Fascinant destin que celui des Précieuses, cette mystérieuse catégorie de femmes dont Molière, à en croire le titre de sa première comédie publiée, prétend dépeindre les ridicules, mais sous les traits desquelles il offre en réalité la parodie des usages d’un monde galant dont les codes sophistiqués et le goût prononcé pour les bagatelles littéraires et les innovations langagières contenaient en germe tout le sel d’une savoureuse farce vouée à s’attirer les bonnes grâces d’un public mondain. Puissante invention littéraire en laquelle on a voulu voir, avec un acharnement aveugle, une réalité socio-historique dont les historiens de la littérature se sont efforcés depuis le XIXe siècle, non sans peine et sans nombre de paradoxes, d’identifier les contours, là où ces figures purement fantasmatiques ne se révèlent être que l’incarnation artificielle, dans quelques personnes disparates et quelques rares figures littéraires, des défauts réputés féminins et des craintes masculines de voir les femmes prendre trop de pouvoir dans le domaine de la culture et du sexe. Énigmatique personnage que celui d’Antoine Baudeau de Somaize, plagiaire maladroit de Molière, promu au rang de témoin de la préciosité grâce aux « reportages » facétieux qu’il en a laissés dans ses Dictionnaires, rédigés à la hâte dans la foulée de ses Véritables Précieuses et de sa mise en vers des Précieuses ridicules, afin de profiter au mieux des bénéfices de cette vogue littéraire qui s’épanouit grâce au succès de la pièce de Molière.
Succès triomphal en effet, tout autant qu’inattendu, dont l’histoire est une indispensable prémisse à l’introduction des deux pièces de Somaize car, quoiqu’il en coûte à l’image de ce dernier, la partie émergente de son œuvre doit indiscutablement son existence à la farce de Molière. Les trois publications des Précieuses ridicules, des Véritables précieuses et des Précieuses ridicules nouvellement mises en vers sont intrinsèquement liées, et leurs destins indissociables. C’est en effet la franche ovation saluant la création de la première qui pousse Jean Ribou, libraire peu scrupuleux, à tenter de publier le texte de Molière pour son propre compte, de concert avec Somaize, alors même que la pièce est toujours à l’affiche du Petit-Bourbon. Le 18 janvier 1660 est ainsi enregistré sur le livre de la communauté des libraires un privilège de sept ans, obtenu le 12 janvier, valable non seulement pour cette copie dérobée des Précieuses ridicules mais aussi pour Les Véritables précieuses, c’est-à-dire pour la pièce de Molière et pour son avatar, de la plume de Somaize, dont la première édition se gardera bien de mentionner le nom, tout comme le privilège oublie de mentionner celui de Molière. Jean Ribou aura probablement obtenu le texte des Précieuses ridicules grâce à des « tachygraphes », ces spécialistes de la saisie à la volée des pièces de théâtre à succès, des beaux sermons ou encore des belles plaidoiries, au profit de riches personnes privées ou de libraires mal intentionnés. La manœuvre sera pourtant contrée à temps, forçant Molière à publier sa pièce avant Jean Ribou, a contrario, vraisemblablement, de ses intentions. Non pas, comme l’allègue Somaize dans sa préface, sous couvert de fausse vertu et de fausse modestie, mais plutôt pour préserver le renom que ce succès assurait à ses comédiens, récemment arrivés à Paris après douze ans de tournée en province, aux côtés des prestigieuses troupes du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne, en profitant au mieux de l’exclusivité de la pièceLes Précieuses auront connu cinquante-cinq représentations au total, dont quarante-quatre durant les douze premiers mois, auxquelles s’ajoutent les « visites », ces représentations privées données chez quelque grand.e siècle, selon lesquels une petite comédie en un acte et en prose ne méritait pas un tel sortL’Etourdi et Le Dépit amoureux, régulièrement jouées au Petit-Bourbon. Il se livre également dans les salons à la lecture d’extraits de son Don Garcie de Navarre. Pour sa première publication, il aurait probablement désiré frapper un grand coup avec ces pièces sérieuses.Les Précieuses ridicules, dont la force théâtrale repose en grande partie sur le jeu des comédiens, avaient en outre bien plus à gagner à être représentées qu’à être lues. Toujours est-il que Guillaume de Luyne, le plus important des trois libraires du Palais, qui s’était spécialisé avec Sercy dans la littérature galante, s’entend avec Molière, lequel garde ainsi un certain contrôle sur l’impression du texte, pour contrer Jean Ribou en le prenant de vitesse. Après l’émission, d’un nouveau privilège à son nom le 19 janvier, enregistré le 20 tout en rayant celui de Jean Ribou, avec interdiction formelle de vendre toute autre édition, la pièce paraît neuf jours plus tard : une impression-éclair qui coupe l’herbe sous le pied de Jean Ribou. Cependant, ce dernier ne s’interdit pas de publier la production de Somaize, comédie en prose et en un acte modestement intitulée Les Véritables précieuses, sous le privilège qui avait été annulé, antidatant
l’achevé d’imprimer, qu’il date du 7 janvier. Un subterfuge visant à faire croire que l’impression avait été effectuée à temps avant l’annulation, alors même que la préface de Somaize, « chef d’œuvre d’insolence et de provocation »Duchêne Roger, Molière, Fayard, 1998, p. 240. Véritables précieuses. Les Précieuses ridicules, prétendant améliorer la facture d’une œuvre dont l’auteur est censé être un ennemi. Une mise en vers qui paraît encore chez le fidèle Ribou, précédée d’une longue et inhabituelle élégie à Marie de Mancini, avec un achevé d’imprimer daté du 12 avril 1660, sous le titre exact des Précieuses ridicules, comédie représentée au Petit Bourbon, nouvellement mises en vers. S’il mentionne la troupe qui la représente, le volume se garde bien de faire mention de l’auteur originel…
Si certains historiens du théâtre présupposent leur représentation à l’Hôtel de Bourgogne, faisant des comédiens du lieu les instigateurs de toutes les attaques anti-Molière formulées par SomaizeLancaster dans son History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century (Part III: The Period of Molière (1652-1672), vol. 1, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942), p. 226.Les Précieuses ridicules –, ces deux pièces ne furent selon toute vraisemblance jamais représentées. Pour autant, Les Véritables précieuses semblent avoir été un satisfaisant succès de librairie. Gratifiées d’une réédition dont l’achevé d’imprimer date du 6 septembre 1660, elles y sont augmentées d’un court Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté. Surtout, les contrefaçons de la pièce se multiplient, aussi bien à Caen et à Grenoble qu’à Bruxelles et en Hollande, preuve que Les précieuses de Somaize profitèrent largement de l’engouement que connut ponctuellement la figure littéraire des précieuses, avant de sombrer pendant longtemps dans l’oubli, jusqu’à leur exhumation par les historiens du XIXe siècle.
Il est des écrivains dont tout le monde connaît le nom et dont personne ne lit les œuvres. Le plus souvent médiocres, nuls quelquefois, ils doivent à un ensemble de causes fortuites une réputation qu’ils n’auraient jamais atteinte sans elles.
Ce sont les premières lignes de l’article de Gustave Larroumet(« Un historien de la société précieuse au XVIIe siècle – Baudeau de Somaize »,La Revue des Deux Mondes, t.112, 1892, p. 124).
Telle est, il faut en convenir, la postérité littéraire de Somaize, personnage affublé d’une piètre réputation : celle d’un médiocre plagiaire, imitateur opportuniste et faussaire malhonnête dont le nom, systématiquement cité, est familier à tous ceux qui se sont intéressés de près ou de loin aux Précieuses ridicules de Molière et à la notion de préciosité, mais dont la personne reste pour le moins énigmatique. Hormis ses apparentes aptitudes à voler et à calomnier impunément, peu d’éléments biographiques satisfaisants nous sont parvenus à son sujet et le mystère qui entoure sa personne est aujourd’hui aussi persistant que lors de sa redécouverte au XIXe siècle. Avec une apparition sur la scène littéraire réduite à une période restreinte dont les limites correspondent étrangement à celles de la vogue littéraire des précieuses, couplée à un patronyme largement associé à des écrits pamphlétaires au style des plus disparates, le nom de Somaize soulève bon nombre d’interrogations qui amènent logiquement à douter de la réalité historique du personnage.
C’est uniquement dans les propos de Somaize que l’on trouve les rares éléments, par conséquent fortement sujets à caution, qui pourraient participer à une tentative de reconstruction biographique ; s’ils citent parfois les œuvres dont il se réclame l’auteur, aucun de ses contemporains ne le mentionne pour nous renseigner à son sujet. Les recherches sur la personne si mal connue de Somaize restent encore aujourd’hui rares et isolées et se sont trop généralement heurtées à des incompréhensions et des mystères irrésolus. On compte ainsi au rang des études sur Somaize les articles précurseurs de BuchmannBuchmann, “Somaize”, in Archiv für das Studium der neueren Sprachen, 1861.Larroumet, Gustave, « Un historien de la société précieuse au XVIIe siècle – Baudeau de Somaize », La Revue des Deux Mondes, t.112, 1892, p. 124-155.Schwarz, Fritz, « Somaize und seine Precieuses ridicules », Königsberg, 1903.Warshaw, J., “The Case of Somaize”, Modern Language Notes, vol. 28, nº 2, fév. 1913, p. 33-39 ; “The Identity of Somaize”, ibid., vol. 29, nº 2, fév. 1914, p. 33-36 ; “The Identity of Somaize II”, ibid., vol. 29, nº 3, mars 1914, p. 77-82.Véritables Précieuses et ses deux Dictionnaires mais s’attacha bien plus, dans son introduction, à tenter d’élucider le mystère de la préciosité plutôt que celui du personnage de SomaizeLe Dictionnaire des Précieuses. Nouvelle édition augmentée de divers opuscules du même auteur et d’une clef historique et anecdotique, Paris, P. Jannet, 2 vol., 1856.
En 1661, le Grand Dictionnaire historique des précieuses nous présente l’auteur sous les traits d’un jeune hommeLarroumet, Gustave, op. cit., p. 127.Larroumet Gustave, op. cit.).
C’est un des galants hommes de ce siècle et, quoique ses ennemis n’aient rien oublié pour noircir sa réputation, il a néanmoins eu l’honneur d’être estimé de tout ce qu’il y a de personnes de qualité et de gens raisonnables à Paris.
Préface d’un des amis de l’auteur, Le Grand Dictionnaire des Précieuses.
Les différentes dédicaces de Somaize à de hauts personnages – c’est-à-dire à Marie Mancini, au duc de Guise, au seigneur Habert de Montmort ou encore à la marquise de Montlouet –, ont elles aussi semé le doute quant à ses relations véritables : a-t-il réellement fréquenté les salons mondains qu’il décrit, les milieux culturels et le beau monde, comme on l’a généralement et certainement trop crédulement admis, ou a-t-il seulement cherché à y entrer ? Antoine Adam le cite ainsi parmi le cercle d’écrivains qui entourent Corneille :
À l’hôtel de Guise, autour de Corneille, se rassemblèrent des admirateurs passionnés de l’écrivain. Ils formaient un véritable parti, et Tallemant, dans ses
Historiettes, les appelle lesCorneilliens. Il y avait là Mézeray, l’historien, et son ami l’abbé de Pure. On y retrouvait Somaize qui avait dédié au duc, en 1661, sonGrand Dictionnaire des Précieuses, et Donneau de Visé qui, en 1663, lui adressa sa défense deSertoriuset, en 1664, sesDiversités galantes. Dans ce parti des Cornéliens se rangeait également le jeune Boursault, que Corneille appelait son fils.Adam, Antoine,Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, t. III, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité, 1997 (1reéd. 1954), p. 203.
Pourtant, aucune preuve tangible ne nous permet d’affirmer qu’il ait été un auteur reconnu fréquentant les grands noms de la littérature. Son goût pour la mystification nous incite au contraire à en douter. J. Warshaw, dans des articles qui promeuvent pourtant des hypothèses douteuses sur l’identité véritable de Somaize (qu’il associe à la personne de Sorel), met prudemment en garde contre des conclusions trop rapides à partir de ces diverses dédicaces, dont l’usage ressort plus de la stratégie rhétorique que d’une véritable preuve de protection :
Why, then, has he selected her [Marie Mancini] for his benefactress ? That problem must remain in as much doubt as his reasons for sending his other writings out under the wing of a discredited soldier, a discredited coquette, and an Academician accessible to everybody. It is probable that none of them paid much attention to him, and that they were convenient figure-heads whom almost any writer could utilize in time of need. The mere fact that dedications were addressed to the nobility does not imply that the nobility sanctioned them or acquiesced in the opinions of the authors. It does not mean, as some critics have imagined, that they lent their moral support to Somaize, or that they knew him, or that they ever heard of his works or of his dedications.
Warshaw, J., “The Case of Somaize”,Modern Language Notes, vol. 28, nº 2, fév. 1913, p. 36. – Traduction : “La question est alors de savoir pourquoi il la [Marie de Mancini] choisit comme bienfaitrice. Une question qui restera aussi mystérieuse que le sont les raisons qu’il avait de dédier ses autres écrits à un soldat discrédité, une coquette discréditée et un Académicien accessible à n’importe qui. Il est probable qu’aucun d’entre eux ne lui accorda beaucoup d’attention, qu’ils étaient de commodes dédicataires que n’importe quel écrivain pouvait utiliser en cas de besoin. Le simple fait que les dédicaces soient adressées à la noblesse n’implique en aucun cas que cette noblesse les avait approuvées ou avaient acquiescé les opinions des auteurs. Cela ne signifie pas, comme certains critiques l’ont imaginé, qu’ils accordaient à Somaize un soutien moral, ou qu’ils le connaissaient, ou qu’ils avaient jamais entendu parler de ses œuvres ou de ses dédicaces » (la traduction est de nous).
Somaize se targue par ailleurs d’avoir fait assembler les barons de l’Académie Française grâce à ses petits scandales, contribuant à donner de lui l’image d’un écrivain renommé dont les écrits ont du poids, détesté parce qu’envié « par des jaloux de sa gloire »
Enfin, jamais homme n’a tant fait de bruit que lui dans un âge si peu avancé. Il a eu l’honneur de faire assembler deux ou trois fois l’Académie Française ; il a fait parler de lui par toute la France ; il s’est fait craindre, il s’est fait aimer.
Ibid.
Un épisode auquel il fait à nouveau allusion dans la rubrique « Prédictions » de son Dictionnaire. Or, aucun contemporain ne relate cette prétendue réunion et, malheureusement, les registres de l’institution ne remontant qu’à l’année 1672, il nous est impossible de vérifier s’il ne s’agit là que d’une fanfaronnade provocatrice ; cette dernière hypothèse s’impose pourtant par sa vraisemblance, la bravade faisant partie intégrante du style de l’auteur aussi bien que du genre de la préface.
Enfin, en tête de la seconde version du Grand Dictionnaire des précieuses, en 1661, notre auteur se présente désormais sous le titre de « Sieur de Somaize, secrétaire de Madame la connétable Colonna », une dame mieux connue sous le nom de Marie Mancini, à laquelle il avait déjà dédié en avril 1660 sa mise en vers des Précieuses ridicules. Benjamine des Mazarinettes, les fameuses nièces de Mazarin, son nom est célèbre parce qu’associé à ses amours avec le jeune Louis XIV, lesquels avaient défrayé la chronique et suscité l’intervention de la reine mère. La préface d’un ami de l’auteur nous explique ainsi par quels moyens les (légendaires) modestie et désintérêt pécuniaire de Somaize l’ont amené à bénéficier de la protection de Marie Mancini, qu’il finit par suivre dans son voyage en Italie :
Il a toujours paru si peu intéressé, quoique ses ennemis lui reprochent ce vice, qu’ayant refusé des présents d’une généreuse princesse, parce que l’on croyait que l’intérêt le faisait agir, elle trouva cette action si belle et faite si à propos, vu l’imprudence qu’il y a souvent d’agir ainsi, que dès ce temps elle lui promit de faire beaucoup de choses pour lui. Les effets ont de bien près suivi les paroles, puisqu’elle l’a mené en Italie avec elle.
Préface d’un des amis de l’auteur, Grand Dictionnaire des Précieuses, historique, poétique, géographique, chronologique et armoirique, Paris, J. Ribou, 1661.
C’est précisément ce voyage en Italie qui aurait empêché Somaize de rédiger lui-même la préface de son second dictionnaire. Mais comment savoir s’il ne cherche encore par là à se faire passer pour plus important qu’il n’est ? Marie de Mancini arrive en effet à Rome en juin 1661 et cependant, dans son Apologie, ou les Véritables Mémoires de Madame M. Mancini, aucune mention n’est faite de Somaize, bien qu’on y rencontre les noms de plusieurs de ses serviteurs et ceux des personnes de son entourage. Celui-ci n’est pas davantage évoqué par les biographes de la princesse. La position dont Somaize se vante peut tout aussi bien être une mystification supplémentaire. Après la mention de ce voyage, on perd définitivement toute trace de son existence. Dans l’ignorance contrainte où nous sommes, laissons donc à Somaize le soin et le plaisir de se dépeindre à travers le portrait qu’il fait de lui-même sous le pseudonyme de Suzarion, dans son Dictionnaire historique des précieuses :
Je ne sais pas si Suzarion est du nombre de ceux qu’on doit appeler précieux, mais je sais bien que si l’on mérite ce titre par la fréquentation et par la connaissance des précieuses, il peut sans doute trouver sa place dans le lieu où l’on parle d’elles, puisqu’il en voit quelques-unes, qu’il en connaît la plus grande partie, et qu’avec cela il a fait leur histoire. C’est un jeune homme qui fait des vers et de la prose avec assez de facilité ; son penchant est du côté de la raillerie, et il se persuade qu’il est bien difficile de ne point écrire de satires ; mais, quelque plaisir qu’il trouve à dire les vérités des autres, il sait pourtant bien cacher celles que l’honneur nous oblige à taire, et n’a pas assez de malice pour inventer une fausseté, ni pour assurer une chose douteuse, quelque plaisante qu’elle fût. Cependant il passe pour l’homme du monde qui laisse le moins échapper les occasions de se divertir aux dépens d’autrui et, dès lors qu’il se fait quelque pièce satirique, il en est aussitôt accusé ; même il est souvent arrivé que l’on lui a fait dire des choses à quoi il n’avait pensé de sa vie. On passe plus loin, et l’on veut encore, lorsqu’il fait des panégyriques, que ce soit des satires, et l’on cherche des sens dans ses écrits qui sont fort éloignés de ses pensées, pour trouver des railleries dans les louanges qu’il donne ; toutefois l’on peut dire de lui qu’il est véritable ami et qu’il sait aussi bien les lois d’une parfaite amitié qu’il sait bien les maximes d’une légitime guerre ; qu’il n’est jamais traître, et que l’on ne peut accuser ses actions que d’une franchise trop ouverte, soit à servir ceux qu’il estime, soit à pousser ceux qui le méprisent ; et cette franchise a donné lieu de croire de lui des choses dont il ne fut jamais capable. On lui a donné pour devise un soleil en son midi qui brûle une vaste campagne, et l’on a ajouté à cette devise : Il brûle autant qu’il éclaire.
Texte établi par Roger Duchêne, Les précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Fayard, 2001.
L’œuvre littéraire de Somaize, si tant est que ses publications méritent un tel statut, se concentre sur une période très brève : de notre point de vue, de même que sur le plan biographique, Somaize est rentré dans l’obscurité aussi vite qu’il en était sorti. Tout ce que nous pouvons savoir de sa carrière littéraire est ainsi compris entre les années 1657 et 1661, date après laquelle on lui attribue encore quelques publications mais avec moins de certitudes.
Les premières traces de son activité d’auteur sont à trouver dans une courte mais violente satire signée Somaize, publiée en 1657 contre l’abbé de Boisrobert (auteur d’une récente Théodore, Reine de HongrieBoisrobert, Théodore Reyne de Hongrie. Tragi-comédie., Paris, Pierre L'Amy, 1658.Remarques sur la Théodore, tragi-comédie de l’auteur de Cassandre, dédiées à M. de Boisrobert-Métel, abbé de Chastillon, par le sieur B. de Somaize, imprimées à Paris, à ses despens. La prose de ce libelle accuse Boisrobert d’avoir violé les lois essentielles du poème dramatique, au détour d’une « longue dissertation à la Scudéry, minutieuse et pédante, diffuse et décousue »Larroumet, Gustave, op. cit., p. 127.L’inceste supposé, représentée en 1639. Cette première manifestation témoigne déjà d’une certaine promptitude à l’injure et à la critique et annonce les ouvrages futurs de Somaize, toujours greffés sur ceux d’autrui et difficilement dissociables des attaques personnelles. De surcroît, les thèmes du plagiat et de la publication involontaire, suggérée par le titre, sont d’ores et déjà présents. Les commentateurs de Somaize ont en revanche souvent souligné que le portrait qu’il fera de l’abbé de Boisrobert dans Le Grand Dictionnaire historique des précieuses, sous le pseudonyme de Barsamon, sera plutôt bienveillant et élogieux. Et Roger Lathuillère d’en conclure que « cette versatilité peint l’homme, toujours prêt à l’attaque et aux calomnies, mais aussi aux retournements intéressés »Lathuillère, Roger, La préciosité. Étude historique et linguistique, t. 1, Position du problème – Les origines, Genève, Droz, 1969, p. 158.
La critique de la Théodore, fondée ou non et aussi violente qu’elle ait été, semble être passée inaperçue : rien n’indique que la réception en fut houleuse. Il faut attendre deux ans pour que la médisance et l’opportunisme de Somaize ressurgissent, avec la parution anonyme des Véritables précieuses et de leur préface acariâtre, le 12 janvier 1660, marquant la première attaque ouverte de Somaize contre Molière, lequel n’en soupçonnait probablement pas l’existence. Rééditées en septembre, Les Véritables précieuses sont alors suivies d’un très court Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté. À leur suite paraît le Grand Dictionnaire des Précieuses ou la Clef de la langue des ruelles, dédié au duc de Guise, qui profite du même privilège que celui édité pour la mise en vers des Précieuses ridicules de Molière, à laquelle Somaize s’est parallèlement consacré. Ce premier dictionnaire connaîtra deux éditions : l’achevé d’imprimer de la première, chez Ribou, date du 12 avril 1660 ; celui de la seconde, chez Etienne Loyson, « revue, corrigée et augmentée de quantité de mots »Somaize, Antoine Baudeau de, Le Grand dictionnaire des précieuses ou la Clef de la langue des ruelles, Paris, Loyson, 1660, Page de titre. La Précieuse ou le mystère des ruelles de l’abbé de Pure, où le personnage d’Aurélie était présentée par Gélasire à son cercle d’amies auxquelles elle annonçait qu’elle écrivait un livre, « le dictionnaire des ruelles, pour servir à l’intelligence des traits d’esprit, tons de voix, mouvements d’yeux et autres aimables grâces de la précieuse, œuvre très utile pour ceux qui veulent converser et fréquenter le beau monde et faire progrès dans les mystères de la ruelle »De Pure, Michel, La Pretieuse ou le Mystère des ruelles, Paris, P. Lamy, 1658, t. IV. Recueil de pièces en prose les plus agréables de ce temps, paru en 1658 chez l’éditeur Sercy, contenait lui aussi une allusion semblable : au sein d’une liste d’ouvrages à gagner dans une « loterie » (qui parodiait alors un usage très en vogue), il mentionnait non seulement une « Chronique des Précieuses, qui raconte leur origine, et ce qu’elles ont fait de mémorable depuis leur établissement », « Les précieuses Maximes des Précieuses, et les Lois qu’elles observent selon leur institution » mais aussi « Le Dictionnaire des Précieuses, où le langage vulgaire Français est d’un côté de chaque page, et le langage précieux de l’autre »in Recueil de pieces en prose, les plus agreables de ce temps. Composées par divers auteurs, Paris, Sercy, 1659, Partie 1, p. 14-17. – On attribue cette pièce à Charles Sorel, auteur, dans le même volume, des « Lois de la galanterie » dont nous reparlerons plus loin. Véritables précieuses. Somaize, assurant ses arrières, annonce déjà un deuxième tome :
Ce serait me faire une injustice de vouloir que je me rendisse garant du Dictionnaire des précieuses : ce n’est pas mon ouvrage et, bien que j’aie fait un corps des parties qui le composent, je n’en attends pourtant point d’autre avantage que celui de divertir le lecteur par l’extravagance des mots que j’ai recueillis, et dont elles sont les inventrices. Cependant, comme le fonds des précieuses est inépuisable, les ministres de leur empire, ayant su que je travaillais au bien de leur république et que je rendais leur langue célèbre à toute la terre par ce Dictionnaire, ont pris soin de m’envoyer des mémoires utiles à ce dessein, qui me sont venus de tant d’endroits et en si grand nombre que je me vois contraint d’ajouter un second Dictionnaire à ce premier, que je promets dans peu de jours.
Préface du Grand Dictionnaire desprécieuses, 1660. Nous reproduisons ici le texte établi par Roger Duchêne dans son ouvrageLes précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes(Fayard, 2001).
Ce second opus est attendu avec impatience après le succès du premier, ou du moins c’est ce que Somaize et son libraire veulent faire croire. Etienne Loyson renforce ainsi cette « campagne de promotion » dans un avis adressé au lecteur, en préambule au supplément de la réédition du dictionnaire. On y lit ainsi les mises en garde suivantes :
Les applaudissements que l’on a donnés au Dictionnaire des précieuses et au Précieuses en vers ont été si généraux que non seulement dans Paris, mais encore dans la plus grande partie des villes de ce royaume, mes confrères ont bien osé les contrefaire, malgré le privilège qui m’en a été donné. C’est ce qui m’y a fait ajouter plusieurs mots, afin de vous avertir que les véritables Dictionnaires des précieuses et les Précieuses en vers se vendent chez moi, et que ceux que l’on a contrefaits sont remplis de fautes, et même défectueux en beaucoup d’endroits. Je prie aussi ceux qui envoient si souvent à ma boutique demander le second Dictionnaire des précieuses de se donner un peu de patience et de songer qu’il faut non seulement du temps pour le faire, mais encore pour imprimer un ouvrage si grand et si mystérieux.
Il nous est difficile de savoir si ce succès fut réel ou si nous sommes là face à des experts en matière de publicité ; le fait que le dictionnaire ait été réédité et que les Précieuses de Somaize furent contrefaites par plusieurs libraires va pourtant dans le sens de leurs propos. Sans doute, à la suite de la pièce de Molière, les lecteurs parisiens étaient-ils enthousiastes face à la lecture de tels ouvrages, si faciles soient-ils.
Continuant donc l’exploitation si rentable de la veine précieuse, Somaize publie bientôt une nouvelle comédie sur le même sujet : le 12 juillet 1660 paraît Le Procès des précieuses, comédie en vers burlesquesProcès, sous prétexte d’augmentation, ni même de se servir des mots contenus en icelui sans le contentement dudit exposant ». Là encore ces protections soulèvent des questions : Somaize est-il véritablement appuyé en haut lieu ou n’est-ce que du « bluff » ? On voit pourtant mal qui se serait avisé de s’emparer du contenu de la pièce… Selon toute vraisemblance, cette dernière, dont les discours contemporains ne gardent pas trace, ne connut pas plus les honneurs de la représentation que les deux précédentes. Toujours contenue en un seul acte, développée sur seize scènes, l’action en est encore plus pauvre, et l’on peut facilement en incriminer l’absence d’un modèle initial pour l’auteur sur lequel s’appuyer pour pallier son manque de génie théâtral. Reprenant à nouveau le procédé moliéresque d’un personnage berné auquel on joue une « pièce » précieuse, Le Procès relate la venue à Paris de M. de Ribercour, député du Mans envoyé par la noblesse de son pays auprès de l’Académie Française pour s’y plaindre de l’influence néfaste de la diffusion de l’esprit précieux en province. Après une rencontre avec un professeur de langue précieuse et la description, grossièrement caricaturale, d’un cercle précieux, le tout se révèle être un vaste canular, joué à Ribercour par ses pairs, dont les intentions sont plutôt floues et dont le but semble être avant tout de fournir à Somaize l’occasion de placer ses réclames, assez maladroitement introduites, de la même façon que dans le Dialogue de deux précieuses sur les Affaires de leur communauté. Le jugement de Gustave Larroumet est catégorique : le reste de la pièce n’est que « chaos de niaiserie et d’obscurité »Larroumet Gustave, op. cit., p. 132.Le Procès « conserve, résume et propage »Duchêne Roger, Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, p. 237.
Quittant brièvement la voie de la préciosité, mais point celle des attaques personnelles, Somaize tente alors une incursion dans le genre de la pompe funèbre, sur le modèle exact de la célèbre Pompe funèbre de Voiture de Sarasin. Le 7 octobre 1660 avait trépassé le poète Scarron ; le mois suivant paraissait anonymement, avec un privilège obtenu dès le 14 octobre, La Pompe funèbre de M. Scarron. L’on en attribua rapidement la paternité à Somaize, qui la revendiqua plus tard. Pour l’heure, il semble ne pas oser se nommer. Ces cinquante-cinq pages, au cours desquelles il s’agit de désigner un digne successeur à Scarron, développent en effet une série d’attaques contre la majeure partie des écrivains contemporains, de Quinault à Thomas Corneille en passant par Gilbert et Desmarets. Somaize tenta de prévenir la colère des auteurs visés par un avis au lecteur, mis au compte du libraire Ribou : une précaution oratoire qui manquera son but puisque Somaize s’attire définitivement les foudres de ses illustres pairs. Mais telle était probablement son objectif, à défaut d’accéder à la renommée par la gloire littéraire. Larroumet estime néanmoins que la qualité de cette pompe funèbre est « très supérieure aux autres ouvrages de Somaize » :
Malgré bien des bizarreries et des fautes de goût, la raillerie y est moins lourde et moins pénible, l’esprit moins rare, le style surtout moins obscur et moins embarrassé ; enfin, la critique des auteurs contemporains n’y manque parfois ni de justesse ni de finesse.
LarroumetGustave,op. cit., p. 134.
Enfin paraît chez Jean Ribou avec un privilège daté du 12 mai 1661 et un achevé d’imprimer du 28 juin, marquant un retour à son fonds de commerce favori, le second dictionnaire tant annoncé, sous le titre complet de Grand dictionnaire des Précieuses, historique, poétique, géographique, cosmographique, chronologique et armoirique. A ce long sous-titre, qui parodie ceux dont s’ornaient les ouvrages savants de géographie (comme si les précieuses étaient un peuple nouvellement découvert, une réalité sociologique assez vaste pour être étudiée dans un traité encyclopédique), succède sur la page de titre la description suivante : Où l’on verra leur antiquité, coutumes, devises, éloges, études, guerres, hérésies, jeux, lois, langage, mœurs, mariages, morale, noblesse ; avec leur politique, prédictions, questions, richesses, réduits et victoires ; comme aussi les noms de ceux et ce celles qui ont jusques ici inventé des mots précieux. Le projet, se nourrissant, dans un registre galant, du goût du siècle pour les allégories et les ouvrages parodiques, est plus ambitieux que celui du premier. Il s’agit désormais moins d’un dictionnaire que d’une véritable encyclopédie dans laquelle les éléments linguistiques sont intégrés à un dispositif d’ensemble visant à proposer une description soi-disant complète et exhaustive du phénomène précieux. Au sein de rubriques alphabétiques, trois grands ensembles se succèdent ainsi selon un ordre régulier. Se livrant à des synthèses thématiques, Somaize fait d’abord le point sur tel ou tel aspect de la société précieuse : ses origines (la très longue rubrique « Antiquité »), ses usages (« Coustume »), ses maximes et même ses prophéties. Viennent ensuite des listes de personnages, correspondant aux principales figures de la mondanité déguisées sous des pseudonymes plus ou moins transparents : une Clef historique et anecdotique jointe à ce second tome permet, en suivant l’ordre d’apparition des personnages, d’identifier ces derniers sous leurs pseudonymes aux consonances antiques, de même que les noms de lieux. Ce n’est qu’à la suite de ces portraits que le lecteur trouve un nouveau florilège des « cent façons de parler qui n’avaient point encore vu le jour ». De ces tournures, aucune ne se recoupe avec celles, anonymes, que présentait le premier dictionnaire. C’est que cette fois, Somaize « puise très libéralement dans les œuvres littéraires de ses contemporains les plus en vogue – à l’exception, notable, de Vincent Voiture –, sans distinction de genre »Denis, Delphine, « Ce que parler “prétieux” veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVIIe siècle », L’Information grammaticale, n° 78, 1998, p. 54.
Mais cette fois, la vogue des précieuses s’est définitivement essoufflée et Somaize en a tiré tout le suc qu’il pouvait espérer. Il n’abandonne pas pour autant le thème de la galanterie, qui se présente encore et toujours comme son sujet de prédilection : au cours de l’année 1661 paraît en effet chez Jean Ribou, précédée d’une épître dédicatoire à nouveau adressée à Marie de Mancini et due au sieur de Somaize, Alcippe ou du choix des galants. Après avoir relaté deux discussions débattant des éléments qui doivent présider au choix d’un galant amant, discutant de la supériorité ou non du galant issu de la noblesse d’épée sur celui appartenant à la noblesse de robe, le livre se conclut par le jugement de Caliste « touchant la proposition agitée dans les deux dialogues précédents ». Cet Alcippe est pourtant rarement évoqué par la critique : il semble bien qu’une fois la valeur de témoignage sur la préciosité écartée, peu daignent reconnaître à Somaize une quelconque valeur littéraire. L’Avis au Lecteur de ce dernier ouvrage annonçait l’imminente parution d’un Choix des Maîtresses, dont nous n’avons aucune trace et qui ne vit probablement jamais le jour, pas plus que la Pompe funèbre d’une précieuse annoncée par le Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté. Somaize prend soin de faire la publicité de ses ouvrages, parfois plus que de raison. En réalité, il semble que ce soit là plus ou moins la fin de sa carrière littéraire. En septembre 1663, son nom apparaît encore dans un recueil collectif édité par Jean Ribou, associé à plusieurs poésies : Les Délices de la poésie galante par plusieurs célèbres auteurs de ce temps. Rien ne prouve l’activité littéraire de Somaize à cette date, pas plus que sa présence à Paris, puisque Ribou dit avoir « rassemblé des Muses dispersées », certainement de dates diverses. En revanche, E. Roy conclut de la parution d’un poème galant adressé à Mme de Colbert, Le Secret d’être toujours belle (chez Billaine), que Somaize est de retour à Paris en 1666. Il lui attribue également la traduction en vers libres d’un fragment de la Philis de ScireLa Philis de Scire, Pastorale du comte Bonarelli, traduite en vers libres, Paris, Ribou, 1667. Philis à la sœur de sa protectrice, Marie Mancini, à cette altière et fière duchesse de Bouillon ? »Revue d’histoire littéraire de la France, 1897.
L’intérêt de ce qu’il [Somaize] recueille est toujours dans les choses elles-mêmes, jamais dans la manière dont il les présente.
LarroumetGustave,op. cit., p. 125.
Depuis, les œuvres de Somaize se sont vues exhumées par les historiens de la littérature, ceux qui s’intéressèrent au XIXe siècle à la figure des précieuses, au premier rang desquels Victor Cousin et Charles Livet, dont l’édition critique des deux Dictionnaires et des Véritables précieuses en 1856, à la publication de laquelle il consacra cinq années de sa vie, tint lieu par la suite de référence pour tous les commentateurs de Somaize. Car si son nom paraît obscur aux non-initiés, ses commentateurs furent indubitablement nombreux. Malgré un style unanimement décrié et qualifié d’insipide, de plat et de maladroit, encore une modeste valeur a-t-elle été longtemps accordée au témoignage que l’œuvre de Somaize semblait apporter sur une société précieuse dont on s’efforçait de dessiner les contours et de retracer la réalité historique. Ainsi, c’est uniquement grâce à la dimension (pseudo-) descriptive de son œuvre que Somaize est devenu une figure importante des recherches historico-littéraires. La préface de son second dictionnaire se fait sur ce point prophétique, bien qu’elle ait surtout contribué à induire en erreur ceux qui l’étudièrent :
[…] qu’ainsi M. de Somaize a eu raison de faire ce Dictionnaire, puisqu’il ne traite plus une bagatelle, mais bien une histoire véritable et dont les siècles futurs doivent s’entretenir.
Voir la « Préface d’un des amis de l’auteur ».
À la suite des travaux de Charles Livet, lequel plaça Somaize sur un piédestal, on a donc durablement établi ces ouvrages dans leur rôle de bible de la préciosité, voyant en eux « un témoignage unique sur une période importante dans l’histoire de la société polie »Larroumet Gustave, op. cit., p. 125.Dictionnaire de longs développements regroupant « les principaux renseignements qu’il [Somaize] fournit sur la société précieuse de son temps », à partir desquels il en établit la prétendue physionomie. S’établissant véritablement greffier de la mondanité, Somaize a eu la clairvoyance de dresser un procès-verbal d’autant plus précieux qu’il est unique, parce qu’il s’éloigne de la mode de la caricature, tout en restant ludique.
Avec la relativisation progressive de l’existence des précieuses, Somaize n’en est pas moins demeuré particulièrement apprécié des historiens. Ainsi, si dans les années 1950, un auteur tel qu’Antoine Adam commence à mettre en doute la valeur de témoignage de l’œuvre de Somaize, lequel « porte la responsabilité des erreurs qui, depuis près de trois cents ans, se répètent sur la préciosité »Adam, Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 1997, t. II, p. 29.
Somaize est exact dans l’ensemble ; les
Historiettesde Tallemant des Réaux permettent souvent de le contrôler, et, dans ce cas, il est assez rare qu’on le prenne en flagrant délit de mensonge complet ou d’erreur capital ; il exagère, il contrefait même, par maladresse ou par parti-pris, mais il n’invente pas. Par le goût du commérage et du cancan, par la nature des histoires qu’il raconte, il est lui-même une sorte de Tallemant, moins l’esprit et la qualité de la langue, comme aussi la nature et l’étendue de l’information. […] Somaize est un simple chroniqueur d’antichambre ; quoi qu’il en dise, il a peu fréquenté la bonne société, il n’en a guère connu que la vie extérieure et publique ; pour la vie intime et l’intérieur des ruelles, il n’en a su que ce qu’on a bien voulu lui dire ou lui écrire.LarroumetGustave,op. cit., p. 144.
Outre la valeur qu’on accorda à ses œuvres grâce à leur lien avec la préciosité, Somaize doit indéniablement à ses dons pour la polémique son accès à la postérité. La vue d’ensemble des ouvrages qu’on lui attribue nous permet en effet de constater que ce dernier s’illustre tout particulièrement dans les propos calomnieux, aussi bien qu’elle nous fait prendre conscience du manque d’autonomie de ses écrits, toujours nés de circonstances extérieures.
Associant son nom à un éditeur véreux et peu scrupuleux, Jean Ribou, dont la concurrence nouvelle, avec d’autres libraires installés sur le quai des Augustins à deux pas du Pont-Neuf, menace le monopole des trois grands libraires du Palais, Somaize s’expose dès ses débuts à devoir assumer une position de flibustier des lettres. Les auteurs qui s’y faisaient vendre y étaient en effet aussi mal vus et dénigrés que ces libraires, vendeurs de genres lucratifs, nouvelles à la main, libelles et autres gazettes, l’étaient de leurs confrères. Un détail qui semble d’ailleurs s’être légitimement immiscé dans le discours des ennemis qu’il s’est peu à peu trouvé puisque la préface à son second Dictionnaire tente de légitimer cette association :
Ils ont ensuite dit, comme une chose fort injurieuse, que ses ouvrages ne se vendaient pas au Palais ; mais il faut qu’ils aient été bien dépourvus de jugement en faisant ce reproche, puisqu’ils travaillent à la gloire de leur ennemi en pensant lui nuire. En effet, y a-t-il rien de plus glorieux pour M. de Somaize que d’avoir fait vendre neuf ou dix ouvrages dans un lieu où l’on n’avait jamais rien fait imprimer de nouveau, et où ils seraient éternellement demeurés si le mérite et la réputation de l’auteur ne les en fussent venus tirer ?
De fait, dès ses débuts, Somaize s’illustre dans une veine peu louable, se faisant remarquer d’abord par sa verve acerbe en s’en prenant à l’abbé de Boisrobert, sur lequel son opinion changera ensuite significativement. Plus soucieux du bruit du scandale que du bienfondé de ses accusations et de la constance de ses opinions, il est le premier à attaquer Molière, sans raison apparente, certainement seulement motivé par le succès récent de l’auteur, un succès dont il souhaite profiter pour se faire connaître à n’importe quel prix. Contre lui, il renouvelle ainsi le motif de l’accusation du plagiat, dans sa violente préface aux Véritables précieuses :
Il fait plus de Critique, il s’érige en Juge, et condamne à la berne les Singes, sans voir qu’il prononce un Arrêt contre lui en le prononçant contre eux, puisqu’il est certain qu’il est Singe en tout ce qu’il fait, et que non seulement il a copié les Précieuses de Monsieur l’Abbé de Pure, jouées par les Italiens ; Mais encore qu’il a imité par une singerie dont il est seul capable le
Médecin volant, et plusieurs autres pièces des mêmes Italiens qu’il n’imite pas seulement en ce qu’ils ont joué sur leur théâtre ; mais encore en leurs postures, contrefaisant sans cesse sur le sien et Trivelin et Scaramouche ; mais qu’attendre d’un homme qui tire toute sa gloire des Mémoires de Gillot-Gorgeu, qu’il a acheté de sa veuve, et dont il s’adopte tous les Ouvrages.
Autant de charges que le poète Picotin reprend à son compte dans le corps de la pièce, à la scène VII. La préface aux Précieuses ridicules mises en vers, toujours autant virulente, se fera elle aussi l’écho des mêmes attaques. Outre qu’ils sont à l’origine d’un argument qui deviendra majeur dans la campagne de décrédibilisation visant Molière, que l’on cherchera désormais à présenter sous l’étiquette de vulgaire farceur en l’accusant d’avoir pillé le répertoire des farceurs et d’en imiter le jeuZélinde : « Si vous voulez, tout de bon, jouer Elomire [Molière], il faudrait dépeindre un homme qui eût dans son habillement quelque chose d’Arlequin, de Scaramouche, du Docteur, et de Trivelin, que Scaramouche lui vint redemander ses démarches, sa barbe et ses grimaces ; et que les autres lui vinssent, en même temps, demander ce qu’il prend d’eux dans son jeu, et dans ses habits. Après cela il les faudrait faire revenir tous, demander ensemble ce qu’il a pris dans leurs comédies » (Zélinde ou la véritable critique de l’Ecole des Femmes, et la critique de la critique, Paris, De Luyne, 1663) ; puis dans Elomire hypocondre ou les Médecins vengés, du Boulanger de Challussay.La Prétieuse ou le mystère des ruelles, paru de 1656 à 1658, une allusion à une pièce intitulée La Prétieuse : une comédie que la jeune Aurélie raconte être allée voir aux Italiens et dont l’intrigue moquait la préférence d’une jeune fille pour un faux poète aux dépends d’un galant de condition. Une pièce qui n’a pas plus de réalité que le « dictionnaire des ruelles » que le même personnage a mentionné plus tôt et qu’écrira plus tard Somaize. En admettant que Molière ait pu s’inspirer en le dédoublant du schéma de cette pièce fictive, rapidement évoquée dans le roman, il n’a tout simplement pas pu copier une pièce qui n’existait qu’en imagination. En outre, le sujet même de la pièce de Molière, celui du langage, rend impossible un hypothétique plagiat sur les Italiens, lesquels jouaient dans leur propre langue et improvisaient sur des canevas. Ajoutons à cela que l’abbé de Pure ne s’est jamais joint aux accusations de Somaize et que, si celles-ci avaient été fondées, ce dernier se trouverait à son tour plagiaire des ItaliensLes Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Fayard, 2001, chap. 20.
En réalité, Somaize prévient les attaques qu’il a lui-même à craindre en les détournant, cherchant à faire oublier ses propres larcins et sa malhonnêteté littéraire. Un processus de renversement entre blâmeurs et blâmés qu’il réitère régulièrement, se mettant lui-même en position d’accusateur pour échapper à la menace qui pèse sur lui. Car c’est bien l’apparence d’un plagiat à peine déguisé que prennent ses Véritables précieuses, trouvant dans la pièce de Molière à la fois un thème, des personnages et un nœud d’intrigue. Pire encore, malgré tous les défauts qu’il leur a imputés, Somaize ne se formalise pas de se réapproprier impunément Les Précieuses ridicules et de les tourner en vers, un larcin dont il aura du mal à légitimer le bienfondé après tant de critiques qu’il ne se prive nullement de renouveler dans sa préface :
Je dirai d’abord qu’il semblera extraordinaire qu’après avoir loué Mascarille, comme j’ai fait dans les Véritables Précieuses, je me sois donné la peine de mettre en Vers un ouvrage dont il se dit Auteur […] Elles ont été trop généralement reçues et approuvées pour ne pas avouer que j’y ai pris plaisir, et qu’elles n’ont rien perdu en Français de ce qui les fit suivre en Italien ; et ce serait faire le modeste à contretemps, de ne pas dire que je crois ne leur avoir rien dérobé de leurs agréments en les mettant en Vers : même si j’en voulais croire ceux qui les ont vues, je me vanterais d’y avoir beaucoup ajouté.
De la même façon, Somaize se plaint d’être accusé à tort de satire, par des ennemis jaloux de sa gloire, noircissant injustement sa réputation, dont il fait de malhonnêtes calomniateurs quand c’est en réalité son propre mode de fonctionnementPompe funèbre de Scarron, le retour de bâton se fait même positivement violent : quelques jours plus tard paraît en effet une virulente réponse, sous la forme d’un petit pamphlet anonyme intitulé Le Songe du Rêveur. Somaize, dénoncé comme l’auteur de la Pompe, y est dès les premières lignes mis au pilori dans un mélange de vers et de prose dont la médiocrité rivalise avec celle de ses propres productions. Probablement l’œuvre d’un seul homme, en laquelle on a voulu voir une peu probable réponse collective des auteurs visés par la Pompe funèbre, Le Songe est le récit d’une vision durant laquelle le dormeur, transporté au Parnasse, assiste à la fureur d’Apollon suscitée par les attaques de Somaize envers les plus illustres écrivains de Paris ; lesquels ont, pour se venger, lancé contre leur ennemi quarante épigrammes recueillies par les Muses. Défendant les plus illustres des écrivains raillés par Somaize, ces strophes menacent régulièrement ce dernier de coups de bâton. Ainsi, dans le quatrain prêté à Boisrobert, lit-on : « Prends garde, si tu veux m’en croire, / Que le successeur de Scarron, / Pour bien célébrer ton histoire, / Ne te fasse mourir un jour sous le bâton »op. cit., p. 138.Ibid.Précieuses ridicules, avant d’être convoqué par Apollon et forcé à faire amende honorable devant Molière. Après quoi, humilié, il est berné par les palefreniers de Pégase dans la couverture du divin cheval. S’il faut en croire Somaize, l’Académie Française aurait discuté de cette querelle, au même titre que de celle du Cid…
Tant de mystifications, de mystères et d’implications dans de dérisoires querelles amènent légitimement diverses mises en doute quant à l’existence véritable de Somaize et à son identité. Certains lui prêtent, pour agir aussi impunément, des soutiens et des instigateurs, notamment dans les rangs des ennemis de Molière dont le succès inquiétant menace de faire de l’ombre aux auteurs en vue : Larroumet désigne ainsi ces hypothétiques meneurs comme étant les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. La disparité de style des œuvres de Somaize peut également porter à soupçonner derrière ces textes une écriture collective. Poussons plus loin les conséquences de tels doutes : l’étiquette patronymique de ce pamphlétaire né, hostile à Molière, Boisrobert ou encore Quinault, expert en canular et en opportunisme littéraire, écrivain médiocre mais prolifique, ne correspond-elle qu’à un prête-nom ? Des auteurs tels que Sorel
Autrement, un Sujet plaisant, À rire sans cesse induisant Par des choses facétieuses, (…) Ce n’est qu’un Sujet Chimérique, Mais si bouffon et si comique. Loret, La muse historique, Lettre XLVIII du samedi 6 décembre 1659 (Source : site Moliere21, texte saisi par David Chataignier à partir du Tome III (années 1659-62) de l’édition de Ch.-L. Livet de 1878, Paris, Daffis éd.).
Les deux pièces de Somaize mettent en scène deux précieuses, « véritables » ou « ridicules », recevant la visite de (faux) précieux : mais qui sont au juste ces personnages ? Quel statut ontologique leur reconnaître ? Où Somaize puise-t-il son inspiration avant de les mettre en scène ?
On a vu que les lecteurs de Somaize ont, depuis le XIXe siècle, reçu ses écrits comme les preuves de l’existence de cercles précieux, preuves à partir desquelles on a tenté d’identifier les précieuses pour mieux fabriquer la notion artificielle de « préciosité », laquelle n’a, en fait, jamais existé dans l’esprit des contemporains. Depuis quelques années, certains chercheurs plus soupçonneux et attentifs au processus de cristallisation des mythes littérairesAmour précieux, Amour galant (1654-1675), Paris, Klincksieck, 1980) fut l’une des premières à dénier toute réalité historique au phénomène précieux, ouvrant la voie à une réinterprétation critique de ce mythe par des chercheurs tels que Roger Duchêne et Delphine Denis.
Genèse d’un mythe littéraire malléable
Pour comprendre la position de Somaize vis-à-vis des précieuses, il est nécessaire de retracer leur progressif essor dans l’imaginaire des contemporains et d’identifier les différentes strates de leur mythification.
La préciosité ayant été l’objet d’un long mais inégal passé critique, l’on pourrait certes remplir une petite bibliothèque en rassemblant tous les ouvrages qui ont été écrits sur le sujet, mais ils contiennent des thèses si divergentes et paradoxales, chacune « tributaire de postulats différents et de lectures spécifiques »Denis, Delphine, « Préciosité et galanterie : vers une nouvelle cartographie », Actes du 33e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (Arizona State University, Tempe, May 2001), t. II, éd. D. Wetsel et F. Canovas, Tübingen, Biblio 17, n° 144, 2003, p. 17.Livet, Charles-Louis, Précieuses et précieux, caractères et mœurs littéraires du XVIIe siècle, Paris, Didier, 1859.Denis, Delphine, op. cit., p. 17.Bray René, La préciosité et les précieux : de Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux (Paris, A. Michel, 1948), Adam Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle (3 vol., Paris, A. Michel, 1996) et Lathuillère Roger, La préciosité. Étude historique et linguistique, t. 1, Position du problème – Les origines (Genève, Droz, 1969).
Roger Duchêne, dans son ouvrage intitulé Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmesDuchêne, Roger, Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Fayard, 2001.Précieuses ridicules, qui constituèrent selon toute vraisemblance l’unique source d’inspiration de Somaize, le terme précieuse est employé depuis longtemps « mais de façon parfaitement contradictoire », « plus souvent en bonne part qu’avec une dimension critique, satirique ou parodique »Forestier Georges et Bourqui Claude, Molière. Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1194.Duchêne, Roger, op. cit., p. 180.Ibid., p. 168.
En littérature, la précieuse fait ses premières apparitions remarquées dans les carteries, genre ludique à la mode dans la littérature galanteCarte du Pays de Tendre insérée dans le premier volume de la Clélie de Mlle de Scudéry, figurant les différentes étapes de la séduction vers l’amitié tendre.Carte du Royaume des précieusesRecueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps, dit « Recueil Sercy », constitué d’un assortiment de parodies de pièces galantes.précieux ou précieuse dans le corps de son texte, la carte dénonce pour la première fois « l’existence d’un groupe de femmes anonymes et désagréables »Duchêne, Roger, op. cit., p. 57.L’Avis au public pour l’établissement de la société précieuse, datant du 1er janvier 1655, un texte pris au sérieux par des historiens tels que Gustave Reynier ou Antoine Adam, nous invite au contraire à ne pas oublier la dimension ludique des textes qui prétendent parler des précieuses :
L’
Avis au publicn’est qu’un jeu, une parodie, qui possède l’une des caractéristiques majeures de la « littérature précieuse », ou plutôt de la littérature sur les précieuses : on y affirme l’existence de quelque chose dont on se moque sans qu’on puisse rien tirer de précis ni de décisif sur l’objet prétendu de cette moquerie.Ibid., p. 62.
Pour le public, les précieuses sont certainement les femmes en vue de l’époque, celles qui font preuve d’esprit et de mondanité ; aucun consensus littéraire n’est en revanche établi sur la réalité que le mot est censé recouvrir. Le flou qui entoure cette catégorie de femmes récemment apparues constitue dès lors une aubaine pour les auteurs inventifs : le roman de l’abbé de Pure, La Précieuse ou le mystère de la ruelleDe Pure, Michel, La Pretieuse ou le Mystère des ruelles, 4 tomes, Paris, P. Lamy, 1656-1658 ; rééd. Magne, 2 vol., Droz, 1938.Duchêne, Roger, op. cit., p. 64.de Pure, Michel, La Précieuse, Emile Magne éd., S.T.FM, 2 vol., 1938-1939, t. I, p. 67.
Il décrit un mystère dont il n’entend pas donner la clé. C’est au lecteur de décider, au coup par coup, et à chaque instant de son roman, s’il se venge ou s’il s’amuse, s’il est sérieux ou s’il raille, s’il est hostile ou amusé par les femmes qu’il décrit, et parfois même, pourquoi pas ? admiratif devant leur audace…
Duchêne, Roger,op. cit., p. 77.
La longueur de La Précieuse en est la preuve : l’abbé de Pure peut se targuer d’avoir trouvé un sujet aussi inépuisable qu’indéterminé. L’heure de la gloire littéraire a sonné pour les précieuses : « la grande année des précieuses »op. cit.).Montpensier, « Le Portrait des précieuses », in Divers Portraits, Paris, Sercy, 1659.Ibid.Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, qui contient le détail d’un réglage de compte déguisé.précieuse commence à acquérir son statut d’étiquette aléatoire derrière laquelle on place des ennemis que l’on veut décrédibiliser. C’est ce portrait, qui contraste fortement avec celui dressé par l’abbé de Pure, qui va désormais donner le ton, désignant les précieuses comme objet de raillerie à la mode. Ainsi, la « mascarade » de La Déroute des PrécieusesFaure ?), La Déroute des Pretieuses. Mascarade., Paris, A. Losselin, 1659 (seulement cinq pages). Épître chagrine au maréchal d’AlbretScarron, Paul, « Épistre chagrine à Monseigneur le mareschal d’Albret », Paris, Courbé, 1659.Duchêne, Roger, op. cit., p. 175.Le Cercle de Saint-Evremond, s’il est difficilement datable, pourrait avoir été produit durant la même période : ce texte reprend la comparaison avec les jansénistes et présente les précieuses comme des femmes argumentant avec une subtilité excessive sur des questions de théorie amoureuse et sur les nuances du langage et de la pensée. Il est troublant que ces textes, à l’exemple de ces deux derniers, ne se recoupent pas, voire se contredisent. L’évocation croissante des précieuses est loin de faire gagner leur image en netteté. Au contraire, de plus en plus simplificatrices, ces quelques attaques ne suffisent ni à les identifier ni à les définir clairement.
C’est là le panorama des apparitions les plus significatives des précieuses avant Molière. De 1654 à 1659, le phénomène reste donc tout de même limité et est loin de mobiliser l’attention : sans l’expression disproportionnée et incongrue du roman de l’abbé de Pure, elles n’apparaitraient que dans une douzaine de pages disparates qui nous présentent des précieuses pour le moins hétéroclites. Le mode satirique, contrairement à une idée reçue, ne s’y présente absolument pas comme le seul mode de leur évocation, même si les textes de 1659 se font nettement plus hostiles : « la critique reste plutôt rare et ludique que satirique » et « sans poser de problème de fond, elle ressortit au ricanement conventionnel des mâles devant les filles qui prétendent demeurer pucelles »Ibid., p. 183.Précieuses ridicules »Ibid., p. 191.La Précieuse de l’abbé de Pure n’avait pas été suivie d’un effet de mode, elle ne représente qu’une œuvre évènementielle et épisodique dans l’histoire littéraire. Les Précieuses ridicules quant à elles, consacrent véritablement cette mode littéraire qui va durer plusieurs mois et faire naître un ensemble de textes qui s’écriront en corrélation les uns avec les autres, finissant par « donner à la préciosité une apparence de réalité sociale et linguistique »Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1196.Cocue imaginaire :
[Molière] a fait parler d’elles à ceux qui ne les connaissaient pas ; puisque (de la manière dont il l’a traitée) il a donné de l’éclat à une chose qui était dans l’obscurité, et dont l’on ne parlait que dans certaines ruelles.
La Cocue imaginaire, 1660, Avis au lecteur, non paginé.
Les éloges du gazetier LoretLa muse historique, apostille à la Lettre XLVIII du samedi 6 décembre 1659 : « Cette troupe de Comédiens, / Que Monsieur avoue être siens, / Représentant sur leur Théâtre/ Une action assez folâtre./ Autrement, un Sujet plaisant, / À rire sans cesse induisant/ Par des choses facétieuses, / Intitulé Les Précieuses ; / Ont été si fort visités/ Par Gens de toutes qualités, / Qu’on n’en vit jamais tant ensemble/ Que ces jours passés, ce me semble, / Dans l’Hôtel du Petit-Bourbon, / Pour ce Sujet mauvais, ou bon./ Ce n’est qu’un Sujet Chimérique, / Mais si bouffon et si comique, / Que jamais les Pièces Du Ryer, / Qui fut si digne du laurier ; / Jamais l’Œdipe de Corneille, / Que l’on tient être une merveille ; / La Cassandre de Boisrobert ; / Le Néron de Monsieur Gilbert, / Alcibiade, Amalasonte, [De Mr Quinault.] / Dont la Cour a fait tant de conte ; / Ni le Fédéric de Boyer, / Digne d’un immortel loyer, / N’eurent une vogue si grande, / Tant la Pièce semble friande / À plusieurs, tant sages, que fous/ Pour moi j’y portai trente sous : / Mais oyant leurs fines paroles / J’en ris pour plus de dix pistoles. » (Source : Site Molière 21, Texte saisi par David Chataignier à partir du Tome III (années 1659-62) de l’édition de Ch.-L. Livet de 1878, Paris, Daffis éd.).Précieuses ridicules de Molière, une perception trop facilement oubliée par la critique moderne et recouverte par les accusations de satire qui furent le fait de quelques détracteurs isolés : exploitation d’un « sujet chimérique », cette farce n’est alors perçue que comme une invention plaisante traitant de personnages trop éloignés de la réalité pour correspondre à une quelconque satire ou caricature. C’est que l’objectif visé, la galanterie du milieu de Foucquet (comme nous le verrons plus loin), était bien trop habilement masqué par une forte exagération et une double substitution. Dans la logique de la création littéraire, en continuité avec ses prédécesseurs, Molière invente à son tour ses propres précieuses, entreprenant de redessiner les limites d’une image littéraire floue, à un moment où tout le monde commence à croire qu’elles existent sans savoir ce qu’elles sont, « comptant pour attirer le public sur la curiosité récemment suscitée par une appellation vague et des activités prétendument mystérieuses »Duchêne, Roger, op. cit., p. 212. L’abrégé de la farce des précieusesAbrégé de la Farce des Précieuses, fait par Mlle Desjardins ; A Madame de Morangis, publiée chez Barbin avec des ajouts sous le titre de Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses.
S’il y a eu des précieuses, elles étaient disparates, et ce n’étaient pas, comme Cathos et Magdelon, des « pecques provinciales ». Leurs amis n’étaient pas comme Mascarille et Jodelet. Mais Molière a inventé d’elles une image forte et d’une grande cohérence théâtrale. (…) Une image forte, même quand elle est fausse, prend toujours aisément le dessus d’une image floue, même si celle-ci est plus vraie. Donneau de Visé a bien raison de voir dans le succès de Molière celui d’un homme qui sait manipuler son public. En transformant les femmes inquiétantes d’une prétendue cabale en personnages de farce, il a eu l’habileté d’en faire des êtres inoffensifs et rassurants. Quels qu’aient été leurs précédents « mystères », les précieuses naissent pour le public avec la pièce de Molière. C’est par ses yeux qu’on les verra désormais. En étant persuadé de leur réalité.
Duchêne, Roger,op. cit., p. 214.
Imposant triomphalement sa propre image des précieuses, Molière est imité, volé, plagié. Ainsi paraît sans privilège ni achevé d’imprimer, au début de l’année 1660, le Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses, au mépris du monopole dont devrait bénéficier la troupe qui représente toujours la pièce. L’auteur fut identifié comme étant Marie-Catherine Desjardins, une femme qui cherche à débuter sa carrière littéraire, qu’elle réussira sous le nom de Mme de Villedieu. Ce résumé infidèle, dont la préface semble aller dans le même sens que Somaize pour ce qui est des accusations de plagiat, participe d’une « campagne qui vise à déposséder l’auteur de son texte »Ibid., p. 231.Ibid., p. 225.
Ainsi, les contemporains eux-mêmes se sont laissés tromper par la puissance de cette invention littéraire et ont fini par croire à l’existence des précieuses, ne relevant pas qu’il s’agissait là « de portraits faits à plaisir, de pures fictions, des fantômes de l’imagination masculine »Ibid., p. 199.
On a parlé des précieuses comme si c’était quelque nouvel ordre de femmes et de filles qui fussent plus les capables que les autres en leurs discours et en leur manière d’agir : mais nous n’en avons jamais vu aucune qui ait voulu avouer d’en être.
SorelCharles,De la connaissance des bons livres(1671), Lucia Moretti Cenerini éd., Rome, Bulzoni, 1974, p. 370.
En critiquant la préciosité, cible imaginaire, Molière a en réalité la sagesse de désigner une cible autre que celles qu’il vise, bien réelles pour leur part, et dont les précieuses avaient toujours été une émanation plus ou moins évidente. Car derrière le ridicule des précieuses moliéresques se cache la peinture parodique d’une société galante en plein épanouissement, dont les traits les plus saillants présentent tout le potentiel d’une caricature savoureuse. En outre, sous les allusions multiples aux œuvres de Mlle de Scudéry, lesquelles ont brouillé les esprits de Cathos et de Magdelon, résonne la dénonciation d’un sentimentalisme excessif, tel qu’il s’incarne dans l’idéal de l’amour tendre.
À bien y regarder, la substitution de la galanterie à la préciosité dans Les Précieuses ridicules est évidente. Si Molière annonce en effet par son titre une caricature des précieuses, le terme précieux n’apparaît que deux fois dans sa pièce, et encore n’est-ce que dans la première scèneLes Précieuses ridicules, comme le souligne Roger Duchêne, sont entièrement bâties sur une « substitution de personnages »
Cet idéal social édictait les règles d’un art de vivre et réglementait ainsi la façon de se tenir dans le monde, de s’habiller, de séduire les dames, de s’exprimer et de faire preuve de sa culture (en évitant notamment tout pédantisme). Il promouvait par-dessus tout l’enjouement en toutes choses et surtout dans la conversation, dont il faisait une activité essentielle, invitant à parler de tous les sujets de façon plaisante et agréable. En somme, c’était le parfait comportement au regard d’une société donnée, celle des mondains. Loin de correspondre à des stéréotypes théâtraux figés par la tradition comique, Mascarille et Jodelet ne sont pas de simples rustres déguisés en maîtres mais des « caricatures outrancières de la noblesse galante, créant ainsi une relation d’un type nouveau entre le théâtre et le monde »Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1195. Lois de la GalanterieSorel, Charles, « Lois de la Galanterie, de nouveau corrigées et amplifiées par l’Assemblée générale des Galants de France », in Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, Paris, Sercy, 1658, vol. 1.Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1195.
Il ne faut pas pour autant voir dans ces personnages, comme Somaize a voulu le faire croire afin de mettre Molière en difficultéVéritables précieuses.Duchêne, Roger, op. cit., p. 213.Les lois de la galanterie, texte à travers lequel Sorel avait porté sur des usages galants attestés un regard critique et ironique, que Molière dresse ce tableau bouffon qui ne correspond à rien de réel, mais dont le comique s’enracine tout de même profondément dans son siècle, celui de la galanterie, dont la société est marquée par des affectations diverses, allant des tics de langage aux modes vestimentaires. Claude Bourqui a ainsi établi de façon certaine le texte de Sorel en tant qu’inspiration de Molière, en dressant la liste détaillée des similitudes et des parallèles entre les deux textesBourqui, Claude, Les Sources de Molière : répertoire critique des sources littéraires et dramatiques, Conesa G. dir., SEDES, coll. « Questions de littérature », 1999.
Molière, en fait, n’a pas tant cherché à reproduire, en les caricaturant, les façons de faire des galants réels qu’à inventer, à partir d’un texte lui-même normatif et non descriptif, et déjà caricatural, des personnages hautement spectaculaires. C’est parce que le galant de Sorel est décrit comme le symbole d’une volonté d’ostentation que Molière y a tout de suite découvert la possibilité de le transformer en personnage de théâtre.
Duchêne, Roger,op. cit., p. 20.
En accord avec l’esthétique comique, les précieuses de Molière ne sont que des versions ridicules et théâtrales des dames de qualité. Visant surtout à faire rire, elles font fi du réalisme et ne sont, comme les capitans, les docteurs et les juges de théâtrePrécieuses ridicules, Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., p. 4).Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1195.Précieuses ridicules.Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1195.Ibid.Duchêne, Roger, op. cit., p. 21.
Parmi les usages galants, Les Précieuses ridicules prennent notamment pour sujet essentiel les mondanités littéraires, dont elles soulignent la vanité. Les sujets de moquerie qui ressortissent du domaine littéraire dans la pièce de Molière sont bien le reflet de pratiques culturelles mondaines. Car l’idéal social de la galanterie, véritable art de vivre, s’est traduit, à partir de Pellisson, par une esthétique particulière, largement promue par la cour de Fouquet, lequel, jouissant d’une influence croissante, tint à s’entourer du prestige de la littérature et de la culture et fit pour cela « appel aux forces littéraires qui s’étaient développées en marge de l’institution littéraire officielle de l’âge précédent »Bury, Emmanuel, « La "culture Fouquet" : précieuses et galants », Les années Fouquet, colloque à Versailles, mai 2000, p. 101-109. L’Esthétique galante, réunissant aux côtés du « Discours sur les Œuvres de M. Sarasin » de Pellisson diverses pièces galantes telles qu’un extrait de La Clélie (textes réunis, présentés et annotés sous la direction d’Alain Viala, Toulouse, Société de littératures classiques, 1989).Denis, Delphine, « Préciosité et galanterie : vers une nouvelle cartographie », Les Femmes au Grand Siècle. Le Baroque : musique et littérature. Musique et liturgie, Actes du 33e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (Arizona State University, Tempe, May 2001), t. II, éd. D. Wetsel et F. Canovas, Tübingen, Biblio 17, n° 144, 2003, p. 17-41. Clélie », dans A. Niderst dir., Les trois Scudéry (Actes du colloque de Rouen, Oct. 1991), Paris, Klincksieck, 1993, p. 374).personae de Pellisson, Sarasin ou encore Scarron) et la teneur des conversations reflète celle des salons. Activité sociale, la littérature des salons, qui est celle des genres mineurs, s’élabore collectivement. Il s’agit là de mutations notables dans les phénomènes mondains et littéraires, qui ont été occultées par toute une tradition satiriqueBury, Emmanuel, « La "culture Fouquet" : précieuses et galants », in Les années Fouquet, colloque à Versailles, mai 2000, p. 101-109. Duchêne, Roger, op. cit., p. 218.
Ces énumérations des petits genres se recoupent avec la liste des galanteries contenue dans la Clélie, dans un passage qui prophétise l’avènement d’une littérature galanteClélie, parue en août 1658.Grand Cyrus et de la Clélie constitue le principal évènement littéraire de la décennie précédente), semble en effet être la principale cible ; ses œuvres sont d’ailleurs évoquées explicitement à plusieurs reprises dans la pièceClélie par Magdelon et à la Carte du Tendre par Cathos à la scène IV, suivies de la protestation de Marotte à la scène VI qui n’a pas appris « la philofie dans le Grand Cyre » et enfin, à la scène IX, de l’évocation du personnage d’Amilcar. Duchêne, Roger, op. cit., p. 223.
Ainsi, l’invention littéraire de la préciosité, et a fortiori telle que Molière se l’approprie, est l’occasion de mettre en cause un univers intellectuel et social traversé par l’imaginaire romanesque et surtout d’interroger un idéal galant trop universellement admiré, comme le souligne très justement Delphine Denis :
Il faut sans doute débusquer aussi le sourd travail du mythe derrière la catégorie galante. Dans le sens positif qu’on lui connaît, celui de relations harmonieuses et policées entre hommes et femmes du monde, la galanterie résume un idéal trop irénique pour être entendu à la lettre. […] Par son statut constamment polémique, la préciosité à l’inverse rend visibles les limites de cette doxa culturelle, y introduit un jeu positif du soupçon, en inquiète l’apparent consensus.
Denis, Delphine,op. cit., p.38.
Non content de caricaturer à outrance ses contemporains, Molière, en faisant des précieuses des personnages de farce, s’emploie aussi à attirer l’attention de l’ensemble du public sur des questions inquiétantes et parfois gênantes pour une société contemporaine profondément patriarcale. Car les précieuses se révèlent être l’incarnation de craintes que suscitent désormais quelques femmes soucieuses d’accéder à plus d’indépendance intellectuelle et sexuelle. Or, la vogue littéraire qui tend à décrédibiliser ces débats témoigne malgré elle de l’importance qu’ils avaient à l’époque, les ravivant contre le gré des auteurs de cet amas de textes parodiques :
Le succès des
Précieuses ridiculeset le phénomène littéraire qui l’a prolongé ont placé sous les feux de l’actualité un très ancien débat sur la place de la femme dans la société, son accès au savoir, son autonomie à l’égard de l’homme, sa capacité à décider du bel (et donc du bon) usage de la langue.Pléiade I, Notice des Précieuses ridicules, p. 1196.
Montrant que la galanterie correspond à l’« émergence d’un nouveau modèle culturel placé sous l’égide des femmes, accomplissement du long processus de "civilisation des mœurs" […], où la parole amoureuse et le souci de plaire façonnent "l’air galant" et instituent l’honnête homme dans ses vertus sociales »Denis, Delphine, op. cit., p. 36.dans et à la littérature. »Ibid.Ibid.Ibid.
À l’intérieur du corpus sur les précieuses, si certains aspects de la satire des mœurs féminines s’inscrivent dans une longue tradition de gauloiseries, l’examen de leurs prétentions intellectuelles n’en émane pas moins d’un débat plus virulent et sérieux, dans lequel la cause des précieuses se confond avec celle de toutes les femmes. Si elles ne sont pas l’incarnation d’une cabale précise, les précieuses sont bien celle d’un état d’esprit contemporain. Chez l’abbé de Pure en particulier, elles se font ainsi l’écho de débats généraux sur la place des femmes : contestant leur sort, elles critiquent l’institution du mariage et s’en présentent comme les victimes (tout particulièrement à partir du troisième tome). Témoignant d’une prise de conscience générale, les écrits sur les précieuses mettent dans la bouche de ces dernières des considérations sur la violence du mariage, dont on trouve trace dans la réalité, constituant l’amorce d’une libération sexuelle à venir. Elles sont l’incarnation des thèmes que les défenseurs des femmes, aussi bien que les misogynes, avaient mis à la mode. Au-delà de ces questions sociétales souvent traitées légèrement à travers des gaillardises (on réduit souvent ces contestations « avant-gardistes » à une pruderie excessive et ridicule), la préciosité est surtout la lointaine conséquence d’une aspiration des femmes à plus d’indépendance culturelle. Une aspiration qui est, au milieu du XVIIe siècle, à la fois bien réelle et ancienne puisqu’elle remonte à la Renaissance (où elle naît de l’humanisme et de la Réforme), période depuis laquelle elle a progressivement gagné de l’ampleur, emportant alors une large partie de l’opinion, notamment dans l’élite sociale. Cessant de vouloir combler leur déficit d’éducation en cultivant coûte que coûte les belles lettres savantes, les femmes se sont tournées vers une nouvelle culture en plein développement depuis le début du siècle, une « culture d’origine orale, acquise pour et par la conversation, résolument moderne, centrée sur la poésie et le roman en langue vulgaire »Duchêne, Roger, op. cit., p. 93.Ibid., p. 99. La Précieuse promeut une certaine reconnaissance du droit réclamé des femmes d’être des intellectuelles, allant jusqu’à les présenter comme le salut d’une littérature menacée par l’obscurantisme des pédants.
[L’abbé] peint l’état d’un goût féminin qui donne sa juste part à la culture moderne, fondée sur la lecture d’auteurs vivants, dont la plupart cultivent le ton galant. […] Plus que la culture des précieuses il décrit celle de toutes les femmes qui s’intéressaient à la vie de l’esprit – et des « cavaliers » qui s’étaient échappés de la férule des doctes. […] La seule et véritable opposition du volume est entre les tenants de la culture traditionnelle et des femmes qui représentent un bouillonnement culturel imparfait et parfois critiquable, mais prometteur.
Ibid., p. 83.
La position de Molière est sensiblement différente : sa farce, dont la perspective est évidemment le rire, balaye sciemment des débats d’importance en les ridiculisant et en amoindrissant leur portée, qu’il s’agisse de la question de la valeur des genres littéraires et de l’habilitation à en juger ou bien de l’accès à la création langagière. Les précieuses de Molière, n’ayant en effet retenu que le « moins bon » de l’esthétique galante (sa dimension de jeu, son goût pour les bagatelles…), confondant littérature et fréquentation des poètes, culture et connaissance des petites nouvelles galantes et étant dépourvues de tout esprit critique, transforment une véritable vague de fond en snobisme ridicule et présentent comme illégitimes ces prétentions féminines. Molière transfigure ainsi des débats et des thèmes que d’autres traitent sérieusement, à l’exemple de Boisrobert dans La Folle Gageure, une comédie de salon qui faisait d’ailleurs partie du répertoire de la troupe du Petit-Bourbon.
Mais surtout, les fantaisies verbales de Cathos et Magdelon sont le reflet d’une évolution réelle que Molière conteste en tant qu’écrivain. L’accusation de raffiner excessivement sur le langage n’est certes pas neuve, mais à l’époque de la vogue des précieuses elle correspond véritablement à la critique d’une licence langagière nouvelle avec laquelle « on se plaît désormais à trafiquer le langage » et à laquelle Sorel avait déjà accordé beaucoup d’attentionDe la connaissance des bons livres (1671), où il recensera plusieurs nouvelles expressions appréciées des mondains : il est pourtant difficile d’y distinguer ce qu’il emprunte désormais aux œuvres de Molière et de ses imitateurs.
Derrière la satire, constante tout au long de la seconde moitié du siècle, des « mots à la mode » et des jargons de « cabales », se lit en creux une interrogation fondamentale sur les droits à l’énonciation, littéraire ou sociale, qui nourrit de sa force polémique les tentatives concurrentes de normalisation et de stabilisation du français.
Denis, Delphine, « Ce que parler “prétieux” veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVIIe siècle »,L’Information grammaticale, n° 78, 1998, p. 53.
Un problème qui se recoupe là encore avec la question féminine : reposant sur un phénomène social dont le ressort est la volonté de distinction, cette créativité nouvelle est considérée comme l’usurpation par les femmes d’un pouvoir jusqu’alors masculin.
En fin de compte, la préciosité apparaît comme la contestation, par des femmes de la capitale, des idées établies sur le partage des rôles dans la vie culturelle […] symbolisée par leur révolte contre les pédants […] et manifestée dans leur volonté de conquérir le pouvoir intellectuel, qu’il s’agisse de régenter la langue, qu’elles souhaitent épurer et enrichir, ou de juger de la qualité littéraire des œuvres immédiatement contemporaines.
Duchêne, Roger,op. cit., p. 75.
Or, l’éventail de ces subtiles nuances tend à disparaître dans l’œuvre de Somaize, d’autant que c’est en s’emparant à son tour du sujet des précieuses qu’il fixe pour longtemps l’ambiguïté de leur statut. S’il est lui-même conscient de ne décrire que la réalité d’une société galante, il n’en tient pas moins un discours ambivalent censé servir le succès de ses publications, dont il dessert en réalité la qualité.
En accusant d’abord Molière de satire effrontée, il force ce dernier à adopter une position complexe et hésitante. C’est en se défendant contre les attaques de Somaize, qui lui reproche d’avoir « blessé tous ceux qu’il a voulu accuser »Véritables Précieuses.Précieuses ridicules.Véritables précieuses :
Mais c’est assez parler des précieuses ridicules, il est temps de dire un mot des vraies, et tout ce que j’en dirai, c’est seulement que je leur ai donné ce nom parce qu’elles parlent véritablement le langage qu’on attribue aux précieuses, et que je n’ai pas prétendu par ce titre parler de ces personnes illustres qui sont trop au-dessus de la satire pour faire soupçonner que l’on ait dessein de les y insérer.
Ibid.
La préface d’« un des amis de l’auteur », introduction au Grand Dictionnaire des précieuses et probablement rédigée par Somaize lui-même, détaille ainsi les différentes catégories de précieuses, précieuses galantes et véritables précieuses, définies principalement par leur rapport à la culture et accessoirement par leur créativité verbale, dans une perspective quasi-sociologiqueop. cit., p. 349). Duchêne, Roger, op. cit., p. 244.
Pourtant, lorsqu’il met en vers la pièce de Molière, Somaize se garde bien de revenir sur cette distinction équivoque entre vraies et fausses précieuses et ne se formalise pas de profiter du succès d’un texte dont il avait critiqué la démarche. En réalité, d’un texte à l’autre, notre auteur change de stratégie, tantôt posant l’existence des précieuses comme réelle, non sans une distance ludique difficilement discernable, tantôt les traitant comme des personnages imaginaires. Ainsi, s’il prétend dans ses deux dictionnaires n’être que le fidèle transcripteur de témoignages réels, Le Procès des précieuses qu’il écrit entre-temps, privé de toute valeur de témoignage, place quant à lui les précieuses dans la fiction, introduisant le doute sur la possibilité de trouver des précieuses réelles en ne présentant que des personnages de fausses précieuses et un faux professeur de langue précieuse (la versification, faite d’octosyllabes, caractéristiques du style burlesque, souligne en outre la volonté ludique). Néanmoins, Le Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté affirme à son tour l’existence de précieuses véritables par l’indignation des deux personnages à se voir caricaturer dans de nombreux textes. En reprenant le débat des vraies et fausses précieuses (qu’il n’est pas le premier à ouvrir car c’est un thème qui permet de profiter toujours plus du succès des précieuses), au sein duquel il se met lui-même en constante contradiction, Somaize « ressent le besoin de réhabiliter celles dont il prétend établir un catalogue dans son dictionnaire à paraître ». Il doit justifier une entreprise bancale, le projet d’établir une galerie de portraits des précieuses ne pouvant pas reposer sur l’idée que les précieuses sont ridicules par nature. Il est ainsi contraint d’adopter des changements de posture et renonce d’ailleurs en conséquence à son projet annoncé de pompe funèbre des précieusesDialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté : « Il est vrai que l’on travaille à une pièce qui aura pour titre La Pompe funèbre d’une précieuse ». L’Avis au public pour l’établissement de la société précieuse. Mais même au sein de son dictionnaire, dans lequel Somaize prétend modestement n’avoir rien inventé, la juxtaposition excessive produit un effet de grossissement tel qu’il contredit en lui-même les assertions de l’auteur en faussant toute tentative d’effet de réel. À force d’extrêmiser et de varier son discours, Somaize se dessert lui-même. Peut-être entend-il lui aussi décrire cette société sur un mode ludique, mais son dessein échoue à force de trop souligner la question du statut des précieuses.
Somaize se montre ici suffisamment sérieux pour qu’on croie à une étude quasi scientifique, suffisamment parodique et excessif pour qu’on en doute. Dès le titre de ce dernier grand ouvrage consacré aux précieuses, on se retrouve plongé dans l’ambiguïté qui a imprégné leur apparition, puis tout le roman de l’abbé de Pure. Quelle est, dans tout cela, la part du vrai et la part du jeu ?
Duchêne, Roger,op. cit., p. 240.
Somaize a par ailleurs bien conscience de se jouer de son public et d’exploiter un sujet imaginaire dans la description duquel il ne s’appuie, au-delà de ses modèles littéraires, que sur la réalité d’une société galante ; une supercherie qu’il trahit souvent à travers son propre discours. Les amalgames entre préciosité et galanterie sont ainsi récurrents, à l’exemple de ces phrases extraites de la « préface d’un des amis de l’auteur » :
Car je me persuade que ceux qui ne sont pas adonnés à la galanterie, et qui n’ont pas l’esprit du monde, diront d’abord, en voyant les deux tomes de ce Dictionnaire, que cet ouvrage n’est pas assez sérieux pour avoir employé tant de papier.
[M. de Somaize a encore eu d’autres raisons] par lesquelles il était assuré de la réussite de ce livre, qui sont la quantité de galanteries qui se trouvent à la tête de chaque lettre, le nombre prodigieux d’incidents véritables qui se rencontrent dans les histoires de celles dont il parle, le désir que plusieurs auront de connaître l’élite des plus spirituelles personnes de France, et enfin la quantité de mots précieux que l’on y trouvera, avec le nom de ceux et de celles par qui ils ont été inventés, ce qui prouvera plus que tout ce que j’ai dit ci-dessus que le précieux n’est point une fable.
L’étonnant commentaire du gentilhomme Ballesdens dans l’extrait du privilège du roi témoigne quant à lui que les contemporains, au contraire des historiens de la littérature, ne s’y trompaient pas :
Ce dictionnaire historique des précieuses est un extrait fidèle de toutes les galanteries qui regardent cette matière dans les meilleurs romans du temps, et mérite d’être imprimé, afin qu’on connaisse les habitants et la langue du pays des alcôves et des ruelles.
Il est clair que Somaize et ses lecteurs avaient conscience que ce dictionnaire n’était somme toute qu’une description encyclopédique des salons mondains, un pays moins spécifiquement précieux que galant.
D’autre part, l’étude de toutes les nuances des différentes figures des précieuses ainsi que des débats sociologiques et des réalités historiques dont elles ont été l’incarnation est nécessaire pour prendre conscience de la pauvreté de l’entreprise de Somaize. Car si Molière, écrivant une pochade, avait déjà limité leur image, Somaize l’affaiblit définitivement, les privant de toute épaisseur ainsi que des enjeux dont elles pouvaient être les vecteurs. Pour Roger Duchêne, l’intérêt de son Grand Dictionnaire des précieuses ou la Clef de la langue des ruelles réside ainsi non pas « dans le détail de ces expressions [prétendument précieuses], créées sur le modèle des publications précédentes, mais dans un nouvel appauvrissement de l’image des précieuses »Duchêne, Roger, op. cit., p. 232.Ibid., p. 236.
Avec une image aussi faible, si peu caractérisée, les précieuses sont à présent à la fois partout et nulle part. Le second dictionnaire, maintenant la fiction d’une enquête, en multiplie le nombre. Les expressions précieuses qu’il recense, dont aucune ne se recoupe plus avec celles du premier opus, sont puisées un peu partout, notamment dans des sources écrites qui n’ont absolument rien à voir avec une quelconque préciosité (Somaize va ainsi jusqu’à faire de Corneille un auteur précieux). Mêlant aphorismes, expressions populaires ou dans l’air du temps à des tournures littéraires qui deviennent amusantes une fois sorties de leur contexte et à des inventions de son cru, il accentue le phénomène par une accumulation outrée en ôtant beaucoup de leur « vérité » à ces expressions. Estompée à l’excès, la préciosité telle que Somaize la conçoit le porte désormais à faire flèche de tout bois. Censé constituer un répertoire alphabétique exhaustif des précieuses, parisiennes et provinciales, ce nouveau dictionnaire compte trois cent quatre-vingts quinze notices, plus d’un tiers des femmes citées n’étant connues que par ce qu’il en dit et cent quarante-quatre notices étant masculines : seulement une trentaine de précieuses avaient été, entre 1654 et 1659, nommément associées à l’épithète... N’hésitant pas à insérer dans sa liste des personnages morts, il fait naître le mythe de la préciosité à l’Hôtel de Rambouillet, du temps du poète Valère, où se développait l’art de vivre galant. Classées du point de vue de la qualité de leur savoir, Somaize invite en fait, à travers les portraits de femmes « exonérées de toute singularité dans les manières, indifférentes à la façon dont on les marie et à leur statut conjugal, dépourvues de tout ridicule dans leur langage »Ibid.Ibid.
Puisque Molière, après quelques autres, avait dénoncé l’existence des précieuses, on n’a pas manqué de conclure qu’il devait y en avoir. Le succès de sa pièce garantissait leur omniprésence, tout le monde s’employa à en trouver et à les qualifier. Sous couleur d’en faire l’inventaire, Somaize les multiplia pour grossir son livre. Elles existèrent à force d’en parler.Forestier Georges et Bourqui Claude, op. cit., Notice sur Les Précieuses ridicules, p. 1192.
La scène d’exposition nous présente une Iscarie impatiente de recevoir la visite de sa précieuse amie. Alors qu’elle enjoint sa suivante à l’aller quérir, Artemise arrive enfin (Scène I). Après un échange de compliments dûment marqué par une surenchère de tournures précieuses, Iscarie propose à son amie de lui faire partager la lecture d’un poulet qu’elle a récemment reçu et dont le style médiocre lui paraît être un merveilleux divertissement (Scène II). S’ensuit un interlude entre Isabelle et Beatrix, les suivantes respectives d’Iscarie et d’Artemise : la première se pose en adepte du langage recherché et spirituel de leurs maîtresses dont elle use à loisir, la seconde en accusatrice de son opacité et de son alambiquage excessif. Le débat est interrompu par l’arrivée de Flanquin (Scène III), « valet précieux » du Baron de la Taupinière (dont on a évoqué le nom dans la première scène). Venant s’enquérir auprès d’Isabelle de la disponibilité d’Iscarie à recevoir la visite de son maître, il témoigne à la suivante de son amour, en des termes toujours plus excessifs, (Scène IV). Retour aux deux amies qui commentent quant à elles la qualité des vers de Scène V). Le Baron de la Taupinière fait alors son entrée, débitant à son tour quantité de compliments périphrastiques. Au détour de la conversation, alors qu’il s’enquiert de leurs fréquentations et se livre à des considérations sur la vie mondaine et le « plaisir » qu’il y a à faire figure dans le monde, il leur annonce que Flanquin doit amener un ami poète afin qu’il leur fasse la lecture de deux pièces de sa composition, à la plus grande joie de ses interlocutrices qui déclarent aimer « démesurément les poèmes dramatiques ». On discute évasivement d’une certaine Madame ****, dont on dresse un portrait des plus sévères (Scène VI). Le poète Picotin finit par faire une entrée remarquablement pompeuse. La compagnie lui demandant son sentiment sur les pièces jouées la saison précédente, il se fait l’écho de la théorie du plagiat de Molière concernant ses Précieuses. Picotin évoque également le Don Garcie de ce dernier, dont il déplore les incohérences dramaturgiques, avant de se livrer aux éloges dithyrambiques de récentes pièces qu’il passe en revue : seule exception, celle de la pièce représentée par les comédiens du Petit-Bourbon, desquels il dresse un portrait satirique. Vient ensuite le moment de passer à la lecture d’extraits de ses propres œuvres, une tragédie intitulée Lusse-tu-cru lapidé par les femmes, bientôt suivie d’un extrait de sa comédie, Les Noces de Pantagruel (Scène VII). L’arrivée de Monsieur de Greval, annoncée par Isabelle, interrompt cependant « l’apologie » du poète. Les deux précieuses excusent la bourgeoisie de leur voisin, malgré laquelle elles le déclarent être des plus fréquentables. À son plus grand étonnement cependant, Greval reconnaît immédiatement sous les traits du poète le valet de feu Monsieur Durier : contraint à avouer sa supercherie, celui-ci raconte alors son enrôlement dans la troupe de Gilles le Niais. Iscarie, outrée, se tourne vers le baron, attendant de lui une réponse à cette humiliation, seulement pour s’entendre dire qu’elle a été doublement dupée : le baron dévoile sa véritable identité. Il est Gilles le Niais et Flanquin lui aussi n’est autre qu’un de ses acolytes. Les comédiens sont chassés mais s’en vont avec supériorité (Scène VIII).
La pièce s’ouvre sur l’indignation de La Grange et de Du Croisy vis-à-vis de l’accueil « farouche » que leur ont réservé les deux « pecques de Province » de chez lesquelles ils sortent tout juste. Pour obtenir réparation de cette injure par la vengeance, La Grange suggère de leur jouer un tour : il évoque à cette fin son laquais Mascarille, lequel se pique de galanterie. Le spectateur reste cependant dans l’attente du scénario précis de ce bon tour (Scène I), d’autant que La Grange est inopinément interrompu par l’arrivée de Gorgibus. Ce dernier, se rendant rapidement compte du mécontentement des deux prétendants, est renvoyé, pour toute explication, à un entretien avec sa nièce et à sa fille (Scène II). Questionnée par Gorgibus, Marotte lui indique que les deux jeunes filles sont dans leur cabinet, occupées à faire de la pommade pour les lèvres, des passe-temps et des dépenses que le bon bourgeois dénonce avec véhémence (Scène III). Cathos et Magdelon, interrogées par leur oncle et père, se plaignent du caractère « marchand » de la conduite des prétendants et lui expliquent leurs attentes concernant les prémisses du mariage : des étapes préalables dont elles ont développé le schéma d’après leurs lectures des romans à la mode. Gorgibus sort, outré et bien déterminé à les marier (Scène IV), laissant Cathos et Magdelon se désespérer de l’obscurité de son esprit et s’imaginer être de naissance plus noble (Scène V). Marotte leur annonce la venue du laquais du Marquis de Mascarille, s’exposant au passage à une leçon de vocabulaire précieux (Scène VI). Mascarille, qui fait alors une entrée remarquée sur scène en chaise à porteurs, se livre à un numéro farcesque, refusant de payer ses porteurs et les rossant allégrement (Scène VII), sur quoi Marotte vient l’informer de l’arrivée imminente de ses maîtresses (Scène VIII). Reçu dans leur chambre basse, Mascarille fait longuement démonstration de son caractère « enjoué », saluant ces dames, complimentant leur mérite et développant pour leur plus grand plaisir des métaphores usées. La conversation s’oriente sur Paris, centre du bon goût et de la galanterie, puis sur les visites respectives de chacun, forçant les jeunes filles à admettre leurs manques de liens dans le monde. Au gré de considérations diverses sur les nouvelles littéraires, Mascarille leur promet d’établir chez elles une « académie des beaux esprits ». Les jeunes filles ayant clamé leur amour des petites pièces galantes, il leur récite ensuite un impromptu de son cru : on s’extasie abondamment à propos ce madrigal dont on décortique les trouvailles et sur lequel Mascarille va jusqu’à pousser la chansonnette, tout en se vantant de ne jamais avoir appris la musique. Il offre ensuite de les mener à la Comédie, à condition qu’elles se montrent enthousiastes et se récrient dûment sur la pièce : c’est l’occasion d’une critique ironique des comédiens de la troupe royale. On admire alors comme il se doit les divers attributs vestimentaires du Marquis, canons et autres plumes (Scène IX). Sur ces entrefaites, Marotte annonce la visite du Vicomte de Jodelet, vieil ami du Marquis (Scène X). À son entrée, les deux compères se livrent à des effusions déplacées avant de se remémorer leurs souvenirs de guerre, occasion ponctuelle de bouffonnerie et d’indécence, puisque Mascarille pousse le vice jusqu’à offrir de faire tâter ses plaies. A défaut de mener promener ces dames en carrosse, on suggère finalement de donner un bal. Grisé par les flatteries des jeunes filles béates devant tant d’esprit, Mascarille se lance dans une tentative d’impromptu in praesentia, qui se solde par un cuisant échec. Arrivent les amies des jeunes filles, invitées pour combler la « solitude » de ce bal fortuit (Scène XI). Sur la cadence des violons, les deux fanfarons font démonstration de leurs piètres talents de danseurs (Scène XII), jusqu’à l’irruption de Du Croisy et La Grange qui se mettent à les rosser pour les punir, disent-ils, d’avoir fait les hommes d’importance, avant de ressortir aussi vite (Scène XIII). Cathos et Magdelon s’étonnent du sort de leurs deux prestigieux invités et les enjoignent à se défendre de l’affront qu’ils ont subi (Scène XIV). Les prétendants reviennent (probablement accompagnés de spadassins don la présence n’est pas spécifiée) et révèlent l’identité de leurs laquais en l’illustrant par un effeuillage de leurs vêtements illusoires, laissant les deux jeunes filles hébétées. Les violons réclament leur argent (Scène XV). Après leurs sorties, Gorgibus arrive, informé par La Grange et Du Croisy des évènements. Magdelon met Mascarille et Jodelet à la porte. Le faux marquis, dépité, déplore le culte mondain des vaines
apparences (Scène XVI). Gorgibus bat les violons qui demandent à être payés, prie les jeunes filles d’aller se cacher si elles ne veulent subir le même sort et envoie au diable les petits amusements littéraires (Scène XVII).
Avec leur acte et leur péripétie uniques, Les Véritables Précieuses aussi bien que Les Précieuses ridicules dont elles s’inspirent, quoique toutes deux publiées sous le nom de comédies, se présentent comme les héritières de la tradition farcesque, dont elles reprennent le principe dramatique le plus basique.
Précisons pourtant qu’à l’époque où Molière compose ses Précieuses ridicules, la farce souffre d’un discrédit général et est volontiers regardée comme un genre mineur marqué par la « saleté » et la « bassesse »Véritables précieuses, Picotin déclare encore : « j’y résistai d’abord ne voulant point passer pour un Farceur ». Rey-Flaud, Bernadette, Molière et la farce, Genève, Droz, 1996, p. 52.Précieuses, qui transforme l’image du genre en le remettant à la mode. La seconde moitié du siècle verra ainsi se multiplier les publications de « petites comédies », dans lesquelles se spécialisent progressivement de nouveaux libraires. Puisqu’il imite une pièce que tout le monde encense, Somaize n’a plus à craindre, désormais, d’en écrire une du même acabit ni même d’en projeter la publication. Lorsqu’il fait publier ses Véritables précieuses, il profite ainsi de l’exceptionnel regain de considération dont jouit alors la farce.
De fait, la farce moliéresque poursuit une longue tradition, non pas parce que Molière est l’héritier des farceurs, comme on a voulu le présenter pour le discréditer, mais parce qu’il reprend à son compte l’héritage d’une écriture dramatique, avec ses principes internes propres, comme le démontre longuement Bernadette Rey-Flaud. Dans son ouvrage consacré à Molière et la farce, cette dernière définit le genre en ces termes : « véritable machine à rire », elle n’est dans son plus simple appareil que la « dramatisation d’un bon tour », « une tromperie en un acte » Rey-Flaud, Bernadette, op. cit.Précieuses ridicules, et par conséquent celui des Véritables précieuses. Là où une certaine forme du goût classique juge les pièces articulées autour d’une péripétie unique trop pauvres, aimant à faire rebondir l’action, veillant à ce que le dénouement aboutisse d’un nœud intriqué, Les Précieuses ridicules et Les Véritables précieuses ne comportent bien qu’une unique péripétie, laquelle se confond avec le dénouement. Ce « changement inopiné de l’action »Discours de la tragédie, 1639.Scherer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d., 1950.
Assimilables à une farce, du fait de la simplicité de leur trame dramatique, Les Précieuses s’en approchent aussi par le principe des masques qui les animent, développant à travers eux une veine franchement bouffonne. S’y retrouvent ainsi nombre de procédés farcesques éprouvés, au premier rang desquels figurent de redondantes bastonnades en règle, quelques gaillardises et autres « turlupinades ». Vêtu avec extravagance, aux côtés d’un Jodelet au visage enfariné, Mascarille apparaît bel et bien comme un travesti hypertrophié dont l’apparence témoigne dès l’abord « d’un désir de surenchère folle dans le sens de la charge burlesque »Rey-Flaud, Bernadette, op. cit. – La description de Marie-Catherine Desjardins dans son Abrégé de la Farce des Précieuses mentionne en effet les « accessoires les moins délicats éprouvés par le théâtre de foire ».op. cit., Notice sur les Précieuses ridicules, p. 1208.lazzi et calembours, jeux de timbres et d’accents…), auxquels son sujet se prête particulièrement. En somme, à l’écrit, la pièce perd beaucoup de son comique. C’est donc finalement à une conception moderne de la farce, que Les Précieuses ridicules doivent la force de leur jeu scénique, sur lequel, de façon novatrice, elles reposent presque entièrement. Une dimension que Molière a soulignée en expliquant qu’« une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action, et du ton de voix »Précieuses ridicules.
Et pourtant, on déplore chez Somaize une certaine absence de ce sens théâtral, de cette « conscience scénique » qui permet à Molière de renouveler la tradition farcesque. Il convient en effet de nuancer cette analyse à la lecture de son « adaptation », dans laquelle de tels éléments tendent étonnamment à s’estomper. S’il reprend lui aussi le principe dramatique de la ruse, Somaize oriente en revanche la quasi-totalité des procédés comiques sur la mise en scène du langage précieux –mais non ses implications orales, se concentrant sur les effets de sens –, et exploite très peu les ressources visuelles du déguisement, pas plus que celles des mines et déhanchés qu’on aimait railler chez les précieuses. Des masques moins franchement bouffons donc, revêtus au contraire d’un voile de réalité : le déguisement précieux ne doit pas tant être ridicule que correspondre à une prétendue « véritable » réalité sociologique. Par conséquent, si le plaisir comique naît de l’arrachement des masques, il est d’autant moins fort que ces masques étaient moins visibles et que l’écart entre les deux est plus réduit. Nulle bastonnade non plus dans aucune de ces scènes, un lieu commun pourtant si efficace et accommodant dont le recours aurait été si évident dans une pièce aux dimensions farcesques. La réécriture de Somaize se caractérise incontestablement par un éloignement vis-à-vis de la dimension scénique si essentielle à la comédie de Molière. Peut-être Somaize, en l’élaborant, n’a-t-il jamais imaginé, voire jamais désiré, que sa pièce connaîtrait les honneurs de la représentation: celle-ci ne paraît effectivement nullement pensée dans cette perspective. Par rapport à celle dont elle s’inspire, elle ressort plus largement d’un théâtre écrit. L’intérêt y réside dans le texte, dans la juxtaposition d’expressions littérales, non dans la façon dont elles sont prononcées ni par qui – se débarrassant par la même occasion du souci de la moindre épaisseur « psychologique » des personnages. Certes l’usage des didascalies est alors peu répandu, mais l’absence au sein même du dialogue d’allusions soulignant d’éventuelles extravagances vestimentaires ou autres jeux de scène nous incite à penser que c’était là une préoccupation mineure dans l’esprit de Somaize ; sans compter que, contrairement à Molière, celui-ci n’est pas comédien et n’a de ce fait pas la même perception de l’écriture théâtrale. Là où Les précieuses de Molière perdent à être lues, celles de Somaize gagneraient peu à être jouées.
En tout cas, « ces effets énormes, déchaînant à coup sûr le rire du parterre »Rey-Flaud, Bernadette, op. cit.Précieuses. La « nouvelle farce » inventée par Molière repose ainsi sur une dimension comique nouvelle. À une gestuelle farcesque classique, traditionnelle et conventionnelle, s’ajoute une gestuelle propre à Mascarille et Jodelet et leurs compagnes, une gestuelle inspirée du monde galant, des usages contemporains. Outre les pseudonymes farcesques de Mascarille, Jodelet et Gorgibus, le réel fait irruption à travers les noms des personnages, de même que ceux de Somaize s’inscrivent dans la réalité. Loin de se contenter de transposer les usages de la commedia dell arte, Molière nous offre au contraire un métissage avec « la parodie précise des mœurs contemporaines »op. cit., Notice sur les Précieuses ridicules, p. 1208.Précieuses, aussi bien ridicules que véritables, est provoquée par les travers « psychologiques » des protagonistes –quoique le lien de cause à effet entre travers comportementaux et mauvaise farce soit moins explicite chez Somaize et paraisse plus fortuit. Là où ses prédécesseurs greffaient sur un canevas ponctué de « scènes obligées » des personnages-emplois, Molière, (mal) imité par Somaize, conçoit un projet cohérent autour de personnages susceptibles de créer l’illusion du vivant, mettant le monde sur le théâtre.
Le résultat est un écartèlement, inouï jusqu’alors, entre le monde des hommes et le masque de théâtre qui révèle chez Molière, dès ce moment de sa carrière, une profonde maîtrise des processus de l’illusion théâtrale.
G. Forestier et Cl. Bourqui, op. cit., Notice sur lesPrécieuses ridicules, p. 1208.
Ainsi, on assiste dans ces pièces à des scènes banales, où le ton de conversation reste somme toute naturel et semblable à celui des cercles mondains, sans aucune rupture de ton majeure, malgré quelques couacs de la part des imposteurs. Précisons tout de même que l’illusion de réalité est largement mise en cause par la posture de Somaize vis-à-vis des précieuses qu’il présente, posées comme véritables quoiqu’usant d’un langage irréaliste et absolument non crédible. En outre, de tous les usages parodiques d’une société mondaine que déclinait Molière dans sa pièce, permettant au public de s’y reconnaître, Somaize ne retient que quelques rapides allusions (le Baron déclarant par exemple être venu en carrosse) et n’en développe que le goût des mondanités littéraires. Le monde parisien y est beaucoup moins franchement identifiable.
Imitation à peine déguisée des Précieuses ridicules, Les Véritables précieuses reprennent donc, on l’a vu, la structure simple du bon tour, héritée de la farce, impliquant la mise en œuvre d’un arsenal obligé de trompeurs et de trompés. Bien que la source d’inspiration soit évidente, trouvant dans la pièce de Molière un noyau fondateur, Somaize lui inflige un traitement sensiblement variable. La liste de personnages et le déroulement de la pièce y sont modifiés, affectés par des intentions d’écriture différentes et la nécessité d’éviter les accusations de plagiat ; un réagencement nécessaire du principe structurel de l’intrigue caractérisé par une nouvelle vague de simplification. Preuve en est, la réduction significative du nombre de scènes d’une pièce à l’autre : s’il y en avait dix-sept chez Molière (bien qu’un bon nombre ne soient que de très courtes scènes de transition), il n’y en a plus que huit chez Somaize. Ne comptant que cent soixante répliques, la pièce de Somaize est loin du gabarit de celle de Molière, avec ses trois cent huit répliques. Au lieu d’une douzaine de personnages, Somaize ne nous en présente que huit. L’intrigue est simplifiée, la pièce considérablement écourtée et, sans vouloir en tirer de conclusions hâtives, passablement appauvrie.
Pour comprendre comment Somaize construit sa pièce à partir de celle de Molière, il faut considérer le noyau qui constitue le point de départ de son écriture : deux précieuses doivent être abusées par des hommes déguisés en galants qui leur feront la cour, supercherie dont la révélation constitue à la fois l’unique péripétie et le dénouement de la pièce, laquelle doit surtout présenter au spectateur un panorama le plus vaste possible du « langage précieux » forgé par l’auteur. À partir de là, triant à la fois les thèmes et les personnages qu’il veut exploiter parmi ceux présentés par Molière, Somaize doit construire sa pièce en déroulant à l’envers le fil de son intrigue. Dans la construction de l’image de ces deux protagonistes abusées, deux amies « précieuses » (trop) sensibles aux vaines affectations, il retient surtout des bouffonneries moliéresques leurs incongruités langagières. Un centre d’intérêt dont la primordialité se voit commandée par la perspective de la rédaction de son Dictionnaire : c’est par conséquent principalement ce qu’il veut exploiter d’une image pourtant déjà considérablement appauvrie par Molière au regard de la complexité de la matière de La Précieuse de l’abbé de Pure. Oubliant d’autres motifs majeurs, Somaize compte essentiellement sur un comique de langage à travers lequel il puisse faire étalage d’un vocable précieux qu’il a étoffé à loisir à partir des expressions présentes chez Molière. Le fait qu’il place cet élément au cœur de sa pièce influe logiquement sur l’élaboration de l’intrigue, le portant à en élaguer considérablement le squelette. Si l’action est déjà pauvre chez Molière, elle l’est encore plus chez Somaize : il s’agit littéralement de nous montrer tout au plus des personnages en train de parler.
Par conséquent, la simplification initiale, la plus notable de toutes, est celle qui consiste à se débarrasser du thème du mariage, auquel le spectateur est introduit dès la première scène des Précieuses ridicules, où il est à la fois élément déclencheur de l’action et prétexte à des développements discursifs majeurs. Non tant occasion de réflexion sur la condition féminine, ce qui viendra plus tardivement dans les pièces de Molière, il est surtout présent, on l’a vu, pour critiquer l’influence de lectures trop sentimentalistes sur l’esprit des jeunes ingénues. La tirade finale de Gorgibus, qui conclut en envoyant au diable « Romans, Vers, Chansons, Sonnets, et Sonnettes, pernicieux amusements des esprits oisifs », « cause de leur folie », en est la preuve : avec la satire de la galanterie, la dimension critique à l’égard de l’imaginaire romanesque est un thème central dans la pièce. Mais il s’agit là pour Somaize et ses modestes intentions d’auteur de considérations qu’il n’est pas enclin à développer. Du désir des femmes d’être initiées à la vie littéraire, il ne garde que de brèves allusions dans une scène assez rapide et ne dit pratiquement rien de l’amour et du désir féminin d’être aimé autrement. S’apparentant à des débats qui dépassent de loin la portée de son œuvre, excédant les limites conceptuelles de précieuses dont l’image est considérablement étriquée et encombrant probablement l’auteur de personnages dans la bouche desquels il ne peut placer aucune expression précieuse, le thème du mariage est ainsi écarté de l’intrigue. Une fois supprimé ce motif, un personnage de l’ordre de celui de Gorgibus, qui se définit par sa volonté de marier sa fille et sa nièce à d’honnêtes bourgeois (par laquelle il se pose en tout premier déclencheur de l’intrigue), n’a plus de raison d’être. Avec sa disparition, le lien familial qui unissait les deux jeunes filles perd également de son sens : elles deviennent ainsi tout simplement amies, permettant au passage à Somaize de se distinguer un peu plus d’un modèle qui reste pourtant évident.
Mais surtout, avec l’évincement des deux prétendants, c’est toute la logique du « bon tour » qu’il faut recréer, trouver à la tromperie ses instigateurs, ses acteurs et des motifs valables. Les jeunes filles n’étant plus ni « ridicules » ni provinciales, puisque présentées comme des précieuses « véritables » quoique critiquables, rien ne justifie plus aux yeux des spectateurs qu’elles subissent une humiliation d’une telle violence (car le tour que jouent Du Croisy et La Grange est bien des plus « sanglants »). Cathos et Magdelon étaient punies pour leur orgueil et leur ignorance. Cette logique du ridicule humilié était encore étoffée par le motif de la vengeance : c’est bien pour se venger d’un affront qu’il leur a été fait que les deux « amants » donnent une leçon à ces deux « pecques » qui ignorent leur rang. Il s’agit donc pour Somaize, qui néglige toute dimension psychologique, de trouver une nouvelle motivation à l’imposture. Le thème de la comédie dans la comédie était déjà esquissé par la pièce de Molière. Jouant une farce dans la farce, les comédiens mettaient en scène, dans une mise en abyme subtile, les masques qu’ils représentaient traditionnellement et, à l’instar de Bernadette Rey-Flaud, on peut lire dans le désespoir final de Magdelon la traduction de « l’angoisse du comédien quand il s’aperçoit de son engagement dans ces jeux de rôles »Rey-Flaud, Bernadette, op. cit.Les Véritables précieuses s’apparentent plus modestement à la farce.
Il faut désormais insérer la raison de l’échec de la tromperie, pour mener à sa révélation. La supercherie telle qu’elle est conçue par Somaize n’a plus aucune raison de prendre fin ; dans l’intérêt de ses instigateurs elle doit au contraire perdurer. Seul le hasard, un procédé un peu faible dans la construction d’une intrigue, est pris en compte par Somaize. Créant de toutes pièces un personnage dont l’apparition est uniquement motivée par ce besoin, il fait entrer inopinément le voisin d’Iscarie, lequel, commodément, reconnaît Flanquin, ex-valet d’une de ses connaissances. Ce Monsieur Greval n’est pas la seule création de Somaize sur le plan du personnel dramatique. Chez Molière, le personnage de Gorgibus, lequel n’échappait pas aux ridicules du bon bourgeois qu’il était, constituait un contraste révélateur des ridicules de Cathos et Magdelon. Faisant sentir toute l’absurdité de leurs propos et de leur comportement, tout en s’offrant lui aussi comme personnage comique, il avait un rôle d’opposant qui manque désormais à l’intrigue de Somaize. C’est là qu’intervient le personnage de Beatrix, seconde suivante insérée à la liste, alors que celle de Molière n’en comptait qu’une. Avatar de Marotte et de son parler paysan, dénonçant précisément l’« obscurité » du langage des précieuses en retournant contre elles un grief dont Cathos et Magdelon usaient souvent elles-mêmes, elle s’oppose à Isabelle qui a quant à elle adopté les usages de ses maîtresses et s’en fait l’écho. Somaize brode ainsi sur le motif de la servante qui ne comprend pas le jargon des précieuses, en faisant une de leurs adversaires, ce qui lui permet ainsi d’insérer une scène de débat. C’est l’occasion pour Beatrix de débiter toutes les expressions qu’elle trouve absurdes et pour l’auteur de placer ainsi une grande partie de celles qu’il veut partager avec son lecteur. L’insertion d’un regard critique participe donc beaucoup moins que chez Molière à la logique dramatique, Beatrix n’avançant que peu d’arguments contre les manières de ses maîtresses et se contentant finalement de les répéter. L’ajout d’un valet sert le même objectif, celui de multiplier les personnages susceptibles d’utiliser le langage précieux. En outre, Flanquin, par ses interventions en aparté, prenant note des « grands mots » qui se disent, en souligne l’originalité.
Malgré ces divergences, entre réductions et ajouts, la pièce de Somaize fait montre d’un parallélisme certain avec celle de Molière, une symétrie structurelle à laquelle viennent s’ajouter d’évidentes parentés thématiques. Non content d’en reproduire le schéma d’intrigue, l’acte y est de la même façon organisé autour d’une scène centrale, disproportionnellement longue, où hôtesses et invités se livrent à de semblables considérations littéraires et mondainesLa Mort de Lusse-tu-cru lapidé par les femmes : « je ne sais pas où, / Pour pouvoir me fourrer je puis trouver un trou ») et d’impropriétés langagières (telles que l’incompatibilité entre « âme » et « calcinée » dès les premiers vers des Noces de Pantagruel). Ce que Somaize ajoute en revanche dans cette conversation littéraire, c’est un rapport précis de l’actualité culturelle, motivé par son goût pour les propos polémiques. Le discours du poète, interrogé par l’assemblée, a ainsi valeur de témoignage, nous renseignant sur quelques pièces étroitement contemporaines et sur leurs auteurs, en même temps qu’il nous permet encore de juger de l’inimitié et de la malveillance de Somaize envers Molière et sa troupe.
Si jamais traduction fut une trahison, c’est bien celle de Somaize : le malheureux a trouvé le moyen, en rimant cette prose souple et ferme, d’une facture si simple et si large, d’en tirer les vers les plus lourds et les plus plats, les plus pénibles et les plus ternes.
Larroumet, Gustave, « Un historien de la société précieuse au XVIIe siècle – Baudeau de Somaize »,Revue des Deux Mondes, t. 112, 1892, p. 131.
Mettre en vers une pièce en prose n’est point un usage surprenant au XVIIe siècle. Le « grand goût », comme dira Voltaire, exige alors que la pièce, comique ou tragique, soit versifiée. Ce n’est pas que l’on ne connaisse quelques tragédies et un plus grand nombre de comédies qui soient en prose mais, comme le démontre Jacques Scherer, elles ne le sont que faute de pouvoir être en vers, et non de parti pris :
On ne croit pas, avant La Motte, que la pièce de théâtre doive être en prose ; on se borne à tolérer qu’elle le soit, mais on préfère le vers. Il n’y a pas d’esthétique de la pièce de théâtre en prose à l’époque classique.
Scherer, Jacques,La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d. [1950], p. 197.
Par conséquent, de nombreuses pièces en prose connaissent le même sort que celle de Molière, leurs auteurs faisant parfois appel à de meilleurs versificateurs pour en améliorer la facture et la rendre ainsi plus conforme au goût des contemporains, avant de mettre leur œuvre sous presse. La pièce de Molière n’était quant à elle nullement écrite en vue de la publication, c’était un petit divertissement de seconde partie de soirée : contraint de la publier à contretemps, Molière n’a pas le temps de la versifier. Somaize, toujours opportuniste, y voit une occasion d’associer son nom à celui de Molière, en prétendant modestement en améliorer l’œuvre. Pourtant, il en a conscience, la prose des Précieuses s’offre difficilement à la versification. Les expressions si particulières et figées qu’elle recèle, spécifiques à un « langage précieux » artificiel et façonnier, ne sauraient souffrir d’être modifiées, malmenées et désarticulées par les exigences de la prosodie. Passant outre, Somaize s’en dédouane, et fait au contraire de cette difficulté la justification de la médiocrité de sa mise en vers, anticipant d’éventuelles critiques :
Aussi ne veux-je pas les louer, et bien loin de le faire, je dis ingénieusement que ce n’est en bien des endroits, que de la prose rimée, qu’on y trouvera plusieurs vers sans repos et dont la cadence est fort rude ; mais le Lecteur verra aisément que ce n’est qu’aux endroits où j’ai voulu conserver mot à mot le sens de la prose, et lorsque je les ai trouvés tous faits. L’on y verra encore des vers dont le sens est lié et qui sont enchaînés les uns avec les autres comme de pauvres forçats, et d’autres enfin dont les rimes n’ont pas toujours la richesse qu’on leur pourrait donner.
Préface aux Véritables précieuses.
Et de poursuivre plus loin :
Je dirai quoi que sans dessein de me défendre, que j’aurais eu bien plus de facilité de traduire une pièce de toute autre langue en vers Français, que d’y mettre une prose faite en ma propre langue ; dans toute autre j’aurais assez fait de rendre les pensées de mon Auteur. Les termes auraient été à ma discrétion et tout aurait presque dépendu de mon choix ; mais ici pour rendre la chose fidèlement, je n’ai pas seulement été contraint de mettre les pensées, il m’a fallu mettre aussi les mêmes termes ; que si j’ai ajouté ou diminué selon que les rimes m’y ont obligé, je n’ai rien à répondre à cela, sinon que pour les rendre comme elles seraient, il fallait les laisser en prose ; peut-être qu’au sentiment de plusieurs j’aurais mieux fait que de les mettre en rimes, peut-être aussi qu’au jugement de ceux qui aiment les vers j’aurais fort bien réussi. Tout cela est douteux
. Ibid.
Tant de précautions indiquent bien une certaine conscience de la fragilité de son entreprise, laquelle est sans conteste loin de resplendir par le brillant de ses vers. Des vers qui, de fait, s’apparentent généralement à une simple « prose rimée », comme le souligne si justement leur artisan : une grande majorité des expressions, voire des phrases entières, sont ainsi reprises telles quelles. On retrouve effectivement régulièrement le calque exacte de la pièce de Molière dans les vers de Somaize, à l’instar de ces répliques de Magdelon à la scène IX, reprises mot à mot : « C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, / Le fin du fin » (v.743-744), et plus loin « Furieusement bien / C’est Perdrigeon tout pur » (v.827-828). Ce ne sont là que deux exemples parmi d’innombrables cas.
Pour autant, la transcription du texte en vers nécessite évidemment des modifications, et principalement des ajouts, commandés par les contraintes de la rime. On constate ainsi l’insertion obligée de propositions nouvelles au sein des phrases, aussi bien que ceux de vers entiers intégrés aux répliques et intégralement forgés par Somaize. La version versifiée gagne de ce fait significativement en longueur : le texte s’augmente au passage d’environ trois mille motsLes Véritables précieuses, scène V.
Ou encore celle de ce compliment de Magdelon, toujours à la scène IX :
Les comblements de Somaize ne dérogent pourtant pas à la logique de la pièce qu’il retranscrit. Évitant l’écueil du contresens et puisant à la source du pseudo langage précieux, Somaize se montre sensible à la question du vocable à choisir pour ne pas trahir l’entreprise de Molière. De cette façon, si la prosodie l’empêche de reproduire mot à mot l’unité lexicale « une furieuse plaie », il la remplace par « une effroyable plaie », en ayant recours à un mot du même calibre, ou encore en inversant les rôles grammaticaux pour conserver les sèmes, à l’exemple de cette phrase de Magdelon : sa forme prosaïque donnait « J’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte », Somaize la décline en « Que je suis délicate, et furieusement / pour tout ce qui me sert en mon habillement » (v.863-864). Lorsque le texte perdrait à se voir amputé d’un terme, Somaize tente parfois de le transférer. « Voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ? » devient ainsi : « Ne voyez-vous pas bien ? Surcroît de compagnie, / Et qu’il faut un fauteuil ». Enfin, lorsque la prosodie l’exige, Somaize ajoute de courtes répliques inexistantes chez son modèle. On compte finalement dans sa version dix-sept de ces répliques supplémentaires
Ces deux cas illustrent à la fois la transparence du calque que Somaize applique à certaines répliques, aussi bien que les légères modifications qu’il est forcé d’apporter au texte.
Néanmoins, force est de remarquer que quelques variations altèrent légèrement le sens et la portée du texte. La consternation finale de Magdelon se voit ainsi quelque peu atténuée, son « J’en crève de dépit » étant transformé en un faible « j’en suis toute saisie » (v.1133). Surtout, au-delà des redondances qui altèrent le style, Somaize est parfois contraint à des tournures alambiquées qui obscurcissent encore une prose déjà compliquée. Au vers 675, le « tout ce que je fais a l’air cavalier » de Mascarille est par exemple complexifié par une tournure négative exclusive : « Je ne fais rien du tout, qui n’ait l’air cavalier ». De même, son déjà original « Je ne sais si je me trompe mais vous avez la mine d’avoir fait quelques comédies » est maladroitement et obscurément transposé en « Je ne vous dirai pas du tout si je devine, mais je me trompe fort ou vous avez la mine, de quelque comédie avoir fait le tissu » (v.797- 799).
Par ailleurs, la rime forçant parfois Somaize à ajouter des morceaux de phrases, à les démembrer ou à en modifier l’ordre interne, la qualité du texte, et surtout son intention comique, en est parfois affectée. Un constat qui pousse Pierre Lerat à déplorer, dans sa thèse, le manque de sens théâtral de SomaizeLerat, Pierre, Le ridicule et son expression dans les comédies françaises de Scarron à Molière, Thèse, 1978.
Enfin, Somaize est parfois contraint à se séparer de certaines expressions typiquement galantes. Disparaissent ainsi par exemple des mots à la mode tels que particulier (« c’est mon talent particulier » devenant au vers 641 simplement « c’est là mon talent ») et le substantif inclémences, ou encore le caractéristique groupe nominal « la libéralité de vos louanges », transformé simplement en « votre injuste louange (v. 500), ou bien encore la construction donner dans le doux de votre flatterie, arrangée en « donner de notre sérieux / Dedans un compliment » (v.502-503). Parallèlement, Somaize insère ses propres tics de langage : en témoignent les deux occurrences de « stupidité », dont les deux jeunes filles accablent Gorgibus, totalement absente du texte de Molière, ou encore la démultiplication du terme vulgaire et de ses dérivés, présents rien moins que huit fois contre seulement deux fois chez Molière. Notons que Somaize est assez habile et sournois pour placer au vers 600, dans la liste énumérative des nouvelles littéraires desquelles tout un chacun doit se tenir informé, une discrète allusion aux accusations dont il accable Molière, au sein de son propre texte : « la pièce de cet autre est un public larcin ». La versification de Somaize mentionne enfin des didascalies dont l’état du texte en prose publié par Molière en janvier 1660 ne gardait pas trace, soit que Somaize se remémore le jeu des comédiens lors des représentations auxquelles il aurait assisté, soit qu’il s’appuie sur des textes tels que celui de L’Abrégé de Mme Desjardins. Des didascalies qui se recoupent avec celles indiquées par la réédition des œuvres de Molière en 1682 et nous renseignent ainsi commodément sur le jeu des comédiens, notamment sur le jeu de scènes appuyé dans la scène où les deux compères font montre de leurs blessures de guerre. Un comique de geste qui est essentiel et qui fait toute la saveur de la scène, le texte ne prenant sens qu’en fonction des gesticulations.
«
Beatrix: Dites-moi donc quelle langue est-ce là que parlent nos Maîtresses. Ma foi je n’entends point ce jargon et s’il faut qu’elles continuent à parler de la sorte, elles seront contraintes de nous donner un Maître pour apprendre ce langage et de nous remettre à l’abc. »Les Véritables précieuses, scène III.
Rappelons une évidence : la matière principale du théâtre est le langage. Molière en a bien conscience lorsqu’écrivant ses Précieuses ridicules il choisit de développer le motif d’un parler précieux jargonnant et obscur, un motif dont on trouvait déjà trace dans la littérature sur les précieuses depuis ses origines mais toujours rapidement évoqué, comme en passant. Somaize, à sa suite, en fait l’élément fondateur et central de sa propre pièce puis, finalement, de sa carrière littéraire. Mettant dans la bouche de ses personnages un langage d’une obscurité telle qu’il nécessite une traduction en notes, même pour son lecteur contemporain, il forge une langue qui n’a rien de réel et convoque à la fois ses talents de plagiaire et de littérateur. Avec les œuvres de l’abbé de Pure et de Molière, la pièce de Somaize et ses deux dictionnaires marquent effectivement l’apogée de la production satirique consacrée à la prétendue langue des précieuses, une langue fictive qui n’en trouve pas moins ses racines dans les habitudes et les innovations langagières d’une époque attentive au matériau de la langue. Il s’agit donc d’en étudier les principes créateurs, les caractéristiques linguistiques et la part de réalité et de fiction qui la fondent.
Jamais il n’y eut une telle licence comme celle qu’on a prise depuis quelques années ; les mots ne se font plus insensiblement, mais tout exprès et par profusion.Sorel Charles, « Du nouveau langage français », De la connaissance des bons livres, Pralard, 1671.
Dès leurs premières apparitions, les « précieuses » ont attiré l’attention par leur parler façonnier et affecté, une dimension qui a progressivement pris de l’ampleur chez ceux qui commentaient ou mettaient en scène cette mystérieuse société. Or, une fois la figure de la précieuse réinterprétée comme un mythe critique significatif des représentations caricaturales du monde galant, on s’aperçoit que le prétendu langage précieux est lui aussi fondé sur une déformation comique d’usages galants attestés, dont la nouveauté frappait certains contemporains attentifs aux faits de langue.
Le XVIIe siècle aurait en effet « opéré des évolutions radicales dans notre idiome »Bray, René, La préciosité et les précieux : de Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux, Paris, A. Michel, 1948, p. 7.Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985.a fortiori les femmes qui les fréquentent et les animent, à qui le manque d’éducation refusait jusqu’alors l’accès aux arcanes de la création langagière réservées aux doctes les plus capables, s’emparent du langage et le modèlent à leur goût. On l’a vu, derrière les absurdités langagières de Cathos et Magdelon se dessine bien la critique d’une licence nouvelle avec laquelle les habitués des salons mondains se plaisent à éprouver les limites de la langue et que contestent en tant qu’écrivains ceux qui s’en moquent. Chez Molière aussi bien que chez Somaize, toutes ces tournures, plus extravagantes les unes que les autres et dont l’accumulation force à rire, recèlent donc en vérité, une fois la part d’exagération évacuée, une certaine exactitude historique et témoignent de phénomènes linguistiques contemporains. Des évolutions notables dont on retrouve la trace dans la littérature galante et les traités des grammairiens, à une période où les femmes raffinées réfléchissent véritablement sur la langue et se l’approprient (allant jusqu’à en réformer l’orthographe pour la rendre plus accessibleGrand Dictionnaire des Précieuses, qui détaille les simplifications orthographiques entreprises par les précieuses.
L’on a vu, il n’y a pas longtemps, un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit. Ils laissaient au vulgaire l’art de parler d’une manière intelligible ; une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements : par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiments, tour et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes.
La Bruyère, « De la société et la conversation »,Les Caractères, 1688.
Citons brièvement les traits les plus saillants de cette « réforme » mondaine de la langue, dont la littérature se fait le diffuseur efficace, afin de mieux apprécier combien la caricature s’ancre dans la réalité et de mieux prendre la mesure de la dynamique de création dans les œuvres de Somaize. Ces différentes préoccupations et cette volonté de raffinement se traduisent principalement sur le plan linguistique par un goût prononcé pour le néologisme ou l’activation de sens nouveaux de termes déjà répandus (généralement remotivés dans des emplois métaphoriques qui finissent par passer dans l’usage). Les mondains sont tout autant friands de tournures hyperboliques et emphatiques, qui comprennent notamment en leur sein tout ce qui se peut trouver de mots plus longs que la moyenne (et tout particulièrement les volumineux adverbes en –ment) ainsi que toutes sortes de locutions superlatives. Ils mettent également à la mode des locutions nouvelles reposant, comme le démontre très longuement Roger Lathuillère, sur des inversions des rôles grammaticaux, avec une tendance très nette à la substantivation, afin de mieux mettre en valeur l’essence des objets et les divers caractèresLathuillère, Roger, « La Langue des précieux », Travaux de linguistique et de littérature, n°25, 1987, p. 243-269.
La préciosité [c’est-à-dire la mondanité] a aimé la noblesse ; elle a haï le burlesque et les trivialités. (…) D’un côté, elle est attirée par le purisme, soucieuse de délicatesse et de bon usage ; de l’autre, elle vise à l’expression riche, à une langue brillante, à un style orné. Dans un cas, (…) elle proscrit les mots vieux, provinciaux, techniques, bas, déshonnêtes ou réalistes. Mais, dans l’autre, elle est tentée par les créations, les néologismes ou les figures nouvelles. Elle veut lutter contre une certaine mode de la pauvreté, fondamentalement opposée à ses principes essentiels et à toute son esthétique.
Lathuillère, Roger,op. cit., p. 268. – Les caractéristiques citées ci-dessus sont principalement celles qui se dégagent de son article qui, s’il pâtit d’une adhésion persistante au mythe d’une langue précieuse, n’en étudie pas moins en détail les innovations linguistiques opérées par la société galante.
Tous ces traits seront présents, sous forme caricaturale, dans le langage des Précieuses ridicules et des Véritables précieuses – lesquelles doivent beaucoup aux premières –, dont ils constituent l’inspiration et le fondement. Ces phénomènes authentiques dans le langage mondain ne sont pas la preuve de l’établissement d’une langue cabalistique mais seulement la trace d’évolutions plus ou moins nettes et indépendantes, parfois timides, diffusées par les productions littéraires, dont les traits les plus marquants servent de base à qui veut faire la parodie d’un langage jugé excessivement raffiné ou simplement perçu comme portant en germe un comique de mots prometteur. Si de nombreuses locutions se recoupent entre ces pièces parodiques et les pièces galantes, c’est parce qu’en témoins des habitudes contemporaines, Molière et Somaize créent une langue qui ne repose que sur des effets d’accentuation, d’accumulation, d’exagération et d’emplois déplacés et incongrus d’expressions attestées dans les salons mondains et à la Cour. C’est là tout l’intérêt que trouve Delphine Denis à étudier de près la supercherie linguistique de Somaize :
Par-delà les évidentes manipulations, les déformations caricaturales, la supercherie de Somaize s’avère exemplaire d’une démarche constante de la réflexion des contemporains sur le bel usage et la créativité néologique, qui ne sépare jamais l’examen des « façons de parler » de leurs lieux d’inscription, croisant ainsi inextricablement la question des pratiques discursives de la mondanité triomphante –mais contestée – avec celle des modèles littéraires du « meilleur style ».
Denis, Delphine, « Ce que parler “prétieux” veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVIIe siècle »,L’Information grammaticale, n°78, 1998, p. 53.
Si les affectations galantes sont bien réelles et déjà relevées par certains auteurs, à qui la perspective critique impose d’en rester aux formulations attestées, la visée comique exige de Somaize qu’il crée de toutes pièces ce langage précieux qui n’existe pas plus que « l’institution précieuse » dont on s’amusait à clamer l’existence – telle était du moins la position initiale de Molière, auquel Somaize emprunte une grande partie de ses expressions ou s’inspire de leurs procédés. À partir des tics galants et d’un lexique en vogue recensés par Sorel, mis en situation par l’abbé de Pure puis caricaturés par Molière, Somaize se livre à son tour à un jeu de démultiplication, d’exagération et d’accumulation, renchérissant sur les inventions de son modèle, utilisant les mêmes ressorts, mais certainement avec moins de subtilité. Précisons que la caricature est évidemment plus difficilement appréciable pour nous que pour les contemporains, pour qui elle était nécessairement plus nette, et que la distance temporelle nous empêche souvent de distinguer énumérations plaisantes mais réalistes, accumulations caricaturales et inventions d’auteurs passées dans l’usage. Enfin, même s’il est clair que les tics de langage contemporains sont à l’origine du langage fictif de Somaize, il est difficile de savoir si celui-ci puise davantage dans la réalité ou chez son prédécesseur Molière, tout comme il sera malaisé de discerner dans les relevés d’expressions à la mode que fera Sorel en 1671 s’il s’inspire lui aussi davantage des incongruités de Magdelon, Cathos, Mascarille, Jodelet et leurs congénères que d’une réalité objectiveDictionnaire de Somaize dans son traité De la connaissance des bons livres.
La fiction du langage précieux s’incarne d’abord grammaticalement dans un goût constant pour les adjectifs substantivés, caractéristiques des mondanités littéraires et dont témoignent des auteurs aussi divers que Balzac, Corneille, Mlle de Scudéry ou encore l’abbé de Pure, chez qui les substantifs, prenant la place de l’adjectif et du verbe, visent à « exprimer avec force l’essence des êtres et des choses dont, par le même biais, ils tentent de percer le mystère et de dire la réalité fondamentale »Lathuillère, Roger, op. cit., p. 249.
Le procédé sert ainsi en premier lieu, dans la logique des mondains, « à dégager le trait fondamental d’un caractère en le mettant au premier plan »Ibid.la coquette, de la prude ou encore de la précieuse et que sont citées, par les héroïnes de l’abbé de Pure, des habiles en ruelle, des fières et des sévères, des ridicules et des pédantsop. cit., p. 250.téméraire vindicatif, une belle chagrine, etc.). Dans le même esprit, Les Véritables précieuses font à partir de la galanterie d’un homme « un galant de plein pied » (sc.II) et évoquent « la sévérité des capables » (sc. V). Magdelon ne procédait pas autrement lorsqu’elle désignait un laquais par le substantif « un nécessaire » (sc.VI), une manie qu’Iscarie copie en interpelant sa suivante par les termes « Ma commune » (sc.VI). De même que lorsqu’un homme d’affaire devient « un inquiet » (sc.VI), la qualité essentielle de la personne, réductrice et ironique, sert à former le substantif qui la désigne. Ne s’appliquant pas qu’à des animés, le procédé est également à l’origine de nombreuses périphrases forgées à partir d’une qualité essentielle de l’objet, à l’exemple de « l’invisible » (le vent), de la « belle mouvante » (la main) et de « la friponne » (la jupe du dessous)
D’autre part, c’est aussi l’abstraction que servent à désigner les adjectifs et les participes substantivés. Ainsi, dans La Prétieuse, un personnage prétend que « dans la conversation, le vif, le prompt, l’ardent sans doute, est le suprême agréable »op. cit., p. 251.le profond de l’âme chez Voiture par exemple, ou encore le fort des adversités chez CorneilleIbid.doux, le tendre et le passionné », sc. IV), dont la transcription chez Somaize devient « pousser le rude » et donne lieu à des tournures encore plus incongrues, qu’illustrent le compliment d’Isabelle à Flanquin à la scène IV (« Vous êtes aujourd’hui sus votre grand fécond ») et celui d’Iscarie à la scène II (« Je vous trouve dans votre bel aimable »).
Enfin, comme Molière, Somaize a également mis à profit parmi les tics galants le recours fréquent aux substantifs abstraits aux dépens de l’adjectif qualificatif, relevant toujours de la même logique de caractérisation essentielle. Comme de nombreuses expressions de La Prétieuse en témoignaient (on y parlait de l’ardeur des désirs, de la vivacité des réparties, du brillant de la pensée ou encore de la promptitude de l’espritIbid.délicatesse d’une voix, de la solitude d’un bal, d’une indigence de rubans, de la libéralité des louangesLes Précieuses ridicules, sc. IX ; sc. XI ; sc. IV ; sc. IX. l’élévation ou de l’épaisseur d’un esprit, de l’élégance d’un style, de la volupté de l’amour et de la gratitude de termes de ruellesLes Véritables précieuses, sc. VI ; sc. III ; sc. III ; sc. IV ; sc. VI.
En second lieu, il ressort à travers le discours des contemporains que ces derniers sont surtout frappés par des raffinements stylistiques, c’est-à-dire autant d’expressions nouvelles, d’alliances de mots inattendues, d’emplois et d’extensions de sens jusqu’alors inconnus : ces procédés plaisent tout particulièrement à Somaize et participent dans son langage précieux de la création de phrases alambiquées, lesquelles témoignent d’une prédisposition toute particulière pour la périphrase.
Si l’utilisation consciente de « mots à la mode », des mots que les contemporains ont souvent relevés en tant que telsLes Entretiens d’Ariste et d’Eugène du père Bouhours et le traité De la connaissance des bons livres de Sorel, tous deux parus en 1671, sont sur ce point des textes importants qui consacrent de longs développements à la question.irrégulier ; brutal ou brutalité ; civil ou civilité ; débiter les sentiments ; froid, froidement, froideur ; avoir la mine de ; tempérament ; vision etc. air, qui se voyaient démultiplier dans Les Précieuses ridiculesle grand air, le bel air, le bon air » (Conversations nouvelles sur divers sujets, paris, Barbin, 1684 ; cité par Roger Lathuillère, op. cit., p. 253). – On en recense trois occurrences dans Les Véritable Précieuses : l’air précieux (sc.I), le bel air des choses (sc.IV), « cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens » (sc.IV) et l’air cavalier (sc.IX).pousser les beaux sentiments, particulièrement appréciée mais souvent moquée et elle aussi déjà adoptée par les précieuses moliéresques, devient chez Somaize « pousser le dernier rude » (sc. II), dans une surenchère d’incongruité. En comparant avec les listes dressées par les contemporains tels que le père Bouhours et Charles Sorel, on remarque plusieurs autres recoupements avec le lexique convoqué par Somaize : ainsi, la vogue du mot antipode (présent chez Molière) se traduit par l’usage étonnant de la locution prépositive « à l’opposite », aux côtés de laquelle on trouve également des locutions adverbiales récentes ou particulièrement en vogue telles que « car enfin » et « en vérité »en vérité est un peu trop fréquent dans les lettres de Voiture, au moins quelques-uns le croient ainsi ».Lathuillère Roger, op. cit., p. 257.mentCyrus et de la Clélie de Mlle de Scudéry, que « les mots d’attachement, d’engagement, d’empressement, d’emportement, d’accablement… se trouvent par tout dans ces ouvrages-là, avec plusieurs autres mots qui en dépendent, dont l’on peut attribuer l’invention ou l’arrangement à la personne qui y a mis la main » (De la connaissance des bons livres, p. 362).emportement, quittement, branlements, divertissements, empressement, remerciements, commandement, sentiment (lequel est récurrent), assaisonnement, écoulement, étonnement… Autant de « mots à longue queue » dont Beatrix juge
l’usage excessifdonner le bal, être en commodité de, être en confusion ; Sorel citera accuser juste et faire figure ; Somaize innove avec prendre figure, être en pouvoir de, régler une posture, faire des dépenses en beaux discours, lire à pleine bouche, articuler sa voix, exciter son fier contre quelqu’un, dauber sérieusement, pâtir du contrecoup d’un quittement, etc., etc. Par ailleurs, Somaize prend note de ce que Molière régalait son public de néologismes divers tels qu’obscénité, incontestable ou encore enthousiasmer. Le raffinement sur le langage passe en effet par la création de mots incongrus qui « font des tours dans l’oreille »in- (inintelligible, inconcevable, inconsidéré). D’autre part, les contemporains apprécient particulièrement les termes formés avec le préfixe dé- ou des-désagrément, désappropriation, désenchanter, désentêter, se désaccoutumer, destitution, ou encore déshabité (op. cit., p. 253).désembarraser et de dévulgariser, auxquels s’ajoutent d’incongrues dérivations de substantifs (alcoviste, encapuciner, encendrer, enfrangé, alambiquerEncapuciner est inspiré du mot capucins, qui désigne un ordre religieux dont l’habit est un long capuce ; Enfrangé n’apparaît que dans le dictionnaire de Cotgrave en 1611, lequel en donne la traduction anglaise befringed (orné de franges) ; Alambiquer, au sens figuré, n’entre qu’en 1694 dans le dictionnaire de l’Académie Française. partialisés et digérable). Somaize reprend à Molière le verbe enthousiasmer qu’il substantive et qui se joint à d’autres mots non pas nouveaux mais empruntés au vocable théologique (expectation, canonisé). Il fait en effet entrer dans la langue des précieuses des termes spécifiques provenant d’idiomes spécialisés dont il élargit le sens. Ainsi, l’emploi figuré du barbarisme stupeficier s’inspire de stupéfier, verbe spécifiquement médical qui désigne l’engourdissement d’une partie du corps et qui ne gagnera que progressivement le sens d’étonnement extraordinaire. Enfin, la philosophie fournit métempsychose et réflexionRéflexion (« que j’applique la réflexion de ma bouche sur cette belle mouvante », sc. IV) : « Terme de Philosophie. C'est le détour, ou le changement de détermination qui arrive à un corps qui se meut à la rencontre d’un autre qu’il ne peut aucunement pénétrer » (Richelet).
Par ailleurs, caricaturant un langage qui rechigne au vulgaire, à la facilité et à la banalité, Somaize a principalement recours à d’innombrables périphrases qui amplifient la phrase en même temps qu’elles complexifient plus ou moins gratuitement le discours. La quasi-intégralité des tirades de Beatrix à la scène III, véritables catalogues de périphrases, est ainsi fondée sur la critique de cette habitude néfaste qui obscurcit le discours. Ainsi, aux fameuses périphrases moliéresques (le conseiller des grâces et les commodités de la conversationtrônes de la ruelle et le peintre de la dernière fidélité, auxquels succèdent entre autres les taches avantageuses (les mouches), le bouillon des deux sœurs (le lavement), le Bâtard d’Hippocrate (le médecin), les bras du vieil rêveur ou l’empire de Morphée (le sommeil), les chers souffrants (les pieds), l’élément combustible (le feu), les nécessités méridionales (le dîner), l’instrument de la curiosité (le masque), l’urinal virginal (le pot de chambre), l’écoulement de nez (le rhume) ou encore l’ameublement de bouche (les dents), etc. La liste exhaustive serait longue. Si elles se déclinent majoritairement sur un mode nominal, les périphrases viennent parfois étayer la locution verbale : ainsi de « perdre son sérieux » pour rire, ou encore de « dauber sérieusement » pour railler. En outre, notons que, tout comme les pluriels abstraits (les contentements qu’espère un amant par exemple), la périphrase peut avoir une valeur euphémique, signifiant par exemple le refus des précieuses à parler de sexe (« Si vous ne souffrez que je goûte avec vous la volupté de l’amour permis », sc. IV).
Enfin, la langue galante aime remotiver le sens de certains termes, parfois anciens, par des emplois métaphoriques et les tournures en vogue s’éloignent de plus en plus de leurs acceptions concrètes. Ainsi s’impose particulièrement dans le siècle l’emploi figuré de briller et brillant (au sens de briller dans la conversation) et ses corollaires clartés et lumières au sens de lumières de l’espritDe la connaissance des bons livres, Pralard, 1671, p. 409).op. cit., Notice sur les Précieuses ridicules, p. 1206.
Enfin, pour avoir une vision panoramique du langage des précieuses, il faut en évoquer la dimension ultra-hyperbolique, ultra-augmentative, amplifiant les habitudes de gens « pour lesquels l’exagération et le superlatif, dans le compliment comme dans la critique, sont à la base du discours quotidien »Lathuillère Roger, op. cit., p. 250.superfluité et finesser sont relayés par des adverbes volumineux en -ment, dont l’emploi systématique remplit souvent une double fonction par leur valeur intensive et dont on trouve toute une déclinaison dans Les Véritables précieuses : merveilleusement, aimablement, avantageusement, scientifiquement (lequel constitue par ailleurs un néologisme), délicatementDélicat et ses dérivés sont particulièrement goûtés des dames raffinées.plaisamment, sérieusement, entièrement, démesurément, aucunement, profondément et extrêmement (également présent sous la forme de extrêmement peu). N’oublions pas l’incroyable emphibologétiquement de Picotin, forgé à partir de la figure grammaticale équivoque de l’amphibologieamphibolos, qui signifie, ambigu, et logos, sermo, discours ».Précieuses ridicules que dans les Véritables précieuses, dans lesquelles on ne recense qu’une furieuse impatience et un désordre terrible, une occurrence de furieusement et une autre de terriblement
Ce sont là des termes qui vont de pair avec des expressions exagérées (au « fin du fin » de Magdelon répond par exemple l’« effroi des effrois » d’Iscarie), des tournures grammaticales emphatiques et des locutions superlatives –les précieuses, à l’image des héroïnes de Mlle de Scudéry et de celles de l’abbé de Pure, exprimant toujours les choses à leur suprême degré. Somaize a tout particulièrement retenu la caricature des formes de superlatifs en dernier initiée par Molière. Ainsi, si l’on en trouvait quatre exemples dans Les Précieuses ridicules, il n’y en a pas moins de huit dans Les Véritables précieuses :« pousser le dernier rude » ; « un peintre de la dernière fidélité » ; « un gant du dernier fendu » ; « le dernier emportement » ; « du dernier obligeant » ; « de la dernière impossibilité » ; « du dernier inintelligible » et « la dernière démangeaison ». Comme le remarque Roger Lathuillière, le langage galant utilise rarement le superlatif absolu mais se sert du comparatif ou du superlatif relatif, dans lequel le référent tend vers l’infini (c’est-à-dire, « le plus…du monde », ou « qui fut jamais »)Lathuillère Roger, op. cit., p. 267.Ibid., p. 265.superlative à votre égard pour ne pas transiger avec vous d’une vérité constante »). On remarque également l’omniprésence de l’adverbe intensif trop (« votre louange se distancie trop de notre mérite » ; « c’est nous mettre trop avant dans le rang favori de votre pensée et nous sommes trop sensibles à la gratitude de vos termes de ruelles »), ainsi que celle de l’adverbe tout (« tout à fait » ; « une vérité toute pure » ; « tout vous est licite », etc.).
Si ces différentes caractéristiques linguistiques n’ont rien de comique en soi et sont puisées dans les habitudes des gens du monde, c’est bien leur juxtaposition incongrue qui crée le farcesque, l’ironie naissant de l’accumulation et de l’exagération. Ainsi, lorsque Molière fait dire à Cathos que sa cousine « donne dans le vrai de la chose » (sc. IV), il mobilise une locution verbale elle-même récente et hardie dans une construction toujours plus innovante, l’associant non à un complément ordinaire mais à un adjectif substantivé, représentant une idée abstraite et de surcroît suivi d’un complément partitif. Comme lui, fidèle à sa prédisposition pour exploiter à outrance des idées simplificatrices, Somaize surenchérit et invente à l’excès à partir d’observations authentiques et avérées. Il cumule ainsi, dans l’élaboration d’une même expression, locutions verbales innovantes, structures superlatives et substantivations (à l’exemple de « pousser le dernier rude ») ou démultiplie ses inventions au sein d’une même réplique. Les exemples seraient à trouver à chaque nouvelle page ; contentons-nous d’illustrer cette saturation par l’une des répliques d’Iscarie dans la deuxième scène, à laquelle répond une surenchère de tournures incongrues de la part d’Artemise :
Iscarie
Je crois que vous avez dessein de faire bien des assauts d’appas, je vous trouve dans votre bel aimable, l’invisible n’a pas encore gâté l’économie de votre tête, vous ne fûtes jamais mieux sous les armes que vous êtes, que vos taches avantageuses sont bien placées, que vos grâces donnent d’éclat à votre col et que les ténèbres qui environnent votre tête relèvent bien la blancheur de ce beau tout.
Artemise
Ah ! ma chère, vous faites trop de dépenses en beaux discours pour me dauber sérieusement ; mais n’importe, tout vous est licite et l’empire que vous avez sur mon esprit fait que je n’excite pas mon fier contre vous.
En outre, les procédés propres à la nature de catalogue du Dictionnaire, à la rédaction duquel Somaize se consacre parallèlement, influent sur sa manière de présenter le discours précieux dans Les Véritables précieuses, participant ainsi de l’accentuation de la caricature. Ainsi, on retrouve dans la pièce les symptômes de l’« effet-dictionnaire » pointés du doigt par Delphine Denis, qui se réduisent principalement à un processus de « dépeçage et de décontextualisation, qui revient à exposer au rire du lecteur des "phrases" artificiellement obtenues par une suite d’opération de réduction »Denis, Delphine, « Ce que parler “prétieux” veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVIIe siècle », L’Information grammaticale, n°78, 1998, p. 54.si j’ose le dire ainsi, pour parler ainsi, etc.). Comme le souligne Delphine Denis à propos du Dictionnaire des précieuses, dans une observation valable pour l’analyse de l’écriture dramatique des Véritables précieuses, c’est l’effet de surprise que privilégie Somaize.
Le discours-source, littéraire ou conversationnel, se voit ainsi converti en langue, par le jeu factice de la reformulation paraphrastique : l’équivalence, initialement construite à des fins communicationnelles (production d’un effet littéraire, ou trace d’un
ethosingénieux en conversation), est alors réduite à la fiction d’une pure traduction synonymique. C’est cet ensemble de manipulations caricaturales, bien attesté dans la tradition polémique, qui constitue ici ce qu’on pourrait nommer l’« effet-dictionnaire ». Qu’à la lecture s’ajoute, par le simple fait de la succession linéaire, l’inévitable impression d’entassement et de condensation, et l’on aura la mesure – et les limites – de la réussite comique de l’entreprise de Somaize, ainsi que de l’invraisemblance de son « lexique français-précieux ».Ibid.
Pour l’élaboration du lexique de son second dictionnaire, Somaize puisera dans des sources littéraires diverses, allant de Voiture à Corneille. Ce n’est pas encore le cas lorsqu’il rédige le premier, pour l’écriture duquel sa récente pièce fournit un véritable « stock » lexical devant déjà beaucoup aux œuvres de ses prédécesseurs.
Sorel avait en effet fourni à ses lecteurs, dès 1644 dans ses Lois de la galanterie et surtout dans la version augmentée de 1658, une liste d’expressions en vogue, dont Molière avait su s’inspirer et qui recoupe bien souvent le Dictionnaire de Somaize : ainsi par exemple de la locution faire figure, ou encore des différents modes d’expression du haut degré : adverbes en –ment comme furieusement, épouvantablement, terriblement, emploi hyperbolique de l’adjectif dernier, etc.op. cit., p. 54.Les Véritables précieuses : celle consistant à comparer Paris à un « Bureau », ces plaques tournantes du commerce, et l’image relative à l’épaisseur de l’esprit, laquelle n’est pas tant propre à l’imaginaire moliéresque qu’à celui de son époque. En revanche, lorsqu’il doit s’adonner au recensement des expressions prétendument précieuses qu’il fera figurer dans son Dictionnaire, Somaize puise désormais à loisir chez Molière. Sur les deux cent trente-sept entrées de cette première édition du Dictionnaire des précieuses, trente-deux sont ouvertement et quasiment littéralement empruntées à la prose des Précieuses ridiculesVéritable précieuses. Ces multiples réutilisations et recoupements, trop précis pour être aléatoires, sont en eux-mêmes la preuve que ce soi-disant jargon précieux n’est que pure invention, celle de Somaize, perçue comme une sorte d’opportunité commerciale et forgée à partir de quelques bases disparates parmi lesquelles la plus importante est la source moliéresque.
Les précieuses ridicules, comédie nouvellement mises en vers, n’ont connu qu’une seule édition. Le texte des Précieuses ridicules a quant à lui été réédité en septembre 1660 (Les Veritables Pretieuses, comédie, Seconde édition reveuë, corrigée et augmentée d’un dialogue des deux Pretieuses, sur les affaires de leur communauté, Jean Ribou). Le texte présenté est établi à partir de la première édition. Les variantes dénombrées dans le texte de la seconde édition sont indiquées en notes. Le Dialogue ajouté à la seconde édition est reproduit en Appendice.
Le volume se présente comme suit :
[I] : Page de titre
[II] : Verso blanc
[III-VI] : Épître à Mgr Henri Louis Habert (par J. Ribou)
[VII-XI] : Préface
[XII] : Personnages
[1-71] : Pièce
[I] : Extrait du Privilège
La page de titre se présente comme suit :
LES / VERTIABLES / PRETIEUSES. / COMEDIE. / [Fleuron du libraire] / [mention manuscrite : 12 β] / A PARIS, / Chez Jean Ribou sur le Quay / des Augustins, à l’Image S. Louis. / [Filet] / M. DC. LX. / Avec Privilege du Roy.
Le volume se présente comme suit :
[I] : Page de titre
[II] : Verso blanc
[III-XV] : Épître à Mademoiselle Marie de Mancini
[XVI-XXVI] : Préface
[XXVII-XXVI] : Élégie à Mademoiselle Marie de Mancini
[XXXVII-XXXVIII] : Au Lecteur
[XXXIX] : Les Personnages
[1-115] : Pièce
[I] : Extrait du Privilège
La page de titre se présente comme suit :
LES / PRETIEUSES / RIDICULES / COMEDIE. / REPRESENTE’E / au Petit Bourbon. / NOUVELLEMENT / mises en Vers / [Fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez Jean Ribou, sur le / Quay des Augustins à / l’Image S. Louis. / [Filet] / M. DC. LX. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Nous avons reporté la pagination originale entre crochets à droite ou au milieu du texte en prose, de même que les signatures, qui indiquent chaque début de cahier. En revanche, nous n’avons pas retranscrit la réclame, dont la pratique consiste à annoncer en bas de page, à la fin de chaque cahier, le premier mot du cahier suivant, entre crochets.
Pour une meilleure compréhension du texte et pour en faciliter la lecture, certaines modifications d’usage ont été apportées. Ainsi, conformément à l’usage moderne, la distinction typographique entre j et v consonnes a été systématiquement appliquée, quand le texte classique ne connaît que i et u voyelles. Nous avons rétabli la graphie s, marqué par ƒ, ainsi que la graphie ss lorsqu’elle était marquée par le β (pour donner un exemple, la didascalie de la p.[82] des Précieuses ridicules donnait « il s’aβit »). Nous avons également supprimé le tilde qui était employé pour marquer la nasalisation d’une voyelle, que nous avons dénasalisé en un groupe voyelle + consonne.
Néanmoins, nous avons conservé la ligature & et avons choisi de ne pas homogénéiser le nombre de points de suspension. Nous avons également respecté l’orthographe originale, étant entendu que, l’orthographe classique n’étant pas fixée, celle-ci peut varier d’une occurrence à l’autre. L’accentuation ne suit pas les règles du français moderne et peut être elle aussi variable. Nous avons respecté toute accentuation figurant dans le texte original, excepté lorsque la présence ou l’absence d’un accent diacritique étaient fautives et empêchaient par exemple de distinguer l’adverbe « ou » de la conjonction de coordination « où », ou encore « à » préposition de « a » auxiliaire.
Nous n’avons pas jugé nécessaire de rétablir le tiret, généralement absent, dans les formes grammaticales inversées du type verbe-sujet ou dans les formes impératives où le verbe est suivi d’un complément.
Nous avons respecté la ponctuation originale, qui peut paraître surprenante au lecteur moderne.
Nous avons mis les didascalies entre parenthèses en conservant l’italique.
Nous avons corrigé les coquilles orthographiques et grammaticales détaillées ci-après, ainsi que ce que nous avons estimé être des coquilles de ponctuation.
En marge de son texte, Somaize a lui-même rédigé des notes de vocabulaire afin d’éclaircir certains termes de son langage précieux. Nous avons regroupé celles-ci entre parenthèses, à la fin de chaque tirade concernée.
Nous avons comparé le texte avec celui de la seconde édition. Les variations graphiques et typographiques y sont extrêmement nombreuses (notamment les ajouts ou retraits de majuscules à des noms communs, ou les ajouts de tirets dans des locutions telles que « luy-mesme » ou « ceux-cy ») ; s’y ajoutent bon nombre de variations orthographiques. Toutes ces variations n’étant que le fait des habitudes particulières de l’imprimeur, nous n’en avons pas effectué le relevé systématique. En revanche, nous avons indiqué dans les notes de bas de page les variations de ponctuation, celles-ci pouvant être plus significatives, ainsi que les variations du texte théâtral.
Dans tous les cas où la ponctuation était hésitante dans le texte de la première édition et qu’elle variait conformément à nos attentes dans la seconde édition, nous avons appliqué ces corrections. Ainsi des phrases suivantes :
Nous avons également modifié la ponctuation dans les cas suivants :
Plusieurs répliques commencent par des minuscules. Dans la mesure où la seconde édition rectifiait cette particularité, nous ne l’avons pas conservée. Ces corrections se sont ainsi appliquées aux débuts des phrases suivantes :
En revanche, nous avons respecté les alinéas éventuels, afin d’être le plus fidèle possible à la mise en page originale.
Nous avons ajouté l’accent diacritique sur où relatif (p.[11], non corrigé dans la 2nde éd. ; p.[60]), sur là adverbe (p.[25], idem), et sur à préposition (épître : « a tous les avantages »). Nous l’avons supprimé sur a auxiliaire (p.[50] : « il y en à »).
Nous avons corrigé les coquilles suivantes :
Nous avons rétabli l’apostrophe dans certaines formes interrogatives (p.[3] : « s’appelle-til » ; p.[11] : « A-ton ») ainsi qu’entre certains substantifs et leurs déterminants (p.[8] : « labc » ; p.[13] : « lurinal »).
Nous avons rectifié les erreurs et confusions grammaticales suivantes :
Correction des accords fautifs : épître (ordinaire / ordinaires) ; p.[6] (beau / beaux) ; p.[9] (folles / folle, non corrigé dans la seconde édition) ; p.[38] (tirée / tirées).
Confusion entre le pronom réfléchi se et le démonstratif ce : p.[44] et [45] (« se sont » au lieu de « ce sont ») ; p.[49] et [64] (« se soit » au lieu de « ce soit »). Ces erreurs ne sont pas corrigées dans la seconde édition.
Confusion entre quelle et qu’elle : p.[14] et p.[19] dans la note r (« quelle » au lieu de « qu’elle ») ; p.[28] et p.[55] (« qu’elle » au lieu de « quelle »).
Confusion entre le démonstratif et le possessif : p.[45] (« ces Prétieuses » au lieu de « ses » ; p.[62] (« ses sortes de choses » au lieu de « ces » ; p.[21] « ses remèdes » au lieu de « ces » ; p.[50] (« ces pieces » au lieu de « ses »).
Confusion entre dont et donc : p. [53] (« il ne brigue dont point »).
Accord fautif du pronom leur : préface (« je leurs ay donné ») ; p.[45] (« qui leurs font faire »). Non corrigés dans la seconde édition.
Accord fautif du verbe dans la conjugaison du pronom on : p.[42] ( « l’on ne m’entends ») ; p.[45] (« on les représentent »). Non corrigés dans la seconde édition.
A la page [32], nous avons remplacé « ISABELE » par « ISCARIE » devant la première réplique. De même à la p.[56], devant la réplique « Cela stupeficie mon ame », le personnage d’Isabelle n’étant pas censé être présent sur scène. Enfin, à la p.[23], nous avons inversé les noms d’Isabelle et de Flanquin devant les deux premières répliques.
Pour une meilleure compréhension, nous avons rétabli l’orthographe commune des mots suivants, confondus avec des homonymes : à la p.[9] (« maux à longue queue » et « maux graves », là où il fallait comprendre « mots ») et à la p.[47] (« conte » pour « compte »). Cette orthographe était conservée dans la seconde édition.
Nous avons également homogénéisé l’orthographe du prénom Isabelle, qui apparaissait régulièrement sous la forme « Isabele ».
Nous avons suivi la leçon de cette unique édition.
Nous avons tenu compte des errata signalées dans la Note au Lecteur : ainsi, nous avons remplacé les vers 73 et 74 (« Il le faut avouer, je croy que ces pendardes / Me veulent ruïner, avecque leurs pommades ; ») par les suivants : « Ces pendardes enfin, faut que je le confesse / Me veulent ruiner en pommadant sans cesse ». Le v. 36, qui donnait initialement « à ne pas s’eslever », a été corrigé en « à ne se plus loüer » et le v.112 (« vous devriez un peu »), en « il vous faudroit un peu ». Le v. 648 (« qui seront mieux reliez que tous ceux du commun » a été remplacé par « qui seront reliez mieux que ceux du commun ». Enfin, au v.553, nous avons remplacé « bien » par « bien tost ».
Pour ce qui est des coquilles d’impression, nous avons effectué les rectifications suivantes :
Nous avons ajouté l’accent diacritique sur où relatif (préface ; v. 41 ; v. 66), ainsi que sur l’adverbe de lieu là (préface ; v. 575 ; v. 609 ; v. 673 ; v. 965 ; v. 976) et l’avons supprimé sur ou conjonction (v.293). Nous avons également rétabli les apostrophes dans les occurrences suivantes : « levenement » et « lardeur » (élégie) ; « l estat » (v.1128) ; « l Histoire » (v.562).
Nous avons rectifié les erreurs et confusions grammaticales suivantes :
Aux vers 525 et 530, nous avons rectifié l’orthographe communément admise de « dessein », au lieu de « dessin », pour une meilleure compréhension.
Concernant la ponctuation, nous avons apporté les modifications suivantes :
La présence de la virgule nous est apparue être une coquille dans les vers suivants :
Les vers 328 et 331 étaient faux. Afin d’y rectifier le compte des syllabes, nous avons remplacé « Le Marquis de Mascarille » par « Marquis de Mascarille » et « jusques icy » par « jusqu’icy ».
Enfin, nous avons corrigé une erreur de pagination à la page [90], qui portait le numéro [60].
Lorsque le sens d’un mot diffère du sens actuel, un astérisque renvoie le lecteur au lexique, commun aux deux oeuvres, pour une définition de ce mot en usage au XVIIe siècle et un renvoi aux différentes occurrences dans le texte. Les notes de bas de page viennent éclaircir le texte pour une meilleure compréhension linguistique et historique. Nous y avons indiqué entre parenthèses les différents outils de travail convoqués, référencés dans la bibliographie.
MADEMOISELLE,
Encore que je sçache avec toute la France, [que vous n’estes nèe que pour les grandes choses, et qu’il n’appartient qu’à ceux du Sang dont vous sortez de mettre la derniere main à tout ce qui paroist impossible ; Et qu’ainsi, soit pour vous divertir, soit pour vous loüer, on est toû-/[/-jours temeraire quoy qu’on ose entreprandre. Je ne laisse pas Mademoiselle, de vous faire un present vulgaire* en vous offrant cette Comedie, qui quelque reputation qu’elle ait euë en prose, m’a semblé n’avoir pas tous les [
MADEMOISELLE,
Vostre tres-humble & tres-obeïssant serviteur.
somaize.
L'Usage des Prefaces m’a semblé si utile à ceux qui mettent quelque chose en public, qu’encore que je sçache qu’il n’est pas generalement aprouvé, je n’ay pourtant pû m’empescher de le suivre, resolu quoy qu’il arrive de prendre pour garand de ce que je fais la coûtume qui les a jusques icy authorisées.
Ce n’est pas que je veuille suivre celle de ces Autheurs avides de loüanges qui craignant
Le Procès des Précieuses parut avec un privilège datant du 3 mars 1660 et un achevé d’imprimer du 12 juillet 1660.
Cette Preface auroit à peu pres la longueur qu’elle devroit avoir, & je la finirois volontiers en cet endroit s’il ne me restoit encore un peu de papier qu’il faut remplir de quoy que ce puisse estre quand ce ne seroit que pour grossir le Livre ; Toutefois pour ne me pas esloigner de mon sujet ; je diray quoy que sans dessein de me deffendre ; que j’aurois eu bien plus de facilité de traduire une piece de tout autre langue en vers François, que d’y mettre une prose faite en ma propre
SOMAIZE [
Quoy que dans un petit ouvrage, l’on n’ait pas coustume de marquer les fautes d’impression, quelques-unes de celles qui se sont passées dans celuy-cy, m’ont semblé assez considerables pour les mettre en ce lieu ; c’est pourquoy page 4. vers 12. au lieu de, à ne plus s’eslever, lisez, à ne se plus loüer, page 10. au lieu des vers 5 & 6. lisez.
Page 14. au 3. vers, adjoustez au commencement, Et page 15. vers 2. au lieu de vous devriez, lisez, il vous faudroit un peu. Page 47 vers 9. apres bien, adjoustez, tost. page 55. au lieu du vers quatre, lisez.
Je ne marqueray point plusieurs autres vers qui ont plus ou moins de syllabes qu’il ne leur faut parce que se trouvant peu de coppies dans lesquelles il s’en soit coulé, & les ayant corrigées de bonne heure, je te pourois monstrer des fautes que tu ne trouverois pas s’il tombait entre tes mains de celles qui sont corrigées.
Par exemple, il y en a dans la page 59 devant le 5. vers, où le nom de Mascarille, est oublié.
Pater noster François, en vers.
FIN.
Par grace & Privilege du Roy, il est permis au sieur de Somaize de faire Imprimer par tel Imprimeur & Libraire qu’il voudra, Les Pretieuses Ridicules mises en vers, representées au Petit Bourbon, pendant l’espace de cinq ans & deffenses à tous autres de le contrefaire, comme il est porté par ledit Privilege. Donné à Paris, le troisiesme jour de Mars mil six cens soixante. Par le Roy en son Conseil Coupeau.
Et ledit sieur Somaize a cedé & transporté son Privilege à Jean Ribou Marchand Libraire à Paris, selon l’accord fait entr'eux.
Registré sur le Livre de la Communauté le 8. Avril 1660. suivant l’Arret du Parlement en date du 9. Avril 1653. Signé JOSSE.
Les Exemplaires ont esté fournis.
Achevé d’imprimer le 12. Avril 1660.
Ouy ma chere, je vous le dis encor, je ne veux plus passer pour Pretieuse, & quelques puissantes raisons que vous me puissiez apporter, je hay maintenant ce nom, à l’égal de ce que je l’ay aimé autrefois.
Certes, il faut que je vous
C’est (si vous en voulez savoir la cause) que je n’aime pas à servir de divertissement à toute la France, & que j’ay un despit qui n’est pas concevable, quand je voy les Libraires qui font arrester les passans devant leurs boutiques en leur criant Messieurs voila les Pretieuses Ridicules nouvellement mises en vers. Voila le Grand Dictionnaire des Pretieuses, & leur Procez qui n’est imprimé que de cette semaine. Dites-moy ?
Ah ! que dites-vous là ma toute bonne, si nous n’avions point d’esprit l’on ne parleroit pas tant de nous. Ne sçavez-vous pas bien, que c’est une necessité, que les choses extraordinaires s’épendent dansle monde, & qu’elles le font avec tant d’impétuosité, que pendant un certain espace de temps, les gens de toutes sortes d’estats en parlent tous ensemble ? ne sçavez-vous pas bien aussi que le peuple tient Conseil d’estat aux coins des
J’aimerois mieux qu’il eust parlé de nous de son propre mouvement, que d’avoir esté joüées sur le Theatre du petit Bourbon, il nous auroit peut-estre d’écrites plus avantageusement, au lieu que l’on nous a tellement deffigurées, qu’à present nous ne nous connoissons plus du tout.
Ce n’est pas nous aussi que
Cela n’a pas toutefois laissé que de nous faire grand tort, puisque ceux qui ne sçavoient qui nous estions, & qui ne connoissoient que nostre nom, se sont attachez à ce qu’ils ont veu representer, & ont crû que les Pretieuses estoient toutes Ridicules, & pour vous persuader cette verité, je n’ay qu’à vous dire que l’on a imprimé des Pretieuses à qui l’on a donné le tiltre de veritables,
Ce que vous dites est veritable ; mais ne croyez pas pour cela que l’Autheur se soit trompé, il sçavoit bien qu’elles estoient tout à fait Ridicules ; mais il ne l’a fait que par un motif caché, & que pour faire piece à certaines personnes qui ne valent pas la peine d’estre nommées, & si vous voulez vous donner le loisir de lire le Procez des Pretieuses, nouvellement mis au jour par le mesme Autheur, vous verrez de quelle maniere il parle des Pretieuses, & comme dans
Je ne sçay que trop que les veritables Pretieuses sont femmes d’esprit.
C’est une chose que l’on ne peut nier ; mais elles ses sont trop tost allarmées quand elles ont veu representer des Pretieuses, qui ne leur ressembloient en rien, & si l’on les a reconnües, & si l’on s’est mocqué d’elles, ce n’est qu’à cause du dépit qu’elles ont monstré de ce que l’on en representoit qui portoient leur nom, ce qui a fait connoistre qu’il y avoit des Pretieuses, dont plu-[
Tout ce que vous me dites, n’est pas suffisant pour me faire changer de volonté, & j’ay peur qu’apres avoir fait nostre Procez, l’on ne nous fasse mourir.
Il est vray que l’on travaille à une piece qui aura pour tiltre, La Pompe funebre d’une Pretieuse ; mais & nostre Procez, & nos Funerailles, ne serviront qu’à augmenter nostre reputation, & à nous faire vivre plus long-temps dans le Temple
Si nous en croyons le bruit commun, l’on nous promet un second Dictionnaire, qui fera plus de bruit que toutes ces pieces ensemble.
Je sçay ce que vous voulez dire, il y a desja long-temps que l’on y travaille, cet Ouvrage sera tout à fait misterieux, & renfermera plus de choses que l’on ne croit.
Je vous prie que j’en puisse voir, une des premieres.
Je ne manqueray pas de satisfaire vostre curiosité ; mais ce ne sera pas encor si-tost ; puisque l’on ne commence qu’à le mettre sous la presse.
Il faut avoüer que voila bien des choses que l’on fait sur nous.
Vous ne vous en devez pas estonner, notre sexe en fournit la matiere, & le fonds des femmes est inespuisable.
Mais je croy qu’il est l’heure d’aller au Cours si nous y voulons aller aujourd’huy.
Nous descendrons quand il vous plaira, les Chevaux sont au Carosse.
Allons donc ma chere, sans differer davantage.
Allons ma toute bonne, je vous suis.
FIN.
On s’embarque sur la Riviere de Confidence pour arriver au Port de Chucheter ; De là on passe par Adorable, par Divine, & par ma Chere, qui sont trois Villes sur le grand chemin de Façonnerie, qui est la capitale du Royaume. A une lieuë de cette Ville est un Chasteau bien fortifié, qu’on appelle Galanterie. Ce Chasteau est tres noble, ayant pour dépendans plusieurs Fiefs, comme Feux cachez, Sentimens tendres & passionnez, & Amitiez amoureuses. Il y a aupres deux grandes Plaines de Coquetterie, qui sont toutes couvertes d’un costé par les Montagnes de Minauderies, & de l’autre par celles de Preuderie. Derriere tout cela est le Lac d’Abandon, qui est l’extremité du Royaume.
Quelques uns pretendent que cette Carte doit estre plus longue, puis que le sujet le merite ; mais d’autres tiennent qu’ayant esté faite la premiere de toutes, les choses ne sont pas en mesme temps inventées & renduës parfaites. Qu’on attribuë l’honneur de la primauté à celle qu’on voudra, le merite de chacune doit estre conservé, & celle-cy peut estre mise au jour comme curieuse. En voicy une autre en suitre du Royaume d’Amour, & du Voyage fait dans ses Provinces.
C’est une chose étrange qu’on imprime les gens malgré eux. Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais toute autre violence plutôt que celle-là.
Ce n’est pas que je veuille faire ici l’auteur modeste, et mépriser, par honneur, ma comédie. J’offenserais mal à propos tout Paris, si je l’accusais d’avoir pu applaudir à une sottise. Comme le public est le juge absolu de ces sortes d’ouvrages, il y aurait de l’impertinence à moi de le démentir ; et quand j’aurais eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Précieusesridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant qu’elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais comme une grande partie des grâces qu’on y a trouvées dépendent de l’action et du ton de voix, il m’importait qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements ; et je trouvais que le succès qu’elles avaient eu dans la représentation était assez beau pour en demeurer là. J’avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu’à la chandelle, pour ne point donner lieu à quelqu’un de dire le proverbe ; et je ne voulais pas qu’elles sautassent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais. Cependant je n’ai pu l’éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise. J’ai eu beau crier : « Ô temps ! ô mœurs ! » on m’a fait voir une nécessité pour moi d’être imprimé, ou d’avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu’on ne laisserait pas de faire sans moi.
Mon Dieu, l’étrange embarras qu’un livre à mettre au jour, et qu’un auteur est neuf la première fois qu’on l’imprime ! Encore si l’on m’avait donné du temps, j’aurais pu mieux songer à moi, et j’aurais pris toutes les précautions que Messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j’aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j’aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j’aurais tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l’étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste. J’aurais parlé aussi à mes amis, qui pour la recommandation de ma pièce ne m’auraient pas refusé ou des vers français, ou des vers latins. J’en ai même qui m’auraient loué en grec, et l’on ignore pas qu’une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnaître ; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J’aurais voulu faire voir qu’elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d’être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin, ou quelque autre sur le théâtre, faire ridiculement le prince, le juge ou le roi, aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme je l’ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes veut m’aller relier de ce pas : à la bonne heure, puisque Dieu l’a voulu !