La Dame suivante, comédie d’Antoine Le Métel, sieur d’Ouville, est créée en 1643, à une période où le genre même de la comédie commence à renaître grâce à la vogue de la comédie espagnole. En effet, pendant les trente premières années du dix-septième siècle, ce genre de pièce est complètement abandonné et le nombre de comédies nouvelles est infime. La farce est alors le seul genre comique subsistant. On trouve cependant certains éléments de comique dans la pastorale et la tragi-comédie, qui contiennent des scènes comiques originales qui ne correspondent ni à la tradition antique latine, ni à la tradition italienne. Des auteurs comme Corneille, dans sa première comédie, Mélite (1629) ou La Place Royale (1634), ou encore Mairet, dans Les Galanteries du duc d’Ossone (1636), essaient de rassembler ces éléments comiques pour créer un nouveau genre de comédie : la comédie de mœurs.
Malheureusement, ces œuvres n’eurent pas un très grand succès auprès du public, trop habitué aux comédies plautiniennes et italiennes, aux soldats fanfarons, aux vieillards amoureux et aux imbroglios. Le genre de la comédie reste donc prisonnier de la tradition jusqu’à l’arrivée de la comédie de type espagnol un peu avant 1640. Antoine Adam écrit : « C’est à d’Ouville que revint le mérite de ce renouvellementLittérature française, collection dirigée par Claude PICHOIS, Paris, Arthaud, 1968, t. I, L’Age classique, 1624-1660, p. 178.gracioso. Cette comédie nouvelle et « exotique » eut un succès non négligeable. La Dame suivante eut elle aussi du succès, puisqu’alors qu’elle a été créée en 1643 à l’Hôtel de Bourgogne, elle figure encore à son répertoire en 1646-47Mémoire de Mahelot, p. 52.
Les documents pouvant nous instruire sur la vie d’Antoine Le Métel, sieur d’Ouville, sont rares et contradictoires. Ainsi, toute biographie ne peut être qu’imprécise. Les dates de sa naissance et de sa mort sont incertaines. Selon la plupart des historiens, il serait né vers 1590 à Caen. Cependant, James Wilson CokeDissertations abstracts IX.Histoire du théâtre françois depuis son origine jusqu’à présent, Paris, Le Mercier-Saillant, 1734-1749 (15 vol.).Historiettes, éd. Antoine Adam, bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1960 (2 vol.) ; t. I, p. 409.
Il s’appliquait depuis 1616 environ à l’étude des langues étrangères, et en particulier de l’espagnole, « qui lui [était] aussi naturelle que la françaiseHistoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris, Domat, 1948-56 (5 vol.) ; rééd. Paris, Del Duca, 1962, II, p. 328, n.1.
Il vécut également quatorze ans en Italie, à Rome, ce qui se ressent dans son œuvre. En effet, il a écrit une comédie italienne, Aimer sans sçavoir qui (1646), comédie qui imite l’Hortensio de Piccolomini, et une tragi-comédie, Les Morts vivants (1646), qui vient des Morti vivi de Sforza d’Oddi.
Sa dernière pièce, Les Soupçons sur les apparences (1650), est une héroïco-comédie sans modèle connu. Outre ces pièces de théâtre, d’Ouville a publié des Contes aux heures perdues en 1644. Au dix-huitième siècle, les frères Parfaict écriront d’ailleurs : « Antoine le Métel, Sieur d’Ouville, frere de l’Abbé de Boisrobert, est plus connu dans le monde par un Receuil de contes qui porte son nom, que par ses Ouvrages Dramatiquesop. cit., t.V, p. 356.Nouvelles de Doña Maria de Zayas y Sotomayor et La Fouine de Séville ou l’hameçon des bourses de Don Alonso Castillo de Solórzano, publié en 1661 après sa mort par son frère Boisrobert.
Même s’il a été un personnage important dans l’introduction de la mode de la comédie espagnole en France, Antoine Le Métel d’Ouville semble avoir toujours été un auteur mineur. Ainsi, Tallemant des Réaux rapporte en particulier une anecdote mettant en valeur sa mauvaise réputation :
Boisrobert, quelques années après, eut un grand desmeslé avec M. de la Vrilliere, secrétaire d’Estat. Il avoit osté de dessus l’estat des pensions un frere de Boisrobert, nommé d’Ouville, qui y estoit comme ingénieur. Boisrobert le fit prier par tout le monde de l’y remettre ; ses amis lui dirent : « Nous l’avons un peu esbranslé, voyez-le. » Boisrobert y va : il le reçoit par une
Mordieu. « Mordieu ! Monsieur, » luy dit-il, « vous vous passeriez bien de me faire accabler par tout le monde pour vostre frere, pour un homme de nul merite. » Boisrobert, en contant cela, disoit : « Je le sçavois bien, il n’avoit que faire de me le dire ; je n’allois pas là pour l’apprendreTallemant des Réaux, ».op. cit., p. 405.
De plus, au dix-septième siècle, les grands auteurs dramatiques sont ceux qui écrivent des tragédies, et d’Ouville, mis à part sa tragédie Les Trahisons d’Arbiran, ne s’est guère préoccupé que de comédies. Le peu de notoriété d’Ouville est alors dû au genre même de la comédie, qui est un genre minoré au dix-septième siècle. Lui même ne s’est jamais surestimé : par exemple, lorsque sa première comédie, L’Esprit folet fut rééditée, il ne prit pas la peine, comme les grands auteurs, notamment Corneille, de modifier sa pièce ou d’effectuer des corrections. Il savait donc parfaitement que son œuvre n’était pas vouée à la postérité.
Ensuite, le simple fait que la littérature soit pour lui un divertissement a pu lui être préjudiciable. Les frères Parfaict semblent d’ailleurs reprocher à d’Ouville son manque de connaissances des affaires du théâtre. Ils écrivent, à propos de sa comédie La Coifeuse à la mode : « Cette Comédie peut avoir eu quelque succès, mais elle en auroit eu d’avantage, si cette idée avoit été exécutée par un Poëte qui eût mieux connu le Théatre que Monsieur d’Ouvilleop. cit., t. VII, p. 52.
Enfin et surtout, d’Ouville est avant tout un adaptateur de pièces espagnoles, ce qui a deux conséquences assez regrettables : d’une part, il est considéré davantage comme un « copieur » que comme un véritable créateur. D’Ouville reste en effet la plupart du temps très fidèle aux originaux dont il s’inspire et, comme nous le verrons, l’adaptation qu’il en fait au goût français rend parfois ces pièces plus sèches qu’elles ne l’étaient. Les frères Parfaict écrivent à ce propos : « Monsieur d’Ouville […] trouvoit les plans de ses Poëmes tous faits dans les Auteurs Espagnols ou Italiens, et […] il n’avoit d’autre peine que de les traduire, et souvent de les défigurer en voulant les rendre à sa manière. » D’autre part, le genre même de la comédie espagnole est très éloigné du goût français classique, puisque son seul but est de plaire au public : les auteurs dramatiques espagnols étaient peu soucieux des convenances françaises, telles que la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action, ou encore le respect d’une certaine moralité, convenances qui sont de rigueur dans les années 1640. Cela est sans doute une des raisons qui ont fait de ce type de comédie une mode éphémère et de Le Métel d’Ouville un auteur minoré puis oublié. Cependant, il aura eu le mérite de diffuser en France des pièces qui, sans lui, seraient restées inconnues du public français, et ses adaptations ne manquent pas d’originalité, puisque d’Ouville sait souvent être inventif.
Pour écrire La Dame suivante, d’Ouville s’est inspiré d’une comédie espagnole de Juan Perez de Montalván : La Doncella de labor. Cette pièce met en scène tous les efforts faits par une jeune fille, Doña Isabel, pour conquérir Don Diego qui est déjà l’amant de Doña Elvira. Mais au lieu de procéder à une conquête franche face à celui qu’elle aime, elle se déguise et, sous l’apparence d’une servante, parvient à séparer Don Diego de Doña Elvira et à faire en sorte que ce dernier tombe amoureux d’une Belle invisible qui n’est autre qu’elle-même.
Au commencement de la pièce, Doña Elvira et Don Diego sont amants depuis longtemps. Une jeune fille, Doña Isabel, s’est éprise de Don Diego et cherche à les brouiller lui et Doña Elvira. Elle s’introduit chez lui, masquée, en se faisant passer pour une femme poursuivie par son mari jaloux. Don Diego l’accueille avec générosité avant d’aller rejoindre Doña Elvira au Prado, où ils évoquent l’histoire de leur amour en faisant une promenade. À son retour, Doña Isabel s’apprête à rentrer chez elle lorsqu’entre Don César, ami de Don Diego et amoureux de Doña Isabel, suivi de Doña Elvira. Don Diego les empêche d’entrer dans le cabinet où s’est cachée Doña Isabel, sous un faux prétexte. Doña Isabel sort alors du cabinet et se fait passer pour la rivale de Doña Elvira. La situation est inextricable pour le pauvre Don Diego : Doña Elvira se croit trahie et rentre chez elle, furieuse.
Le lendemain matin (c’est-à-dire au début de la deuxième journée), Don Diego et Doña Elvira se sont réconciliés. Doña Isabel, pour arriver à les séparer, utilise alors un nouveau stratagème : elle se fait engager comme suivante par Doña Elvira, après avoir répandu le bruit auprès de ses amis, et surtout auprès de Don César, qu’elle est partie en voyage à Guadalupe. Son nouveau nom est « Dorotea ». Doña Elvira est enchantée par cette belle « Dorotea », ainsi que Monzon, le valet de Don Diego, qui lui fait la cour et lui propose de se marier, comme leurs maîtres respectifs ont décidé de le faire. Pendant ce temps, Don César se lamente de son sort devant le logis de Don Diego, attendant le retour de celui-ci. À ce moment, il voit Inés, la suivante de Doña Isabel, entrer chez Don Diego par ordre de sa maîtresse, vêtue des habits de celle-ci et portant une coiffe et un masque. Il ne la reconnaît pas, persuadé qu’elle est à Guadalupe avec Doña Isabel. Doña Elvira et « Dorotea » invitées par Don Diego, arrivent à son domicile et, au moment où ils veulent tous entrer dans le cabinet, Inés en sort, accusant Don Diego de l’avoir fait attendre. Doña Elvira, à nouveau trahie, quitte définitivement Don Diego. Inés s’en va rapidement pour ne pas se faire reconnaître, mais elle est rattrapée par Monzon, le valet de Don Diego, qui est aussi l’amoureux de Inés ; elle lui dévoile son identité pour qu’il la laisse partir. « Dorotea » feint alors de partir à la recherche de l’inconnue, curieuse de découvrir qui elle est.. Après le départ de Doña Elvira, elle revient chez Don Diego et lui explique qu’elle a vu une grande et belle Dame, entourée d’un magnifique équipage, qui lui a avoué sa passion pour Don Diego. Ce dernier est touché par ce récit élogieux. Monzon, qui connaît la vérité, soupçonne « Dorotea » de vouloir jouer un tour à son maître et en informe Don Diego.
C’est ainsi qu’au début de la troisième journée, Inés, convoquée par Monzon, avoue une partie de la vérité à Don Diego, dans un récit qui concorde parfaitement avec celui de « Dorotea ». Cette dernière entre ensuite chez Don Diego, en lui faisant croire que Doña Elvira a décidé de se marier avec un autre cavalier. La dernière solution qui se présente à Don Diego est alors d’épouser la belle inconnue. De son côté, Doña Elvira est choquée de la réaction de Don Diego qui veut épouser une inconnue, mais elle avoue à « Dorotea » qu’elle est disposée à céder Don Diego à cette dame si celle-ci l’aime vraiment. Ainsi, elle demande l’adresse de cette Dame à « Dorotea » et lui ordonne de rester à la maison pendant le temps de sa visite. Doña Elvira a une discussion avec la Belle inconnue (dont le nom est Doña Inés) qui lui explique que sa relation avec Don Diego dure depuis de nombreuses années, qu’elle l’aime profondément même s’il est inconstant, et qu’ils ont trois enfants. Doña Elvira la remercie de ces renseignements et se promet de ne plus jamais revoir Don Diego. « Doña Inés » reçoit ensuite Don Diego et Monzon, mais, comme elle doit rentrer au logis de Doña Elvira avant le retour de celle-ci, elle les cache rapidement dans son cabinet, prétextant l’arrivée de son frère qui ne doit pas s’apercevoir d’une telle visite. « Doña Inés » change alors d’habits et rentre au logis de Doña Elvira. À ce moment arrivent Don César, Don Diego et Monzon qui veulent éclaircir la situation, étonnés de la ressemblance entre « Doña Inés » et « Dorotea ». Doña Elvira refuse de parler à Don Diego, un homme qui a eu trois enfants avec une autre femme. Don Diego est très étonné de ce discours mais avoue à « Dorotea » qu’il aime « Doña Inés », malgré ses mensonges. « Dorotea » dévoile la vérité et décline sa véritable identité. Don Diego et Doña Isabel se marient avec le consentement de Don César.
La Dame suivante garde les caractéristiques et le canevas de la pièce espagnole. Les quatre premiers actes restent très fidèles à l’original et équivalent pratiquement à une traduction : le premier acte est la traduction de la première journée ; d’Ouville a segmenté la deuxième journée en deux parties égales qui forment les actes II et III ; enfin, le quatrième acte correspond à la premiére moitié de la troisième journée.
En revanche, tout le cinquième acte est original : alors que Doña Elvira est prête à céder Don Diego à la Belle inconnue chez Montalván, nous apprenons à la fin du quatrième acte de la pièce d’Ouville que Léonor est certes décidée à épouser Adraste et donc à abandonner Climante, mais pas avant de s’être vengée de celui-ci. L’acte IV se termine sans que nous en sachions davantage. À l’acte V, « Dorotée » a arrangé un rendez-vous entre Climante et la belle inconnue. Ils doivent se rencontrer le soir même sur la Place Royale. Léonor est persuadée qu’elle va ainsi se venger de Climante, car c’est « Dorotée » qui, déguisée en grande Dame, va rencontrer celui-ci : il épousera donc une suivante à la place de Léonor et sera puni de son inconstance. Sur la Place Royale, Climante et Isabelle se rencontrent ; il la demande en mariage, bien que frappé de sa ressemblance avec « Dorotée ». Elle lui donne sa main et ils vont tous deux aux fiançailles de Léonor et d’Adraste. Léonor se réjouit de voir que sa vengeance a abouti mais, très vite, Isabelle dévoile toute la vérité. Léonor lui pardonne et épouse Adraste. La pièce se termine par la célébration d’un double mariage. La vengeance de Léonor et toute la variation sur le thème du « trompeur-trompé » entraînent des situations comiques originales, qui étaient absentes de la pièce espagnole.
Outre cette transformation de la fin de la pièce, d’Ouville se détache constamment de son modèle pour l’adapter au goût français : il transporte tout d’abord la scène de Madrid à Paris, et le rendez-vous entre Climante et la Belle invisible a lieu sur la Place Royale alors que Diego conversait avec Elvira au Prado. Une allusion est faite au cabaret de l’Echarpe blanche, certainement connu à l’époque d’Ouville. Isabelle est originaire de Lyon, alors qu’Isabel venait de Plasencia. Le nom des personnages est francisé : Diego devient Climante, Elvira est Léonor et Isabel s’orthographie à la française. D’Ouville fait également référence à des réalités contemporaines ; lorsque Carlin répond à Isabelle :
Leonor va disner au logis de mon Maistre, Qui luy fait dans sa chambre orner une fenestre, Pour voir passer le Roy, qui couvert de Lauriers Revient accompagé de mille Cavaliers, Pour rendre grace au Ciel comblé d’heur et de gloire D’avoir sur l’Espagnol emporté la Victoire. (II, 7, v. 683-688),
l’allusion à la bataille de Rocroi est évidente : cette victoire fulgurante eut lieu en 1643, au moment même où la pièce fut créée. Ce fut une victoire décisive pour les Français, puisqu’elle mit fin à la réputation d’invincibilité de la « redoutable infanterie d’Espagne » et fut la première victoire depuis un siècle de l’armée française sur une armée étrangère. Le Roi défila dans les rues de Paris, en triomphe.
D’Ouville a aussi essayé de donner plus d’unité et de cohérence à sa pièce. Il respecte tout d’abord la règle française de l’unité de temps et réduit le temps de la pièce à vingt-quatre heures : cette limitation du temps est soulignée dans le texte par des allusions nombreuses et précises. De même, d’Ouville a unifié le lieu : il a adopté une unité de lieu large puisque l’action se déroule dans les limites de la ville de Paris. Nous étudierons plus précisément ces questions d’unité de temps et de lieu dans notre partie concernant la dramaturgie.
D’Ouville a également adapté sa pièce au goût français en supprimant les éléments typiquement espagnols. Il a supprimé le dialogue poétique dans lequel Elvira et Diego évoquaient l’histoire de leur amour dans un récit lyrique (I, 6), suppression qui, comme le dit Roger Guichemerre, « rend l’adaptation un peu sèchecomedia espagnole chez d’Ouville et Scarron », p. 263 puis p. 268.
Si d’Ouville doit l’essentiel de sa pièce à son modèle espagnol, le théâtre français de son temps, et en particulier sa propre œuvre, l’a aussi inspiré. Il procède à un jeu métathéâtral avec ses pièces antérieures. Ainsi, dans la quatrième scène du troisième acte, lorsque Climante est surpris de voir Dorise déguisée en grande Dame sortir de son cabinet, il ne comprend pas comment elle a pu s’y introduire et s’écrie :
Ah ! qu’est-ce que je vois ? Ombre, Fantôme, Esprit, femme, ou qui que tu sois, Par quel moyen as-tu cette porte charmée ? (III, 4, v. 861-63)
De la même manière, dans L’Esprit folet (1639), Florestan, ayant surpris Angélique, déguisée chez lui, s’écriait :
Ombre, Ange, Diable, Esprit, femme, ou qui que tu sois Tu n’eschaperas pas de mes mains cette fois. (IV, 3)
Le spectateur averti reconnaissait ce jeu métathéâtral.
Enfin, d’Ouville s’est probablement souvenu de La Place royale (1634) de Corneille. En effet, lorsque Climante dit à son ami Adraste, à propos de Léonor :
Et quand je l’aymerois, mon heur seroit extréme De la voir posseder par un autre moy-mesme. (V, 1, v. 1553-54),
il n’est pas sans rappeler Alidor disant à son ami Cléandre à propos d’Angélique :
A moy ne tiendra pas que la Beauté que j’aime Ne me quitte bien tost pour un autre moy-mesme, (I, 4, v. 281-282).
D’Ouville, nous l’avons vu, a adapté La Doncella de labor de Montalván au goût français. Pour cela, il s’est plié aux règles qui sont devenues de rigueur en France dans les années 1630-1640 : l’unité de temps, l’unité de lieu et l’unité d’action, elle-même liée à la continuité de l’action.
Depuis 1630, l’unité de temps a commencé à être observée par les dramaturges français, et encore plus facilement par les auteurs de comédies que par les auteurs de tragédies, puisque le propre du coup de foudre, qui est un élément structurant de la comédie, est de se produire en très peu de temps ; Chapelain publie cette année-là sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures. Pour les théoriciens, l’unité de temps est liée au principe de vraisemblance : « la vraisemblance exige que la durée de l’action représentée ne soit pas démesurément plus longue que la durée réelle de la représentation, qui est de deux ou trois heuresLa Dramaturgie classique en France, p. 113.La Dame suivante à vingt-quatre heures. Le texte lui-même contient de nombreuses indications de temps : le premier acte commence en fin d’après-midi et au fur et à mesure que l’action progresse, le soir tombe. Entre autres allusions, Isabelle déclare à la fin de l’acte :
Il fait desja bien noir, Il me faudra coucher chez elle pour ce soir. (I, 8, v. 249-250).
Une nuit s’écoule entre les actes I et II, ce qui ne nous est indiqué par aucune indication scénique, mais par le récit d’Adraste au début du second acte. Ainsi, il demande à son valet Ariste :
N’as-tu pas sceu de moy tout ce qui s’est passé ? Tout ce qu’hier au soir m’arriva chez Climante ? (II, 1, v. 402-403).
Nous apprenons ensuite qu’Isabelle a feint de partir pour Lyon « dès la pointe du jour » (v.455) ou « de grand matin » (v.512) pour se faire engager comme servante chez Léonor dans la matinée même. Le deuxième acte se termine vers midi, puisqu’au début du troisième acte, Carlin dit, en parlant du cuisinier : « Il dit que tout se gaste, il est midy sonné. » (III, 3, v. 829).
Le troisième acte se termine peu après midi et le quatrième acte débute un quart d’heure plus tard. En effet, à la fin du troisième acte, Carlin avait promis à Climante de revenir avec Dorise peu de temps après : « Je viens dans un quart-d’heure, et plutost si je puis. » (III, 7, v. 1097).
Le quatrième acte commence lorsque Dorise et Carlin arrivent chez Climante et l’action progresse pendant l’après-midi : « Dorotée » vient voir Climante, ce qu’elle avait promis de faire une heure après leur dernière entretien à la fin de l’acte III : « Vous en aurez, Monsieur, nouvelle dans une heure. » (III, 6, v. 1044).
Puis « Dorotée » retourne chez Léonor, ce qui suppose que l’on s’avance dans l’après-midi. Enfin, le cinquième acte a lieu en fin d’après-midi et il faut supposer que du temps s’est écoulé entre les scènes 3 et 4, puisque, en parlant de son rendez-vous avec Climante, « Dorotée » explique à Léonor : « Ce soir elle me preste à dessein son logis, » (V, 2, 1607).
Or le rendez-vous a lieu à la quatrième scène et à partir de cette scène, la nuit commence à tomber : la pièce se termine un peu avant la nuit, d’après les mots de Climante : « Et devant qu’il soit nuict, je veux qu’on les fiance. » (V, 8, v.1881).
Nous voyons bien que la pièce dure exactement vingt-quatre heures. Il faut noter que d’Ouville a recours, dans cette pièce, à une utilisation astucieuse du temps : il laisse s’écouler une nuit entre le premier et le deuxième acte, intervalle de temps suffisant pour qu’il soit vraisemblable que Léonor et Climante se réconcilient. Il reste alors à « Dorotée » exactement une journée pour les séparer à nouveau et, pour ainsi dire, une nouvelle pièce débute au commencement du deuxième acte.
De plus, d’Ouville adopte une unité de lieu entendue au sens large, puisque l’action se déroule dans les limites de la ville de Paris. L’unité de lieu ainsi entendue est observée surtout entre 1630 et 1640 et, à un moindre degré entre 1640 et 1650. Jacques Scherer la décrit ainsi :
L’histoire de l’unité de lieu entrera dans une deuxième époque lorsque cette unité sera considérée comme excluant la représentation de lieux trop éloignés les uns des autres, mais comme comprenant celle de lieux assez voisins pour qu’on puisse passer rapidement et sans faire un véritable voyage, de l’un à l’autre. Ainsi divers lieux situés dans l’enceinte d’une même ville ou dans les environs immédiats […] pourront constituer cette unité, entendue, on le voit, en un sens encore bien large
SCHERER, Jacques, .op., cit., p. 185-186.
D’Ouville fait allusion à six lieux différents ; un système de décors à compartiments devait donc être requis.
– L’action de La Dame suivante se déroule principalement dans la rue. Nous pouvons donc imaginer que le centre de la scène représentait la rue.
– Le logis de Climante est lui aussi souvent évoqué et les acteurs évoluent à l’intérieur de cette chambre, ce qui signifie qu’il devait y avoir un compartiment réservé à cet emplacement d’un côté de la scène.
– À l’intérieur de ce logis se trouve le cabinet de peintures de Climante, dans lequel se cache régulièrement la Belle invisible. Cependant, aucune scène n’a lieu dans cet endroit. Une porte seule devait figurer dans le fond du compartiment du logis de Climante, par laquelle entraient et sortaient les acteurs qui s’y cachaient, et qui se cachaient, en réalité, derrière le plateau. D’Ouville indique d’ailleurs à la fin de la huitième scène du premier acte : « Isabelle entre dans le Cabinet qu’on s’imagine estre derriere le Theatre ».
– Le quatrième lieu récurrent est « dans la rue, à la porte de Léonor », mais les acteurs ne jouent jamais à l’intérieur de ce logis. C’est pourquoi une porte seule devait figurer de l’autre côté du plateau, en face du logis de Climante, puisqu’un compartiment n’était pas nécessaire. On peut imaginer qu’une tapisserie cachait le côté de la scène représentant le logis de Climante lorsque les acteurs se trouvaient à la porte du logis de Léonor et, inversement, qu’une autre tapisserie cachait le côté de la scène figurant le quartier de Léonor pendant que les acteurs étaient chez Climante ou dans la rue près du logis de celui-ci. Nous pouvons alors comprendre la simultanéité de certaines scènes, comme les scènes 1 et 2 du deuxième acte, la première se passant dans la rue à la porte du logis de Climante, où Adraste confie ses soucis à Ariste, et la seconde présentant Pamphile, Isabelle et Lucille à la porte du logis de Léonor. Ainsi, le théâtre n’était vide à aucun moment et il n’était pas nécessaire d’attendre qu’Adraste et Ariste sortent pour qu’Isabelle et Pamphile rentrent sur le plateau : ces derniers étaient déjà présents sur scène, cachés par une des tapisseries, et lorsque les tapisseries coulissaient, l’une cachait Adraste et Ariste, ce qui accélérait leur sortie, et l’autre découvrait Isabelle et Pamphile. De même, le procédé des tapisseries devait être employé entre les scènes 6 et 7 du quatrième acte, où nous voyons successivement Adraste, Climante et Carlin « dans la rue à la porte du logis de Climante » et Léonor et Lucille « dans la rue à la porte de Léonor ».
– D’autre part, Léonor et Climante sortent une fois en Ville, et Léonor et Lucille en reviennent à un autre moment de la pièce : on peut donc imaginer que la toile de fond représentait la ville en général.
– Enfin, une grande partie du cinquième acte se déroule sur la Place Royale et plus précisément, à la porte du logis de Lizène. Une grande tapisserie, représentant la Place Royale et une porte d’entrée, devait être tendue devant la toile de fond pendant les scènes 4 à 6 du cinquième acte, scènes pendant lesquelles les deux petites tapisseries de devant devaient être toutes deux tendues, cachant respectivement les logis de Climante et Léonor. À la scène 7 paraissent Timandre et Adraste devant la porte du logis de Léonor. Logiquement, cette scène a lieu en même temps que la scène précédente : la tapisserie représentant la Place Royale est enlevée, laissant place à la toile de fond représentant la ville, et au même moment, la petite tapisserie cachant le quartier de Léonor est retirée elle aussi, laissant apparaître Timandre et Adraste. Les deux scènes pouvaient alors s’enchaîner très rapidement, indiquant au spectateur la simultanéité des deux situationsMémoire de Mahelot.
Nous voyons bien, après cette hypothèse concernant le décor de la pièce, combien les questions du lieu et de la liaison des scènes sont interdépendantes. « C’est entre 1630 et 1640 que la liaison des scènes commence à être considérée par certains auteurs comme une règle, ou tout au moins comme un ornement souhaitableLa Dramaturgie classique en France, p. 277.Pratique du théâtre (1657) que « le théâtre ne devrait jamais être videPratique du théâtre, livre II, ch. VI, p. 106, cité par Jacques SCHERER dans La Dramaturgie classique en France, p. 274.La Dame suivante.
Si l’on observe la liaison des scènes dans cette pièce, on remarque que celle-ci est globalement respectée. En effet, un grand nombre de scènes présentent les mêmes personnages aux mêmes endroits : ainsi, quasiment tout l’acte II a lieu devant le logis de Léonor et tout l’acte IV devant le logis de Climante ; les personnages ont des raisons vraisemblables de se succéder dans ces mêmes lieux.
De plus, il arrive fréquemment que deux scènes successives présentent des personnages différents dans des lieux eux-mêmes différents. La liaison des scènes n’est pas pour autant rompue, puisque le plateau ne restait alors pas vide : le procédé des tapisseries décrit ci-dessus permettait de passer instantanément d’un lieu à un autre.
En revanche, la liaison des scènes est véritablement rompue à l’acte V, lorsque, après que Dorise et Isabelle ont discuté devant le logis de Léonor, Isabelle apparaît dans la scène suivante sur la Place Royale. D’Ouville fait d’ailleurs intervenir une indication scénique à la fin de la troisième scène, qui indique que le plateau reste vide pendant un moment : « Elles s’en vont toutes deux, l’une par un côté et l’autre par l’autre. » Cette rupture de la liaison des scènes est confirmée par le fait que, vraisemblablement, un long moment s’est écoulé entre les deux scènes, permettant à Isabelle d’aller au logis de Lizène sur la Place Royale et de changer de vêtements. C’est ce qu’indique Jacques Scherer lorsqu’il écrit : « Dans le vide créé par la rupture de la liaison, on pourra supposer que des événements variés ont pris placeop. cit., p. 273.
La continuité de l’action est d’ailleurs intimement liée à l’unité d’action elle-même : toute l’intrigue de l’acte V est secondaire et non nécessaire. L’intrigue principale, qui est la conquête de Climante opérée par « Isabelle-Dorotée » n’est plus réellement en jeu au cinquième acte. Isabelle a atteint son but dès la fin de l’acte IV, lorsque Climante demande à « Dorotée » de lui arranger un rendez-vous avec la Belle invisible et qu’il lui annonce sa décision de se marier avec elle. « Dorotée » n’aurait alors qu’à dévoiler sa véritable identité pour que Climante l’épouse. L’acte V est consacré à la vengeance de Léonor par l’intermédiaire de « Dorotée ». La rupture de la liaison des scènes est ici dûe à la rupture de l’unité d’action : une action multiple ne peut être continue.
Cette rupture de l’unité d’action est due uniquement au désir d’Ouville de jouer avec toutes les possibilités dramaturgiques qu’offre le déguisement : d’un point de vue général, la fonction dramaturgique des déguisements d’Isabelle et de Dorise est de compliquer l’action en créant la confusion dans tous les esprits. Tous les conflits de La Dame suivante sont liés à ces déguisements, et sont eux aussi organisés dans le but de faire douter les personnages, ce qui est une grande source d’ironie verbale et de comique. En effet, ce que Georges Forestier appelle le « comique de la victime »Esthétique de l’identité dans le théâtre français, 1550-1680. Le déguisement et ses avatars, p. 365.gracioso, offre une autre forme de comique.
Certains personnages sont typiquement espagnols. L’héroïne, dont la double identité donne son titre oxymorique à la pièce, Isabelle-Dorotée, la dame suivante, est le type même de la jeune fille espagnole entreprenante. C’est elle qui mène toute l’action, ce qui est très original par rapport à la comédie d’origine italienne dans laquelle la jeune fille, si elle n’est pas totalement absente, est effacée.
C’est une amoureuse très enflammée : elle confie à sa suivante Dorise (I, 5, v. 128-130) :
Mais en voyant Climante, il me fut impossible De resister aux traicts d’un si puissant Vainqueur, Je luy voulus offrir, et mes biens, et mon cœur.
La seule vue de Climante provoque en elle la passion la plus vive. Elle est romanesque, hardie, entreprenante et beaucoup plus énergique que les deux jeunes hommes de la pièce : elle ne recule devant rien pour conquérir l’homme qu’elle aime et utilise plusieurs stratagèmes pour arriver à ses fins, montrant ainsi son audace et sa témérité. Elle se déguise successivement en grande Dame poursuivie par son mari jaloux et en suivante, elle ment à tout le monde sans exception, fait de faux rapports à Climante et à Léonor. Son seul but est de réussir la conquête de Climante par tous les moyens. Ce thème de la conquête opérée par une jeune fille est très rare dans la littérature dramatique du dix-septième siècle, la conquête étant généralement réservée aux jeunes hommesop. cit., tableau p. 115.
Enfin, son seul objectif étant de s’approprier Climante, elle se montre particulièrement dure et cruelle envers Adraste qui lui fait la cour. Ainsi, elle explique à Dorise (I, 5, v. 153-156) :
Adraste est importun ; il desplaist à mes yeux, Dorise, ses respects me sont tous odieux, Ses transports amoureux excitent ma cholere, Je ne le puis souffrir ;
Adraste et Climante appartiennent au type du gentilhomme espagnol, brave et généreux. Climante est chevaleresque envers les dames qu’il est toujours prêt à servir, même si cela présente un danger. Lorsqu’Isabelle, déguisée en dame poursuivie par un jaloux furieux, lui demande de l’aider, il accepte immédiatement et accueille cette inconnue dans son logis, sans se soucier des risques qu’il encourt.
Ces jeunes hommes sont aussi très courtois entre eux. Nous apprenons dès la première scène qu’Adraste doit accompagner un de ses amis pour le soutenir lors d’un duel (I, 1, v. 14-17) :
Je m’en vay de ce pas trouver un Cavalier Que l’on a mal traitté, qui veut en ma presence, Tirer l’espee au poing raison de cette offence, Je ne suis que second, et fais ce que je doy ;
Climante, croyant son ami en danger, souhaite lui-même l’accompagner. Il propose son aide à Adraste en ces termes (I, 1, v. 4-6) :
Servez-vous de mon bras, cher Amy, je vous prie, Aussi bien d’aujourd’huy je ne vous quitte point : Et quoy méprisez-vous vos Amis à ce poinct ?
et encore (I, 1, v.7-8) :
Mon devoir me l’ordonne, Enfin de tout le jour je ne vous abandonne.
Ces deux gentilshommes sont donc très pointilleux en ce qui concerne le devoir et l’honneur. Adraste, après avoir appris que Léonor voulait se marier avec lui, va d’abord demander à Climante s’il est d’accord pour lui laisser son ancienne amante. Il lui dit :
Qu’il ne tiendra qu’à moy que dans cette journée, Nous ne soyons unis sous les loix d’Hyménée ; Qu’au lieu de traverser nostre contentement, Vous mesme y donnerez vostre consentement, Sans quoy je ne voudrois jamais rien entreprendre : (V, 1, v. 1533-1537)
Ils sont tous deux naturellement amoureux : la vue d’une jeune fille, même derrière un masque, le simple son d’une voix, suffisent à provoquer chez eux la passion la plus violente. Ainsi, Climante s’extasie devant une belle inconnue, dont il n’a même pas vu le visage (I, 4, v. 70-73) :
O Dieux qu’elle a d’appas, Ou le masque me trompe, ou cet objet aimable Ne void rien dans Paris qui luy soit comparable ; Ah Dieux ! qu’elle a de grace à plaindre son malheur ?
Adraste et Climante ne se distinguent que par la plus ou moins grande énergie qu’ils mettent en œuvre pour conquérir la femme aimée. Climante est beaucoup plus entreprenant qu’Adraste, puisqu’il demande à « Dorotée » de lui arranger un rendez-vous avec la Belle invisible. Il veut à tout prix rencontrer cette inconnue, et demande sans cesse à « Dorotée » de s’informer de son identité, de ses intentions et du lieu de sa demeure. Ainsi, il lui demande (III, 6, v.1043) : « Mais sçache si tu peux où cet Ange demeure. », et encore (IV, 4, v. 1294-97) :
Fay moy doncques le bien que je la puisse voir, Va tost, informe-toy du lieu de sa demeure : Car je veux, le sçachant, l’aller voir tout à l’heure ; Ma fille, oblige-moy.
Climante est donc actif, il fait tout pour rencontrer puis conquérir la belle inconnue. En revanche, Adraste se contente de se plaindre du peu d’amour que lui témoigne Isabelle et reste totalement passif. Il a la conduite typique de celle de l’amoureux espagnol qui considère l’amour comme une maladie incurable, conduite que décrit Alexandre Cioranescu dans son ouvrage Le Masque et le visageLe Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 106.
Adraste exprime son désarroi face à l’attitude ambiguë de Climante dans une longue tirade tragique (v. 404-406) :
Ariste plus j’y pense, et plus mon mal s’augmente. Il est vray que Climante a fait tout son effort Pour bannir ces soubçons qui me donnoient la mort ;
Dans cette tirade, il emploie un vocabulaire tragique et considère Isabelle comme « cruelle » et « ingrate ». À Ariste qui lui demande : « Quel est donc vostre but au mal qui vous possede ? » (v. 459), Adraste répond :
Mourir, puis que ce mal est sans aucun remede ; […] Dieux soyés-moi propices ? Ne payez pas si mal mes fidelles services ; Ou me donnez la mort, si je ne puis un jour Recueillir aucun fruit de ma parfaite Amour. (v. 460-466).
Le décalage entre la situation et le vocabulaire tragique qu’emploie Adraste rend le personnage ridicule et la scène comique.
Carlin, le valet de Climante possède toutes les caractéristiques du gracioso espagnol. Il est tout d’abord très réaliste et intéressé uniquement par les biens matériels. Ainsi, alors que Climante a accueilli avec générosité Isabelle et Dorise déguisées et masquées, et les a cachées dans son cabinet, Carlin les prend pour deux voleuses et dit à son maître :
En verité, Monsieur vous n’estes guere fin, Je viens à double tour de fermer la valise ; Comment laisser entrer avec tant de franchise Ces visages chez vous qui vous sont incognus ? J’ay mis en seureté ce sac de quarts-d’escus Que vous m’aviez donné pour faire la despense. Ces Nymphes pourroient faire avec eux cognoissance ; (I, 4, v. 78-84)
De même, après avoir fait la Cour à la prétendue suivante « Dorotée » (II, 7), il lui préfère tout de même Dorise, qui est beaucoup moins belle, parce qu’elle a reçu des écus de Climante. Il lui explique qu’elle n’a aucun souci à se faire au sujet de « Dorotée » en ces termes :
Un bel œil pour me vaincre est une foible amorce, Ta bague, et tes escus ont beaucoup plus de force. (IV, 2, v. 1187-1188).
Enfin, dans la dernière scène, il ne se laisse marier à Dorise que pour les mêmes raisons (V, 8, v.1873-1876). Isabelle lui annonce :
[…] je te donne Dorise, Elle me sert, je veux qu’elle te soit acquise,
Carlin lui répond aussitôt : « Pourveu qu’elle ait sa bague et cent escus aussi. ».
Carlin est également glouton et ivrogne, confirmant ainsi son appartenance au type du gracioso espagnol. En effet, quand Climante et lui attendent la venue de la belle inconnue dans la rue, sur la Place Royale, Carlin s’impatiente et préférerait attendre au cabaret. Il dit à son maître (V, 4, v. 1651-1653) :
Entrons, et me croyez dans quelque cabaret, Pour nous desalterer allons-y boire un trait, Quel plaisir de marcher à vuide dans la ruë ?
Puis il poursuit (v. 1656-1660) :
Il falloit pour le mieux, Luy donner rendez-vous dedans l’Echarpe blanche ; Je jeusne ici, mais là j’aurois eu ma revanche, Je ne me plaindrois point de mon mauvais destin, Quand mesme j’y serois du soir jusqu’au matin :
Carlin est aussi superstitieux, caractère qui est mis en valeur lorsqu’il fait la cour à « Dorotée ». « Dorotée » sait que Carlin est l’amant de Dorise et traite celui-ci de volage, puisqu’il s’intéresse à plusieurs filles en même temps. Elle lui dit (II, 7, v. 718-720) :
Mais voyez l’inconstant comme il est interdit. N’es-tu pas amoureux d’une jeune servante Qu’on appelle Dorise ?
Carlin se demande comment « Dorotée » peut être au courant de sa relation avec Dorise et se dit à voix basse (v.720-722) :
Ah ! cela m’épouvente ! Sans doute elle est sorciere, elle ne pourroit pas Le sçavoir autrement.
Carlin est également un lâche. En effet, à l’acte III, il sait que la grande Dame surprise dans le cabinet de Climante n’était autre que Dorise déguisée et masquée. Pour éviter la colère de son maître, il préfère mentir que dévoiler la vérité. Et lorsque « Dorotée » s’apprête à dire qui était cette belle Dame, Carlin montre sa lâcheté à deux reprises (III, 6, v.956) : « Ah Dieux je suis perdu s’il faut qu’elle le fasse. » (s’il faut qu’elle dise la vérité.) ou encore : « Pour dix coups de baston j’en voudrois estre quitte. » (v. 964).
Tous ces caractères le rendent beaucoup plus terre à terre que son maître et donc beaucoup moins romanesque : peu enclin à rêver à la belle inconnue masquée, il est en revanche très méfiant envers elle et envers « Dorortée », chez qui il décèle le mensonge. Il multiplie les mises en garde contre cette suivante trop entreprenante et contre la belle invisible qu’il juge beaucoup trop dissimulée pour être honnête. Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, alors que Climante accueille chez lui Isabelle et Dorise déguisées et masquées, Carlin, bien loin de trouver des charmes secrets chez cette grande Dame, la prend pour une voleuse (I, 4). De plus, il met en garde son maître contre « Dorotée » qui vient de lui faire un faux rapport sur l’identité de la belle inconnue (III, 7, v. 1047-1049). À Climante, qui lui demande ce qu’il pense de l’histoire que vient de raconter « Dorotée », Carlin répond :
Est-il possible, ô Dieux ! que vous la veuilliez croire ! Je jure que jamais je n’oüy tant mentir ;
Ensuite, à l’acte V, alors que Climante s’est décidé à rencontrer la belle invisible pour l’épouser, Carlin lui conseille encore une fois de se méfier de cette dame qui est suspecte puisqu’elle cache son visage. Il lui dit (V, 1, v. 1562-1570) :
Vous vous allez, Monsieur, brusler à la chandelle, Arrestez je vous prie, où courez-vous si fort ? Estes-vous asseuré de demeurer d’accord ? Et que cette beauté qu’on vous peint adorable, Ne soit point à vos yeux quelque objet effroyable ? C’est avoir, croyez-moy, le jugement mal sain, D’abandonner ainsi le seur pour l’incertain : Vous faites à vous mesme une trop rude guerre, Entre deux beaux coussins d’estre le cul en terre.
Il continue à la quatrième scène du cinquième acte, de mettre en garde son maître contre « Dorotée ». Il ne comprend pas la naïveté de Climante (v. 1640-1647) :
Mais pourquoy voulez-vous, Monsieur, adjouster foy Aux discours imposteurs de cette Dorotée ? Ne voyez-vous pas bien que c’est une effrontée Qui ne fait que mentir ?
Climante lui répond :
Non, tant que je vivray Je croiray Dorotée, elle a toûjours dit vray.
Carlin surenchérit :
Pour se mocquer de vous, elle s’est advisée De cette fourbe ici : Monsieur, elle est rusée Plus que vous ne pensez.
Enfin, en un vers lapidaire, il résume toute la situation de la pièce : en parlant d’Isabelle, il dit : « Elle mentit hier, et mentira demain. » (V, 6, v. 1708)
Nous voyons bien, grâce à ces remarques récurrentes de Carlin, combien son caractère terre à terre s’oppose au caractère romanesque de Climante.
Cependant, sa méfiance envers les femmes ne l’empêche pas de courtiser toutes les servantes qu’il côtoie, y compris « Dorotée », en qui il n’a aucune confiance. La scène dans laquelle il fait la cour à « Dorotée » est d’ailleurs très comique, puisqu’il veut impressionner la « servante » en utilisant un vocabulaire précieux : il joue sur le double sens du verbe « appeler » (qui signifie à la fois « interpeller » et « nommer »). Mais, comme « Dorotée » est en réalité une grande Dame, elle le remet immédiatement à sa place (II, 7, v. 675-678) :
Isabelle : Comment t’appelles-tu ? Carlin : Moy, comment je m’appelle ? Je ne m’appelle point : mais si tu veux, ma belle, Sçavoir comme on me nomme, on me nomme Carlin, Isabelle : A quoy te sert ici de faire le badin ?
Carlin courtise même plusieurs femmes en même temps, ce qui entraîne une scène hautement comique et très originale (IV, 3), dans laquelle il est aux prises entre Isabelle et Dorise, qu’il a toutes les deux séduites. Il est alors dans une situation bouffonne et n’arrive pas à se prononcer en faveur de l’une ou l’autre, situation qui, nous le verrons a inspiré Molière pour Dom Juan, lorsque le héros est en présence à la fois de Charlotte et Mathurine, auxquelles il a tour à tour fait la cour (II, 4).
Parallèlement à ces personnages typiquement espagnols, Léonor présente des caractères plus « français ». Elle représente le type même du « trompeur trompé ». Ce personnage n’est pas très sympathique et assez autoritaire. Léonor est fière et hautaine : elle emploie très souvent des impératifs et est désagréable avec tout le monde. C’est pourquoi le spectateur se réjouit de la voir ridiculisée à la fin de la pièce, tour qui était absent de la pièce de Montalván.
De plus, le décalage entre le vocabulaire tragique qu’elle emploie et la situation la rend elle aussi ridicule. En effet, elle ne cesse de traiter Climante de « perfide », d’« ingrat », d’« infâme », de « traître ». Lorsque la Dame masquée sort du cabinet de Climante, elle s’écrie :
Dy perfide, à present que tu n’es pas un traistre ? (I, 10, v. 335), Ah le traistre ! ah l’infame ! (v. 352), Traistre, n’espere pas de me revoir jamais. (v. 378), Si c’est avec dessein que je me satisface, Je ne le suis que trop de vos perfides traits ; Adieu, perfide, ingrat. (v. 384-386).
De même, lorsque la scène se reproduit à l’acte III, Léonor a la même réaction :
Si jamais je te voy, / Perfide, desloyal. (III, 4, v. 869-870), Va te cacher, infame, oses-tu bien paroistre ? (v. 871), Non, je n’écoute rien d’un traistre qui m’offence. (v. 876).
Enfin, le vocabulaire tragique atteint son paroxysme lorsqu’elle dit : « Ah ! je meurs de regret ! je brusle de courroux. » (v. 925).
Léonor est donc un personnage ridicule, puisqu’elle ne parvient pas à prendre du recul sur ce qui lui arrive.
Dans La Dame suivante, tous les personnages mentent, excepté Adraste, qui est un amoureux transis qui n’ose rien dire et surtout pas mentir. La vérité ne se dit qu’à voix basse. Cependant, si tous les personnages utilisent le mensonge, ces mensonges ne sont pas équivalents et il existe plusieurs types de mensonges différents.
Le mensonge volontaire est le plus utilisé dans La Dame suivante. Il peut avoir une fonction simplement dramatique, c’est-à-dire qu’il sert à faire progresser l’intrigue. Ces mensonges ne concernent qu’Isabelle et Dorise, les meneuses de l’histoire. Le mensonge est alors un moyen d’arriver à ses fins, et en l’occurrence un moyen de séparer Climante de Léonor et de lui faire aimer la belle invisible. Le but de ces mensonges volontaires employés par Isabelle et Dorise est donc la progressive conquête de Climante. Tous ces mensonges dont la fonction est dramatique sont, dans La Dame suivante, toujours étroitement liés au déguisement, que ce soit un déguisement avec masque, sans masque, ou uniquement verbal.
Au début de la pièce, Isabelle se fait passer auprès de Climante pour une femme poursuivie par son mari jaloux. Elle et sa suivante Dorise portent toutes deux un masque et une coiffe : le but de ce mensonge allié au déguisement est d’abord de sonder la générosité de Climante. Mais très vite, ce but évolue : après l’arrivée de Léonor, Isabelle, toujours masquée, sort du cabinet où elle était cachée et déclare qu’elle est la maîtresse de Climante. Son but se transforme alors : elle désire ruiner le couple Léonor-Climante pour préparer sa propre conquête de Climante dont elle s’est éprise. De même, à la quatrième scène du troisième acte, lorsque Dorise, après s’être rendue en cachette au logis de Climante, sort du cabinet et se fait passer pour la même Dame qu’au premier acte, elle déclare :
Je ne sçaurois comprendre Pour quel sujet, Climante, on me fait tant attendre ? (v. 843-844).
Cette scène est la stricte répétition de la dixième scène du premier acte. Le but de ce déguisement est le même que la première fois, c’est-à-dire de provoquer la rupture entre Léonor et Climante. En effet, le premier déguisement avait échoué et Léonor et Climante s’étaient réconciliés entre le premier et le deuxième acte. Dorise, qui est dans la confidence d’Isabelle, ne fait ici que l’aider.
Le deuxième stratagème employé par Isabelle pour arriver à ses fins est de se faire engager comme suivante par Léonor. Elle change alors de condition et de grande Dame devient suivante, ce qui lui permet de parler à Léonor et à Climante assez familièrement et de les fréquenter sans être véritablement connue d’euxA Theatre of Disguise, Studies in French Baroque Drama (1630-1660), French Literature Publications Company, Columbia, South Carolina, 1978, p. 98-99. Il écrit : « By utilizing this multiplications of guises Isabelle approaches her beloved from several different directions and profits from the apparently contradictory advantages of the poor woman (the familiarity with which she can speak to the hero and circulate unobserved) and of the rich lady (the obvious possibility of a marriage, the impression of great wealth, titles, etc.) ».
Enfin, les mensonges simplement verbaux sont très nombreux et ont eux aussi une fonction dramatique importante. En premier lieu, Dorise ment à Carlin, lorsque celui-ci lui court après afin de connaître l’identité de la grande Dame qui était cachée dans le cabinet. Après qu’elle a enlevé son masque et que Carlin a découvert que c’était elle, elle lui dit qu’elle était venue spécialement pour le voir (III, 4). Ce mensonge a pour seul but que Carlin la laisse partir et que le stratagème d’Isabelle reste secret, ce qui permet à l’intrigue de continuer.
Ces mensonges verbaux prennent ensuite souvent la forme de faux rapports. « Dorotée », après avoir feint de courir après la Dame inconnue pour, dit-elle, satisfaire sa curiosité, revient voir Climante après le départ de Léonor et lui fait une description très avantageuse de cette Belle (III, 6). Elle la décrit riche :
J’ay trouvé là dehors en sortant de ceans, Un superbe carosse, enrichi par dedans, Et doré par dehors, environné de Pages, (v. 965-968).
Elle est aussi extrêmement belle :
J’entre, et m’ostant son masque, elle fait que j’admire Un œil si gracieux, un visage si beau, Qu’il peut mettre d’abord mille Amans au tombeau : J’en suis, encor que fille, amoureuse, et proteste Que plus que de l’humain elle tient du Celeste. (v. 980-984).
Cette belle Dame lui aurait avoué la passion qu’elle a pour Climante. Isabelle la présente comme très romantique :
Et voulant passer outre, un orage de larmes Qui tomboit de ses yeux, accreut encor ses charmes : (v. 1007-1008).
Enfin elle conclut son discours en disant :
[…] asseurez-vous Climante, Qu’elle a beaucoup d’honneur, qu’elle est riche et puissante ; Je ne sçay pas son nom, mais pour sa qualité, Croyez qu’elle est plus grande encor que sa beauté. (v. 1015-1018).
Ce qui est très intéressant dans ce faux rapport est que le vrai est entremêlé avec le faux : Isabelle fait un portrait d’elle-même, à travers la bouche de « Dorotée ». Cette scène est une scène de séduction médiatisée, avec l’originalité cependant que la séductrice et la médiatrice sont une seule et même personne. Ce jeu de séduction ironique repose sur l’opposition entre le paraître et la véritable identité d’Isabelle. Le but de ce faux rapport est encore une fois la conquête de Climante. Après avoir brouillé Léonor et Climante, « Dorotée » essaie de faire en sorte que celui-ci tombe amoureux de la Belle invisible. Dorise fait à son tour un faux rapport à Climante (IV, 1) : elle ne dit qu’une partie de la vérité en affirmant que c’était bien elle qui était dans le cabinet, comme elle l’avait déjà dit à Carlin. Mais, pour confirmer le récit de « Dorotée », elle ajoute qu’elle était envoyée par une grande et belle Dame. Son mensonge concorde parfaitement avec celui de « Dorotée », ce qui sauvegarde l’innocence et la franchise de celle-ci, indispensables au déroulement de l’intrigue. En effet, si Climante perdait confiance en « Dorotée » et découvrait la ruse, l’intrigue serait terminée.
Le troisième faux rapport a lieu lorsque « Dorotée » vient annoncer à Climante que Léonor a décidé d’en épouser un autre, ce qui n’est pas encore vrai à ce moment de la pièce. Elle se permet à cette occasion de juger Léonor très sévèrement devant Climante, pour influencer le jugement de celui-ci. Ainsi, elle dit (IV, 4, v. 1235-1236) :
Puisqu’il faut dire tout, l’ingrate ailleurs s’engage, Et sans mentir, c’est trop pour un leger ombrage,
ou encore :
Cette arrogante à tort se croyant outragée Dessous le joug d’Hymen aujourd’huy s’est rangée. (v. 1244-1245).
Son but est ici d’exciter la haine de Climante à l’égard de Léonor et par là même de confirmer leur rupture. Ce mensonge aboutit au succès puisque Climante décide de se marier à son tour avec la Belle invisible :
Mais puisque sans sujet cette ingrate se vange, Et puis qu’elle a couru si promptement au change, Dy luy qu’elle m’a mis en telle extremité Que je veux l’imiter en sa legereté, Que je suis inconstant, puis qu’elle est infidelle, Et que je vais aussi me marier comme elle. (v. 1279-1284).
Enfin, à son retour chez Léonor, elle lui rapporte la discussion qu’elle a eue avec Climante, et le présente à son tour comme un ingrat et un inconstant qui se réjouit d’avoir rompu avec Léonor (IV, 9, v. 1449-1450) :
Il est homme, et l’estant, Se doit-on estonner de le voir inconstant ?
Bien plus, elle ajoute que pendant leur entretien, la même Dame que celle du cabinet entrait chez Climante :
Comme par mes discours je voulois le toucher, Cette Dame qu’il ayme, est aussi-tost entrée, M’estant bien aperçuë, ainsi comme je croy, Qu’ils se mocquoient tous deux, et de vous, et de moy. (v. 1470-1474).
Par ce mensonge, « Dorotée » souhaite cette fois-ci exciter la haine de Léonor à l’égard de Climante et confirmer une fois de plus leur rupture. Ce mensonge réussit également, car Léonor lui apprend qu’elle va se marier avec un jeune Cavalier.
Enfin, les mensonges verbaux se traduisent par des conseils insidieux. Ces mensonges ont encore une fonction dramatique, puisque, grâce à ces mauvais conseils donnés à Climante et Léonor, « Dorotée » les incite à se quitter mutuellement. Ainsi, après que Léonor et Climante se sont réconciliés, « Dorotée » explique à Léonor qu’elle n’aurait pas dû, après un tel affront, retourner auprès de Climante. Elle lui conseille de rompre avec lui, de peur qu’il ne recommence (III, 2, v. 795-800) :
Madame, vostre amour sans mentir est extréme ; De prendre ainsi plaisir à vous tromper vous-méme ; S’il cognoist une fois cette foiblesse en vous, Et s’il peut appaiser si tost vostre courroux, De tout avec le temps il se rendra capable, Et puis avecque luy vous serez miserable.
Mais ce mensonge est voué à l’échec puisque, si Léonor écoutait « Dorotée » et quittait Climante, « Dorotée » serait parvenue à son but dès le début du troisième acte, et toute l’action serait déjà terminée. Léonor lui répond donc : « Sans doute tu dis vray, mais je l’ayme, tay-toy, » (v. 801).
De la même façon, après avoir vu Dorise, déguisée en grande Dame, sortir du cabinet, « Dorotée » excite Léonor contre Climante et lui conseille de rompre définitivement avec lui (III, 4, v.857-58) :
Que voy-je ! justes Dieux ! Madame, souffrez-vous cette injure à vos yeux ?
Elle ponctue toutes les excuses de Climante par des réflexions destinées à le mettre dans l’embarras : « L’impudence est notable » (v. 861), ou encore :
Apres un tel mespris, peut-il avoir le front D’oser paroistre encor ? Madame, il en fait gloire, Je le voy de mes yeux, et j’ay peine à le croire. (v. 866-868).
Cette fois-ci, ces conseils atteignent leur but puisque, à partir de cette scène, il n’y a plus aucune conversation directe entre Léonor et Climante, mais leur rapport est toujours médiatisé par « Dorotée », ce qui facilite amplement son dessein. Enfin, « Dorotée » conseille explicitement à Climante de quitter Léonor (IV, 4, v. 1231-1232) :
Si j’estois que de vous, sans consulter personne, Je la quitterois là comme elle m’abandonne.
D’autres mensonges volontaires ont une fonction, que l’on pourrait appeler rhétorique, ou ludique, puisqu’ils ne sont en rien nécessaires au déroulement de l’intrigue. Ce type de mensonge « suscite des complications constamment et gratuitement renouvelées puisqu’il suffirait d’un mot du personnage déguisé pour que tout rentre dans l’ordre (et que l’action s’arrête) ; obstacle qui engendre l’hésitation prolongée entre l’être et le paraîtreEsthétique de l’identité dans le théâtre français, 1550-1680, le déguiszement et ses avatars, p. 91.
CLIMANTE.
Obligez-moy devant De me permettre au moins d’avoir cet avantage De contempler les traits de ce parfait visage. ISABELLE.
Vous faites là, Monsieur, un fort mauvais souhait, Et vous en allez estre assez mal satisfait. Comme elle veut oster son masque on frappe à la porte.
Toutesfois pardonnez, on frappe à cette porte :
De plus, dès la quatrième scène du troisième acte, Léonor quitte définitivement Climante, et le but d’Isabelle est ainsi pratiquement atteint : elle n’aurait qu’à se présenter devant Climante sous sa propre identité et dire qu’elle était elle-même la belle invisible pour achever sa conquête. Or, elle conserve son déguisement et continue de mentir. La seule fonction du déguisement et des mensonges qui l’accompagnent est de créer des quiproquos afin de faire douter les personnages. Cette fonction de confusion entraîne un jeu sur les apparences. Ces mensonges et déguisements font en sorte qu’on ne sait plus qui est qui, qui pense quoi, etc. En cela, ces déguisements sont baroques. La confusion touche tous les personnages : Adraste croit voir son Isabelle partout, et il la voit en réalité mais est dissuadé par son entourage. Il y a également confusion pour Climante, qui ne comprend pas le dessein de la belle inconnue, qui est contrarié de son comportement et qui finalement tombe amoureux d’elle sans avoir jamais vu son visage. Carlin, quant à lui tombe amoureux de « Dorotée », qui est en fait une grande Dame. Enfin, Léonor, déjà trompée dans son amour, joue ensuite le rôle du « trompeur trompé », puisqu’elle confie à sa rivale, qu’elle croit être sa suivante, le soin de se faire épouser par Climante, ce qui est précisément le dessein d’Isabelle. Ainsi, elle dit (V, 2, v. 1620-1622) :
La vengeance seroit conforme à mon desir, Ayant, comme il a fait, refuse la Maistresse, S’il prenoit la Suivante.
Toute l’intrigue du cinquième acte est secondaire et non nécessaire ; son seul intérêt est de rendre Léonor ridicule, et ainsi de plaire au public. La fonction de ce double mensonge de Léonor à Climante et d’Isabelle à Léonor est strictement ludique : il contente à la fois Isabelle, Climante et le spectateur omniscient. Les paroles à double entente et les équivoques sont révélatrices de la confusion de Léonor : ces paroles sont ambiguës puisqu’elles ont un sens anodin pour celui auquel elles semblent s’adresser (Léonor), et une toute autre signification pour le personnage qui les prononce (Isabelle) ou pour le spectateur. Isabelle dissimule des paroles assez noires, dont Léonor, la future victime, ne soupçonne pas un instant qu’elles sont annonciatrices de sa perte. Ces paroles sont porteuses d’ironie linguistique, puisqu’elles contiennent un signifiant et deux signifiés (le signifié latent et le signifié patent). Le locuteur et le complice (ici, le spectateur omniscient) saisissent les deux signifiés, alors que la cible ne reçoit que le signifié patent. Ainsi, « Dorotée » assure sa maîtresse de son dévouement de façon très ambiguë (II, 3, v. 575-576) :
Je puis en vous servant aussi me satisfaire, Le temps vous fera voir ce que je sçauray faire.
Léonor, sans se douter du dessein d’Isabelle, se félicite du dessein de celle-ci :
Vas, si tu me sers bien, croy que la recompense Surmontera, ma fille, encor ton esperance ; Tu ne serviras pas chez moy bien longuement, Sans estre mariée à ton contentement. (v. 599-602).
Léonor, sans le savoir, annonce sa perte, ce qui rend ses paroles porteuses d’ironie. La réponse d’Isabelle est explicite pour le spectateur averti :
C’est, à n’en point mentir, le seul but où j’aspire, Vous m’offrez en ce point tout ce que je desire ; (v. 603-604).
De même, après que Léonor a demandé à Isabelle de l’aider à se venger de Climante, Isabelle lui affirme (IV, 9, v. 1493-1494) :
[…] et tenez pour certain Que je viendray sans peine à bout de mon dessein.
ce à quoi, Léonor, naïve, répond :
Je croy que ton esprit peut entreprendre tout, Et si je ne me trompe, en venir bien à bout. (v. 1497-1498).
Enfin, dans la deuxième scène du cinquième acte, Isabelle a proposé à Léonor un plan pour se venger de Climante : elle se fera passer pour Lizène et se mariera avec lui. Léonor, inquiète du succès de sa vengeance, lui demande (V, 2, v. 1617-1619) :
LEONOR.
Sans s’informer de toy, penses-tu qu’il souhaite T’espouser sur le champ ? ISABELLE.
Je tiens la chose faite. Vous en aurez sans doute aujourd’huy le plaisir.
Puis Isabelle précise :
Vous ferez ma fortune en vous vengeant de luy, Et sçaurez ce que vaut Dorotée aujourd’huy. (v. 1623-1624).
Ces déguisements et ces mensonges ont une fonction ludique, puisqu’ils suscitent des complications gratuites en prolongeant les hésitations entre l’être et le paraître.
Certains personnages mentent involontairement, c’est-à-dire qu’ils sont obligés de mentir pour cacher une vérité dont ils ne sont pas responsables et qui déplairait à l’interlocuteur ou susciterait sa colère si elle était dévoilée. Ces mensonges sont donc des mensonges imposés ou mensonges de défense. Ils ne sont plus liés à un déguisement et sont surtout employés par Climante et Carlin. Ainsi, Climante, pour ne pas dévoiler à Léonor qu’il cache une Dame dans son logis, ce qu’elle pourrait mal interpréter, invente un prétexte pour qu’elle n’aille pas chez lui et prétend qu’il doit sans délai offrir son service à son ami Adraste qui se bat en duel (I, 6). De même, à la scène 9 de l’acte I, alors que c’est Isabelle qui est dans le cabinet de Climante, celui-ci dit à Adraste :
Cher Adraste, je veux vous parler franchement ; Leonor est entrée en cet apartement, Qui d’autre que de moy ne veut point estre veuë : Elle est preste à sortir. (v. 289-292)
Adraste sort de chez Climante et rencontre Léonor dehors, qui vient voir son amant. Ce mensonge de Climante est nécessairement destiné à l’échec, puisqu’il va à l’encontre du projet même d’Isabelle, qui constitue toute l’intrigue.
Enfin, Carlin est également obligé de mentir à son maître (III, 4) : il sait que la Dame cachée dans le cabinet de Climante était sa propre amoureuse Dorise, mais il craint que son maître ne se mette en colère en l’apprenant, étant donné que la venue de celle-ci a provoqué la rupture définitive entre Léonor et lui. Il dit donc à Climante qu’il ne connaît pas l’identité de la Dame du cabinet. Mais ce mensonge est lui aussi nécessairement lié à l’échec : entendant « Dorotée » décrire la Belle invisible, Carlin décèle chez elle le mensonge et en informe Climante. Il dit alors que la belle Dame n’était autre que Dorise qui venait pour le voir.
On sait que le mariage est l’élément structurant de la comédie. Toute comédie doit aboutir à une fin heureuse. Nous pouvons cependant nous demander pourquoi d’Ouville a choisi de faire triompher celle qui ment à tous et détruit l’amour des autres, ce qui nous semble aller à l’encontre de toute morale. En effet, il aurait très bien pu faire en sorte que Léonor et Climante se marient après avoir découvert la fourbe d’Isabelle, ce qui, d’ailleurs, aurait rendu leur comportement plus vraisemblable.
Un premier élément de réponse serait que le déguisement, dans toutes les pièces du dix-septième siècle où il est employé, est toujours lié à la réussite. Georges Forestier écrit : « À la racine même de l’idée de déguisement, il y a le concept de réussiteEsthétique de l’identité dans le théâtre français, 1550-1680, le déguisement et ses avatars, p. 139.
D'ailleurs, puisque Léonor est présentée comme un personnage autoritaire, hautain et fier, bref, un personnage antipathique, il est tout à fait moral qu’elle soit ridiculisée à la fin de la pièce. Cependant, le spectateur éprouve de la pitié à l’égard de Léonor et peut-être Léonor est-elle antipathique précisément parce que son amour est détruit par « Dorotée ». Dès sa première apparition, elle est confrontée au mensonge de Climante et elle se croit trahie par celui-ci. Ses réactions violentes et colériques sont alors excusables, et sa fierté est sans doute une réponse défensive face à l’attitude inconstante de Climante.
Cependant, Isabelle n’est pas non plus présentée comme quelqu’un de sympathique: elle est égoïste et veut assouvir sa passion par tous les moyens. Elle est cruelle avec Adraste (acte I, scène 5), n’éprouve aucune compassion pour lui, et, alors que Léonor la traite gentiment et l’accueille avec confiance dans son logis, elle fait entendre des paroles à double entente qui, même si elle réjouissent le spectateur par leur ambiguïté même, sont porteuses d’une ironie grinçante qui le met mal à l’aise. Isabelle, lorsqu’elle ruine le couple Léonor-Climante, n’est donc pas sympathique ni non plus excusable.
La seule réponse possible à cette absence de morale flagrante est que d’Ouville, peu soucieux de moralité, est bien plus préoccupé de plaire au spectateur en multipliant les quiproquos et les confusions, ce qui est très original dans le théâtre français du dix-septième siècle. En effet, les dramaturges du dix-septième siècle, pour réhabiliter le théâtre auprès de l’Eglise qui y voit un modèle de dépravation et qui influence un grand nombre de spectateurs, cherchent à légitimer leurs pièces en leur attribuant une fonction moralisatrice et instructrice, souvent appelée à contre sens fonction « cathartique » : les spectateurs, par identification avec les personnages, désireraient corriger leurs moeurs par le rire (Castigat ridendo mores). D'Ouville, bien loin de suivre ce mouvement, ne cherche même pas à dissimuler l’absence de morale de son personnage principal sous le couvert d’une moralité apparente. Son unique désir est de plaire, et il ne s’en cache pas.
Le thème de la séduction invisible est très fréquent au dix-septième siècle : d’une part, ce thème de la conquête masquée est souvent employé sous sa forme romanesque. Scarron, dans la première partie du Roman comique (1651) adapte une nouvelle espagnole de Solórzano pour en faire son chapitre IX : Histoire de l’amante invisible. Au même moment, Madeleine de Scudéry, dans la sixième partie de son Grand Cyrus raconte un long épisode de même inspiration. D’autre part, sous sa forme dramatique, le thème de la conquête masquée apparaît dans plusieurs comédies : L’Esprit folet d’Ouville (1638), La Jalouse d’elle-même (1648) et La Belle invisible (1656) de Boisrobert, Les Engagements du hasard (1649) et Le Charme de la voix (1656) de Thomas Corneille, ou encore L’Amante invisible de Nanteuil (1672).
Le choix de ce thème dans La Dame suivante confirme le fait que le seul but d’Ouville est de plaire. En effet, ce thème est lié à l’invraisemblance puisqu’il met en scène l’acceptation de l’illusion : Climante se persuade que la Belle inconnue est un être idéal nettement supérieur à Léonor. Au lieu d’expliquer à Léonor qu’il est réellement innocent et essayer de la reconquérir, il préfère l’abandonner pour rejoindre cette belle Dame qu’il n’a jamais vue et avec qui il n’a échangé que quelques mots. Climante a le choix entre Léonor et cette inconnue et il entreprend la conquête de la Belle invisible, choisissant, comme le lui dit son valet Carlin, « d’abandonner ainsi le seur pour l’incertain. » (V, 1, v.1568). Ce choix dangereux consiste à « lâcher la proie pour l’ombre », comme le dit G. ForestierOp. cit., p. 550.
Il faut d’ailleurs être généreux pour « lâcher la proie pour l’ombre », ce qui explique l’attitude méfiante du valet Carlin à l’égard de la Belle invisible. Celui-ci contredit sans cesse le jugement favorable de son maître. Carlin soupçonne cette inconnue d’avoir de mauvaises intentions et doute constamment de sa beauté :
Estes -vous asseuré de demeurer d’accord ? Et que cette beauté qu’on vous peint adorable, Ne soit point à vos yeux quelque objet effroyable ? (V, 1, v. 1564-1566).
L'illusion est reine et l’acceptation du masque suppose une libre adhésion de la victime du masque, adhésion qui est injustifiée, si ce n’est par les nécessités de l’intrigue et les aspects de confusion qui lui sont liées. L'intrigue est alors nettement supérieure à la psychologie du personnage, ce qui confirme le fait que la seule fonction de la comédie chez d’Ouville est de plaire au public.
La Dame suivante a eu un succès non négligeable, puisqu’alors qu’elle a été créée en 1643, elle figure encore au répertoire de l’Hôtel de Bourgogne en 1646-47Mémoire de Mahelot, p. 52.
Le sujet de L’Héritier ridicule de Paul Scarron (1649) est très proche de celui de La Dame suivante d’Ouville : Léonor séduit Dom Diègue et l’enlève à Hélène, comme Isabelle sépare Léonor de Climante. L’héroïne Léonor est, comme Isabelle, poursuivie par un soupirant qu’elle veut éviter, Dom Juan. Plus précisément, une scène de L’Héritier ridicule présente Hélène qui, alors qu’elle rend visite à Léonor, trouve son ancien amant dans le cabinet de celle-ci :
HELENE.
Sa chambre est magnifique. PAQUETTE.
Elle n’espargne rien Pour estre bien meublée. HELENE.
L’agreable tapis pour estre de moquette ! Ce cabinet est riche et plein de bons tableaux. PAQUETTE.
Je ne sçay s’ils sont bons, mais je les trouve beaux. HELENE.
N’y vois-je pas quelqu’un ? quel homme pourroit-ce estre ? (IV, 2, v. 1006-1011)
Elle trouve alors dans le cabinet Dom Diègue, son amant. Cet effet de surprise est déjà présent dans La Dame suivante, lorsque Léonor est chez Climante et lui admire son appartement :
LEONOR.
Sans mentir, cette chambre est curieuse et belle, Cette tapisserie est de façon nouvelle ; Où sont vos beaux Tableaux ? CLIMANTE.
Dedans mon cabinet. (I, 10, v. 319-321)
Climante empêche Léonor d’entrer, mais au même moment, Isabelle en sort ; Léonor se croit trahie et s’en va, furieuse. Cette scène se reproduit, et la même équivoque sur les « beaux tableaux » a lieu, lorsque Léonor, réconciliée avec Climante, lui dit :
En attendant qu’on serve, allons voir vos tableaux Dedans ce cabinet, on dit qu’ils sont fort beaux. Y tenez-vous encor quelque vive peinture ? (III, 3, v. 833-835)
Climante proteste que c’est lui faire injure, mais au même moment, Dorise sort du cabinet, déguisée en grande Dame, et une fois de plus, Léonor s’en va, furieuse. Ces vers ont sûrement inspiré Scarron, lorsqu’il fait dire à Hélène :
Ce cabinet est plein de peintures fort belles, Qui divertissent bien. (IV, 2, v. 1019-1020)
Evidemment, il y a quelques différences entre les deux passages (chez Scarron, par exemple, Hélène est chez son amie Léonor et non pas chez son amant), et l’on peut se dire que l’évocation du cabinet de peinture n’a rien d’original au dix-septième siècle, puisqu’il est très à la mode dans l’aristocratie, en tant que lieu de méditation où l’on peut se retirer. Cependant, la situation et les équivoques sont trop proches pour que Scarron n’ait pas pris connaissance du texte d’Ouville avant d’écrire cette scène de L’Héritier ridicule.
Une autre analogie est indiscutable : Dom Diègue, pour punir une maîtresse trop intéressée, décide de lui faire épouser son laquais (II, 5). De la même façon, Léonor, pour se venger de l’inconstant Climante, a l’idée de lui faire épouser « Dorotée », qui n’est qu’une simple suivante :
La vengeance seroit conforme à mon desir, Ayant, comme il a fait, refuse la Maistresse, S’il prenoit la Suivante. (V, 2, v. 1620-1622)
L’humiliation est la même pour Hélène et pour Léonor, lorsque le subterfuge est dévoilé. Ainsi, Dom Diègue dit à Hélène : « Vous m’avez pris pour dupe, un laquais vous a prise ; » (V, 4, v. 1532), de la même façon que Léonor, pensant humilier Climante, lui dit : « Tu quittes la Maistresse pour prendre la Suivante. » (V, 8, v. 1813).
Une fois encore, il demeure des différences entre les deux scènes : dans La Dame suivante, la suivante n’en est pas une en réalité, Léonor se console en épousant Adraste alors que chez Scarron, Hélène, humiliée, reste toute seule. Cependant, les situations sont trop similaires pour que la ressemblance soit fortuite.
Il faut toutefois noter que ces ressemblances entre L’Héritier ridicule et La Dame suivante sont déjà présentes entre les deux originaux espagnols dont ces pièces s’inspirent, La Doncella de labor de Montalván et El Mayorazgo figura de Solórzano. Mais comme l’écrit Roger Guichemerre,
les jeunes filles assez hardies pour arracher un galant à une rivale, les galants surpris chez une autre femme, les déguisements, sources de quiproquos piquants, sont monnaie courante dans la
comedia. Ici l’imitation est flagranteVoir GUICHEMERRE, Roger, dans son édition de .L’Héritier ridicule ou La Dame intéressée, dans l’introduction, p. XXV, note 2.
De plus, le double modèle de La Dame suivante et de L’Héritier ridicule a sans doute suggéré à Molière l’intrigue des Précieuses ridicules, où, de la même façon que Léonor, chez d’Ouville, souhaite se venger de Climante en lui faisant épouser une suivante, de même deux galants, La Grange et Du Croisy, dédaignés par les deux jeunes filles qu’ils recherchaient en mariage, travestissent leurs laquais en gentilshommes pour se venger des deux coquettes et les humilier. Henry Carrington Lancaster émet cette hypothèse et conclut en disant : « C’est comme si Mascarille et Jodelet se révélaient gentilshommes, après que La Grange et Du Croisy les ont aidés à obtenir les femmes qu’ils aimaientA History of French dramatic Literature in the seventeenth Century, Part II, vol. II, p. 433.La Dame suivante a donc certainement inspiré Molière.
Enfin, une scène originale et hautement comique de La Dame suivante est reprise dans Dom Juan. Nous y voyons le valet Carlin aux prises avec deux suivantes, « Dorotée » et Dorise, qu’il a tour à tour séduites. Chacune, jalouse de l’autre, lui demande de choisir entre elles deux :
CARLIN
à Dorise, bas.Vien-çà, tai-toy badine, Va, je n’en veux qu’à toy, ne le vois-tu pas bien ? ISABELLE
à Carlin.Vien-çà, que luy dis-tu ? CARLIN.
Moy, je ne luy dis rien. DORISE
à Carlin.Or sus declare-toy, dis à qui tu veux estre, Je veux sçavoir ici si tu n’es pas un traistre. ISABELLE
à Carlin.Parle donc promptement. CARLIN
bas.J’ay les sens tout confus, L’une est belle, il est vray, mais l’autre a des escus, Je voudrois bien avoir toutes les deux ensemble. DORISE.
Comment ? tu ne dis mot, parle donc, que t’en semble ? CARLIN
bas à Dorise.Dorise, vois-tu pas que je n’en veux qu’à toy ? DORISE
à Isabelle.Ecoutez ce qu’il dit ? ISABELLE.
Que dis-tu ? parle à moy. CARLIN
bas à Isabelle.Je dy que c’est à toy seule à qui je veux plaire. (IV, 3, v. 1200-1211)
Cette scène n’est pas sans rappeler la situation de la quatrième scène du deuxième acte de Dom Juan, où le héros de Molière doit se justifier devant Charlotte et Mathurine, deux paysannes auxquelles il a fait la cour. Là aussi, Charlotte et Mathurine se disputent entre elles avant de demander des explications à Dom Juan et de le forcer à en choisir une des deux ; de la même façon que dans La Dame suivante, le séducteur résout le problème en assurant chacune tour à tour de la sincérité de ses sentiments :
MATHURINE. […] c’est moi, et non pas vous, qu’il a promis d’épouser.
[…] CHARLOTTE. A d’autres, je vous prie ; c’est moi, vous dis-je.
MATHURINE. Vous vous moquez des gens ; c’est moi, encore un coup.
CHARLOTTE. Le vlà qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.
MATHURINE. Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
CHARLOTTE. Est-ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l’épouser ?
DOM JUAN,
bas, à Charlotte. Vous vous raillez de moi.MATHURINE. Est-il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?
DOM JUAN,
bas, à Mathurine. Pouvez-vous avoir cette pensée ? (II, 4, l.46-63, dans la collection Classiques Larousse.)
Evidemment, Dom Juan fait preuve de beaucoup plus d’habileté que le pauvre Carlin, mais nous retrouvons chez d’Ouville et chez Molière la même situation comique et le même mouvement scénique
Il n’existe qu’une seule édition de La Dame suivante, imprimée à Paris, en 1645 par Toussainct Quinet. Quatre exemplaires ont été conservés dans des bibliothèques publiques. À chaque fois, la pièce La Dame suivante fait partie d’un receuil factice. En voici les références :
– B.N. Rés. Yf. 314 = MFICHE Rés. Yf. 314 = microforme P94/665 = MICROFILM M.16837 = microforme R108387 Recueil de comédies, contient dans l’ordre : La Coifeuse à la mode, L’Esprit folet, La Dame suivante, L’Absent chez soy et Les Fausses Veritez.
– B.N. Rés. Yf. 544 (support imprimé, in-4°, [VIII]-168 p.). Ce recueil, intitulé Recueil de comédies, contient dans l’ordre : L’Esprit folet, La Coifeuse à la mode, La Dame suivante, Les Fausses Veritez et L’Absent chez soy. On a relié par erreur, entre les pages 80 et 81, Les Fausses Veritez et L’Absent chez soy.
– Arsenal : Rf. 6.610. (support imprimé, in-4°, [VIII]-168 p.). Ce recueil, intitulé Comédies du Sieur d’Ouville, contient dans l’ordre : L’Esprit folet, Les Fausses Veritez, L’Absent chez soy, La Dame suivante et La Coifeuse à la mode.
– B.M. Rouen : Norm. m. 714 (support imprimé, in-4°, [VIII]-168 p.). Ce recueil factice contient, outre Les Fausses Veritez et La Dame suivante d’Ouville, La Clarimonde de Baro et Agesilan de Colchos de Rotrou.
Les deux exemplaires de la BNF et celui de la BM de Rouen sont identiques. L’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal contient une variante : au vers 1814 est inscrit « Dieuz ! » alors que les trois autres exemplaires donnent « Dieux ! ». Nous avons suivi, pour établir notre texte, celui de la bibliothèque de l’Arsenal ( Rf. 6.610 ) ; en voici la description :
(1) : LA / DAME / SUIVANTE. / COMEDIE. / (Vignette) / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, / au Palais, sous la / montée de la Cour des Aydes. /M. DC. XXXXV. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
(2) : verso blanc.
(3-6) : A / MONSEIGNEUR / LE DUC / DE GUISE, &C. / MONSEIGNEUR. (épître dédicatoire ).
(7) : EXTRAICT DU PRIVILEGE DU ROY. (avec l’achevé d’imprimer en date du 8 août 1645).
(8) : LES ACTEURS.
1-168 : le texte de la pièce, précédé d’un rappel du titre en haut de la première page.
Pour établir le texte, nous avons suivi la leçon de cette unique édition. Nous avons respecté l’orthographe et la ponctuation originales. Nous avons cependant effectué quelques modifications d’usage qui en rendent la compréhension plus facile :
– nous avons apporté les modifications traditionnelles aux usages typographiques qui pourraient gêner le lecteur d’aujourd’hui. Ainsi, nous avons distingué les voyelles i et u des consonnes j et v, conformément à l’usage moderne ;
– nous avons supprimé le tilde qui était employé pour indiquer la nasalisation d’une voyelle, et avons décomposé ces voyelles nasales en voyelle + consonne ;
– nous avons décomposé la ligature & en et, de même que le en ss ;
– nous avons corrigé certains accents, pour distinguer là adverbe et la article et où adverbe de ou conjonction de coordination.
– nous avons respecté la graphie originelle des mots r’entrer et n’aguere.
– enfin, nous avons corrigé la ponctuation lorsque celle-ci ne nous paraissait pas pertinente. Il faut cependant savoir qu’au dix-septième siècle, la ponctuation était orale, puisque la poésie était un type d’écriture destiné à être exclusivement dit à voix haute. La ponctuation était vocale, destinée à marquer des pauses dans le discours et non pas syntaxique, comme c’est le cas aujourd’hui, où elle est destinée à être comprise par la vue seule. Ainsi, la virgule marquait une petite pause dans le discours à voix haute : il est d’ailleurs fréquent qu’une tirade se termine par une virgule, ce qui signifie que le personnage a été interrompu alors qu’il n’avait pas fini sa phrase et n’a donc pas baissé la voix. De même, le point d’interrogation était, au dix-septième siècle, autant un signe d’intonation qu’une marque grammaticale. Il n’est donc pas étonnant de voir un point d’interrogation conclure une phrase affirmative, puisqu’il est la marque d’intonation d’un personnage ému. Le point lui-même peut être un point d’intonation et figurer là où nous attendrions en français moderne un point d’interrogation, signifiant alors que l’interrogation est purement oratoire, sans montée de voix. Cependant, il arrive que la ponctuation du texte original ne soit pas pertinente ; nous avons alors procédé à des corrections, dont nous avons relevé les occurrences dans la liste des rectifications ci-dessous.
Un astérisque* à la fin d’un mot renvoie le lecteur au lexique, pour une définition du mot en usage au dix-septième siècle, dont la définition actuelle différerait.
Nous donnons ci-dessous la liste des erreurs et coquilles qui ont été corrigées dans le texte que nous proposons.
Vers 40 aumoins / 156 Jene / 199 faire :
vers 410 me gesne m’embarasse, / 447 estrange ? / 463 propices ? / 509 regardant / 528 Je l’aime / 598 fatisferez / 618 tu passe / 642 Excusez-là, / 754 plaisir ;
page 71 ( première didascalie ) masque. / 765 desseins ? / page 95 ( entre les vers 991 et 992 ) CARLIN. / 998 Amours ? / 1048 vueilliez / 1080 tu monstre / 1081 tu l’a dis,
vers 1150 je la suis / 1179 jusques à / 1243 outragée / 1245 où / page 125 (entre les vers 1352 et 1353) ADRATSE. / 1384 vo9 / 1468 qu’il est ? / 1491 cet offence :
vers 1544 ceda / 1610 prins / 1611 exprez moy. / 1637 l’heure sans, doute, / 1771 en vous tesmoignant / 1774 vous oublier / page 161 (entre les vers 1781 et 1782) avec suitte Climante / 1814 Dieuz ! / 1846 Qui ferois-je, / 1857 Nais / 1881 qu’il soit, nuict
MONSEIGNEUR ,
Encor que VOSTRE ALTESSE ne se doive abbaisser qu’à des choses serieuses, elle me pardonnera, s’il luy plaist, si je prens la hardiesse de me servir de son nom pour la protection de cet ouvrage que je mets au jour. Quand le monde sçaura qu’il luy a pleu par deux fois de suite voir la representation de cette Piece, & qu’elle y a trouvé beaucoup de divertissement, comme elle mesme m’a fait l’honneur de m’en asseurer, je suis tres certain que personne ne la trouvera mauvaise. Cette particularité donc m’estant necessaire pour faire taire les critiques, V.A. trouvera bon, MONSEIGNEUR, que je me serve de toutes mes pieces en une chose qui m’est d’une telle consequence. Si V.A. estime cet ouvrage indigne d’elle, je me console, que pour grand qu’il puisse estre, il n’aura jamais cette qualité. Cette Comedie a eu l’heur
MONSEIGNEUR,
DE VOSTRE ALTESSE,
Le tres-humble, & tres-
obeïssant serviteur,
D’OUVILLE
Fin du premier Acte.
Fin du second Acte.
Fin du troisiesme Acte.
Fin du quatriesme Acte.
Fin de la Comedie de la Dame Suivante.
Par grace & Privilege du Roy donné à Paris le vingt-cinquiesme jour de Juillet 1645. Signé, Par le Roy en son Conseil, LE BRUN. Il est permis à TOUSSAINCT QUINET Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une pièce de Theatre intitulée, La Dame Suivante Comédie, Par le sieur d’Ouville, durant le temps & espace de cinq ans, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer : Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires & autres, de contrefaire ledit Livre, ny le vendre ou exposer en vente à peine de trois mil livres d’amende, & de tous despens
Achevé d’imprimer pour la premiere fois lehuictiesme Aoust 1645.
Les Exemplaires ont esté fournis.