle, et ces propos représentent l’essentiel de l’entretien entre les deux protagonistes.
Ainsi, la ressemblance des caractères et des propos de Flore et d’Alceste, ainsi que l’analogie des relations entre les deux rivales et le développement parallèle des scènes sont des indices permettant d’émettre l’hypothèse selon laquelle Molière se serait quelque peu inspiré du théâtre de d’Ouville, qu’il connaissait sûrement. L’oubli relatif dans lequel est tombé ce dernier pourrait expliquer qu’on n’ait pas mentionné de possibles rapprochements entre les auteurs. Mais ces indices ne sont pas non plus suffisants pour affirmer une parenté indéniable entre eux. En outre, il est évident que Molière a su donner aux situations qu’il a peut-être empruntés un mouvement dramatique et une profondeur humaine qui manquaient chez d’Ouville. Cela explique que la postérité ait oublié un auteur et non pas l’autre…
L’action se situe à Paris, en 1646. Dans la scène d’exposition, deux amis, Acaste et Arimant, se confient leurs malheurs respectifs. Le premier est séparé de celle qu’il aime et dont il est aimé, Dorotée. En effet, celle-ci a été enfermée dans un couvent à Lyon. Quant à Arimant, il est amoureux de Flore, une jeune beauté qui repousse tous ses prétendants par crainte de la perfidie des hommes. Après avoir tenté une fois encore de déclarer sa flamme à Flore mais en vain (scène 2), Arimant se plaint à son ami de ce nouvel échec (scène 3). En effet la jeune femme, choquée par son audace, lui a même interdit de la revoir. Acaste promet à son ami de l’aider puis, apprenant par Philipin qu’il vient de recevoir une lettre de Lyon, se hâte d’aller la lire (scène 4).
Le deuxième acte s’ouvre, comme le premier, sur une discussion entre les deux héros. Acaste annonce qu’il s’est rendu chez Flore afin de plaider la cause de son ami. À la demande d’Arimant, ils décident de retourner ensemble chez elle. L’héroïne de la pièce, Dorotée, apparaît enfin, entourée de ses deux fidèles serviteurs, Pauline et Pamphile. Elle expose au vieillard Pamphile la raison de sa présence à Paris ainsi que le pourquoi de son déguisement (scène 2). La perruquière Leonor explique ensuite rapidement à Dorotée en quoi va consister son rôle, celui de « Coifeuse à la Mode » (scène 3). Elle lui promet que par ce moyen elle ne manquera pas de découvrir si son amant courtise une autre femme.
L’acte suivant nous fait découvrir une Flore amoureuse, qui, dans un long monologue, nous apprend son amour pour Acaste (scène 1). Après avoir tenté vainement de cacher à sa servante Beatrix ce tout nouveau sentiment (scène 2), elle reçoit chez elle les deux amis (scène 3). Acaste est plus que jamais préoccupé par le sort de sa bien-aimée, et son discours d’amoureux éveille la jalousie de Flore. À ce moment, Philippin entre avec des lettres de Dorotée pour Acaste, qui s’empresse de les lire (scène 4). Dorotée fait alors son entrée, déguisée en Isabelle, coiffeuse à la mode (scène 5). En apercevant Acaste, elle cache difficilement son trouble… Acaste, de son côté, persuadé de reconnaître Dorotée sous les traits d’Isabelle, s’intéresse à son sort et décide de la suivre. Arimant, resté seul avec Flore, découvre aussitôt son amour secret, mais il sait que son ami aime trop Dorotée pour devenir son rival (scène 6). Pendant ce temps, Acaste et Philipin sont devant le logis de la coiffeuse à la mode, et veulent entrer (scène 7). Mais Pamphile surgit, et leur assure que cette maison appartient à Angélique, une jeune femme mariée à un Maître d’hôtel du roi (scène 8).
Dans la première scène, Acaste essaye de convaincre Philipin qu’il faut à tout prix pénétrer dans cette maison. Apparaît alors Dorotée-Angélique, en habit de Dame (scène 2). D’abord offensée par les questions d’Acaste, elle semble ensuite confondre ce dernier avec un homme qui lui fait la cour de manière bruyante, et elle l’encourage à manifester sa flamme avec plus de retenue…En partant, elle laisse Acaste plus que jamais perturbé, et décidé à faire la cour à Angélique et à Isabelle en même temps. À la scène trois, Dorotée se plaint des infidélités de son amant qui aime trois femmes à la fois, puis elle expose à Leonor comment elle compte poursuivre son action. Arimant surprend Acaste et Philipin devant sa porte, il apprend alors à son ami que Flore l’aime, et lui demande de se rendre avec lui chez elle (scène 5). Pendant ce temps, Flore reçoit la visite de Dorotée déguisée cette fois en Hélène de Péralte. Cette dernière invente pour Acaste un passé amoureux mouvementé, se plaint d’avoir été abandonné par lui et affirme à Flore qu’il se vante partout d’avoir réussi à la conquérir. Flore, interdite, tente de se défendre et Dorotée la quitte (scène 6).
Le dernier acte de la pièce commence, comme le troisième, par un monologue de Flore mais qui porte cette fois sur l’infidélité d’Acaste (scène 1). Lorsque les deux amis arrivent, Flore interroge Acaste sur ce qu’elle vient d’entendre. Pressé par Arimant, il se voit obligé de confirmer le discours d’Hélène de Péralte, et avoue aimer trois femmes en même temps (scène 2). Les deux héros, seuls, essayent de comprendre ce qui leur échappe (scène 3), et sont interrompus par l’arrivée de Philipin avec des lettres. L’une apprend à Acaste que l’oncle de Dorotée veut la marier rapidement avec un parent, l’autre, de Dorotée, conjure Acaste de revenir à Lyon au plus vite. Acaste ordonne alors à Philipin de préparer son départ pour le lendemain matin (scène 4). Leonor tient sa promesse envers Acaste en lui amenant Dorotée-Isabelle. Celle-ci semble douter de la sincérité de l’amour d’Acaste, elle sait qu’il courtise aussi Angélique… (scène 5) Philipin prévient son maître qu’il peut partir le lendemain (scène 6), puis Pamphile vient annoncer à Acaste qu’il est attendu chez Angélique, son mari étant absent. Dorotée-Isabelle lui répond qu’Acaste se rend à Lyon pour épouser Dorotée (scène 7). Flore apparaît à la dernière scène, annonçant à Arimant qu’elle l’aime ; celui-ci se déclare le plus heureux des hommes. C’est alors que Dorotée dévoile sa véritable identité à Acaste, qui a du mal à la croire. Finalement, chacun trouve son bonheur, même Philipin, à qui l’on assure que Pauline lui est restée fidèle.
Afin d’étudier les sources dont d’Ouville s’est inspiré pour écrire sa pièce, nous avons suivi les indications de Lancaster A History of French Dramatic Litterature in the XVIIth century, part II, vol. II, p. 439-441.Las tres mujeres en una de Alonso Remon, puis celles de C. Couderc, qui cite La Toquera Vizcaina, de Ivan Perez de Montalvàn. Mais avant d’aborder le problème de l’adaptation de ces deux pièces espagnoles, il est nécessaire d’évoquer rapidement les modèles français.
Il n’y a pas de pièce française qui puisse être véritablement à l’origine de La Coifeuse à la Mode. Mais il est évident que d’Ouville est resté dans la droite ligne de ses propres pièces, et, entre autre, de La Dame Suivante, écrite en 1643, quatre années avant notre pièce. Qu’ont en commun ces deux comédies ? Pour commencer, les deux pièces ont le même auteur espagnol comme source. En effet, La Dame Suivante a été adaptée de La Doncella de Labor, pièce espagnole de Juan Perez de Montalvàn. Or cet écrivain est aussi l’auteur de La Toquera Vizcaina, dont nous allons parler comme source essentielle de La Coifeuse à la Mode. D’Ouville a donc repris quelques années plus tard une pièce d’un auteur qu’il connaissait bien pour l’avoir déjà utilisé comme source. La pièce française met en scène les efforts faits par Isabelle pour conquérir Climante, amant de Leonor. Cette jeune héroïne ne recule devant rien pour arriver à ses fins : elle se déguise d’abord en grande Dame poursuivie par son mari jaloux, puis en suivante, et elle se fait engager au service de Leonor. Ainsi, elle parvient à séparer les deux amants et à se faire aimer de Climante. Tout comme dans La Coifeuse à la Mode, la pièce se termine donc par un double mariage. Mais les ressemblances sont encore plus frappantes. Isabelle, lorsqu’elle se déguise en suivante, prend le nom de Dorotée, tandis que dans notre pièce il s’agit de Dorotée qui se déguise en Isabelle. En outre, il y a dans La Dame Suivante deux personnages qui se nomment Pamphile et Leonor, tout comme dans La Coifeuse à la Mode. Pamphile joue presque le même rôle dans les deux pièces, mais les deux personnages appelés Leonor n’ont en commun que leur prénom. Le thème du déguisement est utilisé de la même manière, bien que l’absence de morale soit plus importante dans la première pièce puisque Isabelle sépare deux amants tandis que Dorotée veut seulement s’assurer que son amant ne la trompe pas.
Spécialiste de l’adaptation des pièces qu’il a particulièrement appréciées chez les dramaturges espagnols de l’époque, l’écrivain français reste donc fidèle à un style de comédies, et cela se remarque nettement dans toute son œuvre. Comment d’Ouville construit-il ses pièces à partir de ses modèles ? Dans quelle mesure peut-on parler d’imitation, de copie ? Et quelle a été l’importance de chaque modèle dans l’écriture de la pièce française ? Nous allons tenter de retracer la genèse de la pièce, en s’intéressant aux deux comédies espagnoles que nous avons citées comme sources d’inspiration. Pour cela, nous allons donc examiner successivement ces deux pièces et voir comment d’Ouville les a adaptées et modifiées afin d’obtenir La Coifeuse à la Mode.
Dans sa thèseLe Système des personnages de la « comedia » espagnole, 1594-1630. Contribution à l’aide d’une dramaturgie. La Toquera Vizcaina, de Ivan Perez de Montalvàn. L’édition la plus ancienne que nous ayons trouvée de cette pièce date de 1635, bien qu’elle ait été écrite, selon Couderc, vers 1629. Voici le résumé rapide de l’intrigue ainsi que la liste des personnages. On trouvera aussi les références à la pièce de d’Ouville afin de dresser plus facilement le parallèle entre les deux intrigues.
Personnages : Don Diego / Don Ivan / Lizardo / Octavio / Fabio, Luquete (valets) / Feliciano (vieillard) / Fineo / Doña Elena / Beatriz / Flora / Ivana, Isabel, Madalena. (Servantes)
D. Diego courtise Elena, qui aime et est aimé de D. Ivan. Ce dernier surprend D.Diego faisant la cour à Elena.
Lizardo confie à son ami Octavio sa rencontre avec Flora, dont il est tombé amoureux. Mais cette jeune femme refuse d’être courtisée ; en effet, elle est persuadée que tous les hommes sont des menteurs. Elle permet pourtant à Lizardo de lui rendre visite, à condition qu’il ne lui parle jamais d’amour (scène 1, acte I)
Flora, Isabel, et Ivana sont sur scène. Flora ne veut pas de servante qui ait été amoureuse. Elle montre à Lizardo six billets d’amour, et lui demande de les lire à haute voix. Elle affirme qu’ils mentent tous. Lizardo ose déclarer sa flamme avec le stratagème d’un faux billet qu’il invente au fur et à mesure. (Scène 2, acte I)
Elena et Beatriz interrompent la conversation de Lizardo et d’Octavio. Luquete entre sur scène, en annonçant la mort de D.Diego, tué en duel par D.Ivan. Ce dernier apparaît à son tour, et explique qu’il doit quitter Zamora.
D. Ivan part donc pour Madrid, accompagné de Luquete. C’est là qu’il retrouvera son ami Lizardo. Elena reste seule et décide de se retirer dans un monastère.
Lizardo et D. Ivan se rendent chez Flora. D. Elena, Beatriz et Madalena (des coiffeuses biscaïennes) apparaissent sur scène, ainsi que Feliciano. (scène 3, acte I) Elena explique à Feliciano pourquoi elle est venue à Madrid déguisée
Flora est seule (scène 1, acte III). Lizardo et D. Ivan lui rendent visite. Ce dernier reçoit des lettres d’Elena et se hâte d’aller les lire. Lorsque Elena, déguisée en Luisa, reconnaît D. Ivan, elle ne peut cacher son trouble, et rompt une coiffe. Pour se justifier, elle invente qu’on lui a volé une pièce de tissu à laquelle elle tenait beaucoup. Elle dit vouloir se venger, et elle sort. D. Ivan, charmé, part à sa suite
Luquete et D. Ivan sont devant la maison de Luisa, qu’ils ont suivi (scène 8, acte III et scène 1, acte IV). Elena, déguisée en Doña Antonia, ainsi que Feliciano, sortent de ce logis. On apprend que la jeune femme est mariée depuis dix ans. Mais elle semble confondre D. Ivan avec un homme qui lui fait la cour et, au grand étonnement de ce dernier, elle l’encourage.
D. Ivan et Luquete tentent de résoudre le problème des trois femmes en une. D. Ivan, abasourdi, ne sait plus quoi penser (scène 2, acte IV).
Elena se plaint de l’infidélité de D. Ivan, qui aime trois femmes à la fois (scène 3, acte IV). Puis elle détaille la suite de son plan à Beatrix et à Madalena
D. Ivan et Luquete se trouvent devant le logis de Lizardo, ce dernier les surprend et leur demande pourquoi ils n’entrent pas. Lizardo fait alors part à D. Ivan de sa découverte : Flore aime D. Ivan (scène 5, acte IV).
Elena, déguisée en Dona Elena de Peralta, rend visite à Flore et retrace pour D. Ivan un passé mouvementé, en le peignant comme un Don Juan amoureux de trois femmes en même temps (scène 6, acte IV).
D. Ivan et Lizardo, ayant entendu la scène précédente, s’étonnent du fait qu’Elena de Peralta en sache autant, et se demandent si Elena n’aurait pu se déguiser pour venir secrètement à Paris (scène 3, acte V).
D. Ivan reçoit deux lettres, l’une de son frère lui disant que l’oncle d’Elena veut la marier avec un de ses parents, la seconde d’Elena elle-même lui demandant de revenir le plus vite possible. D. Ivan décide donc de repartir le lendemain dès l’aube (scène 4, acte V).
Madalena introduit Luisa, et celle-ci part avec Lizardo afin de chercher Elena de Peralta, soi-disant cachée quelque part dans la maison.
Octavio prévient D. Ivan que tout est prêt pour son départ, Luisa s’indigne. D. Ivan lui explique alors qu’il part épouser la femme qu’il aime (scène 5, acte V). À ce moment, Feliciano, le serviteur d’Antonia, propose que D. Ivan se rende chez sa maîtresse le lendemain. Luisa est de plus en plus indignée
Flora fait son entrée, proclamant son amour pour Lizardo, le seul vrai amant fidèle. Elena dévoile alors sa vraie identité, et D. Ivan, après quelques difficultés, finit par la croire. Chacun trouve son bonheur (scène 8, acte V).
Ainsi, on peut constater que l’écrivain suit cette comédie espagnole de très près, aussi bien dans les lignes générales de l’intrigue de cape et d’épée, que dans les multiples transformations de l’héroïne. Les ressemblances avec la pièce de d’Ouville sont frappantes, ce dernier va même jusqu’à reprendre des répliques entières de Montalvàn. D’ailleurs, le titre de la comedia, La Toquera Vizcaina, a aussi fortement influencé l’auteur puisque toquera signifie bien en espagnol coiffeuse. L’adjectif vizcaina fait référence à la région du Pays Basque espagnol, d’où est originaire la prétendue coiffeuse, Luisa. Mais il ne fait aucun doute que l’idée de déguiser son héroïne en coiffeuse à la mode vient directement de Montalvàn. Les modifications effectuées par l’écrivain sont peu nombreuses mais significatives. Elles concernent principalement les changements de lieux ainsi que la gestion du temps dans les deux intrigues, et puis la distribution des personnages.
Le changement de lieu se fait chez Montalván au début de la deuxième jornada, puisque D. Ivan quitte Zamora pour Madrid. En revanche, il a lieu avant le début de la pièce chez d’Ouville : en effet, Acaste a déjà quitté Lyon pour Paris dès la première scène de l’acte I. En outre, en ce qui concerne la gestion du temps, Montalvàn débute son action par la jalousie de D. Ivan vis-à-vis de D. Diego, et par le duel entre ces deux soupirants d’Elena ; D. Ivan tue finalement D. Diego et doit quitter la ville. Dans la pièce de d’Ouville, la cause de la séparation des deux amants n’est qu’évoquée (v. 34 à 40, v. 479 à 486) et l’intrigue de la pièce commence alors que la séparation est déjà bien entamée. Ainsi, si l’on superposait les deux pièces, on s’apercevrait que l’acte un de d’Ouville correspond chronologiquement à la deuxième jornada de Montalvàn…Et pourtant, comme on a pu le voir dans le résumé qui précède, certaines scènes de la première jornada peuvent se retrouver dans le premier acte de d’Ouville.
Une conséquence de cette modification est la suppression de deux personnages qui ne peuvent apparaître chez d’Ouville :
– Tout d’abord D.Diego, tué en duel dès la première jornada, et qui a pour équivalent dans la pièce française Octave, personnage évoqué mais jamais présent sur scène.
– Ensuite Octavio, un autre ami de Lizardo, qui a un rôle assez secondaire.
On remarque aussi que le personnage de Philippin possède un caractère plus marqué dans la pièce française, par rapport à son homologue espagnol Luquete qui reste très discret dans la pièce espagnole. D’autre part, certains épisodes ont aussi été enlevés par l’écrivain français, notamment la scène où la maison de Lizardo est fouillée pour chercher Doña Elena de Peralta.
Le Metel d’Ouville reste donc dans l’ensemble assez fidèle à la version espagnole de Montalvàn. Les quelques extraits de la pièce espagnole, traduits et présentés en appendice face au texte de d’Ouville, permettent de mesurer à quel point les répliques, les mots même de Montalvàn ont été repris par le Français dans sa comédie. La traduction de d’Ouville est libre, elle s’écarte parfois de l’original en supprimant, modifiant ou ajoutant des mots et des expressions. En effet, il ne s’agit pas de reproduire la pièce espagnole, mais seulement de l’adapter pour en faire une autre pièce, une pièce française avant tout. D’Ouville a quelque peu retravaillé quelques scènes, et a « francisé » la pièce dans son ensemble. C’est-à-dire que les personnages, les lieux et les décors ont perdu leur caractère espagnol d’origine, et ont hérité des traits français des pièces du XVIIe siècle. Les noms des personnages et des villes ont changé, il n’y a plus que neuf personnages au lieu de quatorze, l’intrigue est simplifiée, resserrée, et elle obéit aux règles du classicisme français, comme nous le verrons plus tard.
D’ailleurs, la plupart du temps, les auteurs français se contentaient de remanier les comedias originales, supprimant certaines scènes, écartant ce qui leur paraissait trop extrême mais conservant les rencontres inopinées, les quiproquos plaisants, les personnages et les situations piquantes. Ils souhaitaient avant tout plaire au public. Ceci était d’autant plus facile que le romanesque et le pittoresque qui rendaient ces comedias si différentes répondaient précisément à la sensibilité du moment. Les principales modifications concernaient surtout la simplification et la concentration de l’action, pour lui donner plus de cohérence. Mais malgré les changements effectués par les auteurs pour mettre au goût français leurs pièces, les pièces françaises inspirées des comédies espagnoles du Siècle d’Or gardent toujours quelques indices de leur origine espagnole, quelques traces de la comedia. Une certaine forme de comique, une rapidité et une légèreté dans l’action et dans les propos, un ton hardi et vif…
La première source donnée par Lancaster pour la pièce de d’Ouville est Las Tres Mujeres en Una, de Remòn. On ne conaît pas la date exacte de publication de cette pièce, mais elle aurait été écrite entre 1608 et 1611, probablement en 1610. En étudiant de plus près les rapports entre les deux pièces, on s’aperçoit que les différences sont bien plus nombreuses que les ressemblances. Cette pièce peut-elle être vraiment considérée comme une source ? Quelle a été son importance dans l’édification de l’intrigue, par rapport à la pièce précédente ? Avant d’essayer de répondre à ces questions, nous allons présenter rapidement les personnages et le déroulement de l’action de la pièce espagnole.
Personnages : Don Beltràn, amant de Teodora / Cascabel, valet de D.Beltràn, amant de Dorotea / Marcelo, amant de Dorotea / Ortensio, amant de Dorotea / Dorotea, veuve / Pedrosa, son écuyer / Teodora, soeur d’Ortensio / Fabio, écuyer / Rolando et Lobatón, amis de Marcelo / deux serviteurs de la chaise de Dorotea
Présentation des personnages principaux (D. Beltràn et Cascabel) ainsi que des deux amis de Don Beltràn, Marcelo et Ortensio et des rôles féminins : Teodora voilée et Dorotea. On assiste à une déclaration d’amour entre D. Beltràn et Teodora voilée, et cette dernière lui offre deux bagues comme preuve de leur amour.
Marcelo reproche à Dorotea sa légèreté. Puis il propose à Ortensio de marier sa sœur Teodora à D. Beltràn, mais Ortensio refuse.
Rencontre entre D. Beltràn et Teodora non voilée. Ebloui par sa beauté et ne sachant pas qu’il s’agit de la même personne que Teodora voilée, D. Beltràn lui déclare son amour et lui promet le mariage en lui donnant comme preuve les bagues offertes par Teodora voilée.
Teodora se plaint de l’infidélité de D. Beltràn, et oppose la constante féminine à l’inconstance masculine.
D. Beltràn discute avec Cascabel. Apparaît Teodora, voilée. Elle demande à voir les bagues qu’elle avait offertes, mais D. Beltràn affirme ne pas pouvoir les lui montrer. Par contre, il aimerait que Teodora dévoile son visage, ce qu’elle refuse à plusieurs reprises.
Marcelo envoie deux amis tuer D. Beltràn, parce que celui-ci lui apparaît comme un rival, amoureux de Dorotea. Cette dernière se plaint de Marcelo, et décide de se marier avec Cascabel.
Ortensio, caché sur scène, a tout entendu. Pour défendre D. Beltràn et parce qu’il aime Dorotea, il attaque Marcelo et ses deux amis. D. Beltràn surprend Marcelo et Ortensio les épées à la main. Pour remercier ce dernier de sa fidélité, il lui demande la main de sa sœur sans savoir qu’il s’agit de Teodora ; celui-ci consent.
Cascabel raconte à son maître la proposition de mariage que lui a faite Dorotea, et il lui demande conseil.
Marcelo vient demander pardon à D. Beltràn pour l’avoir trahi, ce dernier lui pardonne à condition qu’il abandonne Dorotea, et qu’il épouse au choix Teodora voilée ou Teodora non voilée.
Dorotea, regrettant son amour pour Marcelo, décide de revenir vers lui. Elle lui fait part de cette décision, mais celui-ci lui annonce qu’il est sur le point de se marier avec une autre. Dorotea se tourne alors de nouveau vers Cascabel.
Teodora reçoit et rejette le mariage proposé par son frère Ortensio, disant qu’elle est engagée avec un autre homme. Cascabel lit des vers burlesques proclamant son amour pour Dorotea, et lui propose le mariage.
D. Beltràn explique à Teodora voilée qu’il a promis le mariage à une autre femme. Il lui propose de lui rendre les bagues de fiançailles, et lui offre comme mari Cascabel, puis Marcelo. Teodora refuse. Marcelo demande à D. Beltràn une des deux femmes qu’il lui avait promises. Le cortège de mariage de Teodora entre sur scène. C’est alors que D. Beltràn se rend compte que Teodora n’est qu’une seule et même femme, et qu’elle est la sœur d’Ortensio, avec laquelle il doit se marier. La pièce se termine par un double mariage, celui de D. Beltràn avec Teodora, et celui de Cascabel avec Dorotea. Marcelo quant à lui se retrouve seul.
Dans quelle mesure Las Tres Mujeres en Una a-t-elle été utilisée par l’écrivain français, qui a déjà suivi de très près la comédie de Montalvàn ? Quels sont les éléments précis qui ont pu inspirer d’Ouville ? On peut d’abord noter qu’il a repris les principaux personnages de Remòn, ainsi que le schéma général de la pièce. En effet l’héroïne, Teodora chez Remòn, Dorotée chez d’Ouville, incarne plusieurs femmes dans les deux comédies. Le thème du déguisement servant à tester la fidélité amoureuse de l’amant en semant le trouble dans son esprit a donc été repris par le Français dans sa pièce. Mais si l’héroïne de Remòn ne joue que deux rôles : Teodora voilée, et Teodora non voilée, celle de d’Ouville se déguise tour à tour en Isabelle, Angélique et Hélène de Peralte. Quant aux héros, Don Beltràn et Acaste, ils courtisent plusieurs femmes à la fois, sans savoir qu’il s’agit de la même personne déguisée. L’écrivain français s’est sans doute aussi inspiré de l’embarras de D. Beltran lorsqu’il promet à Ortensio d’épouser sa sœur, alors qu’il s’est déjà engagé à épouser Teodora voilée et Teodora non voilée. Acaste se retrouve dans la même situation (acte V, scène 8) lorsqu’il est avec Isabelle : il doit partir épouser Dorotée, Angélique lui propose de venir la voir, et Isabelle lui reproche alors son insincérité. En outre, le héros voyage de Leòn à Madrid dans la pièce espagnole, de Lyon à Paris dans la pièce française. Et il a dans les deux cas un fidèle ami et confident (Ortensio, Arimant) auquel il raconte ses malheurs. De ce fait, les thèmes traités dans la pièce espagnole se retrouvent chez d’Ouville : l’amitié, la fidélité et l’infidélité amoureuse, le déguisement, le contraste entre l’apparence et la réalité…
Les divergences entre les deux pièces, bien plus nombreuses, nous amènent à dire que d’Ouville a simplement puisé les quelques éléments dont nous venons de parler afin d’écrire sa comédie. Evoquons les personnages, qui ont subi des modifications notables. Il y avait treize personnages chez Remòn, d’Ouville n’en garde que neuf. L’auteur a supprimé le personnage de Marcelo, ami infidèle de Don Beltràn, créé pour marquer un contraste avec Ortensio, ami fidèle. Ont aussi été supprimé Rolando et Lobaton, deux amis de Marcelo chargés d’attaquer D. Beltràn. D’autre part, il n’y a pas d’équivalent direct d’Arimant, puisque trois hommes sont amoureux de Dorotea (Ortensio, Cascabel et Marcelo) et qu’elle épousera finalement Cascabel. Or ce dernier a plutôt pour équivalent français Philipin, et son rôle semble plus développé que celui de Philipin. Il est plus souvent présent sur scène et se marie avec une héroïne alors que cela paraîtrait impossible dans la France du XVIIe siècle, à cause du décalage social qui sépare les deux personnages. En outre, on constate que les quatre personnages féminins Dorotea, Teodora, Dorotée et Flore, forment un réseau d’influences et de correspondances.
En effet, Teodora est le premier personnage féminin de la pièce mais son caractère ressemble davantage à celui de Flore. Elle tient plus ou moins les même propos, notamment en ce qui concerne sa condamnation du comportement des hommes. Quand à Dorotea, elle n’est pas la Dorotée de La Coifeuse à la Mode puisque ce n’est pas elle qui est trois femmes à la fois… Elle porte le même prénom que Dorotée mais elle a un caractère et un rôle très différent d’elle ; par certains traits elle nous rappelle Flore sans toutefois lui ressembler totalement. Elle est marquée chez Remòn par une légèreté et une frivolité notables, puisqu’elle change trois fois d’amants au cours de la pièce ! Au contraire, la Dorotée de d’Ouville, prête à tout par amour, est un modèle de fidélité. En outre, l’intrigue paraît plus complexe chez Remòn, elle est moins concentrée et traite plus de thèmes avec une plus grande liberté.
Pour conclure, d’Ouville s’est inspiré de la pièce de Remòn pour certains éléments, mais il semble surtout avoir utilisé celle de Montalvàn puisque les ressemblances sont bien plus évidentes. Ainsi, les deux pièces ont sans doute joué un rôle complémentaire dans l’édification de l’intrigue, la première fournissant le plan de l’intrigue, le titre de la pièce, certaines situations, et même des répliques entières qui ont été traduites par l’auteur français, la deuxième inspirant à l’auteur quelques idées, des traits de caractères, une ambiance, des noms de personnages.
Les sources espagnoles, citées au chapitre précédent, s’inscrivent dans la droite ligne du mouvement baroque appartenant au Siècle d’Or espagnol. Revenons d’abord sur la notion de théâtre baroque, qui a déjà été utilisée plusieurs fois et mérite un éclaircissement. Comment caractériser cette forme de théâtre particulière, si diversifiée ? L’origine du mot « baroque » vient du portugais barocco et désigne une perle irrégulière, comme l’indique la définition de Furetière : « terme de joaillerie qui ne se dit que de perles qui ne sont pas parfaitement rondes. » C’est pourquoi on qualifie souvent de « baroque » toute œuvre irrégulière, échappant aux normes. Ainsi, dans les pièces espagnoles dites « baroques », l’action est longue, riche, généreuse et sans contraintes. L’abondance est plus importante que la rigueur, les personnages sont nombreux. Le théâtre baroque prône une plus grande liberté dans les lieux, dans le temps, et dans l’expression ; il aime les contrastes, les oppositions, les mélanges. Les personnages peuvent être à la fois sérieux et comiques, des situations terribles côtoient des situations comiques, voire burlesques. Il serait intéressant de voir ce que devient cette notion en France, et comment elle peut être à la fois intégrée et modifiée dans une pièce française. Quant aux principes de ce que l’on appelle l’esthétique classique, ils ont été élaborés en France à partir de 1623 par divers théoriciens, et ont été progressivement adoptés par de plus en plus d’écrivains. Corneille lui-même participe à l’élaboration de certains de ces principes, et les intègre peu à peu dans ses créations littéraires. Ces règles sont principalement la règle des trois unités, temps, lieu et action, la vraisemblance et les bienséances. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, et notre pièce se situe à ce moment, ces règles sont si bien acceptées qu’aucun dramaturge ne songe même à en discuter les fondements. Dans quelle mesure d’Ouville a-t-il respecté ces principes et peut-on qualifier La Coifeuse à la Mode de pièce classique ? Et surtout, en quoi d’Ouville s’est-il éloigné du baroque espagnol en cherchant à respecter les règles de la dramaturgie classique ? Comment a-t-il transposé le baroque espagnol dans sa pièce, tout en restant fidèle aux exigences théâtrales de son temps ? Trois éléments essentiels dans une pièce de théâtre peuvent être étudiés pour répondre à ces questions : l’action, le temps et le lieu. Pour chacun d’eux, nous verrons rapidement comment ils étaient traités dans les sources espagnoles, puis quelles modifications d’Ouville a apporté en écrivant sa pièce.
La dramaturgie baroque n’est en rien concernée par l’unité d’action puisqu’elle développe plusieurs « fils » narratifs, qui ne se rassemblent et ne s’éclairent que tardivement. Cela est vrai pour la pièce de Montalvàn, qui met sur le même plan les amours d’Elena et de D. Ivan et celles de Lizardo et de Flora. Mais on le voit surtout chez Remòn, puisque sa pièce présente une intrigue complexe et multiple. D’Ouville a resserré et simplifié les intrigues espagnoles, afin de se conformer au principe de l’unité d’action. En effet, l’action principale concerne Dorotée et Acaste, qui prononcent respectivement 507 et 385 vers dans toute la pièce. Cela confirme leurs rôles de héros, ainsi que la place prépondérante qu’occupe Dorotée dans le déroulement de l’intrigue, alors qu’elle n’est présente que dans les quatre derniers actes. Quant aux amours de Flore et d’Arimant, ils occupent clairement le second plan puisque les deux personnages ne prononcent respectivement que 349 et 309 vers dans la pièce. Ici encore, on remarque que la jeune femme, absente de l’acte II, parle plus qu’Arimant, présent dans tous les actes. Ainsi, comme le titre de la pièce nous l’indique, l’action porte avant tout sur les stratagèmes utilisés par Dorotée pour surveiller Acaste. Les personnages secondaires ne servent que d’adjuvants ou d’opposants, mais l’intrigue est véritablement centrée sur le couple Acaste-Dorotée.
En ce qui concerne l’unité de temps, les dramaturges espagnols ne la suivent pas, on peut en juger par la division de leurs pièces en trois jornadas, trois journées. Pour eux, le temps suit les besoins de l’action, sans contraintes et sans limitations. En revanche, d’Ouville a suivi le principe suivant lequel la durée totale de l’intrigue ne doit pas excéder vingt-quatre heures, et il a du réduire l’intrigue originale, en supprimant par exemple une partie du premier acte de Montalvàn. Dans la pièce française, les indications temporelles, rares et peu précises, permettent tout de même de vérifier que la durée totale de l’action s’étend sur une journée, c’est à dire environ douze heures. Retraçons rapidement le déroulement du temps dans la pièce. Au V.343, Philipin annonce à son maître qu’il vient de recevoir un paquet de Lion, et il ajoute : « Un autre arrivera dans ce soir. » On peut donc supposer que tout ce qui précède a lieu le matin. Les paroles de Leonor, au V.678, confirment cette idée :
Madame il faudra envoyer au Palais Pour avoir ce qu’il faut dans cette matinée.
Ensuite, lorsque Dorotée met en œuvre son plan pour berner Acaste, elle dit à Leonor (v. 1289 et 1290) :
Vous me menerez en son logis (d’Isabelle) ce soir. On attend de Lion un extraordinaire qui doit venir tantost.
Nous sommes donc en milieu d’après midi. Lorsque Acaste reçoit les deux lettres de Clite et de Dorotée, il décide de partir le plus vite possible : « Vois-tu je veux partir dés la pointe du jour », par conséquent, la scène se déroule en fin de soirée. D’ailleurs, Arimant le souligne au vers 1820 avec ces mots : « Ah ! l’heureuse journée. » Le respect de l’unité de temps contribue au ton vif et rapide de la pièce puisque le stratagème de Dorotée se doit de fonctionner en quelques heures, et c’est pour cela qu’elle invente le prétexte du mariage avec un de ses parents. Ainsi, Acaste est contraint de réagir au plus vite et le spectateur assiste, amusé, à sa poursuite de trois femmes à la fois. Dans la dernière scène, tout se précipite et le dénouement semble un peu brutal ; la dimension temporelle prend alors une importance capitale, il y a une accélération notable du rythme de la pièce. En effet, au moment où Acaste tente de convaincre Isabelle qu’il est bien amoureux d’elle, il est interrompu une première fois par Philippin lui annonçant son départ pour le lendemain, puis par le serviteur d’Angélique, qui propose un rendez-vous avec sa maîtresse pour le lendemain aussi. Or il doit partir à l’aube pour épouser Dorotée… Acaste semble pris à son propre piège : il ne peut courtiser les trois femmes à la fois, en même temps : les évènements ne sont pas superposables. Mais finalement, il n’y a qu’une seule femme en trois, et Acaste triomphe sur le temps.
Quant à l’unité de lieu, elle n’est pas non plus respectée dans les deux modèles de d’Ouville, puisque l’action se déroule dans plusieurs endroits, et même dans plusieurs villes chez Montalvàn. D’Ouville, afin de s’adapter aux exigences de la dramaturgie classique, a commencé son action plus tard que celle de l’auteur espagnol, comme nous l’avons vu précédemment. Et il a ainsi évité le changement de lieu en le plaçant avant le début de sa pièce. Le principe d’unité d’action est respecté, puisque l’intrigue de la Coifeuse à la mode se déroule dans une seule et même ville, à Paris. Pourtant, il n’est pas évident d’étudier les différents endroits qui servent de cadre à l’intrigue, car les indications de l’auteur sont quasi inexistantes. Il n’y a aucune didascalie, aucune description de décor, et les personnages eux-mêmes n’évoquent presque jamais les lieux dans lesquels ils se trouvent. En s’appuyant sur la logique et l’apparition des personnages, nous pouvons distinguer trois lieux principaux, trois maisons parisiennes entre lesquelles les personnages évoluent. Il s’agit de la maison de Flore, où sont jouées douze scènes ; de la maison d’Arimant, où sont jouées dix scènes ; et enfin de celle de Dorotée, qui est sans doute aussi celle d’Angélique bien que cela ne soit pas précisé et où sont jouées sept scènes. La délimitation en actes et en scènes n’a le plus souvent aucun rapport avec les changements de lieu, puisque les trois maisons parisiennes servent de décor tour à tour, sans suivre d’ordre précis, suivant les besoins de l’intrigue. Il y donc de très nombreux changements de lieux, les personnages ne cessent de se rendre d’un endroit à l’autre, sauf Flore qui reste chez elle, et ne va chez Arimant qu’à la dernière scène. D’autre part, on voit surgir parfois certains personnages de manière inattendue, comme Flore dans la dernière scène, ou Dorotée-Angélique devant chez elle. C’est ainsi que l’utilisation des lieux donne une impression de mouvement, de précipitation, elle permet d’accroître l’effet de comique dans la pièce, en provoquant accélérations et rebondissements.
Ainsi, la pièce de d’Ouville est conforme à ce que l’on peut attendre d’une comédie française du XVIIe siècle. Mais peut-on dire pour autant que cette pièce appartient à l’esthétique classique ? Elle se situe plutôt à la frontière entre deux mouvements, deux époques. Elle a été adaptée d’une comedia espagnole baroque, et a gardé de nombreux aspects de cet univers, même si elle a subi des transformations afin de suivre les principes de la dramaturgie classique. Pourtant, elle a été créée en France en 1647, à l’époque où les règles du classicisme sont respectées par la plupart des écrivains. La Coifeuse à la mode n’est donc ni tout à fait baroque, ni tout à fait classique. D’ailleurs, sa particularité, son originalité, pourrait résider en partie dans cette tension entre l’atmosphère baroque espagnole et la rigueur classique française. En quoi les personnages peuvent-ils être révélateurs de cette tension, et quelles sont leurs autres caractéristiques essentielles ?
Dans La Coifeuse à la Mode, il y neuf personnages, quatre hommes et cinq femmes. Il s’agit principalement d’une pièce de femmes, celles-ci ont des rôles plus conséquents et c’est d’ailleurs une femme qui prend l’initiative des actions. Les hommes restent plus passifs et sont soumis au bon vouloir de leurs amantes, qu’il s’agisse de Dorotée, de Flore, ou même de Pauline. Le système des personnages repose sur un parallèle entre deux hommes et deux femmes, et c’est pourquoi on a une double intrigue, qui aboutit finalement à deux mariages : Dorotée/Acaste, et Flore/Arimant. Mais si l’on peut parler de parallélisme en ce qui concerne Acaste et Arimant, les deux jeunes femmes forment un contraste frappant. Ce sont deux types de femmes très différents, l’une est une amante audacieuse et courageuse, prête à tout par amour, qui brave les interdits de son époque, et l’autre une femme vertueuse qui ne veut pas tomber amoureuse par peur. Les deux couples de protagonistes sont accompagnés par cinq personnages secondaires, que nous analyserons ensuite.
C’est un homme de condition, il est bien né, relativement riche (il donne dix pistoles à Leonor pour qu’elle le recommande à Isabelle). Héros de la pièce, il représente en quelque sorte la « victime. » En effet, c’est un personnage nettement présenté comme passif, contrairement à Dorotée et pourtant il se débat pour essayer de comprendre ce qui lui arrive, pour se justifier… Il semble souvent troublé, perdu ou impuissant, et cela non seulement face à certaines situations, mais aussi face à ses propres sentiments. Cependant, il sait prendre des décisions rapides et efficaces, notamment lorsqu’il s’agit de sauver son amour pour Dorotée. Aux yeux du spectateur et du lecteur, il est innocent et ne peut être accusé de trahison envers celle qu’il aime. Enfin, il a un sens de l’amitié très fort, et serait prêt à tout pour son ami : il se rend même chez Flore pour plaider la cause d’Arimant. Acaste attire donc notre sympathie et l’on s’identifie facilement à lui, du fait de son rôle de victime et à travers son amour pour Dorotée, qu’il manifeste avec tant d’ardeur dans toute la pièce. Malgré cela, certains critiques regrettent le manque de profondeur psychologique d’Acaste. Par exemple, R. Guichemerre déplore la rapidité et la superficialité avec lesquelles sont traités les différents sentiments d’Acaste au cours de la pièceLa Comédie avant Molière, Roger Guichemerre, première partie, ch. II, p. 73-74.
Cette instabilité, ces changements aussi soudains qu’étrangement motivés, peuvent amuser. Mais, combien il eût été plus intéressant de nous peindre l’étonnement du jeune homme devant cette ressemblance étrange, ses débats intérieurs lorsqu’il est partagé entre sa fidélité à Dorotée et l’attirance inexplicable qu’il ressent pour ses deux jeunes femmes, l’effort qu’il fait sur lui-même pour s’arracher à Isabelle et partir rejoindre sa maîtresse à Lyon ! D’Ouville, trop préoccupé d’agencer les péripéties d’une intrigue romanesque, a négligé l’occasion d’écrire quelques jolies scènes de comique psychologique.
C’est le meilleur ami d’Acaste, le deuxième personnage masculin de la pièce. Amant fidèle et patient, il continue à courtiser Flore malgré tous les obstacles qui se présentent à lui. Intelligent, il a très vite compris son caractère et sa manière de réagir, comme on le voit aux vers 824 et suivants :
Mais cela ne provient que de la vanité De vouloir plus qu’aucune estre considerée, Et de vouloir de plus par tout estre adorée; Ce n’est point par amour sans doute je le croy Connoissant son humeur comme je la connoy.
Si cette fois il se trompe, et n’a pas encore perçu l’amour secret de Flore, quelques vers plus loin il lui fait comprendre par ironie qu’il sait tout (v. 962 à 965) :
Sçachez que desormais, Madame, je m’oblige Pour ne pas exciter à ce point vostre ennuy, De ne venir jamais vous visiter sans luy. Afin de recevoir de vous meilleur visage.
Sa constance et sa fidélité seront enfin reconnues par Flore dans la dernière scène, et il sera finalement récompensé par l’amour de la jeune femme. Acaste et Arimant sont des personnages attachants, qui se ressemblent quelque peu mais les deux jeunes femmes qu’ils aiment se distinguent par leur originalité et les différences qu’il y a entre elles.
Héroïne de la pièce, elle provoque un effet de suspens chez le spectateur puisqu’elle n’entre sur scène qu’à la scène 1 de l’acte II. C’est une jeune femme au caractère fort, qui sait ce qu’elle veut. Elle mène à bien l’intrigue, prend les initiatives et décide. Elle est d’ailleurs autoritaire et directive avec les autres personnages, mais sans pour autant se rendre antipathique. Elle a vraiment hérité des qualités de ses homologues espagnoles, et représente le type même de la jeune fille espagnole entreprenante et passionnée. Elle est trois femmes en même temps, tout en restant Dorotée : Isabelle la coiffeuse à la mode, Angélique la femme mariée et Hélène de Peralte. Ne reculant devant rien, elle brave la morale pour feindre d’être dans un couvent tout en se rendant secrètement à Paris. Motivée dans toute la pièce par son amour pour Acaste, c’est une amoureuse fidèle et facilement jalouse mais qui finalement n’est jalouse que d’elle-même… Elle est prête à tout pour espionner son amant, elle ira même jusqu’à suborner le facteur ! Vive et spontanée, elle parvient à ses fins et obtient le mariage avec l’homme qu’elle aime.
Deuxième personnage féminin de la pièce, elle est fière et très orgueilleuse, elle dédaigne tous les hommes qu’elle prend pour des menteurs et des infidèles. Elle aime être admirée pour sa beauté et ne supporte pas d’avoir des rivales. Flore est un personnage qui connaît une forte évolution au cours de la pièce. En effet, Arimant, Acaste et Dorotée aiment la même personne du début à la fin, et Flore semble être de ce point de vue un caractère à part. Son coup de foudre pour Acaste du début de l’acte III est très inattendu et brutal, ce qui est accentué par le fait qu’elle n’apparaisse pas sur scène à l’acte II. Mais cet amour soudain est nécessaire pour faire avancer l’intrigue, tout comme son deuxième revirement : lorsqu’elle se révèle finalement amoureuse d’Arimant. Ce type de personnage est assez intéressant parce qu’il est plutôt rare, et son attitude provoque chez le lecteur et le spectateur diverses impressions. Même si on peut être agacé par son comportement à l’égard d’Arimant au début de la pièce, son amour pour Acaste puis pour Arimant la rend plus faible, plus humaine et donc plus sympathique. Ainsi, le contraste dressé entre Flore et Dorotée met en exergue les caractéristiques plutôt espagnoles de Dorotée, et celles, plutôt françaises, de Flore.
Les serviteurs sont au nombre de cinq, bien que Leonor ne puisse pas vraiment être considérée comme une servante étant donné son métier de perruquière. Ces personnages ont le plus souvent dans la pièce un rôle de confidents, ils servent de prétexte pour nous faire saisir les sentiments de leurs maîtres et maîtresses, ainsi que pour transmettre des messages de l’un à l’autre…
Fameuse perruquière, elle initie Dorotée à son faux métier de coiffeuse à la mode. Après les deux couples de héros, elle est le premier personnage secondaire féminin, ce qui signifie qu’elle est souvent présente sur scène. Intelligente et raisonnable, elle agit moins passionnément que Dorotée et semble plus froide et calculatrice. Dans l’intrigue, elle sert d’entremetteuse pour les amours d’Acaste avec Isabelle, et rend le déguisement choisi par Dorotée plus concret et plus réaliste. Le choix de ce déguisement est essentiel et prend véritablement son sens grâce au personnage de Leonor. En effet, les coiffeuses à cette époque se déplaçaient à domicile, elles avaient ainsi accès aux maisons les plus en vue de Paris. C’est donc pour Dorotée une occasion idéale, elle peut grâce à ce métier pénétrer à l’intérieur des logis des plus grandes dames, et être au courant d’une intrigue entre l’une d’elles et son amant.
Vieux serviteur de Dorotée, il la connaît depuis très longtemps. Il sert de prétexte à d’Ouville pour présenter le motif du déguisement de Dorotée (scène 2, acte II) Fidèle et prêt à tout pour sa maîtresse, il seconde ses projets, bien qu’il ne les comprenne pas tous immédiatement. Il est le seul personnage avec Philippin à souligner le manque de moralité des stratagèmes utilisés par Dorotée, et en particulier du déguisement. Mais c’est un personnage fort sympathique, qui joue son rôle à merveille lorsqu’il doit être le féroce serviteur d’Angélique qui ne veut pas qu’Acaste pénètre dans la maison.
Suivante de Flore, elle devine les sentiments de sa maîtresse. En effet, elle a tout de suite remarqué que Flore était amoureuse d’Acaste, et elle le lui dit immédiatement. Plus indulgente que Flore envers les hommes, elle tente de lui faire entendre raison (v. 159 à 161) :
Ouy ceux-là doivent ester en ennemis traittez Qui l’ont peu meriter par leurs legeretez: Mais tout homme n’est pas de ce crime coupable.
Elle éprouve en outre de la pitié pour Arimant lorsqu’il est chassé par Flore et s’exclame au vers 304 : « O le pauvre jeune homme, ah ! qu’il me fais pitié ! » Très peu présente sur scène, elle ne prononce que 18 vers dans la pièce, son rôle est donc assez limité.
Fidèle suivante de Dorotée, elle l’a accompagnée à Paris avec Pamphile. Elle aime et est aimée de Philippin. Elle joue aussi le rôle de confidente afin de révéler aux spectateurs les sentiments de Dorotée. Elle exprime en quelques mots l’essentiel de la pièce, lorsqu’elle dit à Dorotée au V.1245 :
Ainsi dans ce mal-heur que vous nommez extresme, Vous estes seulement jalouse de vous mesme, Et n’avez pas raison de vous plaindre si fort.
Par ces mots, elle montre qu’elle a très bien compris le personnage de Dorotée, et elle est en quelque sorte la voix de sa conscience. Pourtant, elle est peu présente sur scène, et ne prononce que vingt-sept vers.
Fidèle serviteur d’Acaste, il est par certains côtés l’héritier du gracioso espagnol : superstitieux et peureux, il n’ose pas affronter Pamphile. Personnage comique, son rôle est loin d’être limité à celui d’un bouffon. En effet, c’est lui qui énonce la « morale » de l’histoire avec les derniers mots de la pièce :
Est-il possible, ô Dieux ! Le ciel te favorise Tout rit à tes desseins, trop heureux Philipin. Je m’en vay de bon cœur donner ordre au festin.
En outre, il sait parfaitement adapter son discours à la situation. Il affirme à son maître qu’il n’avait jamais pensé que Dorotée eut pu venir à Paris déguisée (v. 1619 à 1622) puis, lorsque celle-ci se dévoile, il soutient qu’il le savait depuis le début et que son maître ne voulait pas l’écouter (v. 1798 et 1799) :
En doutiez-vous Monsieur ? cent fois je vous l’ay dit, Mais que sert de jurer à qui ne veut pas croire.
Constituant le lien entre le monde de l’intérieur, cercle fermé des personnages, et le monde de l’extérieur, il apporte les lettres de Dorotée, va préparer les chevaux pour le départ… Personnage actif et bavard, il attire la sympathie et le rire du lecteur et du spectateur par son insouciance et sa gaieté.
D’Ouville exploite dans cette comédie toutes les ressources du langage galant qui sont à sa portée, mais comment parvient-il à faire la satire de ce langage alors qu’il l’utilise tout au long de sa pièce ? On ne peut nier que le discours galant est très présent chez notre auteur : on remarque de nombreuses métaphores galantes, ainsi que des lieux communs pour évoquer l’amour. En effet, les mots se rapportant au langage amoureux, comme flamme, feux, fers, esclave, tourment ou peine reviennent très souvent dans le texte. En outre, le champ lexical de la mort, lié à l’amour, est aussi un thème récurrent, l’excès d’amour provoquant la mort de l’amant qui n’est pas aimé en retour. Mais si le discours galant est beaucoup utilisé par d’Ouville, on peut aussi discerner dans certains passages une satire des excès de ce discours. On assiste alors à un décalage entre l’utilisation de ce style galant par l’auteur dans sa pièce, et la critique de ce style dans la même pièce. Afin d’illustrer ce décalage, nous allons citer un exemple plus concret, il s’agit du personnage de Flore, qui présente à ce sujet un comportement curieux, mais significatif. Une des scènes les plus caractéristiques de satire des excès du discours galant est la scène 2 de l’acte I, dans laquelle Arimant lit à Flore des billets doux qu’elle a reçus de ses soupirants. Flore, à chaque fois, démontre en quelques mots que chaque métaphore galante est fausse, et que celui qui l’a écrit est donc un menteur. Cela tend à prouver sa théorie selon laquelle les hommes sont tous des menteurs, surtout lorsqu’ils parlent d’amour… Avant de citer un exemple de la manière dont d’Ouville construit sa satire, il faut rappeler que cette scène a été directement puisée chez Montalvàn, comme on peut le voir dans le tableau présenté en annexe (troisième tableau). Mais alors l’auteur s’est-il contenté de reprendre mot à mot la satire espagnole, ou bien fait-il preuve ici de plus d’originalité ? En étudiant les deux extraits face à face, on constate que le texte espagnol est plus bref et moins détaillé, mais qu’il comporte la même ironie dans la satire, la même habileté pour anéantir le discours galant en quelques mots. D’Ouville a donc repris l’essentiel de la satire du discours amoureux, déjà présente chez l’auteur espagnol, et il a développé certains passages, sans jamais s’éloigner complètement de son modèle. La construction de cette scène a sans doute été plutôt un travail d’amplification de la satire, un travail de réécriture et non une véritable création originale. Etudions les moyens utilisés pour mettre l’accent sur cette critique du discours galant (v. 224-234) :
ARIMANT.
Lit.Le soleil de vos yeux. FLORE.
Que veut dire ce fat? ARIMANT.
Hé quoy divine Flore, Estimez-vous qu’il ment et qu’il s’esgare encore? Sont-ce pas des Soleils qui brillent dans vos yeux? FLORE.
Il ment, car le soleil est là haut dans les Cieux.[15] Encor si le soleil n’est couvert d’une nuë, Le peut-on regarder sans s’ebloüir la veuë? Comment donc cét Amant pourroit-il concevoir Tant de feux dans son coeur comme il dit sans me voir? Ce discours seulement me choque quand j’y pense, A-t’on jamais parlé de telle extravagance?
Ainsi, la métaphore qui compare le soleil aux yeux de la femme aimée est prise par la jeune femme dans son sens propre, alors qu’elle est faite pour être utilisée au sens figuré. Flore sépare le comparant du comparé et se rend compte qu’ils ne peuvent être semblables, puisque ses yeux n’ont rien à voir avec des soleils. Or le propre du discours littéraire, et particulièrement du langage amoureux, à travers l’utilisation d’images poétiques et de figures de style est justement l’exagération. La métaphore par exemple est un procédé par lequel on transporte la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une analogie, d’une comparaison sous-entendue. Et s’il est vrai que le soleil éblouit et ne peut pas être regardé en face, tandis que les yeux de Flore peuvent être contemplés sans risque, le discours galant cherche par cette image à flatter l’orgueil de la jeune femme en soulignant l’éclat et la beauté de ses yeux. Dans toute la scène 2, on retrouve cette même condamnation du langage amoureux chez Flore, qui semble fustiger tout ce qui se rapporte à l’amour. Elle démontre ainsi que le discours galant est source de mensonge, puisqu’il se sert d’images basées sur l’amplification, l’exagération, l’effet poétique, et non sur la raison ou la logique. La satire des excès du discours galant dans cette scène tourne en ridicule une certaine forme de discours, un certain comportement amoureux. On pourrait même y voir une réflexion plus profonde sur le mensonge de toute écriture littéraire, qui par définition embellit, modifie et transforme la vérité, la nature, pour en faire une œuvre d’art… Toujours est-il que Flore, quelques scènes plus loin, utilise elle aussi ce discours galant lorsqu’elle devient amoureuse d’Acaste. Dans son monologue de la scène 1 de l’acte III, elle se sert à son tour des métaphores galantes et du langage amoureux des autres personnages de la pièce (v. 697-708) :
Je vy dans la tempeste où j’estois dans le calme, Dessus ce Coeur altier vous remportez la palme Amour, et je confesse à present devant tous Que tous plaisirs sont morts en ce monde sans vous: En vivant sans amour on vit dans l’innocence, Si c’est une vertu ce n’est qu’en apparence, Mais ce n’est en effet que folie, et je croye Qu’un qui peut s’exempter d’une si douce loy Vit à l’abry des maux que le Ciel nous envoye, Mais comme un qui n’est plus, il est mort pour la joye
Dans cet extrait, dès le premier vers où l’amour est comparé à une tempête, jusqu’au dernier vers où celui qui n’aime pas est comme mort, Flore tombe dans les excès de langage qu’elle critiquait auparavant. L’apostrophe à l’amour, ainsi que le caractère universel et solennel de ces quelques vers et l’aveu tout entier de la jeune femme démontre qu’elle a été transformée et qu’elle est maintenant victime de ce qu’elle haïssait plus que tout au monde. Que dire donc de cette métamorphose du personnage qui était à lui seul une satire du comportement galant ? Que peut-on tirer comme leçon de cette évolution au cours de la pièce ? À cet égard, le personnage de Flore est un symbole de la manière dont il faut comprendre la pièce. L’essentiel semble être justement la possibilité d’un changement, d’une évolution, qui prend ici la forme d’un passage de la satire à l’utilisation du discours galant.
Une lettre est un texte manuscrit que l’on envoie par la poste, servant à délivrer un message d’une manière rapide et efficace. Il s’agit le plus souvent d’un message venant de l’extérieur, et habituellement de loin. Dans la pièce, le courrier tient une place importante puisque c’est le seul moyen de communication de l’époque. Les nouvelles dépendaient des deux principaux courriers existants, l’ordinaire et l’extraordinaire. En examinant les différentes lettres dont il est question au cours du texte, on réalise qu’elles transmettent des messages essentiels pour l’intrigue.
Tout d’abord, Dorotée utilise principalement ce moyen, outre ses divers déguisements, pour tromper son Amant. En effet, elle prévoit toute une mise en scène sans rien laisser de côté. À la scène 2 de l’acte II, des V.550 à 555, la jeune femme explique à Pamphile comment elle utilise la Poste pour mener à bien ses projets :
Le Facteur soudain Suborné par argent met les lettres en main De celuy que je veux, usant de cette adresse, Acaste ne peut pas sçavoir que sa Maitresse Soit ailleurs qu’à Lion.
Puis, à la scène 3 de l’acte IV, des V.1282 à 1301, elle dresse son plan pour confondre Acaste, et prévoit d’utiliser encore le courrier pour le persuader de revenir à Lyon. En ce qui concerne Acaste, il reçoit par trois fois des nouvelles de son amante par courrier. Cela souligne une fois de plus sa passivité, il dépend de ces lettres et ne peut agir qu’en fonction de leur contenu. À la scène 4 de l’acte I, V.343 à 347, Acaste reçoit par l’extraordinaire un courrier de Lyon, nous ne savons pas de quoi il s’agit et Philipin lui annonce qu’il en recevra un autre le soir même. Puis, à la scène 4 de l’acte III, V.829 à 833, Acaste reçoit une lettre de Dorotée dont nous ignorons le contenu, une seule phrase est lue par Acaste au V.835 : « Je ne sçaurois mon coeur vivre un moment sans toy. » Enfin, à la scène 4 de l’acte V, V.1585 à 1642, Philipin apporte à son maître une lettre de Clite, et une lettre de Dorotée, et Acaste lit à haute voix les deux lettres, afin que le spectateur sache leur contenu. Celle de Clite est véritable, mais celle de Dorotée est fausse.
On a donc vu que l’utilisation des lettres par les personnages était significative, mais il y a une grande différence entre les lettres évoquées et celles que l’on lit sur scène. Dans cette dernière catégorie, les billets envoyés à Flore, et lus par Arimant à la scène 2 de l’acte I, aux vers 186 à 240, constituent un élément intéressant. En effet, ils permettent non seulement de faire parler des amants de Flore, et de démontrer que tous les hommes sont des menteurs mais aussi de retourner entièrement la situation puisque Arimant les utilise à son tour pour déclarer sa flamme à sa bien-aimée. En fait, il profite de son simple rôle de lecteur d’un texte déjà écrit pour inventer un faux billet, en feignant de le lire. Cette scène détourne donc la lettre de sa signification première, et devient par là une belle scène de théâtre, nécessitant la mise en œuvre d’outils théâtraux. L’acteur doit jouer le rôle de quelqu’un qui lit un papier devant Flore, tout en faisant entendre aux spectateurs qu’il est réellement en train d’inventer le texte qu’il connaît en fait par cœur, en tant qu’acteur. Si la première partie de la scène ne donne raison ni à Flore ni à Arimant, puisqu’elle est surtout un morceau de rhétorique, une bataille de mots, la deuxième partie se termine par l’exclusion d’Arimant, sa ruse étant très mal acceptée par la jeune femme.
Enfin, à la scène 8 de l’acte V, les lettres de Dorotée servent de preuve ultime pour certifier sa véritable identité, v. 1785 à 1796 :
DOROTEE
luy montrant ses lettres.Et si ce n’est assez lisez tous ces escrits, Et dans cette action admirez mon adresse, J’ay sçeu tromper vos yeux, et par cette finesse Je me suis déguisée en cét habit icy. Pour venir apres vous.
Et c’est seulement après avoir vu ces lettres qu’Acaste acceptera de croire qu’il est devant la vraie Dorotée. Elles jouent donc ici un rôle déterminant puisqu’elles permettent l’identification de l’héroïne, en créant ainsi la fin de la comédie, dans tous les sens du terme… Les lettres permettent de créer sur scène un monde dans lequel les personnages peuvent communiquer entre eux par d’autres moyens que la voix, et ils utilisent alors toutes les ressources de ce moyen pour réaliser leurs objectifs. Cela offre une autre dimension à la pièce, et ajoute des éléments pour le jeu théâtral des acteurs, tout en élargissant les possibilités d’effets comiques.
Quelle est la place du comique dans La Coifeuse à la mode ? Si la fonction essentielle de cette pièce est en effet de d’amuser et de divertir le spectateur, on remarque pourtant que le sérieux est loin d’être exclu. Il faut d’ailleurs rappeler que le mélange du comique et du sérieux est une caractéristique du mouvement baroque, et on la retrouve chez d’Ouville. En effet, les quatre héros de La Coifeuse à la Mode sont souvent sérieux, en particulier lorsqu’il s’agit de leurs amours. Il n’est bien sûr pas possible de parler de situation tragique ou dramatique, mais le vocabulaire et les images utilisés sont parfois très éloignés du comique. Evoquons par exemple le personnage d’Arimant, et citons quelques vers dans lesquels il décrit son état, lorsqu’il aime Flore et n’est pas aimé :
Je suis mort autant vaut si cette humeur ne change. (V. 138) Mourir, s’il faut mourir, ou souffrir, et me taire. (V. 318) Mon mal est incapable à present de remede, Je n’en espere point, si ce n’est en la mort. (V. 338 et 339)
L’évocation de la mort est au centre des propos d’Arimant, et ces passages ne peuvent être comiques, ils pourraient presque prendre place dans une tragédie… De même, le personnage de Flore n’est pas conçu pour provoquer le rire du spectateur. R. Guichemerre, en remarquant que toutes les jeunes filles des comédies inspirées des comedias se ressemblent, par leur caractère romanesque, hardi, passionné et facilement jalouse, met à part le personnage de FloreLa Comédie avant Molière, 1640-1660, Roger Guichemerre, Paris, A. Colin, 1972. Deuxième partie, Les personnages, ch. II, II, p. 233-234.
Ce caractère original, cette peinture à la fois sobre et pathétique des sentiments d’une jeune femme qui lutte inutilement contre l’amour, tente vainement de le cacher aux autres, et découvre avec désespoir qu’elle n’est pas aimée, sont autrement intéressants que les stratagèmes invraisemblables par lesquels Dorotée s’assure de la fidélité de son amant.
Ainsi, il perçoit même du pathétique dans les sentiments de Flore, ce qui confirme le fait que Flore n’est en aucun cas un personnage comique ; les ressorts du comique résident donc ailleurs…
Les comédies écrites par d’Ouville et adaptées des pièces espagnoles utilisent des procédés comiques venus directement des comedias fantaisistes et burlesques, dans lesquelles les rebondissements et les quiproquos se multiplient. Le comique pourrait être la caractéristique essentielle de cette pièce, c’est pourquoi il est nécessaire d’étudier son fonctionnement et les formes qu’il prend dans l’œuvre de d’Ouville. On distingue plusieurs procédés provoquant le rire chez le spectateur. Tout d’abord, le comique peut naître de l’opposition entre deux caractères, et il s’agit dans notre pièce du couple espagnol gracioso/Caballero, ou bouffon/maître. Comme le souligne R. Guichemerre, le comique du dialogue résulte du contraste créé entre les propos distingués du maître, et les paroles railleuses d’un valet réaliste et bornéIbid. Troisième partie, Le style comique, ch. I, Le contraste, I, p. 272.gracioso est Philipin, même si son rôle ne se limite pas à cela. Avec Acaste, ils forment un duo comique qui donne lieu aux scènes les plus amusantes de la pièce. On pense surtout aux scènes 7 et 8 de l’acte III, et à la première scène de l’acte IV. Voici quelques extraits des échanges entre les deux personnages (v. 996 à 1004) :
Vous avez je croy perdu le sens. Parlez vous tout de bon, Monsieur ? ACASTE.
Frappe, te dis-je. Je parle tout de bon. PHILIPIN.
Encor qui vous oblige A cette extravagance ? Ah Monsieur avons-nous Le moyen de pouvoir resister à leurs coups ? Quelle force avons-nous pour oser l’entreprendre ? Si vous les attaquez ils se voudront deffendre, Et nous assommerons, Monsieur, pensez-y bien. ACASTE.
Va tu n’es qu’un maraut*, je ne redoute rien.
Philipin reprend ensuite, refusant toujours de frapper une seconde fois à la même porte, et après avoir vu Pamphile, V. 1056 à 1059 :
Gardons-nous, ce Vieillard est un mauvais garçon, Il nous lorgnoit tanstot d’une estrange posture, Et nous mangeoit des yeux, c’est une chose seure, Qu’il bande son fuzil, et s’arme là dedans.
Ainsi ces répliques, grâce au jeu d’opposition entre les deux caractères, l’un peureux et l’autre courageux, et au vocabulaire familier et imagé utilisé, produisent un effet de comique certain. Les dialogues sont construits avec des vers qui s’étendent souvent d’un personnage à l’autre, et ceci accentue la vivacité de la scène.
Une deuxième sorte de comique vient de la situation du héros de la pièce. De fait, la situation d’Acaste dans la pièce peut paraître comique, parce qu’il est un jouet entre les mains de Dorotée. Le comique naît alors de la manipulation d’un personnage par les autres, du fossé entre les personnages ignorants (Acaste, d’Arimant et Philipin), et les autres qui savent que Dorotée s’est déguisée. Le spectateur se sent supérieur au héros parce qu’il en sait plus que lui, et il rie en observant les réactions du héros qui va de surprise en surprise sans bien comprendre ce qui lui arrive.
Il faut en outre évoquer la comédie dans la comédie, puisque Dorotée est une véritable comédienne à l’intérieur même de la pièce. En effet, elle se déguise en trois femmes différentes et elle est parfaite dans ces trois rôles. Elle joue à être tour à tour ces trois femmes, tout comme une actrice jouerait dans la même pièce trois rôles différents. Elle adopte les déguisements appropriés, prononce des discours adaptés aux personnes qu’elle doit représenter, et se fait passer aux yeux de tous pour Angélique, Isabelle et Hélène de Peralte. L’actrice qui joue le personnage de Flore doit jouer aussi jouer les trois personnages imaginaires inventés par Flore. De fait, le personnage de Flore joue à être une actrice, c’est-à-dire à feindre d’être quelqu’un qu’elle n’est pas, et on a un procédé théâtral intéressant, le théâtre dans le théâtre. Comme nous l’avons vu, le comique revêt dans cette pièce une importance particulière, et les procédés utilisés se complètent afin de donner une impression de variété et de diversité. L’effet comique est aussi intimement lié au stratagème du déguisement. Comment aborder cet élément et quelles sont les analyses que l’on peut en faire ?
Avant d’étudier la manière dont d’Ouville met en place ces quelques notions capitales dans sa pièce, il est nécessaire de rappeler que l’utilisation de déguisements est particulièrement chère à l’auteur. On les retrouve dans nombre de ses pièces, comme par exemple Les Morts vivants, ou La Dame Suivante, dans laquelle l’héroïne se déguise en suivante afin de conquérir l’homme qu’elle aime et de le séparer de celle qui est déjà son amante… Outre le déguisement, il y a bien souvent dans ses pièces des jeux sur l’apparence et la réalité, comme dans Les Soupçons sur les Apparences, ou L’Esprit Folet. Dans notre pièce, Dorotée se déguise tour à tour en Isabelle, Angélique, et Hélène de Peralte, elle suit les besoins de son plan et passe d’un déguisement à l’autre pour ensuite revenir au premier. Dans sept scènes, elle est Isabelle, la coiffeuse à la mode, qui a donné son nom à la pièce ; à la scène 2 de l’acte IV, elle est Angélique, une femme mariée à un officier du roi, et à la scène 6 de l’acte IV elle joue à être Hélène de Peralte. Quelle est la signification de ces différents déguisements ?
Le déguisement est par essence un dédoublement, c’est-à-dire le passage d’une personnalité dans une autre, ou la création, à partir de sa propre individualité, d’un autre soi-même. Les jeux de dédoublements sont essentiels dans la pièce, puisque l’on assiste à trois dédoublements concernant Dorotée seulement. Chaque déguisement utilisé est un dédoublement de l’héroïne en une autre femme qu’elle-même. Quelle est la finalité de ces jeux de dédoublement, et quelle est leur portée à l’intérieur de l’intrigue ? On remarque que les déguisements de Dorotée sont conscients, et qu’ils ont une finalité unique : savoir si son amant aime une autre femme. Ils peuvent donc se classer dans la catégorie appelée par G. Forestier la reconquête. Cette catégorie représente une finalité exclusivement féminine, elle est une motivation très fréquente dans les déguisements des personnages de l’époqueEsthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) le déguisement et ses avatars, Droz, 1988, p. 120.en habit de Dame superbement parée. ») mais sans modification de condition. Cette combinaison de trois dédoublements obéit à un plan précis de Dorotée, et revêt une grande importance dans l’action de la pièce. Dans l’ensemble, la fonction dramaturgique de ces trois déguisements consiste à créer la confusion et le doute dans tous les esprits, afin d’ajouter à la pièce une note comique, un divertissement supplémentaire. Les deux premiers déguisements de l’héroïne lui permettent de savoir si Acaste serait capable de braver les interdits de son époque pour suivre la femme qu’il aime. En effet, Isabelle est de condition inférieure, et Angélique est une femme mariée. Pourtant, cela n’empêche pas Acaste de leur faire la cour, et Dorotée a donc la preuve de l’amour véritable de son amant ; d’autant plus que celui-ci est prêt à partir la rejoindre sur une simple demande de sa part. Le troisième déguisement a une autre fonction dans l’intrigue : introduisant la confusion dans l’esprit de Flore, il provoque son revirement final, son amour soudain pour Arimant, et rend possible le dénouement heureux. L’étude de la fonction des déguisements permet donc de mieux appréhender l’intrigue dans son ensemble.
On retient en outre deux leçons caractéristiques des pièces adaptées de comedias et utilisant le thème du déguisement. La première est que ce qui paraît n’est presque jamais la vérité ; la seconde que l’on s’attache à suivre ce qui paraît sans même chercher à savoir ce qu’il y a derrière. Concernant la première leçon, elle équivaut à comparer le déguisement à un mensonge. Lorsque l’on se déguise, on cache la vérité de son être sous de fausses apparences, et lorsque l’on ment, on cache la vérité d’un fait, d’un discours, sous de fausses paroles. Ainsi, l’apparence est pour les autres une fausse réalité. Dans la pièce de d’Ouville, l’héroïne utilise à la fois le mensonge (elle invente un passé à Acaste quand elle est Hélène de Peralte, elle s’invente une autre vie quand elle est Angélique) et le déguisement (elle se transforme tour à tour en trois femmes différentes) pour arriver à ses fins. Et elle apprend qu’Acaste lui est resté fidèle, qu’il n’aime qu’elle. Il est donc indéniable qu’elle ment pour apprendre la vérité, ce qui peut paraître étrange.
Le comportement d’Acaste dans notre pièce vient confirmer la deuxième leçon évoquée précédemment, à savoir que l’on s’attache à suivre ce qui paraît sans même chercher à savoir ce qu’il y a derrière. En effet, le héros suit Isabelle, et décide d’aimer Angélique, alors qu’il ne sait rien d’elles, il est pris au piège des apparences. Cependant, il faut souligner qu’Acaste courtise les deux femmes alors qu’il est persuadé qu’il ne peut pas s’agir de Dorotée. Il s’étonne de leur ressemblance, envisage une seconde que son amante ait pu se déguiser mais n’y croit pas. Ici, il se trouve que les apparences (la ressemblance du visage des jeunes femmes avec celui de Dorotée) cachent en fait une réalité ignorée par Acaste (le fait qu’il s’agisse réellement de Dorotée déguisée). Le héros se laisse manipuler par Dorotée, et il a même du mal à la reconnaître dans la scène finale, ce qui prouve le véritable succès des trois déguisements. On remarque d’ailleurs que le déguisement est lié dans la majorité des comédies au succès : « À la racine même de l’idée de déguisement, il y a le concept de réussiteEsthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) le déguisement et ses avatars, Droz, 1988, p.139.
Il n’existe qu’une seule édition de la Coifeuse à la Mode, publiée à Paris en 1647 par Toussainct Quinet. L’achevé d’imprimer est daté du 6 novembre 1646, et la première représentation est attestée pour l’année 1646, à l’Hôtel de Bourgogne. La présence de l’acteur Philippin à l’Hôtel de Bourgogne, ainsi que la mention de cette pièce dans l’édition de Lancaster du Mémoire de Mahelot, célèbre décorateur de l’époque, p. 55, nous permettent de confirmer cette date. En effet, notre pièce figure à la fin de la liste de la deuxième partie du Mémoire. Cette partie serait, d’après Lancaster, l’œuvre d’un second décorateur, resté anonyme, qui ajouta les titres de certaines pièces à la liste existant déjà. Ces pièces n’ont aucune notice qui leur correspondrait, contrairement aux pièces de la première liste. Nous n’avons donc aucune information autre que la date d’impression et l’année de la représentation. Pour établir cette édition, nous avons suivi l’exemplaire de la réserve de la BNF, Res. YF 312 (microfilm M16837). La pièce fait partie d’un recueil comprenant dans l’ordre : La Coifeuse à la Mode, L’Esprit Folet, La Dame Suivante, L’Absent chez soi, Les Fausses Véritez. Il existe trois autres exemplaires à la BNF dans lesquels La Coifeuse à la Mode fait partie d’un recueil de comédies de d’Ouville : Res. YF 543, Res. YF 1342 et S YS 683. Enfin, l’exemplaire de l’Arsenal a pour cote RF 6610 (microfilm R62946) et il s’agit là aussi d’un recueil intitulé Comédies du Sieur d’Ouville, et contenant dans l’ordre : L’esprit Folet, Les Fausses Véritez, L’absent chez soi, La Dame Suivante, et La Coifeuse à la Mode. Tous ces exemplaires sont identiques, les coquilles n’ont pas été corrigées.
Dans la présente édition, nous nous sommes contentée de moderniser l’orthographe en distinguant les voyelles u et j des consonnes v et j, en supprimant le tildé de la nasalisation d’une voyelle et en remplaçant la ligature & par la conjonction « et ». En ce qui concerne la ponctuation, il faut rappeler que la ponctuation du XVIIe siècle était une ponctuation orale, qui jouait un rôle essentiel dans la déclamation des vers. C’est pourquoi nous avons conservé la ponctuation originale. D’autre part, afin de faciliter la lecture et de ne pas créer de difficultés de compréhension, à chaque fois qu’un point virgule ou que les deux points sont suivis d’une majuscule, nous avons supprimé la majuscule. Toutes les corrections ou modifications effectuées sont signalées dans la liste présentée ci-dessous, dans laquelle on trouvera d’abord la version originale, puis la version corrigée. D’autre part, la graphie des mots n’était pas fixée à cette époque, et un même mot peut parfois présenter plusieurs graphies dans la même pièce, voire dans la même scène ou sur la même page. Il y a en outre une erreur de pagination, puisque l’on passe directement de la page 40 à la page 81, et les numéros se suivent ensuite normalement. Nous avons donc rétabli la numérotation à partir de cette page. Enfin, l’astérisque renvoie le lecteur au lexique, où il trouvera une définition du mot en usage au XVIIe siècle, et dont le sens diffère de celui d’aujourd’hui.
Extrait du privilège : a / à l.5, 9, 11 et 19.
APPOSTROPHE :
V.18 et 306 qu’elle / quelle
V.1271 (fin) qu’il / qui
ACCENTS :
V.46 còme vous / comme vous
GRAMMAIRE :
V.85 choisi / choisit
ORTHOGRAPHE :
Extrait du Privilège distribner / distribuer et ameude / amende
PONCTUATION :
V.80 point / point
V.1509 : Mais / : mais
TILDE :
V.46 come / comme
soubçon (V.917, 955, 1054, 1200, 1257, 1412, 1460) soupçon (V.520 532)
mistère (V.41, 550, 568, 1772) mystère (V.901)
se picquer (V.509, 1306)
appas (V.20, 819, 1536) apas (V.1420)
coifeuse dans toute la pièce, et coiffeuse dans l’extrait du privilège, et aux vers 1145 et 1580.
Par grace et Privilège du Roy donné a Fontainebleau le dix-septiesme jour de Septembre mil six cents quarante-six, signé, Par le Roy en son conseil, Le Brun. Il est permis a TOUSSAINCT QUINET Marchand libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une piece de Theatre intitulée, La Coiffeuse à la mode, Comédie, durant le temps de cinq années, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faîtes à tous Libraires et Imprimeurs de contrefaire ladite piece, ny en vendre ou exposer en vente, à peine de trois mil livres d’amende, de tous despens, domages et interests : ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres, qui sont en vertu du present extraict tenuës pour bien et deuëment signifiées, à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.
Achevé d’imprimer le 6, Novembre 1646.
Les exemplaires ont esté fournis.
Ledit QUINET a fait part du present Privilege à ANTOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire, pour en jouyr pendant le temps et conditions portées par iceluy : ainsi qu’il a esté accordé entre eux.
Fin du premier Acte.
Fin du second Acte.
Fin du troisième Acte
Fin du quatriesme acte.
LETTRE.
LETTRE.
FIN.
Voici quelques extraits traduits de la pièce de Montalvàn, afin de montrer à quel point d’Ouville s’est inspiré de cet auteur. Nous avons sélectionné les passages les plus significatifs et les avons classé en suivant l’ordre de La Coifeuse à la Mode. On trouvera à chaque fois, dans la collone de droite, le texte de d’Ouville qui correspond aux passages de la pièce espagnole.